Rémy Chauvin
Cher Louis Pauwels sur le christianisme je ne suis pas d'accord avec vous

Je conteste absolument et complètement que l’Eglise ait détruit l’Empire romain, bien qu’elle y ait sûrement contribué. Ecoutez, ami Pauwels, vous avez lu Celse et c’est très bien, mais lisez les « Vies des Douze Césars » de Suétone, et dites-moi franchement si une telle pourriture avait la moindre chance de durer longtemps. Rome était morte dès le début de l’Empire en réalité, et les Romains ne l’ignoraient même pas. Ils savaient bien que les vertus romaines étaient passées et cherchaient désespérément à les faire revivre. L’Empire est mort pour des raisons diverses, les Romains n’ayant jamais été vraiment capables d’administrer une telle étendue (et c’était sans doute impossible du point de vue technique). Leur administration se réduisait souvent au pillage impitoyable d’une province après l’autre.

(Revue Question De. No 28. Janvier-Février 1979)

Dans son article « Comment devient-on ce que l’on est ? »  extrait d’un de ses livres, Louis Pauwels expliquait que le christianisme lui demeurait étranger essentiellement pour deux raisons : parce que le christianisme a imposé l’idée que l’histoire allait finir (et donc que la civilisation est condamnée) et l’idée que tous les hommes sont égaux (donc que l’exercice des vertus ne sert pas la réussite des meilleurs). Louis Pauwels, cherchant à retrouver les valeurs antiques, refuse l’héritage judéo-chrétien. Le professeur Rémy Chauvin (directeur du laboratoire de sociologie animale de l’université de Paris-Sorbonne) a lu l’ouvrage de Louis Pauwels et, dans la lettre ci-dessous, lui exprime (amicalement) son désaccord à propos du christianisme.

Mon cher Pauwels, comme vous le savez, nous sommes compagnons de route depuis un bon bout de temps déjà. Tout au moins jusqu’à certains carrefours où nous allons chacun de notre côté. Je crois bien qu’en voilà un : votre conception du christianisme.

Mais commençons par le commencement, c’est-à-dire par l’Ancien Testament. Vous n’en avez lu ou n’avez voulu en lire qu’une partie… Eh oui, c’est un livre énigmatique. Cruel, même féroce en plus d’un endroit, splendide en d’autres, et qui renferme dans les Psaumes, à côté de cris de fureur et d’appels au carnage, les sommets de la poésie religieuse de tous les temps. C’est comme cela ; rien n’est simple ; mais quand on réfléchit aux matériaux hétérogènes qui constituent l’Ancien Testament, on ne peut s’en étonner. Vous savez qu’on distingue dans les premiers livres, au moins une leçon élohiste (où Dieu est appelé Elohim), une leçon yahviste (où il est appelé Yahweh) et un « code sacerdotal », œuvre sans doute plus tardive d’un collège de lévites spécialisés ; sans compter la complexité que révèlent les différents noms de Dieu usités çà et là : Shaddaï, Elyôn, qui révèlent peut-être des apports encore plus diversifiés. Tout cela transmis oralement pendant de nombreux siècles, et écrit tardivement, peut-être seulement neuf siècles avant notre ère. Reflets d’un passé extrêmement lointain, expression des croyances grossières de Bédouins farouches qui n’aiment que leur clan et détestent tous les autres, et qui mettent leurs vengeances et leurs rancunes au compte de Yahweh-des-Etoiles… Et puis, parfois, un génie religieux se révèle… Quel est donc le scribe inspiré qui traça les premiers mots du récit qui a fait notre Occident (eh oui ! mon cher, c’est un fait) ?

Bereschit bars Elohim heth a Schamaïm veth a aretz

En arkhê epoieseno Theos ton ouranon kai ten gên

In initio creavit Deus coelum et terram

Trouvez-moi quelque chose de mieux, Pauwels, dans la littérature religieuse de n’importe quel pays ? Tenez, prenons ces Nordiques dont certains de vos amis sont si fort épris : mais connaissez-vous l’Edda, et tout le bazar scandinave et paléo-germanique, si j’ose m’exprimer ainsi ? Lisez-les, et je vous défie de résister à ces ânonnements informes, à ces combats de dieux Ases et de dieux Vanes qui n’arrivent pas à sortir de la brume. Trouvez-moi un passage, je ne vous en demande qu’un, qui puisse se comparer au premier chapitre de la Genèse, au récit de Moïse apportant le Décalogue à la troupe dépenaillée qui l’a suivi au désert, au récit de la mort du même Moïse sur le Nébo, etc. Que vous ne soyez pas un fils de la Bible, d’accord, je ne le suis pas non plus, nous ne le sommes l’un et l’autre que par l’intermédiaire du christianisme, qui nous imprègne l’un comme l’autre (que nous y croyions ou non). Mais avez-vous songé que vous êtes bien moins encore un fils de l’Edda ou des Nibelungen ? La Grèce et Rome, c’est autre chose ; notre Occident résulte de l’influence combinée de manière inextricable, de trois facteurs : le Christ, la Grèce et Rome. Comme on ne peut pas refaire l’histoire, à rien ne sert de prétendre relever d’une autre civilisation : le dieu Thor vous est tout aussi étranger que Vishnou, vous le savez bien.

Le ferment juif : ça a marché !

J’entends que je ne vous apprends rien et que tout cela ne vous fait pas « avaler » nombre de doctrines qui vous sont étrangères. Mais voyons un peu… Que Yahweh-des-Etoiles confie un certain message à une vague peuplade à peine sortie du néolithique paraît bizarre, bien sûr, sauf s’il s’en sert comme d’un ferment qui fera lever la pâte et le ferment est toujours une partie absolument négligeable de l’ensemble. Supposition gratuite ? Mais Pauwels, cela a marché, vous le savez bien. Et les minutieuses prescriptions de la loi, qui nous paraissent absurdes, avaient-elles après tout un autre but que d’empêcher le ferment juif de se diluer trop vite dans une masse indéterminée ? Un juif ne pouvait absolument pas manger avec un non-juif : et quand on sait l’importance dans tout l’Orient et dans toute l’humanité du repas partagé, on se rend compte de l’énorme barrière ainsi opposée au mélange des peuples. Ce ne sont pas là non plus, cher ami, des paroles gratuites : cela a marché aussi, vous le savez bien.

Vous n’êtes pas satisfait du résultat de la fermentation ? Moi non plus ! Elle n’est pas terminée d’ailleurs. Mais elle a eu un résultat : contribuer à bâtir une civilisation que le monde entier a copiée, sans aucune exception ; la plus douce et la plus humaine que le monde ait jamais connue, puisque le pauvre peut s’y faire soigner et même se faire arracher une dent sous anesthésie (ne riez pas, cela ne s’était jamais produit dans l’histoire du monde, et j’ai vu dans ma jeunesse arracher des dents sans anesthésie, c’est insoutenable). C’est la science qui a fait tout cela me direz-vous et non pas la foi. Eh ! pourquoi la science ne s’est-elle développée qu’en terre chrétienne, bien qu’elle soit née un peu partout ? Pourquoi l’Eglise l’a-t-elle si bien soutenue pendant de nombreux siècles (avant de s’en méfier par la suite) ? N’est-ce pas parce que le Monde, œuvre du Dieu infiniment sage, est digne d’admiration et d’étude, qu’il constitue le « second livre » qui peut nous apprendre quelque chose sur Dieu, le premier étant la Bible (cette théorie du « second livre » n’est pas de moi, elle est fort ancienne) ?

L’Empire romain était pourri… Je conteste absolument et complètement que l’Eglise ait détruit l’Empire romain, bien qu’elle y ait sûrement contribué. Ecoutez, ami Pauwels, vous avez lu Celse et c’est très bien, mais lisez les « Vies des Douze Césars » de Suétone, et dites-moi franchement si une telle pourriture avait la moindre chance de durer longtemps. Rome était morte dès le début de l’Empire en réalité, et les Romains ne l’ignoraient même pas. Ils savaient bien que les vertus romaines étaient passées et cherchaient désespérément à les faire revivre. L’Empire est mort pour des raisons diverses, les Romains n’ayant jamais été vraiment capables d’administrer une telle étendue (et c’était sans doute impossible du point de vue technique). Leur administration se réduisait souvent au pillage impitoyable d’une province après l’autre. Notre ami commun Aimé Michel m’a fait jadis une de ces réflexions pénétrantes dont il est coutumier : « T’es-tu demandé comment le paysan des campagnes gauloises, souvent forcé de fuir en forêt pour échapper au percepteur romain, a pris l’arrivée des Barbares ? D’abord ils étaient là souvent depuis assez longtemps. Ils ne se sont pas abattus brutalement sur la Gaule. On les connaissait un peu comme auxiliaires des légions. Et finalement est-ce que le peuple ne les a pas trouvés moins gênants que les Romains ? N’est-ce point la raison pour laquelle l’Empire s’est effondré si radicalement ? Les lettrés en ont gardé la nostalgie. Oui, mais le peuple ? » Je crois que Michel a raison comme toujours. Les « honestiores » regrettent le bel ordre romain, quoi de plus naturel ? Ils en profitaient. Mais les « humiliores » ne voyaient point du tout les choses de la même façon.

L’Eglise n’a jamais été du côté de l’anarchie

Le ferment chrétien vous gêne ? Je conviens qu’il est d’une force irrépressible ; pour qui lirait l’Evangile simplement et naïvement, il est bourré de dynamite. C’est une perpétuelle interrogation, elle interdit le repos, mais cette interrogation, cette inquiétude, cette poussée vers le changement nous a tous construits. S’exerce-t-elle seulement dans le sens de l’anarchie barbue que vous détestez et moi aussi ? Ma foi, Pauwels, toute l’histoire de l’Eglise vous répond négativement… L’Eglise n’a jamais été au cours de sa longue histoire, qui est la nôtre, contre le pouvoir établi (hélas), elle n’a jamais poussé à la désorganisation de la société et bien au contraire. Pourtant l’Evangile paraît aller dans un sens différent. Comment expliquer cette contradiction ? Par la superposition au legs juif anarchisant de l’ordre romain que Maurras admirait si fort ? C’est une théorie. Il y en a une autre. Le Nouveau Testament, pas plus que l’Ancien, n’est simple… Il faut le prendre dans son entier et non pas en isoler un passage. Par exemple, le Christ maudit les riches et les curés de son temps (qu’il me maudisse aussi si je lui donne tort !), mais jamais le soldat, jamais, pas une seule fois l’avez-vous remarqué ? Il les cite en exemple au contraire ; et comment nier que le soldat représente l’ordre dans ce qu’il a de plus rigide ? En tout cas, les chevaliers et les soldats de tous les temps ne s’y sont nullement trompés, et l’Eglise non plus. Les rapports de l’Eglise et de l’armée ont toujours été cordiaux (beaucoup trop à mon humble avis). Ensuite, le Christ n’a jamais dit que les hommes étaient égaux sauf devant Dieu, et même alors ne rappelle-t-il pas qu’il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ? Et la parabole des talents que l’on doit faire fructifier suivant ce que l’on a reçu ?

J’entends bien que le modèle de la société chrétienne est souvent apparu dans l’idéal monastique. Vous remarquerez qu’il s’agit d’un type d’organisation ignoré des Juifs sauf peut-être des esséniens, mais par contre fort bien connu des Indo-Européens, ami Pauwels… Le « muni » sauvage, l’ascète « vêtu des quatre vents », le « sannyasin » et tant d’autres, ces gens qui s’abîment dans la divinité sont familiers dans notre ascendance, mais non point dans l’ascendance juive, pas sous cette forme-là.

Un grand nombre des traits de la société chrétienne primitive vient de l’attente de l’imminente parousie ; elle ne s’est pas produite et on a dû s’organiser autrement. Mais si l’on croit que le monde va finir dans peu d’années, on adopte forcément un type de vie et une organisation qui ne sauraient être les mêmes que dans l’hypothèse où le monde continue indéfiniment. Les caractères que l’on prétend inhérents à la société chrétienne primitive sont-ils dépendants de l’Evangile ou liés à l’attente de la parousie ? D’autre part, que l’Evangile devienne fou dans le cas de l’interprétation laissée complètement libre, c’est sûr ; c’est le cas de n’importe quel texte : du Coran, et des Upanishads. Et même des stances bouddhiques, et dieu sait si pourtant les « çlokas » sont moins fantaisistes et prêtent moins à interprétation que les poèmes védiques !

Mais l’Evangile, tout l’Evangile, n’est pas comme vous l’écrivez, mon cher Pauwels, et votre conception de l’histoire n’est pas la seule possible. Il y en a au moins une autre moins facile, qui laisse ouverts maints problèmes mais qui pourrait être plus exacte, après tout.

Rémy Chauvin