Aimé Michel
De quelques mystères de l'espace intérieur: l'énigme des rêves lucides

La science ne saurait nous dire ni pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, ni pourquoi il existe un « je » qui pense. Mais sur ce « je » qui pense, elle rend notre interrogation encore plus obsédante et brûlante : en effet, tout son système d’explication, dont on sait la formidable puissance, s’arrête au seuil de la conscience. Comme le remarquait Lord Adrian, « nous expliquons tout sans la conscience, nous n’avons pas besoin d’elle ». Même le neurophysiologiste qui étudie la douleur traduit tout ce qu’il voit en observations et mesures objectives : de son tableau final, où tout sera peut-être « expliqué », la douleur en tant que fait vécu sera elle-même évacuée.

(Revue Question DE. No 8. 3e Trimestre 1975)

L’univers, disent les gnostiques de Princeton, a un envers étudié par la science et un endroit perçu par la conscience. Cette thèse, qui se développe à l’avant-garde de la recherche scientifique américaine, fut toujours celle d’Aimé Michel et, avec lui, de plusieurs collaborateurs de « Planète ». Les acquis de la parapsychologie et l’élargissement des incertitudes en physique confirment une telle vision.

Le premier des mystères, c’est : pourquoi y a-t-il quelque chose, plutôt que rien ? Et le deuxième, aussi grand que le premier : pourquoi suis-je là, en train de penser ?

Ces deux grandes interrogations expriment la relation de l’homme avec l’absolu. Je plains ceux dont elles ne traversent pas l’esprit au moins une fois par jour, car il ne leur sert à rien d’être hommes. La condition de salade leur conviendrait tout aussi bien. Je plains davantage encore ceux qui s’en sont débarrassés par un effort dévoyé de leur intelligence, sous la pression des sophismes imaginés par certains philosophes, linguistes et psychanalystes. Selon ces philosophes, il n’y aurait pas lieu de se poser des questions ne comportant aucune réponse imaginable. Et pourquoi donc, si ces questions expriment le plus profond mouvement de mon âme ? Je salue les philosophes avec respect et passe outre à leurs allégations, puisqu’il n’existe pas une seule de celles-ci à laquelle d’autres philosophes n’aient imaginé au moins une dizaine de réfutations, toutes aussi plausibles.

Je passe outre aussi aux démonstrations des linguistes qui voudraient me prouver que ces deux questions sont sémantiquement vides, dénuées de sens. Merci pour les démonstrations, mais il y a quelque part une signification, je le sens bien, en dépit des meilleures démonstrations. Or ce que j’éprouve de plus profond en moi, c’est, premièrement, le mystère d’être et, deuxièmement, celui de penser, d’avoir conscience. Tout ce que vous pourrez me dire n’atteindra jamais dans ma conscience la plus vive et la plus personnelle le tourment de ces deux questions.

Quant au discours psychanalytique, c’est affaire de choix. Je rejette quant à moi l’inconsistant et l’invérifiable et n’accepte que l’expérience : l’expérience intérieure, et l’expérience scientifique qui comporte toujours à sa source une expérience intérieure. Tout le reste est superstition.

Les labyrinthes du rêve lucide

La science ne saurait nous dire ni pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, ni pourquoi il existe un « je » qui pense. Mais sur ce « je » qui pense, elle rend notre interrogation encore plus obsédante et brûlante : en effet, tout son système d’explication, dont on sait la formidable puissance, s’arrête au seuil de la conscience. Comme le remarquait Lord Adrian, « nous expliquons tout sans la conscience, nous n’avons pas besoin d’elle ». Même le neurophysiologiste qui étudie la douleur traduit tout ce qu’il voit en observations et mesures objectives : de son tableau final, où tout sera peut-être « expliqué », la douleur en tant que fait vécu sera elle-même évacuée. Selon l’expression de Raymond Ruyer et des nouveaux gnostiques, la science ne se développe que dans l’envers des choses. L’« endroit » de l’univers, c’est-à-dire l’univers pensant, qui dit « je » (moi, vous) n’existe pas dans le tableau que dresse la science, et ne peut y exister.

C’est pourquoi rien n’est plus précieux qu’une porte ouverte sur cet « endroit » qui pense. L’art, la poésie sont une de ces portes. Mais l’art et la poésie n’explorent que des régions familières de l’« endroit » pensant, je veux dire seulement les régions où vagabonde notre conscience ordinaire plus ou moins éveillée. Le domaine du rêve est plus vaste que ces régions-là. Pendant le rêve, la conscience vagabonde loin du connu, dans des aventures et des expériences absentes de l’univers de la veille.

Malheureusement, l’univers propre du rêve n’a été que très peu exploré et décrit. Je ne sais pourquoi la littérature du rêve vécu est si pauvre. Les grands livres qui décrivent des rêves se comptent sur les doigts de la main1.

Le hasard m’a fait tomber récemment sur un texte très peu connu, qui m’a paru d’une exceptionnelle valeur et dont je vais citer des extraits : il s’agit d’une étude (A Study of Dreams) publiée en 1913 par un médecin hollandais dans les Proceedings de la Société de Recherches psychiques de Londres2. Cette étude ne remplit que trente pages de la revue anglaise. L’auteur, Van Eeden, promet de rédiger un livre plus complet, ce qu’apparemment il n’a pas fait (cela se saurait). Cependant, le type de rêve auquel il consacre l’essentiel de son texte est tellement intéressant que ces trente pages devraient désormais figurer dans toutes les bibliographies : Van Eeden est un précurseur des recherches actuelles les plus avancées en matière d’états de conscience exceptionnels. Je le cite maintenant :

« Depuis 1896 (jusqu’en 1913), j’ai étudié mes propres rêves, notant les plus intéressants dans mon journal. En 1898, j’ai commencé à tenir un compte rendu séparé pour un certain type de rêves qui me semblait le plus important, et j’ai continué jusqu’à aujourd’hui. En définitive, j’ai noté environ 500 rêves, dont 352 sont de ce type particulier que j’ai dit […]. (Dans cet article) j’éviterai autant que possible toute spéculation et me limiterai aux faits ; mais ces faits, tels que je les ai observés, me donnent d’une façon générale la ferme conviction que les théories proposées jusqu’ici sur le monde du rêve (dream-life), autant que je les connaisse, sont incapables de rendre compte de l’ensemble des phénomènes3. »

Rêver en état de parfaite conscience

Van Eeden expose ensuite les neuf types de rêves que comporte, selon lui, le monde onirique. De ces neuf types, je ne retiendrai ici que le septième, qui me semble le plus remarquable. C’est de ce type-là que Van Eeden a noté 352 cas entre le 20 janvier 1898 et le 26 décembre 1912, soit une moyenne de deux par mois. Van Eeden les appelle « rêves lucides ». En état de rêve lucide, le rêveur sait qu’il rêve ; il a, de son univers de rêve, une conscience aussi vive que celle que nous avons de nous-mêmes et des choses en état de veille, et, de plus, il se souvient très exactement de sa vie éveillée (de la même façon qu’en état de veille on peut se souvenir d’un rêve parfaitement remémoré). Je cite :

« Dans ces rêves lucides, la réintégration des fonctions psychiques4 est si complète que le dormeur se rappelle sa vie éveillée et sa présente condition (de dormeur) ; il atteint un état de parfaite conscience, il est capable de diriger son attention et de décider d’actes de libre volonté. Cependant le sommeil, je suis en mesure de l’affirmer en toute certitude, est paisible, profond, reposant. J’ai eu le premier éclair d’une telle lucidité une nuit de juin 1897 dans les circonstances suivantes. Je rêvais que je volais à travers un paysage où l’on voyais des arbres nus, car dans mon rêve on était en avril, et je remarquai que la perspective des branches et des ramilles se modifiait de façon absolument naturelle tandis que je me déplaçais. Je fis alors, au fond de mon sommeil, la réflexion que mon imagination était tout à fait incapable d’inventer et de créer une image aussi complexe que la perspective changeante de petites ramures à travers lesquelles on vole.

De nombreuses années plus tard, en 1907, je trouvai un passage dans un livre du Pr Ernst Mach où la même observation est faite un peu différemment5. Mach avait découvert qu’il rêvait dans des circonstances semblables aux miennes, mais en remarquant que les effets de perspective dans les ramilles étaient faux, alors que je m’étais émerveillé d’un mouvement si naturel que j’avais jugé mon imagination incapable de les concevoir. Mach n’a pas poursuivi ses observations dans ce sens, probablement parce qu’il les jugeait sans importance. Pour moi, au contraire, je préparai mon esprit à être très attentif la prochaine fois qu’une telle chose m’arriverait, dans l’espoir de prolonger et d’intensifier la lucidité.

Un corps de rêve

« C’est en janvier 1898 que je pus répéter l’observation. Dans la nuit du 19 au 20, je rêvai que j’étais étendu dans le jardin devant les fenêtres de mon bureau, et je voyais les yeux de mon chien â travers la vitre. J’étais à plat ventre, observant le chien très attentivement. En même temps, cependant, je savais en toute certitude que je rêvais et qu’en réalité je reposais sur le dos dans mon lit. Alors je résolus de m’éveiller doucement et attentivement et d’observer comment ma sensation de reposer à plat ventre se changerait en sensation de reposer sur le dos. Ce que je fis, lentement et délibérément, et la transition (dont j’ai depuis fait maintes fois l’expérience) est, je dois le dire, absolument extraordinaire. C’est comme l’impression de glisser d’un corps dans un autre : on a très distinctement le double souvenir de deux corps. Je me rappelais ce que j’éprouvais dans mon rêve, couché à plat ventre, mais retournant à la vie de l’éveil ; je me rappelais aussi que mon corps physique était resté tranquillement sur le dos tout le temps. Cette observation d’une double mémoire, je l’ai faite maintes fois depuis. Elle est tellement frappante qu’elle conduit presque inévitablement à l’idée d’un « corps de rêve ».

« Je sais que Havelock Ellis évoque sarcastiquement les « petits barboteurs d’occulte » qui parlent d’un « corps astral ». Mais s’il avait eu ne fût-ce qu’une seule de ces expériences, il saurait que l’on ne peut se retenir ni de « barboter », ni de penser à un « corps de rêve ». Dans le rêve lucide, la sensation d’avoir un corps, avec des yeux, des mains, une bouche qui parle et le reste, est parfaitement claire ; cependant on sait en même temps que le corps physique est en train de dormir dans une posture toute différente. Quand on s’éveille, les deux sensations se mêlent ensemble, pour ainsi dire, et l’on se rappelle aussi clairement l’activité du « corps de rêve » que le repos du corps physique.

« En février 1899, j’eus un rêve lucide au cours duquel je fis l’expérience suivante. Avec mon doigt mouillé de salive, je dessinai une croix humide sur la paume de ma main gauche, dans l’intention de voir si elle serait encore là quand je m’éveillerais. Puis je rêvai que je m’éveillais et constatai la présence de la croix humide. Enfin, longtemps après, je m’éveillai réellement et sus aussitôt que les mains de mon corps physique étaient restées immobiles sur ma poitrine6. »

Un monde réel mais truqué

Van Eeden rapporte ensuite diverses expériences au cours desquelles, dans son corps de rêve, il cria de toutes ses forces et entendit de grands bruits, tout en sachant que son corps physique reposait, immobile et silencieux, ce que confirma sa femme. Il décrit alors ce qu’il appelle le monde « réel mais truqué » du rêve. « Le 9 septembre 1904, je rêvai que j’étais debout devant une table, près d’une fenêtre. Sur la table étaient divers objets. Pleinement conscient que je rêvais, je réfléchis aux expériences que je pourrais faire. Je commençai par essayer de casser du verre en cognant dessus avec une pierre. Je posai une petite tablette de verre sur deux pierres et frappai avec une autre pierre, mais en vain. Je pris alors un verre de cristal fin sur la table et le serrai dans mon poing de toutes mes forces, pensant en même temps combien il serait dangereux de faire cela dans le monde de la veille. Le verre ne se brisa pas, mais voilà que, le regardant de nouveau un peu plus tard, il était brisé ! Il s’était brisé correctement, mais un peu trop tard, comme un acteur qui rate sa réplique ! Cela me donna l’impression très curieuse d’être dans un monde truqué, très bien imité, mais avec de légères erreurs. Je pris alors le verre cassé et le jetai par la fenêtre pour voir si j’entendrai le bruit des débris. Je l’entendis très bien, et même j’aperçus deux chiens qui s’enfuyaient avec beaucoup de naturel. Je pensai alors quelle bonne imitation était ce monde de comédie. Voyant sur la table une carafe de bordeaux, je m’en versai et notai avec une parfaite clarté d’esprit : « Eh bien, on peut avoir aussi des sensations volontaires de goût dans ce monde de rêve ; ce vin est d’une saveur parfaite ! »

« La nuit de Noël 1911, je fis le rêve que voici. D’abord je volais et flottais. Je me sentais merveilleusement léger et fort. Je voyais d’immenses et magnifiques paysages, une ville, de la campagne, le tout fantastique et brillamment coloré. Soudain, j’aperçus mon frère. Il était assis. J’allai vers lui et lui dis : « Tu sais, nous sommes en train de rêver, toi et moi. — Non, me répondit-il, pas moi !  » Alors je me rappelai qu’il était mort. Nous eûmes une longue conversation sur la vie après la mort. (Mais le frère ne put rien lui dire de précis, il semblait ne rien savoir.) Alors je vis le Pr Van’t Hoff le fameux chimiste hollandais que j’avais connu étant étudiant […]. Je me dirigeai vers lui, sachant très bien qu’il était mort, et repris mon enquête sur la vie après la mort. Ce fut une longue et calme conversation et j’étais pleinement conscient de la situation. Je demandai d’abord comment, privés comme nous l’étions d’organes des sens, nous pouvions être assurés que notre interlocuteur était bien la personne en question et non une illusion subjective. Réponse de Van’t Hoff : « Exactement comme dans la vie courante, par une impression générale. — Mais, lui dis-je, dans la vie courante l’observation est stable et consolidée par la répétition. Ici aussi, dit Van’t Hoff, et le sentiment de certitude est le même. » J’avais, en vérité, une très forte impression de certitude que je parlais bien à Van’t Hoff et non à une illusion. » (Alors Van Eeden pose les mêmes questions qu’à son frère et constate que les réponses de Van’t Hoff « sont aussi hésitantes, douteuses et insuffisantes que celles de son frère ». Il se réveille parfaitement reposé. Sa femme lui confirme qu’il n’a ni bougé ni parlé.)

Rêver que l’on rêve

Toute l’étude de Van Eeden est d’un très haut intérêt. Cependant j’arrêterai là, faute de place, me bornant à examiner quelques points qu’elle soulève.

D’abord, le rêve lucide tel qu’il est décrit ici existe-t-il vraiment ? Comme je le remarquais plus haut, les créations romanesques de Borgès (entre autres) ressemblent souvent aux récits de Van Eeden. Or Borgès, vieil insomniaque, a beaucoup « rêvé » aux infinis labyrinthes de la veille et du sommeil. L’« étude » de Van Eeden a-t-elle été imaginée, comme le Jardin aux sentiers qui bifurquent ?

A cette question, on peut répondre avec assurance : le rêve lucide existe. Outre que d’Hervé et Mach en témoignent, nous en avons tous entendu un récit une fois ou l’autre. Quelques-uns d’entre nous l’ont vécu. Il faut cependant admettre que peu de dormeurs en sont capables. « Quand nous rêvons que nous rêvons, dit Novalis (qui a beaucoup rêvé), nous sommes sur le point de nous éveiller. » Savoir qu’on rêve, persister à rêver, se rappeler même du fond du rêve sa vie de veille, c’est une expérience sortant tout à fait de l’ordinaire.

Les portes cachées du monde intérieur

Le plus singulier, c’est ce « monde du rêve » où se meut le rêveur lucide. Absolument rien ne le distingue du monde « réel », sauf, de temps à autre, une petite erreur. Mais erreur par rapport à quoi ? Ce qui nous permet de parler d’erreur, c’est la conviction que seul le monde physique existe, que le monde du rêve s’évanouirait sur-le-champ si le corps du dormeur était stimulé, à plus forte raison s’il subissait des dommages et, bien entendu, s’il mourait. Le monde du rêve est (croyons-nous) suspendu au monde physique, il tient de lui seul son existence. Comment en douter, quand on se rappelle que toute pensée est née de la matière minérale par évolution biologique, de la bactérie au primate tertiaire et à l’homme ? Quand on constate que ce monde du rêve n’a rien d’original, qu’il n’est qu’une copie de l’autre, un leurre, ce que Van Eeden appelle en anglais un fakeworld ? S’il avait une existence propre, pourquoi copierait-il celle du monde physique ?

L’envers et l’endroit de l’univers

Le lecteur devine que je pose ces questions avec une arrière-pensée. Car toutes ces remarques sur le monde onirique de Van Eeden, on peut les faire sur le « monde des morts » uniformément décrit par les « mediums » parlant sous l’action d’un « guide de l’au-delà », mort prétendu ou entité se disant supérieure. Certes, l’expérience médiumnique est réelle. Ce n’est pas une supercherie, mais bien un phénomène indubitable que cet état second, cette « transe » qui saisit certains sujets et fait parler par leur bouche une entité inconnue, dédoublement ou je ne sais quoi. Cependant, comme les rêves lucides de Van Eeden, le monde supposé de l’au-delà est une copie plus ou moins idéalisée du nôtre. On y voit de beaux paysages, des arbres, des animaux, des palais, on y goûte d’exquises liqueurs, on y rencontre des morts toujours prêts à dialoguer, ayant réponse à tout, quoique platement évasifs dès que la question devient précise.

Je ne vais pas, en quelques paragraphes, expédier ce que je pense de tout cela, qui est infiniment complexe, et me bornerai à une remarque : dans le système cosmogonique des gnostiques scientifiques7, l’univers a un envers étudié par la science et un endroit perçu par la conscience. Eh bien, des faits comme le rêve lucide et la transe médiumnique nous mettent en garde contre toute facile simplification : oui, il y a un endroit de l’univers matériel, qui est un autre univers, psychique celui-là ; mais cet univers psychique comporte lui-même des portes de sortie donnant sur d’autres univers dont lui-même est l’envers ! Il y a dans le mode d’être psychique un nombre inconnu, peut-être indéfini, d’univers gigognes où notre conscience parfois pénètre par hasard ou effraction, à son grand émerveillement, se demandant ce qui lui arrive, prête d’ailleurs à toutes les superstitions devant les fantastiques richesses découvertes d’un coup. L’hallucination est un univers gigogne dont les drogues révèlent la variété. Elle est bien différente du rêve lucide, car celui qui y pénètre n’a aucun moyen de retour, la porte de sortie n’est pas entre ses mains. Il ne peut ni se souvenir du monde de la veille ordinaire ni décider de se soustraire à l’hallucination, mais doit attendre que la drogue ait cessé son effet, souvent sans garder la conscience qu’il est sous son empire.

La vision mystique est un autre univers gigogne. Enfin, le plus troublant de tous est celui de l’out-of-body, dans lequel le sujet voit son corps de l’extérieur, et réellement, semble-t-il, puisque des médecins rapportent des cas de coma profond où le malade, en se réveillant, raconte sans se tromper tout ce qui s’est passé dans son entourage et même dans les pièces voisines, ou plus loin, hors de l’atteinte normale de ses sens.

Tous ces faits nous font mesurer mieux ce qu’il y a de démesuré dans le mystère de la conscience. Quand je me demande : « Pourquoi y a-t-il quelque chose, plutôt que rien ? » la science met derrière ce « quelque chose » un univers matériel infiniment peuplé de galaxies. Et quand je me dis : « Pourquoi suis-je là, en train de penser ? » je dois me rappeler que mon médiocre petit psychisme quotidien recèle, au fond de coins obscurs qui attendent leur exploration, des portes cachées donnant sur un espace intérieur peut-être aussi infini que celui des étoiles.

A.M.

1 Les deux meilleurs datent du XIXe siècle. Cc sont celui du marquis d’Hervey de Saint-Denis les Rêves et les moyen de les diriger (1867, réédité en 1964, Paris, par le Cercle du Livre précieux) et celui d’A. Maury, introuvable : le Sommeil et les rêves (Paris Didier, 1878).

2 Frederik Van Eeden: « A Study of Dreams », in Proc. Soc. Psych. Research, vol. 26, 1913, pp. 431 et suiv. C’est au livre du Pr Charles Tart, Altered States of Consciousness (New York, Doubleday, 1972), que je dois d’avoir lu Van Eeden. Naturellement le livre de Tart est introuvable en France. Je suis tombé dessus en fouillant la librairie du campus de l’Université Stanford, à San Francisco.

3 C’est-à-dire la récupération des fonctions de l’état de veille (pouvoir de réflexion, de souvenir, d’attention, de volonté, de décision, etc.).

4 Van Eeden cite notamment Freud, Maury, d’Hervé, Havelock Ellis.

5 Le Pr Mach en question est le célèbre physicien dont le nom sert maintenant d’unité de vitesse aérienne (Mach 1, Mach 2, etc.). Le livre cité est : Die Analyse der Empfidungen und das Verhaltness des Psychichen zum Psysichen (Iéna, Fischer, 1903).

6 Remarquons la complication de cet état de conscience : quand il rêve qu’il s’éveille, sait-il encore qu’il dort ? On croirait une nouvelle de Borgès. Cependant, voir mon commentaire plus loin.

7 Cf. le livre du Pr Ruyer : la Gnose de Princeton (Paris, Fayard, 1974).