(Revue Être. No 3. 2e année. 1974)
L’on oppose parfois l’une à l’autre la doctrine bouddhique et la pensée védantique; certains vont même jusqu’à les considérer comme des démarches fort éloignées l’une de l’autre. L’une comme l’autre cependant proviennent d’une détermination à « retrouver le chemin oublié », à rendre sa complétude à la conscience humaine; l’une comme l’autre sont, à l’origine, influencées par la sagesse de la forêt, la pensée upanishadique. Nous allons essayer de voir comment ces deux courants, dont l’étude est l’un des instruments majeurs que nous ayons à notre disposition pour notre éclairement, sont difficilement séparables.
L’influence du grand philosophe bouddhique Nâgârjuna, fondateur de l’école de la « Voie du Milieu », sur Gaudapâda et Shankara, les deux maîtres védantins les plus réputés, est évidente. N’ont-ils pas été qualifiés de crypto-bouddhiques ? Par ailleurs les cercles brahmaniques du nord-ouest de l’Inde ont eu un rôle important à plusieurs reprises dans la renaissance et le renouvellement de la philosophie bouddhique. La relation apparaît étroite à chaque étape importante des deux courants dans le cadre de la philosophie indienne. En outre, les positions adoptées dans les écoles du bouddhisme indien n’ont cessé d’influencer les écoles non indiennes.
Nous gardant bien de toute confusion entre les deux doctrines, nous serions tentés de ne point voir, d’une certaine manière, de différence de principe ou, si l’on veut, de ne pas mettre entre elles de distance au niveau de l’intentionnalité. Dans cette perspective, les croisements permettent l’éclairement des points de vue en évitant la confusion des idées et révèlent la complémentarité des attitudes.
C’est la notion de complémentarité qui vient à l’esprit dans une première considération des deux traditions; c’est de son examen et de son approfondissement que nous pouvons tirer profit pour notre compréhension des principaux sujets exposés dans les textes, transmis par les enseignements traditionnels. Les penseurs védantins tentent d’exprimer le point de vue de l’absolu; de cette tentative émane une doctrine positive à forte composante intellectualiste. A son origine la pensée bouddhique est méthodologiquement négative et s’efforce de le demeurer à mesure que se développe son expression. L’une comme l’autre en tout cas ont rompu les attaches avec les niveaux d’expression dogmatiques et ritualistes. Sur ce point notons en passant d’importantes nuances : les maîtres védantins écartent ces plans sans en nier la valeur relative, instrumentale, s’appliquant à en détacher leurs disciples le moment venu; ces plans peuvent même coexister avec une recherche plus dépouillée qui en renouvelle la signification. Les maîtres bouddhistes en dénoncent surtout les écueils, les abus faciles, le danger d’enlisement et de stérilité.
Ce sont en effet les abus d’une pensée raisonnante et dogmatique, la prolifération des rites, qui conduisirent le Bouddha à donner à son enseignement un caractère concret et pédagogique et à éviter toute formulation métaphysique. Comme pour les auteurs des Upanishads, comme plus tard pour un Gaudapâda et un Shankara, il s’agit pour lui avant tout de libérer le disciple, par la connaissance des entraves existentielles inhérentes à la « première nature ». Le but est au-delà de la pensée dialectique et de la formulation doctrinale. A son origine le mouvement bouddhique apparaît moins philosophie que méthode. L’accent mis sur la vigilance, sur l’équilibre à maintenir entre réflexion et contemplation implique un réalisme psychologique qui complète la positivité ontologique qui se dégage des textes du védanta. La doctrine de l’impermanence des « agrégats » et celle de l’anatta constituent la face inverse de celle de l’infinité du Soi plus qu’elles n’en sont la négation. Elles ont pour origine l’attitude empiriste du Bouddha qui se refuse à poser un concept devant l’esprit, ce geste lui paraissant dangereux par rapport au but thérapeutique de l’enseignement. Par rapport à cette visée pragmatique qui demeure inhérente à la démarche et la constitue en tant que méthode il importe d’éviter les fausses identifications idéelles et les projections psychiques. La raison doit être « assouplie », utilisée autant qu’il est possible, mais sans jamais courir le risque de s’identifier à une « vision du réel ». Le Bouddha savait combien l’esprit est prompt à s’emparer de « la moindre trace de quoi que ce soit ». La vigilance critique doit écarter les risques de restitution subtile de l’ignorance dont on veut se dégager. Après le Bouddha, également après Lao-Tse, les maîtres bouddhistes rappellent sans cesse que rien de ce que l’on peut concevoir ne saurait être. Le processus est celui d’une inlassable destruction; le bouddhisme est le « grand destructeur » en marche vers la désaliénation. Au XIVe siècle Maître Eckhart recommandera « d’abandonner Dieu pour Dieu ». Formule saisissante qui montre que la méthode négative est un procédé cathartique qui n’a rien à voir avec l’agnosticisme matérialiste au sens moderne non plus qu’avec un pessimisme philosophique. L’attitude négative se situe au niveau de l’esprit pensant pour le libérer, non pour l’enfermer. Elle se remet elle-même en question afin d’apparaître comme pur procédé et renvoyer le sujet à soi-même afin que dans ce jeu se puisse découvrir la spontanéité de la compréhension intuitive.
Arrêtons-nous un moment pour voir en quoi consiste cette remise en question qui est l’un des points les plus intéressants de la doctrine de la « voie du milieu » et qui peut nous aider à la rupture des limites intérieures inhérentes à notre mode habituel de représentation et de réflexion.
Dans la démarche négative la transcendance est posée par son retrait. L’absence est ici mode de présence, présence qui laisse la conscience psychologique dans la disponibilité. « Deus ut absens » dira saint Thomas dans une formule qui fait éclater le formalisme scolastique. Le bouddhisme de la « voie du milieu » écarte même une telle formule et fait passer l’esprit impassible entre ses propres constructions et un sentiment du néant qui pourrait le paralyser. En effet se critiquant elle-même et en se relativisant la méthode négative se dissout en quelque sorte en tant que notions néantisante. Lorsque Shankara critique la shunyata bouddhique, doctrine de la vacuité, ne l’hypostasie-t-il pas en tant que notion ? Ne la sous-estime-t-il pas en tant que médecine ? Ne demeure-t-il pas subtilement attaché au principe de non-contradiction au moment où ce dernier devient une entrave ? Par la négation simultanée des propositions contradictoires Nâgârjuna avait écarté l’obstacle de la non-contradiction et permis de franchir le « seuil sans porte ». La dialectique de Nâgârjuna semble bien éviter le négativisme fermé que Shankara a voulu trouver dans la doctrine bouddhique. A ce niveau de réflexion, les deux grands penseurs védantins procèdent-ils d’une manière différente lorsqu’ils posent que Brahman n’est pas différent de Maya et ne lui est pas identique ? Pensée bouddhique et védantique nous apparaissent comme deux voies royales vers la conscience parfaite, « vide et merveilleuse ».
L’esprit, par cette réflexion selon la méthode de la Voie du Milieu, procède à sa nouvelle naissance; elle se produit dans l’épuisement, la défaite de cette réflexion elle-même, défaite qui ne peut survenir qu’en allant jusqu’au bout des possibilités de l’activité pensante. Ainsi se produit l’entrée dans l’état de recueillement contemplatif. Le travail d’intellection sera repris par la suite afin de ménager une relation plus subtile avec les formes mentales et de susciter un mode de compréhension plus profond au niveau même de l’intuition intellectuelle. Ce serait une erreur d’abandonner le travail de réflexion philosophique et la méditation sur les textes traditionnels parce qu’une fois ils ont permis ou même permettent habituellement, de parvenir au recueillement. Ce serait s’exposer au danger de tomber dans l’état de torpeur ou d’illusion. En revenant à l’activité pensante, les textes du Grand Véhicule bouddhiste recommandent de parvenir à l’absence de prise en considération, au détachement des « vérités » appréhendées par la pratique de la « dérive objectivante ». Elle consiste à regarder l’image mentale, la formulation intelligible, conçue comme porteuse de vérité, évoluer à l’extérieur de l’esprit impassible et perdre de sa consistance. Cette pratique écarte l’identification et prépare l’esprit à saisir une autre forme intelligible dont la précédente n’aura été que l’introduction, chacune ne constituant qu’un élément transitoire cependant que le sujet demeure autonome. Le recueillement silencieux est toujours le terme de cette activité. L’esprit y trouve le repos conscient et la « saveur unique ».
En ce qui concerne l’ascèse spirituelle l’accent est mis sur l’absence de vue sur soi-même. Celle-ci s’applique tout au long de la démarche à la nature même du sujet qui l’entreprend : ce n’est pas pour soi que l’on s’engage dans la voie de connaissance… et ce n’est pas non plus pour autre chose… Une lettre d’un maître bouddhiste nous enseigne à cet égard : « L’étude du Dharma et la pratique de la contemplation dans notre école constituent un rude travail. Ce travail ne l’abordez pas comme une œuvre séculière; s’il en était ainsi, vous feriez mieux de vous exercer aux arts et aux sciences profanes. Les hommes du siècle pratiquent ces choses pour enrichir leur personnalité, dans un esprit d’acquisition. Approchez-vous de ce travail dans un esprit de service et de don. De cette manière vous pourrez voir que vous ne donnez rien, ainsi vous vous approcherez de l’esprit de perte et d’abandon et tout dessein particulier vous concernant s’éloignera de votre esprit. Alors la détente et la paix vous permettront de commencer à être les disciples de la suprême doctrine. »
Dès le principe l’étudiant est ainsi placé devant l’écueil de la volonté en tant que projet individuant. Cependant il lui faudra mettre en œuvre sa volonté, sans quoi il retomberait dans la dispersion de l’esprit et la vie profane. Il y a donc là une contradiction. Cette contradiction est inhérente au travail lui-même et ne peut en être dissociée. Il s’agit à chaque moment d’agir avec détermination, de dissoudre à chaque moment le caractère personnel que celle-ci pourrait prendre. On aboutit à ceci : l’action est faite et n’est pas prise en considération, attitude très concrète de purification constante qui est à la fois active et contemplative; sans cesse le sujet à la fois se pose et se perd de vue.
Est-ce une ascèse différente qu’enseigne Shankara dans les « Dix stances » : « La surimposition du je et du mien établie sur le non-être a été abolie. Ce qui reste, cet Un, Shiva, le Délivré, je le suis. » Certes l’étudiant bouddhiste ne prend point en considération « ce qui reste » et n’envisage point ce qu’il est. Il abandonne cette vue. La pratique sera de « se retirer dans le fond le plus solitaire de l’esprit ». Au niveau de l’ascèse concrète nous retrouvons les deux portes de la sortie de soi : affirmer et ne point envisager. L’attitude bouddhiste se montre plus pragmatique et plus méfiante par ce qu’elle suggère. Elle laisse le sujet se diriger solitairement vers où le pousse l’instinct de la délivrance.
Reprenons ici quelques propositions shankariennes. Il est dit dans le Brahmasûtra Bhâshya : « Bien que le Brahman soit un, il est ce sur quoi l’on doit méditer comme étant en relation avec les limitations et ce qui doit être connu comme étant dépourvu de toute espèce de relation avec les limitations ». Shankara rappelle ailleurs que « Brahman est autre que ce qui est connu et autre également que ce qui est inconnu ». Dans son commentaire de la Brhadâranyaka Upanishad, il explique qu’il n’est qu’une manière de parler de Brahman : « Ecarter toute espèce de spécification et redoubler la négation ». Shankara n’est-il pas ici descendant philosophique de Nâgârjuna, ne voit-il pas qu’il faut utiliser toutes les ressources de l’intellect avant que celui-ci ne lâche prise ? N’essaie-t-il pas de guider la conscience observante entre les écueils que constituent les concepts déterminés ? Pour cela n’utilise-t-il pas le procédé de l’inversion puis de l’inversion d’inversion, sa distinction du « médité » et du « connu » n’implique-t-elle pas un passage solitaire au seuil duquel la doctrine perd sa signification ? Ayant récusé la « Voie du Milieu » en tant que doctrine, il semble que Shankara en emprunte la méthode à maints détours de son enseignement et que les points de vue complémentaires du bouddhisme de la voie du milieu et du védanta non-dualiste se rapprochent jusqu’à la plus grande similitude lorsqu’il s’agit de libérer la saisie intuitive des limites de la pensée.
Pour le bouddhisme de la voie du milieu, le commencement de la santé spirituelle c’est l’intuition de la vacuité, seule manière de se dégager du plan de la « mondanité ». Et il est précisé que cette vacuité est « vide de vide » et « qu’elle n’est pas le néant ». Est-ce là faire de la métaphysique ? Oui si l’on considère que celle-ci pour être rigoureuse doit entraîner l’esprit hors du champ des hypostases possibles, non dans le cas contraire. Nous avons vu qu’amené au bord de sa propre défaillance par la plus subtile discrimination possible, le sujet pensant se trouve introduit globalement dans l’état d’absence de point de vue qui permet l’apaisement et le recueillement. Il apparaît clairement que ces derniers n’ont rien à voir avec un repos profane ou une contemplation-fuite, encore moins avec une contemplation de nature narcissique; ces fausses situations contemplatives peuvent avoir lieu lorsque l’intelligence n’a pas été suffisamment exercée. Le recueillement dont il s’agit est un état de compréhension unifiée et de liberté qui imprègne le psychisme dans toute sa profondeur et dont les traces ne s’effaceront jamais complètement. Il engendre une certitude, une foi dont on ne peut rien dire de particulier.
Ayant éveillé cette foi dans leur cœur, étudiants du védanta non-dualiste ou du bouddhisme se trouvent devant la même aventure, celle de la connaissance contemplative proprement dite. Est-ce le repos ? Oui, car le sujet, dans cette nouvelle orientation, ne connaît plus l’inquiétude intellectuelle, l’incertitude d’une recherche hasardeuse, la pression angoissante des absurdes existentiels. La voie s’est ouverte, suscitant peut-être un calme étonnement. Non, car les états de « disponibilité vacante », quelles que soient leurs vertus, recèlent des germes d’individuation et la reconstitution d’une personnalité illusoire, d’une ignorance au second degré, est toujours possible. C’est là que, dans la tradition du védanta comme dans celle du bouddhisme, la relation avec quelqu’un qui connaisse les embûches d’un parcours où les sentiers ne sont plus tracés devient très nécessaire. Le sujet en effet est mis en confrontation avec les couches successives de l’inconscient; ce dernier comporte encore plus de dangers que le jeu de l’intelligence discursive. Le « vieux maître » mahayaniste rit en regardant le disciple : « Es-tu certain de ne pas danser ton image, celle que tu as construite toi-même, ne plantes-tu pas des arbres dans les nuages ? La prairie est vide, les troupeaux se sont retirés, le soleil descend derrière les crêtes, vois-tu un seul endroit où tu puisses t’attarder ? «
Ne point s’attarder, ce n’est pas ici, ce n’est pas cela… Est-ce autre ? Il n’est pas d’altérité. Ramana Maharshi déclare en mourant : « je suis là, où irais-je ? «
Le nirvâna est présence, absence, ici-même et sans limite… « Je suis la splendeur à saveur unique », chante le poète en Brahman. L’attention émerge au silence, le paysage est celui que devine la toute première aurore. Par une chose qui ne laisse pas de trace, l’attention est brisée dans une mort-naissance : « Bâtisseur, tu ne construiras plus pour moi. Le toit de la maison a volé en éclats et les poutres sont brisées. Ayant échappé à l’instabilité du monde j’ai atteint le terme du désir ». Tel est, depuis la délivrance du Bienheureux, du grand thérapeute, le cri de la victoire bouddhiste. Sadânanda, disciple de Shankara, proclame : « De même qu’une étoffe est brûlée lorsque les fils qui la composent sont brûlés, de même les effets de l’ignorance sont détruits lorsque leur cause, l’ignorance, est détruite ». Voie du védanta non-dualiste et voie bouddhique tournent autour d’un même fait psychologique qu’ils dénoncent comme la principale réalité existentielle, source de l’aliénation et de la souffrance, du conflit intime aussi bien qu’extérieur : l’ignorance.
Qu’est-ce que cette ignorance ? C’est l’ignorance de celui qui n’a pas vu la nature de l’esprit, fût-il versé dans toutes les sciences, de celui qui jamais ne s’est étonné d’être là.