Jacqueline Kelen
Amour, acte de transfiguration

Tout se passe comme si, dans notre société occidentale, et dans une société patriarcale, les hommes parlaient du corps de la femme, de sa sensualité, de son plaisir, pour éviter de dire leur propre corps, leurs propres sensations. Le corps de la femme paraît renvoyer, plus qu’un miroir, une interrogation, voire une provocation à leur propre corps, à leur sensibilité. On sait comment, dans les religions monothéistes où la divinité revêt un aspect masculin et dans les sociétés gouvernées par des valeurs masculines, la femme, et d’abord dans son corps, a été étouffée, domestiquée, niée…

(Revue Itinérance. No 1. 1986)

Si les femmes aujourd’hui devaient revendiquer et parler ce serait dans le domaine spirituel, un domaine où au cours des siècles, dans les diverses religions, elles n’ont eu mot à dire, seulement  à écouter, apprendre, servir, et se taire. Comme si le Verbe était strictement masculin, comme si une prophétesse était déjà une sorcière ou une hérétique. Et pourtant, il semble que la femme, par son corps même, par son expérience et son intuition, est désignée pour porter ou renouveler le message et aider aux mutations.

J’enrage quand, dans les mass-médias, on réunit des femmes : c’est souvent pour les faire parler de la « condition féminine » (pauvres et courageuses victimes !), de leur « sexualité » (objet d’ethnologie, de psychanalyse, etc…), de la mode, des enfants, ce n’est presque jamais pour les interroger sur la vie spirituelle, sur Dieu, sur l’âme ou le devenir du monde.

J’enrage aussi quand ce sont des hommes qui parlent, très doctement, du corps des femmes, de leur jouissance ou de leur « divinité ». Je me méfie des hommes qui parent la femme d’une majuscule initiale qui paraît se dresser comme leur Savoir, leur Technique ; leur Pouvoir, leur Phallus : la majuscule ici est le plus sûr indice de la désincarnation de la femme, de l’abolition de son corps vivant. Je me méfie des intellectuels, anthropologues, psychologues, mythologues, qui font l’amour avec des Archétypes ou avec la Grande Mère, et parlent de çakras, corps subtil ou kundalini, pour masquer leur peur et leur impuissance à vivre le présent, la réalité et la beauté du monde. Car l’amour dénude l’être, le rendant autant fragile que puissant ; et cette fragilité, cette sensibilité, sont difficilement vécues dans une société où dominent depuis longtemps les valeurs masculines : conquête, intellect, volonté, domination… L’individu masculin est ainsi doublement remis en question et « fragilisé » quand il s’agit de ressentir, d’expérimenter avec son cœur et avec son corps, au lieu de cérébraliser : en ce sens l’expérience amoureuse est une rude épreuve, puisqu’elle fait fi des concepts et des références intellectuelles. C’est là le premier plan de l’initiation.

Tout se passe comme si, dans notre société occidentale, et dans une société patriarcale, les hommes parlaient du corps de la femme, de sa sensualité, de son plaisir, pour éviter de dire leur propre corps, leurs propres sensations. Le corps de la femme paraît renvoyer, plus qu’un miroir, une interrogation, voire une provocation à leur propre corps, à leur sensibilité. On sait comment, dans les religions monothéistes où la divinité revêt un aspect masculin et dans les sociétés gouvernées par des valeurs masculines, la femme, et d’abord dans son corps, a été étouffée, domestiquée, niée. Les moyens employés ne datent pas d’aujourd’hui, ils se nomment malédiction et législation (qui dénotent la peur de l’homme devant le féminin, sa fuite et son impuissance à l’accueillir), viol et mutilations sexuelles, colonisation par un mariage-fait-pour-l’ordre-et-la-procréation. Un autre moyen volontiers employé, à mon sens plus récent, est de transformer la femme en objet de savoir. Il est plus rassurant, en effet, de classer les femmes dans les catégories « vierge intouchable », « prostituée bonne à prendre », « épouse admirable », ou « mère dévouée », que de fraterniser avec la femme, d’épouser le féminin, son féminin, de le reconnaître et de l’aimer.

Récemment, lors d’une conférence, je  posais cette question à un auditoire en grande majorité masculin : pourquoi les hommes parlent-ils si peu des sensations de leur corps, de leurs émotions, etc…? Un seul a été assez courageux pour répondre : c’était en termes de sexualité, de fantasmes, et de fonctionnement du corps. Je dis sensualité, émois, frisson, et lui me répond fantasme ou érection…

Nietzche, ce grand inspiré, se trompait en clamant à la veille de ce siècle, la mort de Dieu. C’était un vœu impatient mais la cible était erronée. La bêtise, l’étroitesse de conscience, l’opacité ont continué. Ce qu’il fallait déclarer — ce qu’il est urgent de déclarer aujourd’hui — c’est la guerre aux concepts. Alors peut-être se réveilleront la sensibilité, la sensualité, peut-être la sexualité retrouvera-t-elle sa force sacrée et sa puissance d’initiation, peut-être le langage ne sera-t-il plus fuite ou tombeau de la vie…

La femme donne à l’homme une chance d’incarnation (de ses idées et concepts, de son dieu aussi et, en même temps, paradoxalement, elle lui apporte l’ailleurs, l’étrangeté. Elle offre à la fois le présent bien réel, presque palpable, rond et plein, et le dépaysement absolu, l’appel au voyage. La réalité et le tremblement ; l’incarnation et force centrifuge, irradiante. Cette femme ne possède ni ne peut être possédée ; elle peut paraître inaccessible, non par supériorité mais par sa mouvance, sa disponibilité ; telle    Atalante, elle échappe à toute prise : elle n’est pas le but, l’enjeu, mais l’air du voyage. C’est là la seconde phase de l’initiation, si l’on veut.

Le couple, ou plus exactement la relation homme-femme, devrait retrouver aujourd’hui, s’il n’est pas trop tard, sa seule signification — qui n’a rien à voir avec la procréation, la famille, les intérêts financiers et autres épiphénomènes — à savoir l’exploration et peut-être l’atteinte du sacré. Une sorte de stimulation, d’enseignement et d’initiation réciproques. Ce n’est pas la seule façon de vivre la spiritualité,   d’incarner Dieu ; c’est la plus humaine. On peut être ascète, sage, moine, sannyasin, on peut trouver seul — c’est-à-dire en soi — le chemin ; mais vivre cela en couple, unir la spiritualité et la sexualité, retrouver la dimension sacrée de l’union amoureuse, c’est faire la part égale au cœur, au corps et à l’esprit. Aucune autre véritable raison ne peut fonder un couple, pas même la création ou le travail partagés.

… Si, après l’accouplement, l’angoisse renaît, si le sentiment de solitude revient, il n’y a pas de miracle, l’amour a passé simplement. Il s’agissait de l’amour des corps. Cet amour peut renaître, devenir passion, connaître des sommets érotiques, mais il reste sans véritable prolongement. Si, au contraire, à la place de l’angoisse et de la solitude, on découvre, dans ce ciel noir traversé de traînées de feu, non plus seulement un être, mais une présence, c’est que le miracle de l’amour a eu lieu. C’est qu’il existait dans le monde quelqu’un à qui nous étions destiné et qui nous était destiné ; quelqu’un comme une serrure dont nous étions la clef ; quelqu’un comme une clef à qui nous apportions une serrure. 

À ce moment, il se produit une métamorphose, une mutation, une transposition, une véritable naissance, un acte qui transforme le non-être en Être, c’est-à-dire un acte qui signifie poésie, c’est-à-dire un acte qui signifie Amour.

Faire l’amour devient un chant qui célèbre la communion avec la vie. Ce n’est plus simplement une fin en soi, c’est une attestation.

… Pour se maintenir au niveau de l’Amour, entre le céleste et le vulgaire, entre la vie immortelle et la mort, il ne faut pas cesser de consolider ce qui se lézarde, de cultiver ce qui s’enfriche.

… C’est cet Amour qui transfigure tout et donne une forme poétique à tout ce qui nous entoure. Sous l’influence « miraculeuse » de la double présence, la mer n’est plus la même, pas plus que le ciel, le temps, le travail, les soucis, les épreuves et les joies aussi

Chefs d’œuvre de l’amour sensuel. Préface de Jean-Louis Barrault, Ed. Planète, 1966.

L’intellect à lui seul, pas plus que le partage de la sexualité et de la tendresse ne suffisent disent à justifier un couple. Seul le Divin le peut, le chemin vers la Divinité.

Dans cette relation entre un homme et une femme, le corps retrouverait sa dimension, sa texture sacrée. Et c’est sans doute à la femme qu’il revient de célébrer ce corps, de redonner à l’étreinte charnelle sa puissance cosmique, sa valeur d’initiation. Le féminin révèle le Je cosmique, le Grand Jeu cosmique aussi.

Retrouver le sens cosmique de l’étreinte humaine, c’est prendre conscience de l’énergie que celle-ci peut déployer, en ondes d’amour et de lumière. C’est une façon de sauver et de régénérer le monde, de faire refleurir la « Terre Gaste » de la légende du Graal. Le Tantrisme, l’Alchimie sexuelle de la Chine ancienne, la tradition des prostituées sacrées, des prêtresses d’amour, reposaient sur cette connaissance. « Le soleil perd sa route si le Roi ne couche pas au bon moment avec la Reine » rapporte Marcel Granet à propos de la pensée des anciens Chinois. On peut citer aussi Abulafia, Kabbaliste du XIIIème siècle, qui éclaire ainsi le sens ésotérique du mot « corporel » : « Il est moi et je  suis lui, et il est impossible de révéler davantage plus explicitement à ce sujet parce qu’il y a équivalence numérique entre corporel (hagashmi) et Messie (Mashiah). » Le corps, quelle Bonne Nouvelle…

Au vrai, je sens (comme toute femme ?) que le corps est la partie charnue de l’âme ; je n’arrive pas à faire de distinction entre corps et âme, profane et sacré, amour divin, amour humain ; et parler de vie spirituelle me paraît redondance : il n’y a qu’une vie.

Peut-être que le couple de justes qu’évoque la Bible à propos des villes maudites de Sodome et Gomorrhe, peut-être que ce couple introuvable pourrait sauver ces villes et même le monde, non par la droiture de sa pensée, mais par la pureté du cœur, par son étreinte juste : une étreinte sacrée, par opposition aux formes dévoyées, profanes, de la sexualité des autres habitants de la terre. Par « étreinte sacrée » j’entends non un mépris du corps « transcendé » par l’esprit, mais au contraire un corps amoureux, rayonnant, admirable, une reconnaissance du Divin au sein de l’étreinte.

Les habitants de Sodome et Gomorrhe sont perdus, maudits, damnés, non point parce qu’ils étaient homosexuels ou zoophiles ou je ne sais quoi d’autre, mais parce que par leur cerveau, par leurs fantasmes chéris et cérébraux, ils pervertissaient et voulaient avilir ce corps, qui est royal, et voulaient rabaisser, exploiter la sexualité qui est l’ordre divin. Ils avaient perdu le sens sacré de l’étreinte : dès lors, peu importe qu’ils fissent l’amour avec hommes, femmes, enfants ou animaux, ou bourgeoisement avec l’épouse légitime, ou dans n’importe quelle position. Ils avaient perdu le sens du corps, autant dire qu’ils avaient perdu le sens de Dieu.

La femme a sans doute pour destin et devoir, de faire retrouver à l’homme le sens de la célébration, du rituel d’amour : l’étreinte charnelle vécue comme une irruption de l’au-delà, comme une cosmogonie et une hiérogamie. C’est là, dans cette dernière phase, que se réalise l’initiation.

Car la rencontre sexuelle peut être un raccourci vers Dieu. Cette vérité fera grogner les hypocrites, les vertueux, les rabougris, les bien-pensants, et les tenanciers des diverses Églises.

En éloignant Dieu du corps, on a perdu Dieu (ou on l’a renvoyé si loin), et on a rendu le corps matériel, bestial, pornographique. Ce sont les dualistes, ceux qui parlent du « péché de chair », qui sont les fauteurs de pornographie ; car ils ont, pendant des siècles, travaillé à désacraliser le corps, l’amour charnel. Ils n’envisageaient le salut de leur âme qu’en humiliant et en réprimant le corps ; pour eux le corps était misère et ténèbres, et Dieu ne se révélait qu’à pur esprit. (On ne saurait trop remercier l’apôtre Paul, la plupart des Pères de l’Église, le Lévitique de Moïse, les anathèmes misogynes d’Ézéchiel etc. d’avoir contribué à produire des générations d’individus coincés ou obsédés).

L’acte sexuel, en son âme et sa vérité, aujourd’hui complètement perdues, est précisément l’acte par lequel nous ne détruisons pas la chasteté mais l’acquérons au contraire… C’est l’image de l’autre monde qui surgit ici dans notre monde.

Les liens entre le sexe et Dieu sont plus étroits qu’entre l’intelligence et Dieu. Cela ressors du fait que tous les a-sexuel se révèlent en même temps des athées. « écrivait en 1930 Basile Rozanov.

Il s’agirait de retrouver et d’expérimenter le lien, osons dire l’équivalence, entre le corps d’amour et le Divin.

Ce sont les femmes, moins cérébralisées, plus proches de leur corps que les hommes, qui redécouvrent que le corps chante et manifeste la splendeur de la Création, la gloire de Dieu.

Ces femmes sentent et vivent la Divinité comme leur chair la plus proche, comme une joie présente et un présent joyeux et elles osent dire que le corps est lieu de révélation et de communion, que le corps est prophétie et jouissance du sacré.

Tu n’as jamais eu l’œil assez aigu pour entrer en moi au-delà de ma peau. Il n’y a qu’à te regarder les yeux pour savoir que ce n’est pas vrai. Qu’est-ce que tu peux voir avec ces yeux-là ? De la chair chaude où tu as envie de mettre la main. C’est tout. Qu’est-ce qui entre en toi quand tu me touches ? Ce chaud, ma peau douce, c’est tout. Tu crois qu’un jour, tu pourras entendre un peu le bruit de mon sang ? Jamais de la vie. Sourd, sourd, et sourd… Tu as les oreilles, les yeux et les mains égoïstes. Tu vois pour toi, Tu entends pour toi. Tu touches et tu prends pour toi. Tu regardes. Qu’est-ce que tu vois ? Tu ne vois rien. Tu vois tout ce que ça peut te rapporter comme plaisir. Pas plus.

Jean GIONO, Chant du Monde, Gallimard, 1986.

La femme a la spécialité de vivre le présent,  l’impermanence ; c’est sa façon à elle d’être éternelle, d’être innocente ou magicienne, d’être la gardienne de secrets perdus. « Adam croit dur comme fer qu’il a été chassé du paradis terrestre. Ève n’en est pas sûre du tout, et agit en tout cas comme si elle restait », écrivait si justement Jean Giraudoux.

Pour moi, il y a longtemps, bien longtemps — était-ce au sixième jour de la Genèse ou lors du Big-Bang ? — que je me  sens, très tendrement, très sûrement, à l’intérieur de dieu.