Gordon Gillespie
Au-delà de la causalité

Gordon Gillespie est actuaire, gestionnaire de risques quantitatifs et scientifique des données. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie et est l’auteur de l’ouvrage en langue allemande L’Oracle des nombres : une brève philosophie des mathématiques (2023). Il vit à Rüdesheim, en Allemagne. ___________ Afin de combler le fossé béant entre les sciences humaines et les […]

Gordon Gillespie est actuaire, gestionnaire de risques quantitatifs et scientifique des données. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie et est l’auteur de l’ouvrage en langue allemande L’Oracle des nombres : une brève philosophie des mathématiques (2023). Il vit à Rüdesheim, en Allemagne.

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Afin de combler le fossé béant entre les sciences humaines et les sciences tout court, nous devons nous tourner vers un domaine inattendu : les mathématiques

En 1959, l’écrivain et physicien anglais C.P. Snow prononça la célèbre conférence Rede à l’université de Cambridge. Régalé de champagne et de sandwiches à la Marmite, l’auditoire ne se doutait pas qu’on allait sévèrement la réprimander. Snow diagnostiqua un fossé d’ignorance mutuelle dans le monde intellectuel occidental. D’un côté, les « intellectuels littéraires » (des sciences humaines) et de l’autre, les « scientifiques » (de la nature) : les « deux cultures » dont on parle tant.

Snow illustra son diagnostic par des anecdotes concernant des intellectuels littéraires respectés qui se plaignaient de l’illettrisme des scientifiques, mais qui n’ont eux-mêmes jamais entendu parler d’un énoncé aussi fondamental que la deuxième loi de la thermodynamique. À l’inverse, il évoqua de brillants esprits scientifiques qui en savaient peut-être beaucoup sur la deuxième loi, mais qui étaient à peine capables de lire Charles Dickens, sans parler d’un « écrivain ésotérique, alambiqué et d’une valeur douteuse… comme Rainer Maria Rilke ».

Plus de soixante ans après cette diatribe de Snow, le fossé ne s’est guère réduit. La plupart des spécialistes des sciences naturelles considèrent toujours les sciences humaines comme une pseudoscience dépourvue de rigueur épistémologique. Dans une conférence donnée en 2016, le célèbre physicien théoricien Carlo Rovelli dénonça « l’idéologie antiphilosophique actuelle ». Il cita également d’éminents collègues tels que le lauréat du prix Nobel Steven Weinberg, Stephen Hawking et Neil deGrasse Tyson, qui affirmaient que « la philosophie est morte » et que seules les sciences naturelles pouvaient expliquer comment le monde fonctionne, et non « ce que vous pouvez déduire depuis votre fauteuil ».

Par ailleurs, de nombreux chercheurs en sciences humaines considèrent les scientifiques comme des arpenteurs pédants de la nature, capables de produire des résultats pratiques et utiles, mais qui sont aveugles aux idées vraiment profondes sur le fonctionnement du monde (culturel).

Dans son livre à succès, The Fate of Rome (2017 ; tr fr Comment l’Empire romain s’est effondré : Le climat, les maladies et la chute de Rome), Kyle Harper a démontré de manière convaincante que le changement climatique et les maladies furent des facteurs majeurs de la chute finale de l’Empire romain. Pourtant, la majorité des collègues historiens de Harper avaient simplement négligé ces facteurs jusqu’alors, préférant plutôt se concentrer uniquement sur les facteurs culturels, politiques et socio-économiques.

Dans mon propre livre, L’Oracle des nombres : une brève philosophie des mathématiques (2023), qui n’est actuellement disponible qu’en allemand, j’ai tenté de combattre cet enfermement intellectuel. Au cours de ma formation universitaire en mathématiques, en physique et en philosophie, j’ai été témoin de nombreux cas de cette étroitesse d’esprit et je me suis toujours demandé pourquoi des personnes très intelligentes dans ces domaines se ferment-elles aux intuitions majeures provenant d’autres domaines. Je voulais les motiver, ainsi que le grand public curieux, à ouvrir leur esprit et à voir que la quête sans fin d’une meilleure compréhension du monde emprunte de nombreux chemins.

Ludwig Wittgenstein a dit un jour : « Je veux montrer la diversité et la richesse des mathématiques ». Dans cet esprit, j’ai placé les mathématiques au centre de mon projet, car, à mon avis, les mathématiques explorent plus de ces nombreux chemins que n’importe quelle autre discipline intellectuelle. Elles sont profondément liées aux sciences naturelles et aux sciences humaines. Elles comblent le fossé qui les sépare, et elles le font en remettant en question certains dogmes métaphysiques et épistémologiques, comme cela apparaîtra clairement dans ce qui suit.

La fracture entre les deux cultures n’est pas seulement une affaire académique. Il s’agit surtout de deux visions opposées du lien fondamental entre l’esprit et la nature. D’un côté, une vision considère que la nature est régie par un système universel de lois. Cette image sous-tend le paradigme explicatif de la détermination causale par des forces élémentaires. À mesure que la physique devenait la principale science au 19siècle, le paradigme causal était de plus en plus considéré comme la forme universelle d’explication. Rien de réel n’échappe à ce paradigme. Selon ce point de vue, tout phénomène peut être expliqué par une chaîne (ou un réseau) causale plus ou moins complexe, dont les maillons peuvent, à leur tour, être ramenés, en principe, à des forces naturelles élémentaires. Tout ce qui échappe à ce paradigme explicatif, y compris tout aspect de l’esprit humain, ne fait tout simplement pas partie du monde réel, tout comme les « présages » de la superstition ou les « projections astrales » de l’astrologie.

Selon le point de vue opposé, l’esprit humain — qu’il s’agisse d’individus ou de collectivités — peut très bien être considéré séparément de ses fondements physiques. Bien sûr, on admet que l’esprit ne peut fonctionner sans le cerveau, et qu’il n’est donc pas entièrement indépendant des forces naturelles et de leur dynamique. Mais les événements d’importance culturelle peuvent être expliqués comme des effets de causes très différentes, à savoir psychologiques et sociales, qui opèrent dans une sphère tout à fait distincte de celle des forces naturelles.

Ces conceptions divergentes sont à la base des visions du monde propres à chaque culture. Les réalistes naïfs — principalement les spécialistes des sciences naturelles — aiment à souligner que la nature existait bien avant l’humanité. La nature est ordonnée selon des lois qui fonctionnent indépendamment de la présence ou non d’êtres humains pour l’observer. L’ordre naturel du monde doit donc être prédéterminé indépendamment de l’esprit humain. À l’inverse, les idéalistes naïfs — y compris les constructivistes sociaux, majoritairement issus des sciences humaines — insistent sur le fait que tout ordre est un ordre conceptuel, qui repose uniquement sur la pensée individuelle ou collective. En tant que tel, l’ordre n’est non seulement pas indépendant de l’esprit humain, mais il est également ambigu, tout comme l’esprit humain lui-même, dans ses diverses manifestations culturelles.

Les mathématiques offrent une vision conciliante qui évite l’erreur du réaliste naïf et de l’idéaliste naïf.

Le choc des cultures entre les sciences humaines et les sciences naturelles est sans cesse ravivé par ces deux images qui représentent très différemment l’interrelation entre l’esprit et la nature. Pour parvenir à la paix entre les deux cultures, nous devons dépasser ces deux points de vue. Nous devons reconnaître que l’ordre naturel et l’ordre mental des choses vont de pair. Aucun des deux ne peut être pleinement compris sans l’autre. Ni l’un ni l’autre ne peuvent être réduits à l’autre.

Le réaliste naïf et l’idéaliste naïf sont victimes de la même erreur, bien que dans des directions opposées — ce qui nous mène à l’essence du désaccord entre les deux cultures. Tous deux confondent la détermination et l’explication.

La « détermination » fait référence à l’émergence d’un phénomène réel à travers un réseau plus ou moins complexe de relations de cause à effet. Par exemple, lorsque la physique des particules nous apprend que les aurores boréales résultent de la collision des vents solaires avec l’atmosphère terrestre, nous obtenons une explication du phénomène lumineux en nous faisant remarquer son principal facteur causal déterminant. De même, lorsque la recherche en psychologie nous informe sur les effets potentiellement durables des traumatismes, nous pouvons expliquer le comportement des victimes d’abus dans l’enfance, dans une certaine mesure, par la façon dont les souvenirs refoulés influencent leurs actions. Or, le réaliste et l’idéaliste — le scientifique et l’intellectuel littéraire — s’accordent à dire que l’explication d’un phénomène signifie toujours, en substance, la mise en évidence de ces relations causales déterminantes. Leurs points de vue ne diffèrent que dans la mesure où, pour le réaliste, le réseau causal est ancré dans une base naturelle solide, alors que pour l’idéaliste, la base est conceptuelle et dépend donc d’un enracinement culturel contingent.

Le meilleur médiateur d’une vision conciliante qui évite l’erreur du réaliste naïf et de l’idéaliste naïf, ce sont les mathématiques. Les mathématiques nous apportent la preuve éclatante que la compréhension d’un aspect du monde ne se résume pas toujours à la découverte d’un réseau causal complexe, même en principe. La détermination n’est pas une explication. Et les mathématiques, bien comprises, le démontrent d’une manière qui nous permet de voir clairement la dépendance mutuelle de l’esprit et de la nature.

En effet, les explications mathématiques sont structurelles et non causales. Les mathématiques nous permettent de comprendre des aspects du monde qui sont tout aussi réels que les aurores boréales ou le comportement humain, mais qui ne sont pas des effets de causes quelconques. La distinction entre les formes d’explication causales et structurelles deviendra plus claire le moment venu. Pour commencer, prenons cet exemple. Pensez à un père mourant qui veut transmettre à ses trois fils son seul bien, un troupeau de 17 chèvres. Il ne peut pas le faire. Ce n’est pas parce que des forces physiques ou psychologiques cachées l’en empêchent. La raison en est simplement que 17 est un nombre premier, donc non divisible par trois.

Ceux qui ne se souviennent des mathématiques que comme d’une matière scolaire ennuyeuse consistant principalement à appliquer des formules sans motivation dans le cadre d’exercices sans inspiration seront naturellement sceptiques quant à mon affirmation selon laquelle les mathématiques peuvent combler le fossé entre les deux cultures. La présentation habituelle des mathématiques au grand public les fait apparaître, au mieux, comme une discipline auxiliaire utile pour les sciences naturelles et technologiques, ou, au pire, comme une curieuse collection d’astuces logiques amusantes. Comment une telle discipline pourrait-elle contribuer à une meilleure compréhension des relations entre l’esprit et la nature ?

Une première idée nous est donnée par la géométrie riemannienne, dont les fondements ont été posés au milieu du 19siècle par Bernhard Riemann, s’appuyant sur les travaux de son maître Carl Friedrich Gauss. Gauss était fasciné par la courbure intrinsèque en un point quelconque de l’intérieur d’une surface lisse. Qu’est-ce que cela signifie ? Prenons une feuille de papier plane. Elle a une courbure nulle en tout point, et cela reste vrai même après l’avoir roulée en forme de longue-vue de jeu ; la courbure apparente est purement extrinsèque, elle n’existe que par rapport à l’espace tridimensionnel qui l’entoure. En revanche, la surface d’une sphère présente partout une courbure intrinsèque non nulle. La surface n’a pas seulement l’air courbée, elle l’est réellement — en elle-même, pour ainsi dire.

Riemann a étendu le concept de courbure intrinsèque de Gauss à plus de deux dimensions. Depuis lors, il est possible de se demander avec pertinence et précision si « l’espace qui nous entoure est courbé en lui-même ». Avant Riemann, cette question n’aurait été qu’une suite de mots dépourvus de sens, ayant au mieux une certaine force associative dans les mains d’un poète doué. La géométrie de Riemann a rendu concevable ce qui était non seulement inimaginable auparavant, mais impensable au sens propre du terme.

L’exemple de la géométrie riemannienne ne démontre pas seulement la capacité des mathématiques à élargir nos horizons intellectuels avec de nouvelles perspectives. Il montre également comment cet avantage intellectuel et esthétique peut produire des bénéfices scientifiques, voire pratiques, inattendus : il a fourni les ressources conceptuelles dont Albert Einstein avait besoin pour développer sa théorie générale de la relativité. Ainsi, Einstein a pu considérer la gravité non pas comme une force d’attraction entre des objets matériels, mais comme un élément purement géométrique, c’est-à-dire structurel, de l’Univers. L’Univers est courbe en lui-même. Depuis le Big Bang, il est en expansion, mais pas dans un espace environnant préexistant. Le Big Bang n’a pas été une explosion qui a éjecté de la matière vers l’extérieur (causal) ; il n’y avait et il n’y a tout simplement pas d’« extérieur ». Au contraire, l’univers est en expansion dans le sens d’un certain changement continu de sa courbure intrinsèque (structurelle). C’est grâce à Einstein et à Edwin Hubble que nous savons cela et que nous pouvons l’utiliser pour des applications utiles comme le GPS. Mais ce n’est que grâce à Riemann que nous pouvons le penser.

L’esprit et le monde ne sont pas des sphères séparées qu’il faut d’abord relier. Au contraire, ils dépendent l’un de l’autre.

La différence entre les explications causales et structurelles devient plus claire au regard de la conception de l’« idéalisme transcendantal » d’Emmanuel Kant, telle qu’elle est exposée dans sa Critique de la raison pure (1781). Pour Kant, l’expérience empirique n’est possible que dans un cadre conceptuel donné, qui à son tour ne découle pas de l’expérience empirique, mais constitue plutôt l’esprit humain. La géométrie euclidienne est un élément essentiel de ce cadre. Le monde n’est pas « en soi », peuplé d’objets délimités dans l’espace et dans le temps, qui interagissent les uns avec les autres de diverses manières. Selon Kant, le monde est structuré de cette manière parce que l’esprit humain est capable de l’appréhender ainsi, et ainsi seulement. La géométrie euclidienne, croyait-il (il ne pouvait encore rien savoir de la géométrie riemannienne), détermine les dimensions spatiales de cet ordre. Ainsi, la géométrie est tout autant une étude d’un trait élémentaire de notre esprit que de l’espace qui nous entoure.

L’idéalisme transcendantal de Kant ne souffre pas seulement du fait que la géométrie euclidienne ne s’est pas avérée aussi constitutive qu’il le pensait. Plus grave encore, sa conception de la connaissance empirique, en tant qu’acte de compréhension par lequel des « jugements » conceptuels émergent miraculeusement de simples « sensations », reste totalement obscure, comme doivent l’admettre même les lecteurs bien intentionnés de la Critique. Mais nous pouvons attribuer à Kant au moins une intuition fondamentale : l’esprit et le monde ne sont pas des sphères séparées qui doivent d’abord être reliées, de sorte que la question se pose de savoir comment exactement cela peut être réalisé. Au contraire, les deux dépendent l’un de l’autre. Tout comme le monde ne prescrit pas simplement des structures spatiales, temporelles et autres que notre esprit doit ensuite déchiffrer, l’esprit n’est pas libre d’imposer n’importe quelle structure au monde à sa guise. La démonstration la plus impressionnante en est faite par les mathématiques qui, malgré l’absence de restrictions empiriques, ne tombent pas dans la spéculation sauvage.

Les mathématiques échappent au paradigme causal de l’explication. Leurs explications sont d’une nature très différente de celles en termes de cause et d’effet, comme le montre un autre regard sur la relation entre la géométrie et la physique. Dix ans avant sa théorie générale de la relativité, Einstein avait présenté en 1905 à un monde ébahi sa forme préliminaire, la théorie de la relativité restreinte. Dans cette théorie, une forme particulière de géométrie riemannienne conçue par Hermann Minkowski joue un rôle clé, avec des conséquences pour le moins surprenantes. La plus connue est le « paradoxe des jumeaux ». Deux frères jumeaux se sont portés candidats pour participer à une mission spatiale, mais un seul d’entre eux a été sélectionné. Le but de la mission est de voyager dans les régions les plus éloignées de l’espace, grâce à la dernière technologie des fusées, à une vitesse proche de celle de la lumière. Lorsque le frère choisi revient sur Terre, encore jeune, il rend visite à son frère et retrouve un vieil homme.

Il est assez courant d’expliquer ce « paradoxe » comme une conséquence des forces d’accélération agissant sur le frère voyageur dans sa fusée (voir par exemple les conférences de Richard Feynman sur la physique). (Voir, par exemple, les Lectures on Physics de Richard Feynman.) Et en effet, il semble très plausible, voire inévitable, de supposer qu’une cause physique doit être responsable de la différence d’âge. Mais c’est une erreur, la véritable raison réside dans le cadre structurel dans lequel les forces se produisent : la géométrie de l’espace-temps. L’espace et le temps ne peuvent pas être considérés séparément, ils sont plutôt entremêlés dans une structure commune plus large. Au sein de cette structure, la trajectoire, ou « ligne d’univers », de l’astronaute en mission est simplement plus courte que celle de son frère sur Terre. Il ne s’agit pas d’une cause, mais — pour reprendre les termes de Kant — d’un aspect fondamental de notre cadre explicatif transcendantal.

Les mathématiques mettent en évidence les limites de l’explication scientifique naturelle. Cela devient encore plus clair lorsque nous examinons comment l’idée d’une théorie physique explicative ou d’une « formule du monde » est apparue en premier lieu. En d’autres termes, comment les scientifiques en sont-ils venus à croire, ou du moins à espérer, qu’il existe une description mathématique de la nature au niveau le plus fondamental, avec laquelle chaque phénomène du monde est explicable dans le sens où toute son histoire causale peut être dérivée de lois fondamentales, du moins en principe ? Le point de départ était la vision mécaniste du monde, selon laquelle tous les systèmes physiques sont constitués de particules minuscules et indivisibles qui interagissent les unes avec les autres, comme des boules de billard par collision directe, soit par l’intermédiaire de forces à distance. C’est le modèle mathématique de la mécanique classique d’Isaac Newton qui a donné à cette idée sa légitimité, en conjonction avec sa loi de la gravité. Le modèle de Newton lui a permis d’expliquer de manière uniforme une quantité étonnante de phénomènes très différents, tels que les mouvements des planètes autour du soleil et la chute des pommes des arbres.

Avant Newton, personne ne pensait à une théorie physique qui expliquerait tout. Il existait divers phénomènes naturels pour lesquels on cherchait des explications individuelles. Par exemple, la « théorie des épicycles » de Ptolémée, basée sur des mouvements circulaires complexes et imbriqués, était à l’origine des mouvements des planètes autour de la Terre. Des explications totalement différentes étaient données pour la chute des objets sur Terre. C’est alors que Newton est apparu avec son modèle — et avec lui le « démon de Laplace ». Ce personnage, introduit par Pierre-Simon Laplace en 1814, connaissait non seulement les lois de Newton, mais aussi la position et la vitesse de toutes les particules de l’univers à un moment donné, ainsi que les forces qui s’exercent sur elles. Selon Laplace, cela permettait au démon de calculer l’état exact de l’Univers entier à n’importe quel moment, que ce soit dans le futur ou dans le passé.

Bien entendu, pour Laplace et ses contemporains, le démon n’était qu’une simple figure de fiction, mais il possédait un véritable noyau. Si un système physique peut être considéré comme « fermé », c’est-à-dire comme un système dont les interactions avec son environnement sont négligeables, un scientifique peut en principe prédire le comportement du système avec une précision arbitraire. Il lui suffit de connaître avec suffisamment de précision les forces qui agissent au sein du système, ainsi que la distribution spatiale initiale des composants élémentaires du système et leurs vitesses à l’instant considéré. Un tel scientifique démoniaque posséderait ce dont rêvait le Dr Frankenstein : un contrôle et une pénétration « absolus » du fonctionnement de n’importe quel système physique, y compris les êtres humains et de leurs processus vitaux et mentaux.

La clé de l’explication est le théorème de la limite centrale, un résultat fondamental de la théorie mathématique des probabilités

C’est ce que l’on pourrait croire, mais c’est une erreur. Le démon de Laplace peut prédire exactement le comportement de n’importe quel système physique, et il peut également déduire en détail l’état du système à n’importe quel moment du passé. Mais même le démon ne comprend pas tous les aspects du comportement du système. Là encore, la détermination n’est pas une explication.

Prenons, par exemple, la taille de tous les adultes de Paris. Le démon de Laplace peut calculer la longueur exacte du corps de tous les Parisiens adultes. Et il peut expliquer pour chacun d’entre eux comment leurs gènes, leur régime alimentaire et d’autres influences environnementales les ont conduits à atteindre leur taille respective. Autre exemple : si nous lançons plusieurs pièces de monnaie en l’air en même temps et que nous notons le nombre de pièces qui affichent pile après avoir atterri sur le sol, et que nous répétons l’opération de nombreuses fois, le démon peut prédire pour chaque itération et pour chaque pièce si elle affichera pile ou face. Et le démon peut expliquer en détail comment chaque résultat a été déterminé de manière causale.

Mais il y a un fait que le démon ne peut pas expliquer. Si nous traçons sur un diagramme les fréquences auxquelles les différentes longueurs de corps ou le nombre de faces obtenues, le résultat, dans les deux cas, est une courbe en cloche approximative. Pourquoi ? Les forces qui agissent dans les deux cas sont évidemment très différentes. Néanmoins, les distributions globales des tailles et des nombres de faces sont très similaires. Le démon de Laplace ne peut pas expliquer ce fait, du moins pas si sa connaissance théorique se limite aux lois de la nature qui déterminent la causalité.

La clé de l’explication est le théorème central limite, un résultat fondamental de la théorie mathématique des probabilités. Ce théorème stipule que, dans des conditions appropriées, une certaine version de la moyenne d’un échantillon converge vers la distribution dite normale standard (visuellement la courbe en cloche). Mais la théorie des probabilités ne découle pas de ces lois naturelles. En particulier, le théorème central limite n’en découle pas. Le démon de Laplace ne pourrait même pas formuler ce théorème. L’énoncé du théorème nécessite des concepts très différents de ceux du calcul différentiel, qui sont essentiellement suffisants pour les lois de la nature, du moins sous leur forme newtonienne.

La physique a connu de nombreux changements depuis Laplace, notamment avec l’émergence de la théorie de la relativité et de la mécanique quantique. Aujourd’hui, nous savons que le monde n’est pas peuplé de minuscules boules de billard indivisibles à partir desquelles tous les objets matériels sont composés de manière plus ou moins complexe. Et le modèle de Newton est erroné, ne serait-ce que dans ses fondements géométrique. Mais cela ne change rien à l’argument. Même si ces deux piliers actuellement incompatibles de la physique — la relativité et la physique quantique — pouvaient un jour être unifiés dans une seule théorie, il existerait toujours des explications mathématiques de phénomènes physiques (par exemple, la distribution normale approximative des tailles de corps dans une population ou du nombre de faces dans des lancers répétés de pièces) qui ne découleraient pas de la théorie unifiée.

Dans son discours sur les « deux cultures », Snow a clairement placé les mathématiques du côté des sciences. Or, comme nous l’avons vu, les mathématiques n’adhèrent pas au paradigme explicatif de la détermination causale. Cela les distingue des sciences naturelles. Néanmoins, les mathématiques nous apprennent beaucoup de choses sur la nature. Selon Kant, elles le font parce qu’elles nous apprennent beaucoup sur l’esprit humain. L’esprit et la nature sont des facettes inséparables du monde que nous habitons et concevons. Dès lors, pourquoi les sciences humaines ne seraient-elles pas considérées comme des sciences ? Elles peuvent nous en apprendre autant sur ce monde, à un niveau fondamental, que les sciences naturelles. Les mathématiques le démontrent clairement.

Certains réalistes naïfs aiment faire ici une pirouette habile. En tant qu’adeptes acharnés du scientisme — c’est-à-dire de la doctrine métaphysique selon laquelle seuls les concepts et les méthodes d’investigation utilisés par les sciences naturelles, ou plus précisément la physique, peuvent rendre compte de ce qui est réel — ils attribuent simplement à la théorie unifiée tout ce qui pourrait éventuellement s’avérer être une partie « utile » des mathématiques, aujourd’hui ou à l’avenir. Mais ce tour de passe-passe sémantique ne résout pas le problème fondamental du scientisme : le monde est structuré de diverses manières et à de nombreux degrés d’abstraction différents. Au niveau le plus fondamental, on trouve les relations qui déterminent l’ordre spatial et temporel des événements. Au sein de cette structure géométrique, des structures causales complexes et diverses apparaissent, qui nous permettent, si elles sont suffisamment bien comprises, d’expliquer bon nombre des phénomènes qui en découlent. Mais il existe aussi des structures plus abstraites, par exemple celles de la théorie des probabilités, ou encore de la psychologie, de la sociologie, de la linguistique, etc. Et il n’existe aucun critère scientifique, au sens étroit du scientisme, qui puisse nous dire lesquelles de ces structures façonnent réellement le monde et lesquelles nous choisissons seulement de voir le monde à travers elles.

Les réalistes naïfs qui affirment que seules les sciences naturelles peuvent saisir la structure du monde sont confrontés à un dilemme. Soit ils réduisent le rôle des mathématiques à un minimum et affirment que seuls sont autorisés les modèles mathématiques qui se réfèrent à des structures déterminées au préalable par les sciences naturelles. Mais ils s’engagent alors dans une position invraisemblable selon laquelle les relations abstraites de niveau supérieur, telles qu’elles sont établies, par exemple, par le théorème central limite, ne sont que des « projections » sur le monde et n’en constituent pas une partie essentielle. Ou bien ils reconnaissent que ces relations sont également « scientifiques ». Mais ils doivent alors présenter un argument convaincant expliquant pourquoi, parmi toutes les disciplines non empiriques, conceptuelles et analytiques, dont les normes de validité sont fondamentalement différentes de celles des sciences naturelles, seules les mathématiques devraient être admises dans le cercle prestigieux des « vraies sciences ».

Une simulation n’est pas une explication. Elle permet de prédire, mais pas de comprendre.

Je n’ai pas connaissance d’un tel argument. Il existe en effet des normes rationnelles qui nous permettent de distinguer les structures véritables des structures simplement imaginaires ; des normes qui définissent ce qui constitue une mesure objective, une observation fiable, une déduction valide ou un argument convaincant. Cependant, ces normes sont beaucoup plus complexes et discursives que les partisans du scientisme ne veulent l’admettre. Se contenter d’affirmer, d’un ton péremptoire, que seules sont véritables les structures qu’ils doivent accepter comme telles afin d’éviter la première alternative du dilemme, à savoir la réduction du rôle des mathématiques à un minimum totalement invraisemblable, n’est pas très convaincant.

Les mathématiques sapent le paradigme de l’explication causale non seulement dans ses manifestations scientifiques naturelles, mais aussi dans ses utilisations dans les sciences humaines. Nous expliquons une grande variété de phénomènes par des causes cachées beaucoup trop souvent et beaucoup trop rapidement, alors que le simple fait d’admettre qu’il n’y a pas d’explication serait non seulement plus honnête, mais aussi plus sage. Wittgenstein a parlé de la maladie de vouloir expliquer. Cette maladie se manifeste non seulement dans nos échanges privés quotidiens et dans les débats publics habituels, mais aussi dans le discours savant des sciences humaines. Lorsqu’on est confronté à la pensée et au comportement humains individuels ou collectifs, il est tentant de supposer l’existence de quelques facteurs sous-jacents responsables de la pensée et du comportement. Mais, le plus souvent, il n’existe pas vraiment d’ensemble de facteurs aussi nets et analysables. Au contraire, il existe un grand nombre de facteurs naturels, psychologiques et sociétaux qui sont tous aussi pertinents pour l’émergence du phénomène que l’on veut expliquer. Un ordinateur ultra-performant pourrait peut-être intégrer tous ces facteurs dans une grande simulation. Mais une simulation n’est pas une explication. Une simulation nous permet de prédire, mais elle ne nous permet pas de comprendre.

L’objectif des sciences humaines ne devrait pas être d’identifier les causes de chaque phénomène qu’elles étudient. L’ascension et la chute des empires, les ramifications économiques et sociales des innovations technologiques importantes, l’impact culturel des grandes œuvres d’art sont souvent le produit de processus irréductiblement complexes et chaotiques. Dans de tels cas, tenter d’imiter les sciences naturelles en postulant quelques facteurs déterminants majeurs est une entreprise futile et trompeuse.

Mais les mathématiques montrent qu’au-delà du chaos causal, il peut y avoir un ordre d’une autre nature. Le théorème central limite nous permet de voir et d’expliquer une régularité commune dans un large éventail de processus naturels causalement très différents, mais tout aussi complexes. En gardant à l’esprit cet exemple et bien d’autres d’explications mathématiques structurelles de phénomènes dans le domaine des sciences naturelles, il semble plausible que l’abstraction mathématique, ou inspirée par les mathématiques, puisse également avoir des applications fructueuses dans le domaine des sciences humaines.

Il ne s’agit en aucun cas de promouvoir une imitation non critique des mathématiques dans les sciences humaines et sociales. (La surabondance de modèles économétriques simplistes, par exemple, est un énorme signal d’alarme). Il s’agit plutôt de motiver les chercheurs dans ces domaines à réfléchir davantage sur le moment et l’endroit où les explications causales ont un sens. La complexité ne peut pas toujours être réduite à une explication causale intelligible ou à un récit cohérent. Au contraire, les enquêtes les plus éclairantes ne sont souvent pas celles qui proposent de nouveaux facteurs comme véritables explications, mais celles qui montrent, par une analyse méticuleuse, que beaucoup plus de facteurs sont en jeu que ce que l’on pensait jusqu’à présent. Cela devrait motiver les chercheurs à explorer, au-delà de la causalité, des aspects de leur sujet d’intérêt qui soient à la fois pertinents et susceptibles de faire l’objet de formes structurelles d’explication. Outre la théorie des probabilités, les méthodes théoriques du chaos et la théorie des jeux viennent à l’esprit comme des sous-disciplines mathématiques ayant des applications potentiellement fructueuses à cet égard.

Le monde mental et le monde physique ne font qu’un. Les sciences respectives traitent de différents aspects de ce monde unique

Cependant, le point principal de notre discussion n’est pas que les applications mathématiques dans les sciences humaines pourraient combler le fossé entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Le point essentiel est que les mathématiques, qui n’appartiennent pas vraiment à l’un ou l’autre camp, montrent qu’elles sont sur un pied d’égalité dès le départ. Le paradigme d’explication des sciences naturelles n’est pas le modèle que toute forme respectable de recherche doit nécessairement suivre. Les mathématiques montrent que les causes naturelles ne peuvent pas expliquer tous les phénomènes, ni même tous les phénomènes naturels, et ce, même en principe. Il n’est donc pas nécessaire que les sciences humaines, les « sciences de l’esprit », s’efforcent toujours d’expliquer les phénomènes par des causes qui peuvent être « réduites » à des forces naturelles plus élémentaires. De plus, les mathématiques montrent que la causalité, sous quelque forme que ce soit, n’est pas la seule base possible sur laquelle toute forme d’explication doit finalement reposer. Prenons par exemple les relations sémantiques entre nombre de nos énoncés. Il n’est pas du tout évident qu’elles puissent être expliquées en termes de causes psychologiques ou de toute autre cause. Il n’est pas déraisonnable de penser que le monde est irréductiblement structuré, en partie, par des relations sémantiques, tout comme il est structuré par des relations probabilistes.

Cette réflexion ouvre la voie à une possible réconciliation entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Elle fait implicitement référence à quelque chose que Richard Rorty exprime explicitement dans Philosophy and the Mirror of Nature (1979) comme suit :

L’intuition qui sous-tend la distinction traditionnelle entre nature et esprit, ainsi que le romantisme, est que nous pouvons prédire quels sons sortiront de la bouche de quelqu’un sans savoir ce qu’ils signifient… Cette intuition est tout à fait correcte… [Mais] ce n’est pas parce que quelque chose est en principe imprévisible, et encore moins à cause d’une division ontologique entre nature et esprit, mais simplement en raison de la différence entre un langage adapté au traitement des neurones et un langage adapté au traitement des personnes.

Le fossé entre les sciences naturelles et les sciences humaines ne provient pas du prétendu fait que seuls les phénomènes mentaux pouvant être expliqués en termes de sciences naturelles sont réels. Elle n’est pas non plus due à un ordre mental extranaturel, déterminé par des relations causales d’un type très différent de celles étudiées dans les sciences naturelles. Le monde mental et le monde physique ne sont qu’un seul et même monde, et les sciences respectives traitent de différents aspects de ce monde. Bien comprises, dans la mesure où elles traitent des mêmes phénomènes, elles n’en donnent pas des descriptions concurrentes, mais complémentaires.

Les mathématiques fournissent la preuve la plus impressionnante que la véritable compréhension du monde va au-delà de la découverte des relations causales — qu’elles soient d’origine naturelle ou culturelle. Il vaut la peine d’examiner cette preuve de plus près. En effet, elle met en évidence le lien qui unit l’esprit et la nature avec une clarté particulière. Kant considérait ce lien comme « transcendantal ». Wittgenstein, quant à lui, a démontré son ancrage dans le langage — non pas au sens d’une pratique purement verbale et écrite, mais au sens d’une pratique globale d’actions dont les éléments mentaux et corporels ne peuvent être strictement séparés. Pour reprendre les termes de Wittgenstein, « commander, interroger, raconter, bavarder font autant partie de notre histoire naturelle que marcher, manger, boire et jouer ».

Les mathématiques font également partie de cette pratique. À ce titre, comme toute science, elles sont indissociablement enracinées dans la nature et dans l’esprit humain. Contrairement aux autres sciences, ce double enracinement est évident dans le cas des mathématiques. Il suffit de voir où il réside : au-delà de la causalité.

Texte original : https://aeon.co/essays/to-better-understand-the-world-follow-the-paths-of-mathematics