Jean Gontier
Connaissance et pensée

Savoir c’est acquérir des idées, des concepts, soit pour les conserver tels quels en mémoire, soit pour les présenter sous une forme originale, soit enfin pour en faire dériver de nouveaux concepts, de nouveaux systèmes. On peut très bien devenir un spécialiste du bouddhisme parce qu’on a lu quantité d’ouvrages traitant de cette tradition, entendu maintes conférences et conversé avec de nombreux bouddhistes, sans jamais avoir été soi-même bouddhiste et ainsi juger de ce qu’en fait on ignore. Connaître ce n’est pas seulement penser et encore moins savoir, c’est recevoir un donné ! Connaître découle de l’expérience directe, on ne connaît pas par personne interposée. Connaître la Réalité c’est la vivre et ce ne peut être que cela. Précisons que lorsque nous employons ici le terme d’expérience, il s’agit d’une tout autre chose que ce qu’on entend généralement par ce qui reste confiné dans les limites de la structure individuelle.

(Revue Être. No 1. 1974. 2e Année)

L’homme est un être qui sait qu’il sait. Par là il se veut supérieur à tous les autres. Penser est une réalité immédiate que chacun peut expérimenter directement et qui apparait à la fois comme une évidence et comme la source de cette évidence. Le fait de penser semble un élément concret et, en apparence, ne dépendre que de lui-même. Dès lors, ne peut-on se demander si la pensée ne va pas être le moyen par lequel nous allons parvenir à la Connaissance ? Celle-ci est ici notre unique préoccupation. C’est seulement par rapport à elle que nous examinons le phénomène de la pensée. Nous n’entendons pas nous engager dans les domaines philosophique, métaphysique ou autres.

Que faut-il entendre par pensée ? D’abord il convient de remarquer que les termes de pensée, idée, intellect, mental, esprit sont le plus souvent employés indifféremment. Ensuite, on distingue plusieurs sortes de pensées : intuitive, logique, discriminative discursive, d’autres encore. Par pensée nous envisageons non le Logos, l’Idée, source des idées, le Verbe, la Parole, mais la cogitatio, c’est-à-dire l’entendement, la disposition naturelle de l’homme à créer des représentations mentales transmissibles par le langage et que l’on      appelle des concepts. Penser est la possibilité, à partir des informations fournies par l’expérience, de classer, de relier en mode logique, de hiérarchiser et d’établir des systèmes de plus en plus vastes. Penser est à la fois recevoir des informations, créer des concepts, les garder en mémoire, organiser et choisir. C’est également constater l’existence de l’activité cérébrale, élaboratrice de pensées logiques, activité sans laquelle il ne saurait y avoir de pensée. Pas de pensée sans support organique.

Par elle-même la pensée n’a ni obligation, ni mission, ni vocation. Pour ce faire il faut qu’elle soit mue par la volonté, le désir ou la nécessité. La pensée ne produit pas ce qu’elle organise. Le mental sans donné extérieur à lui-même est un ensemble vide. Donc pas de pensée sans information, sans objet peut-on dire, sans contenu. Les sources d’informations sont diverses. Elles proviennent les unes des sensations : du percept, les autres des pulsions, des émotions : de l’affect. Mais c’est arbitrairement que l’on sépare percept et affect. En réalité, tout est plus ou moins mêlé inextricablement, de telle sorte qu’en dehors des informations immédiates, purement sensorielles, comme le fait de se brûler par exemple, il n’y a jamais d’information pure. De plus, il y a la multitude des informations inconscientes, les unes par nature, les informations génétiques principalement, les autres qui le sont devenues; il s’agit de tout le comportement, ensemble de réflexes acquis résultant du conditionnement social, familial et religieux subi dès l’enfance et qui depuis est devenu inconscient. Signalons aussi toutes les informations, les sensations physiques dont l’origine en fait est psychique. Notons enfin l’influence de la mémoire qui s’avère déformante et infidèle et ainsi altère les informations enregistrées.

L’homme occidental ne connaît plus aujourd’hui, ou ne veut plus connaître, d’autres sources d’informations conscientes ou inconscientes que celles du percept et de l’affect. Ce faisant, il ignore celle toujours présente qui fonde notre véritable nature, la source primordiale de notre être que nous nommons la Réalité. Faute d’être vécue consciemment en permanence comme Présence, la Réalité se manifeste d’une manière plus ou moins aiguë et plus ou moins éphémère à travers l’affect et le percept dans certains états, émotions ou sensations, provoqués ou non, qui constituent ce qu’on appelle la spiritualité. Malheureusement, on prend généralement les effets pour la cause et ce qui n’est que résonance pour la source originelle. Cela ne signifie pas que la Connaissance étant vécue, dans sa nudité intégrale pourrions-nous dire, des épiphénomènes ne se produiront plus dans l’être individuel, mais ceux-ci ne seront plus pris pour la Réalité, niais comme des manifestations accessoires, d’un intérêt relatif.

En dehors du domaine du percept immédiat, avons-nous dit, dont la cause se manifeste d’une manière incontestable, il est impossible de connaître l’origine véritable des informations de la pensée, tant leur nature est composite, complexe, le plus souvent inconsciente, du moins jusqu’à ce que la Réalité soit vécue, car dès lors, une lucidité froide démasque inexorablement ce qui se dissimule derrière les apparences : les pensées logiques de la bonne raison et de la bonne conscience.

Nous avons dit que le mental livré à lui-même ne peut créer de toutes pièces des concepts. Il faut qu’il y ait déjà en mémoire un certain nombre d’entre eux, acquis par l’éducation depuis la prime enfance, pour que le mental puisse en forger de nouveaux. On m’a appris le concept d’arbre à partir des formes que l’on m’a fait reconnaître et pour lesquelles on m’a donné des mots pour les désigner : sapin, bouleau, hêtre, etc. Tous ces mots et ces concepts m’ont été transmis par le langage d’abord, puis l’image, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’ouïe et de la vue, donc, et l’on ne saurait trop insister sur ce point, également par l’expérience sensible. On a nourri mon intellect comme on a nourri mon corps. On m’a appris à le faire fonctionner, comme on m’a appris à marcher. Il est incontestable que l’acquis des premières années est uniquement expérimental et que les concepts qui en découlent correspondent à une réalité concrète directe. On peut dire, par voie de conséquence, qu’il n’existe pas chez le tout jeune enfant de pensée sans expérience. Ce n’est qu’ensuite, lorsque le nombre de concepts de base sera suffisant, que l’on va s’éloigner de plus en plus de la réalité concrète par la spéculation et l’imagination. Mais quel que soit le niveau d’abstraction ou d’imagination auquel on parvienne, si ensuite on se livre à une analyse serrée des idées, on est forcément amené à redescendre l’échafaudage des concepts et des images et on aboutit en dernier ressort à l’expérience concrète. Avec ces concepts de base, non seulement je vais pouvoir en créer de nouveaux de plus en plus abstraits, élaborant des systèmes de plus en plus subtils, mais je vais pouvoir, au moyen du langage et de la vision, surtout par la lecture, en acquérir d’autres, tout faits et tout aussi abstraits, venus de l’extérieur. Par une sorte d’aberration, parce que mes premières notions intellectuelles ont correspondu à une réalité sensible, étaient vraies pour moi en quelque sorte, je vais continuer à attribuer ce même caractère de réalité et de vérité à tous les concepts qui n’ont plus aucune existence en dehors du mental qui les conçoit et pour lesquels aucune expérience concrète ne pourra infirmer le caractère de réalité et de vérité que je leur ai attribué.

Le couteau que j’ai sous les yeux n’est rien d’autre qu’un manche enserrant une lame de métal dont la composition et la forme la rendent apte à couper. Le concept de couteau n’est rien d’autre que les éléments qui le composent. Mais il ne demeurera pas moins en moi, lorsque les éléments dont j’ai l’expérience sensible auront disparu. Ainsi, de degré d’abstraction en degré d’abstraction plus élevé on en vient à concevoir une notion globale de monde, d’univers, notion qu’on exploite pour construire des systèmes, tel le matérialisme avec la matière comme seule réalité. En fait, ce que j’appelle univers n’est que la somme de mes expériences auxquelles j’ai accordé une valeur générale. Il n’y a pas de monde « en soi ». Cet univers-là est un pur produit de mon intellect.

Comme nous le faisons pour les phénomènes sensibles, nous opérons de la même manière avec la faculté de penser, c’est-à-dire avec notre pouvoir de transformer les informations reçues en concepts, en représentations mentales. Ainsi, le fait de penser nous suggère le concept de « pensée en soi », puis d’intellect, d’esprit universel et enfin d’esprit surnaturel, d’où l’on tirera diverses théories idéalistes ou spiritualistes. Je pense que je pense est encore une pensée qui entre dans le champ de l’activité mentale. Il ne peut y avoir intellectuellement, nous disons bien intellectuellement, d’esprit en soi.

C’est à tort que nous séparons le domaine perceptible du domaine intellectuel, c’est à tort que nous érigeons la pensée en essence, en principe autonome, ayant une valeur universelle. En effet, lorsque nous envisageons le domaine de l’expérience d’un côté et celui de l’esprit de l’autre, nous oublions qu’entre les deux il y a l’être qui perçoit et conçoit avec tous les moyens finis et particuliers, propres à sa nature spécifique. Prendre une valeur relative pour universelle est inhérent au besoin de systématisation du mental. Ce n’en est pas moins une erreur fondamentale car elle implique qu’il est fait abstraction de l’homme dont la mesure est la limitation, la relativité et la spécificité. La vision d’une couleur, par exemple, est l’ensemble de trois éléments indissociables : un phénomène perceptible, un ensemble organique percevant et un autre conceptualisant. Il n’y a pas de couleur « en soi »; la meilleure preuve est qu’en face d’un tableau un daltonien ne verra pas les mêmes couleurs que les autres et pourtant c’est le même phénomène visuel qui est offert à tous. De même, il ne peut y avoir de pensée pure, car chaque pensée dépend, quant à sa forme et à son expression logique, du cerveau qui doit se trouver dans un état d’activité bien défini que l’on appelle l’état de veille. Il n’y a pas de pensée dans le sommeil profond. Tout ce qui se manifeste ne le fait que par relation. La pensée n’existe pas sans information, sans expérience se situant en dehors d’elle et sans l’activité consciente du néocortex.

De plus, la pensée, dans la mesure où elle dépend de la mémoire, est amenée à situer son contenu informationnel dans le passé, le présent ou le futur. Cela était, il y avait, cela est, il y a, cela sera, il y aura… La pensée, en tant que telle, s’insère aussi dans le temps. D’une part, il y a d’abord sensation éprouvée, et ensuite seulement pensée pour qualifier cette sensation. On ressent du plaisir ou du déplaisir et ce n’est qu’après que l’on dit j’aime, je n’aime pas. D’autre part, la pensée ne peut contenir deux concepts en même temps, mais successivement, ces concepts étant rattachés l’un a l’autre par des charnières logiques. C’est bien parce que la pensée est enfermée dans le temps que l’on parle de son déroulement. Pour ces diverses raisons et aussi parce qu’elle dépend des capacités finies du cerveau qui, lui aussi, est un objet, la pensée se situe entièrement dans le temps et l’espace, tant pour ce qu’elle contient qu’en ce qui la concerne elle-même comme phénomène mental. Elle est inexorablement enclose dans la limitation spatio-temporelle humaine et ne peut appréhender ce qui, hors des formes, donc de l’espace, ne peut se situer dans le temps.

La pensée organise ses informations suivant un processus logicomathématique qui lui est propre. Chaque fois qu’elle pose un concept de valeur, elle est obligée d’en poser un autre complémentaire pour englober ce que le premier ne peut contenir. Définir la classe des nombres pairs implique l’obligation de définir celle des nombres impairs. Si je conçois un domaine de perfection, comme il existe pour moi des choses perverses et injustes, je suis forcé de concevoir un domaine de non-perfection qui les englobe. A l’extrême limite de l’abstraction, affirmer l’Etre entraîne, par nécessité logicomathématique, de postuler le non-Etre. Il est évident que ce sont là des distinctions subtiles de la spéculation métaphysique Mais elles sont révélatrices du mode de fonctionnement de la pensée par plus-moins, vrai-faux, Yin-Yang, comme nous l’avons déjà écrit ici (Etre, no 4).

On pourrait se demander pourquoi la pensée ne peut, elle, sortir de la dualité et appréhender l’unité où les contraires sont abolis ? Revenons à l’expérience sensible à laquelle on attribue telle ou telle valeur en fonction du plaisir ou du déplaisir ressentis. Cela ne peut se faire que par rapport à un état d’équilibre implicite pris comme référence, lequel étant neutre demeure ignoré parce qu’il ne procure pas de sensation, donc pas de pensée. Le chaud et le froid sont des notions qui « en soi » n’ont aucune réalité dans la nature et n’existent que pour l’homme. Chaud et froid traduisent des sensations par rapport à un état d’équilibre où il n’y a ni sensation de chaud, ni sensation de froid. Mais dans ce cas,  c’est capital, on n’y pense pas parce qu’il n’y a pas de sensation susceptible de provoquer des pensées à ce sujet en attirant l’attention de celui qui éprouve, ressent. Pas de pensée sans attention. La meilleure preuve est qu’il s’avère extrêmement difficile, sinon impossible, d’exprimer avec des mots cet état corporel en équilibre thermique autrement qu’en disant que c’est un état où l’on n’a ni chaud ni froid, parce qu’il n’y a pas de concept pour rendre compte de ce qui est non chaud et non froid du fait qu’à la base il n’y a pas d’expérience sensible. C’est toute la démarche de la théologie apophatique où, peur définir Dieu, on dit ce qu’il n’est pas faute de pouvoir dire ce qu’il est sans tomber dans le réseau limité des conceptions mentales, incapables d’exprimer, sans supercherie ou illusionnisme, ce qui les dépasse. Ainsi la pensée est-elle dualiste non seulement en raison de sa structure mais aussi parce qu’elle n’apparaît dans le domaine sensible que si un signal la provoque, ce signal n’existant pas dans un état d’équilibre, d’unité, mais seulement en dehors de celui-ci, c’est-à-dire dans la dualité.

La Réalité est toujours présente et il n’y a pas à devenir ce que l’on est déjà. Mais parce que la Réalité est équilibre parfait, ni ceci, ni cela, elle n’éveille pas de pensées. Pour être consciemment ce qu’inconsciemment on a toujours été, pour connaître notre véritable nature, il faut précisément qu’aient cessé toutes les sollicitations génératrices de pensées, dans un état d’entière disponibilité, que nulle pensée ne vient perturber, et ou l’être se trouve soudain consciemment en son centre immuable et ainsi le reconnaisse. La pensée ne peut donc, sur la base de ce qu’elle a expérimenté antérieurement, avec son connu et ce qu’elle ne peut concevoir qu’en mode duel, se représenter par anticipation ce qui n’appartient ni au domaine des sensations, ni à celui de l’intellect conceptuel, spéculatif et imaginatif.

Avant de vivre la Réalité, rien pour moi ne peut exister qui ne passe par ma structure individuelle et, par voie de conséquence, je ne puis rien connaitre qui dépasse les limites de ma spécificité. Ce que j’appelle la totalité n’est que la somme de mes relativités; c’est encore une relativité. Je ne puis même pas dire que cette totalité est bien l’ensemble de toutes mes particularités parce qu’il me faudrait posséder alors une structure plus vaste que la mienne pour le prouver et cela est impossible puisque je ne puis sortir de mes limites. C’est ce qui explique que je ne puis que constater en moi l’existence du phénomène de conscience sans pouvoir jamais l’expliquer au moyen de la pensée, faute d’avoir accès à une conscience plus vaste, englobant mon phénomène particulier de conscience. En résumé, la pensée humaine se révèle tributaire des informations qu’elle reçoit, de la limitation et de la spécificité de ses moyens d’appréhension, les sens entre autres, de conceptualisation et de mémorisation. Enfin, il y a distorsion entre la nature complexe et en partie inconsciente des informations et leur expression en mode logique.

Il reste maintenant à examiner la confusion qui existe entre le savoir et la connaissance. Savoir c’est acquérir des idées, des concepts, soit pour les conserver tels quels en mémoire, soit pour les présenter sous une forme originale, soit enfin pour en faire dériver de nouveaux concepts, de nouveaux systèmes. On peut très bien devenir un spécialiste du bouddhisme parce qu’on a lu quantité d’ouvrages traitant de cette tradition, entendu maintes conférences et conversé avec de nombreux bouddhistes, sans jamais avoir été soi-même bouddhiste et ainsi juger de ce qu’en fait on ignore. Connaître ce n’est pas seulement penser et encore moins savoir, c’est recevoir un donné ! Connaître découle de l’expérience directe, on ne connaît pas par personne interposée. Connaître la Réalité c’est la vivre et ce ne peut être que cela. Précisons que lorsque nous employons ici le terme d’expérience, il s’agit d’une tout autre chose que ce qu’on entend généralement par ce qui reste confiné dans les limites de la structure individuelle.

La Réalité dépasse tout ce que l’homme peut en savoir et en imaginer. La pensée, nous l’avons vu, ne peut se référer qu’à ce qui est connu par l’expérience, à la spéculation ou à l’imagination. A partir du connu expérimental la pensée ne peut appréhender la Réalité qui, pour elle, est inconnue. Quant au spéculatif et à l’imaginaire, ils n’ont, ainsi qu’il a été dit, aucune existence en dehors du mental qui les conçoit, étant coupés de toute réalité concrète. Or connaître la Réalité c’est en avoir l’expérience concrète. Ce n’est ni une spéculation, ni un phantasme. Parce que ce vécu est expérimenté, on l’appelle Connaissance, et parce que l’expérience que l’on en a est effective, on l’appelle Réalité. La Réalité est au-delà des limitations inhérentes à la nature humaine, au-delà de toute manifestation. Comment la pensée pourrait-elle concevoir ce qui la dépasse et ce qui est sans forme ?

Toute considération au sujet de la Réalité, tout ce qu’on peut en lire ou en entendre dire avant d’en faire l’expérience directe, est une aide incontestable, voire indispensable au début de la quête vers la Réalité, mais vient un moment où toute cette spéculation devient une entrave si l’on s’y complaît et conduit à l’égarement de l’intellectualisme, si l’on tient pour vrai et réel ce que l’on sait en théorie et ce que l’on pense dans l’abstrait. On deviendra un docteur en spiritualité, un spécialiste, un expert en la matière, mais jamais, au grand jamais, un connaisseur de la Réalité. Ceci ne veux pas dire qu’il faut délibérément rejeter la pensée et provoquer artificiellement le vide dans le mental. Ce serait une erreur aussi grande que celle qui consiste à prendre la pensée pour la Réalité et à substituer une théorie de la connaissance à la Connaissance elle-même. Une fois compris le processus et la nature de la pensée spéculative et imaginative et son impuissance à nous faire accéder à la Réalité, on voit son emprise diminuer progressivement au point que le mental va se trouver dans un état lucide d’inconnaissance acceptée dans lequel la Réalité surgira, si tel est notre destin.

Mais, nous rétorquera-t-on, c’est bien à travers la pensée que la Réalité, une fois connue, est éprouvée, c’est au moyen de la pensée que l’on cherche à l’exprimer. Pourquoi dénier ainsi toute valeur à celle-ci ? Il importe de comprendre qu’il existe une différence fondamentale entre la pensée qui cherche à saisir la Réalité, tentative qui n’est en somme qu’agitation mentale — « Qui cherche avec sa tête, cherche sa tête », a dit Lin-Tsi — et celle qui, comme l’être tout entier dont elle fait partie, est saisie dans un éclair par la Réalité. Sauf cas rarissimes, c’est dans l’apaisement total de l’être, donc de la pensée, dans une disponibilité sans vouloir et sans désir que le dévoilement de notre nature véritable peut survenir. Toutes les disciplines et les ascèses authentiques visent à conduire à cet état préalable d’apaisement et de disponibilité. Et puis, il y a l’autre approche qui consiste, sans action rituelle apparente, dans l’attente calme et silencieuse d’un témoin attentif, à laisser cet apaisement s’opérer comme sous la pression sous-jacente de la Réalité qui, au terme d’une lente et longue maturation, soudain se révèle. Cet abandon de l’être n’est nullement passivité, ni quiétisme, comme on pourrait le croire, mais une vigilance de tous les instants où la pensée se trouve dans un état d’ouverture, d’interrogation globale, muette, et aussi sans vouloir, consciente de son impuissance à trouver par elle-même une réponse. Mais nous mettons en garde quiconque serait séduit par cette perspective, car, sans le contrôle d’un véritable instructeur, ce qui peut sembler un appel surnaturel, risque de n’être en fait qu’un désir de l’individualité, toujours encline à la facilité et qui sans l’avouer considère l’absence apparente de contraintes comme une autorisation à toute licence. C’est alors la porte ouverte à tous les débordements, comme nous l’avons constaté chez maints individus, prétendument maitres spirituels, et chez leurs disciples. En général, surtout pour les Occidentaux, tellement englués dans l’action et l’agitation, cette voie n’est concevable que si l’on a compris au fond de soi l’incapacité du seul désir à procurer la plénitude à laquelle on aspire, désir dont l’aiguillon se trouve déjà fortement émoussé. Que l’on sache bien également qu’il n’est dans le pouvoir d’aucun être de provoquer le surgissement de la Réalité, laquelle n’est jamais un dû mais toujours un donné. On ne tire pas de traite sur l’Absolu.

Qui vit la Réalité a la certitude d’être à la fois dans ce vécu et d’être ce vécu dont il est totalement imprégné, sans pouvoir le modifier ni le refuser parce qu’entièrement pris par lui; il n’a sur lui aucune prise. Dans ce vécu il n’y a pas de pensées, aussi incompréhensible que cela puisse sembler vu de l’extérieur. La pensée ne peut rendre ce qui est unité, parfait équilibre, béatitude. et puis, quel besoin celui qui vit la Réalité aurait-il d’exprimer pour lui-même, au moyen de la pensée, ce qu’il connait directement et comme étant intraduisible ? C’est seulement pour autrui, s’il possède les dons du ciel qui permettent de transmettre, et s’il est mandaté pour remplir cette fonction, que celui qui vit la Réalité va s’efforcer d’exprimer ce vécu. Mais ce faisant et bien que sa pensée accède à une dimension qui lui était jusqu’alors inconnue, il aura plus que tout autre conscience de l’indigence et de l’imperfection de la pensée pour rendre compte de ce qui échappe à toute formulation possible. Il est vrai que ce qui se passe alors va bien au-delà des mots qui ne sont plus dans ce cas qu’un simple support. D’instrument illusoire pour parvenir à la Connaissance, la pensée est devenue l’instrument docile de sa source vive, vécue à la fois en dehors d’elle dans la plénitude, mais aussi à travers elle pour en témoigner vis-à-vis des autres. Ainsi y a-t-il antinomie radicale entre la pensée conceptuelle et spéculative, vouée à finir dans ces nécropoles intellectuelles que sont les bibliothèques, et la pensée que transfigure la Réalité, à chaque instant toujours neuve, vivante et jaillissante.