(Revue Question De. No 29. Mars-Avril 1979)
Lors d’une récente émission télévisée sur sa « Leda atomica », Salvador Dali s’écriait : « L’histoire de l’art ne présente pas d’intérêt, seul l’art dans l’histoire mérite attention. » On est bien tenté de pasticher et d’écrire : l’histoire des religions offre moins d’intérêt que la religion dans l’histoire.
On est généralement enclin à juger une donnée sociale, politique, artistique ou religieuse, par référence à ses origines, au lieu d’en apprécier la force actuelle ou potentielle, manifeste ou occulte. Aussi dit-on que l’histoire est maitresse de vie, alors que c’est la vie qui est génératrice d’histoire. On distingue ainsi deux catégories d’esprits : ceux qui, tournés vers le passé, s’en tiennent à l’histoire des faits ; et ceux qui, regardant plutôt le permanent et l’avenir, considèrent le rôle privilégié que peuvent avoir des faits sur le cours d’une histoire, toujours inachevée. On aborde dès lors l’étude du fait religieux de deux façons différentes : comme révélateur d’un passé ou comme porteur d’un avenir. C’est ce que manifestent avec éclat les deux monumentales publications que sont « l’Histoire des religions », de l’Encyclopédie de La Pléiade [1], et « l’Histoire des croyances et des idées religieuses », de Mircea Eliade [2].
L’auteur de celle-ci, roumain de naissance, professeur à l’université de Chicago, a brillamment relevé le défi lancé par les auteurs de « La Pléiade » : « l’Histoire des religions échappe inévitablement à la connaissance d’un seul chercheur… » Il n’y aura plus de « Rameau d’or » dû à un seul auteur [3]. » Eh bien ! Voici un auteur unique, avec une érudition égale à celle des historiens les plus scrupuleux, après cinquante ans de recherches et d’expériences, après l’épreuve critique de nombreuses publications en différentes langues [4], qui réussit à rassembler en trois gros volumes l’essentiel de l’histoire des religions.
LE FAIT RELIGIEUX COMPORTE TOUJOURS
UN ASPECT INSAISISSABLE A LA RAISON
Ces deux grandes œuvres, celle de « La Pléiade » et celle de Mircea Eliade, témoignent d’un même souci d’universalité dans l’espace (toutes les religions et en tout lieu) et dans le temps (depuis les vestiges de la préhistoire jusqu’à nos jours). Mais, tout en méritant une égale créance, elles se distinguent par leur méthode, par leurs perspectives, par leurs principes d’interprétation. La possibilité de ces approches différentes tient surtout au caractère spécifique de leur objet, le fait religieux, et aux conséquences épistémologiques qu’il entraine. Il ne peut en effet être traité comme un quelconque objet de science : une part au moins de lui-même échappe à l’ordre du savoir. Il est en effet indéfinissable de façon précise et exhaustive [5]. Irréductible, insaisissable, il se soustrait toujours par quelque aspect aux prises de l’observation ou du raisonnement, et pourtant il existe. C’est une sorte de gageure — nécessaire — de fixer dans des notions et à des dates ce qui est transrationnel et transhistorique. Sur ce point du moins — à des nuances près — les auteurs de ces œuvres différentes tombent d’accord.
Ils s’opposent à toute tendance réductionniste, qui ramènerait le sacré à un phénomène purement psychologique, en raison de leurs relations indissociables. Le rôle de l’inconscient et de la conscience dans la détermination du sacré a incite certains auteurs, comme Feuerbach, Freud, et nombre de leurs disciples, à faire du sentiment religieux une fonction naturelle de la psychè. Le sens du transcendant n’aurait pas d’autre source qu’une activité immanente de l’imaginaire ou ne serait rien d’autre qu’« une névrose obsessionnelle et universelle », « un indice de morbidité mentale », une projection fantastique de craintes ancestrales enracinées dans un inconscient collectif, une superstructure idéologique de la société.
Psychanalystes et, à leur suite, sociologues extrapolent à loisir, en confondant une réalité représentée avec un processus de représentation [6], une réalité vécue avec une vie d’illusion ou avec une création exclusivement mentale. C’est méconnaitre toute la force de l’« intentionnel » dans la connaissance et l’affectivité, c’est manquer de discernement critique.
Il parait donc essentiel de bien distinguer deux aspects de tout acte religieux : les formes par lesquelles il s’exprime, qui s’accordent à la pensée et à la sensibilité des hommes d’une culture donnée et qui représentent son aspect immanent ; et l’essence même du fait religieux, soit « l’appréhension par l’homme d’un sacré qui est, pour lui, une réalité objective, transcendant la condition humaine, et qu’il perçoit à travers des expériences affectives, rationnelles, symboliques ou institutionnelles [7] ». C’est cette relation entre l’immanent et le transcendant, à travers des expressions humaines inévitablement inadéquates, qu’il importe à l’historien des religions de découvrir. Il n’y parviendra qu’en embrassant la totalité d’une culture, d’une société, d’une conscience et d’un inconscient collectif. Il n’accèdera à cette totalité qu’en procédant niveau par niveau, à l’aide de toutes les disciplines des sciences humaines, sans perdre de vue à chaque niveau d’analyse sa relation avec l’ensemble.
LE PHENOMENE RELIGIEUX OFFRE CEPENDANT
UNE PRISE A L’ETUDE SCIENTIFIQUE
Pour l’étude du sacré à travers les religions, l’Histoire de la Pléiade applique les méthodes de l’histoire comparative, tandis que l’Histoire de Mircea Eliade, sans méconnaitre les précédentes, recourt à celles de la phénoménologie. L’histoire comparative, préférée par les uns, la phénoménologie existentielle, prédominante chez l’autre — quand elles sont pratiquées avec sagesse, comme c’est le cas — sont à vrai dire plus complémentaires que radicalement opposées. La première tend à mettre plus en relief l’originalité d’une religion, la seconde une communauté profonde du vécu religieux. L’une s’attache plus aux signes distinctifs, qui singularisent des jeux d’influence, détrompent sur des similitudes apparentes, ramifient des sources communes en institutions différences ; l’autre montre la convergence des attitudes, la parente des racines et des structures, qu’elle s’emploie à discerner sous les différences. Les deux méthodes toutefois exigent la même richesse documentaire, la même précision d’analyse, la même sureté de jugement. Un esprit plus intéressé par l’aspect intérieur et secret de l’histoire préférera le décrypter par l’analyse phénoménologique des faits ; un esprit plus porté vers le caractère évènementiel des faits optera pour l’histoire comparative. Grace à ces deux grandes œuvres d’égale valeur, nous avons aujourd’hui la chance de pouvoir choisir ou mieux encore, de les lire toutes deux, sans avoir jamais l’impression qu’elles se répètent, grâce à leurs différences d’analyse et de perspective.
L’entreprise de « La Pléiade » se veut délibérément scientifique. Son directeur, H.C. Puech, l’avoue très loyalement : « A parler franc, écrit-il, le phénomène religieux, même constaté dans le temps et à une date précise, ne se résout pas en un phénomène purement historique… » ; mais il affecte toujours une certaine forme, il présente une structure, il se constate à des dates et en des lieux, il offre donc une prise à l’histoire. Il compose avec tous les autres facteurs d’une civilisation et, si une civilisation ne peut être comprise sans lui, comme le pense également Arnold Toynbee [8], il ne peut non plus être perçu, sans être replacé dans l’ensemble de corrélations qu’il contribue à souder. Mais il le dépasse toujours en quelque manière. Cette Histoire des religions n’en mérite pas moins son nom, car elle respecte pleinement ses objectifs : « La tâche qui lui est assignée, écrit son directeur, …revient en principe, à partir de faits dûment constatés ou établis, à les ordonner et à les coordonner, à décrire ou à reconstituer des ensembles de doctrines, de croyances, de pratiques, d’institutions, historiquement attestés et positivement vérifiables ».
Les auteurs de « La Pléiade », estimant que l’étude historique des civilisations, et donc du facteur religieux, avec toutes les exigences de la méthode scientifique, ne peut plus, malgré l’exemple d’un Arnold Toynbee, être l’œuvre d’un seul savant, sont obligés de s’appuyer sur les travaux d’autres spécialistes pour ce qui n’est pas de leur domaine propre. Car la méthode comparative est « la seule qui puisse éclairer l’histoire des religions ». Comment expliquer les phases du judaïsme, par exemple, si l’on ignore les influences religieuses de la Mésopotamie, de l’Egypte, des cultes de Baal, des mystères helléniques ? L’histoire comparative, nécessaire, présupposé aujourd’hui le concours de nombreux spécialistes qui méritent et s’accordent une mutuelle confiance.
Mais elle ne va pas sans danger, comme le notent, plusieurs auteurs de l’« Encyclopédie », dont André Caquot (vol. I, 365), qui signalent des erreurs, des rapprochements superficiels et inconsidérés, des analogies trompeuses. Elle révèle l’existence d’un syncrétisme réel, c’est-à-dire d’une interpénétration des différentes croyances et pratiques religieuses. Une religion dogmatique condamne le syncrétisme, mais elle ne peut en nier le fait, non plus que la tendance à des emprunts ou à des adaptations, tendance qui se fait sentir jusque dans son sein, par suite des inévitables contacts qui sont entretenus avec des religions ou des idéologies différentes. Certains historiens, tels ceux de « La Pléiade », se montreront plus attentifs à déceler le spécifique d’une religion, son intuition fondamentale propre, à travers les contaminations étrangères, tandis que d’autres historiens, tels Mircea Eliade, verront dans certains cas de syncrétisme un signe de créativité. « Phénomène immémorial et abondamment attesté, le syncrétisme a joué un rôle important dans la formation des religions hittite, grecque, romaine, israélite, dans le bouddhisme mahayana et le taoïsme. Mais ce qui caractérise le syncrétisme à l’époque hellénique et romaine c’est son envergure et sa surprenante créativité. Loin de trahir usure ou stérilité, le syncrétisme semble être la condition de toute création religieuse [9]. » Et de citer entre autres exemples le judaïsme post-exilique, le mazdéisme, le christianisme primitif. La fidélité aux origines chez les uns, la permanente créativité de l’esprit religieux chez les autres, tels pourraient être les centres d’intérêt caractéristiques de deux écoles d’historiens. Toutefois, écrivant une histoire, sans proposer un enseignement religieux, ils ne peuvent, ni les uns, ni les autres, être accusés de syncrétisme. Sils découvrent des rapports de similitude et d’influence, ils les signalent en historiens, non en théologiens qui les fondraient en une synthèse doctrinale, au risque de tout trahir.
LE FAIT RELIGIEUX S’INTEGRE
DANS LES STRUCTURES DE LA PSYCHE
La recherche de Mircea Eliade se distingue par la méthode phénoménologique qui est employée, et qui s’assortit d’un modèle structural. Issue de la philosophie d’Edmund Husserl et de Max Scheler, la phénoménologie vise, par l’analyse concrète des actes, idées et objets religieux, à découvrir leur sens profond. Il peut se retrouver identique ou convergent à travers des formes différentes de religion. Cette méthode s’intéresse moins à la succession historique des faits qu’à l’intériorité permanente qu’ils révèlent, à la structure fondamentale dont ils procèdent, à leur orientation inexprimée, si ce n’est par des symboles, dont les polarités identiques sont discernées sous les variations culturelles et temporelles. Le phénomène religieux s’intègre à l’intérieur d’un système global d’associations et d’interactions, il prend place dans la structure permanente de l’humaine psychè. Cette méthode a le mérite, reconnait Michel Meslin, « en établissant des modes de comparaison indifférents à l’espace culturel comme au temps historique, de faire saisir à des esprits trop historicistes que tout fait religieux dépasse, de par sa nature même, le cadre dans lequel l’analyse le saisit, et qu’il n’est jamais, en réalité, qu’une variété quasi accidentelle d’une structure universelle [10] ».
L’examen des manifestations du sacré, qu’Eliade appelle les hiérophanies ou les théophanies — bien que le sacré reste inaccessible dans sa transcendance —, « révèle par excellence l’unité fondamentale des phénomènes religieux et à la fois l’inépuisable nouveauté de leurs expressions ». La prise de conscience de cette unité conduit à une découverte, plus récente et encore mal assimilée, « l’unité de l’histoire spirituelle de l’humanité [11] ». Cette attention à l’unité ne va-t-elle pas obnubiler la perception des différences ? N’est-ce pas dans sa différence la plus fine, la plus ténue, sur un fonds générique commun à toutes les religions, que réside l’essentielle originalité d’une religion ? S’abstraire de ce qu’une religion aide plus exclusif, c’est laisser échapper ce qui la constitue comme telle. Mircea Eliade ne tombe pas dans le piège d’une telle réduction. Quand une religion ne subsiste plus que par ce qu’il y a de générique dans le sentiment religieux, dans l’homo religiosus, elle est sur le chemin de la décadence, de la dégradation, de la mort. Son cadavre décomposé connait toute sorte d’avatars. C’est son caractère spécifique, irréductible, qui la vivifie. Aucune religion dans l’histoire n’a échappé à ces vicissitudes. Ce n’est pas une raison pour confondre l’élémentaire et l’essentiel et pour élever au niveau de l’authentique aspiration religieuse ce qu’il y a en elle de plus embryonnaire ou de plus diminué. « Il y a toujours un moment, observe Mircea Eliade, où l’expérience religieuse se fossilise. A un moment de l’histoire indienne, la relation cosmique s’anémie, meurt. On en vient à accomplir mécaniquement les rites. Et puis, il y a les Upanishads, la Renaissance, Joachim de Flare, Berdiaev. Le feu, toujours, couve sous la cendre ». Il pourrait citer dans l’histoire du christianisme ces floraisons de sainteté qui succèdent à des périodes de corruption, ou même les deux invasions simultanées, l’invasion mystique et l’invasion libertine, dont Pascal fut le témoin et Henri Bremond le peintre éblouissant. L’homo christianus n’était pas supprimé au profit de l’homo religiosus.
LE SYMBOLE RELIE LE MOI,
L’UNIVERS ET DIEU
Le sens des hiérophanies apparait grâce aux symboles qui les prolongent ou les expriment. Le symbole « révèle une réalité sacrée ou cosmologique qu’aucune autre manifestation n’est à même de révéler [12] ». Le symbolisme « anthropocosmique », qui est au cœur des interprétations d’Eliade, ouvre l’accès à « un mode d’être », le phénomène religieux, qui n’est pas évident à l’expérience immédiate et qui engage l’existence humaine. Nul historien des religions n’a mis autant en valeur la portée herméneutique des symboles. « Le symbolisme est une donnée immédiate de la conscience totale, c’est-à-dire de l’homme qui se découvre comme tel, de l’homme qui prend conscience de sa position dans l’univers. Ces découvertes primordiales sont liées de façon si organique à son drame que le même symbolisme détermine aussi bien l’activité de son subconscient que les plus nobles expériences de sa vie spirituelle [13]. » Les symboles du Cantique des Cantiques ou de la Gita Govinda, par exemple, peuvent s’interpréter aussi bien à plusieurs plans, l’un érotique, l’autre mystique. Les symboles inclus dans les mythes, les contes, les légendes, qui se développent autour de faits historiques, sont aussi importants dans leur trans-historicité que les faits d’origine eux-mêmes dans leur temporalité, aussi révélateurs de la pensée et du sentiment religieux. Ce qu’il importe de découvrir dans leur dramaturgie imaginaire, c’est un sens à la fois suggèré et occulte, mais propre à conduire à l’intuition d’une réalité transcendante. Quand Mircea Eliade écrit, par exemple : « L’épiphanie de l’enfant divin annonce la nouvelle jeunesse de l’univers, la palingénésie cosmique [14] », il use d’une formule ambiguë et indéfiniment discutable. Elle révèle cependant avec force une croyance en un fait, la naissance de Jésus, qui a réellement inauguré une ère nouvelle, annoncé un homme nouveau et un prochain renouvellement de l’univers. Le fait est devenu symbole de multiples réalités, réunies par un même sens. Il évoque une vision de l’univers et de la destinée, une re-création, qui peut être considérée comme un archétype de l’imaginaire et participer des structures signifiantes de l’inconscient. Cette capacité de s’inscrire dans une symbolique universelle facilitera d’ailleurs l’expansion du christianisme, en manifestant son caractère œcuménique.
ON PEUT TOUJOURS SE TROMPER D’ARCHETYPES
La méthode de lecture qui consiste à découvrir par les symboles le sens des phénomènes religieux conduit parfois à des amalgames douteux. Cette herméneutique, dont la fécondité est indéniable, exige clairvoyance et discernement, car elle risque d’altérer les textes, de privilégier un sens par rapport à la lettre, de prendre un symbole pour un autre, lors de cette réduction à des archétypes universels. Elle banalise alors ce qui est distinctif, le trahit, oblitère son originalité profonde. Citant le verset de saint Paul : « Il n’y a ni esclave, ni homme libre, il n’y a ni homme, ni femme » (aux Galates, 3, 28), Mircea Eliade le commente ainsi : « Selon saint Paul, par le baptême on obtient la réconciliation des contraires… Autrement dit, le baptisé récupère la condition primordiale d’androgyne. » A l’appui de cette thèse, il invoque l’Evangile de Thomas où, dit-il, l’idée est clairement exprimée : « …lorsque vous ferez du male et de la femme une seule chose, en sorte que le male ne soit pas male et que la femme ne soit pas femme… alors vous entrerez dans le Royaume ». Inutile d’insister, poursuit Mircea Eliade, « sur l’archaïsme et la diffusion universelle du symbole de l’androgyne, en tant qu’expression exemplaire de la perfection humaine. Il est probable que c’est à cause de l’importance considérable accordée par les gnostiques à l’androgynie que ce symbolisme fut de moins en moins évoqué après saint Paul. » Mais il ne disparut jamais complètement de l’histoire du christianisme Et de rappeler les noms de Scot Erigène, de Jacob Boehme, de Baader, le romantisme allemand et certaines théologies contemporaines [15].
Le contexte de l’Epitre aux Galates ne semble pas justifier cette extrapolation. Saint Paul enseigne ici l’Egalité de tous les hommes qui, tous, et non seulement les juifs, non seulement les hommes ou les femmes, tous sans aucune discrimination, peuvent devenir : « fils de Dieu, par la foi dans le Christ Jésus. Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ » (aux Galates, 3, 27). Et l’unité que le baptême réalise entre les titres humains n’est pas celle de l’androgynie ; elle est d’un tout autre ordre que celui du sexe, de l’individu, du pouvoir, ou de l’ethnie, c’est l’unité collective dans le Christ Jésus. « Tous, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (fin du verset 28), c’est-à-dire : vous ne formez qu’un corps mystique, l’unité de « la descendance d’Abraham, des héritiers de la promesse ». (verset 29). Le sexe, la race, l’origine n’ont plus d’importance pour les baptisés, pour les croyants, qui ne forment plus qu’un seul corps en Jésus-Christ. S’il y a un symbolisme, un archétype, dans ce texte, c’est celui du corps social, le corps mystique du Christ, l’Eglise de la foi, ce que confirme toute la théologie paulinienne. Bel exemple de confusion des symboles, sous l’influence du gnosticisme. Ce qui semble se produire ici, c’est l’infiltration d’archétypes nouveaux dans l’interprétation de textes, qui en étaient exempts à l’origine et dont le sens premier se trouve ensuite infléchi en un sens diffèrent. Quand un gnostique considère l’homme parfait, que peut devenir le baptisé, plutôt que sa qualité de membre du corps du Christ, il conçoit alors que l’archétype de l’androgyne s’impose à l’imagination. Mircea Eliade se montre d’ailleurs bien conscient de cette mobilité dans la valorisation des phénomènes, comme de la polyvalence des symboles.
L’HERESIE NAIT DES RATIONALISATIONS DU SACRE
De même qu’il existe pour les faits religieux des inductions abusives à un archétype plutôt qu’à un autre, il y a des réductions qui les banalisent par une rationalisation philosophique. Qu’une formule dogmatique soit choquante pour les catégories habituelles de la raison, telle que par exemple la formule du dogme de la Trinité, aussitôt la raison tend à l’interpréter en fonction et dans les limites de ses catégories. L’hérésie nait d’une rationalisation. Le mystère s’évanouit dans le déjà connu, le déjà vu. Ainsi, au début du IVe siècle, Arius, un prêtre d’Alexandrie, proposa une interprétation que Mircea Eliade qualifie justement de « plus cohérente et plus philosophique de la Trinite ». Sans rejeter le mot, Arius le vide de son sens spécifique, il « nie la consubstantialité des trois Personnes divines. Pour lui, Dieu est seul et il est incréé ; le Fils et le Saint-Esprit ont été créés plus tard par le Père, donc lui sont inférieurs [16] ». Bel exemple de réduction à des concepts rationnels, issus de l’observation du monde des créatures, mais incapables de s’appliquer à des relations incréées. Par refus du supra-rationnel, confondu avec du déraisonnable, le philosophe qui théologise abolit le mystère. Le transcendant est écrêté, couché sur un lit de Procuste. Mircea Eliade décrit avec un sens aigu de leur importance ces phénomènes de banalisation par le rationnel, autant que par l’imaginaire.
Il discerne trois niveaux d’analyse en toute hiérophanie : d’abord, l’objet naturel ou artificiel, les signes, dans leur apparence profane ; puis, une médiation symbolique ou symbolisante qui, le revêtant d’une autre dimension, le distingue de tout autre objet, le sacralise ; enfin, le symbolise, cette réalité invisible, indicible, le « tout autre » qui est le terme transcendant de la relation religieuse. Dans la perspective eliadéenne, l’histoire devient « une herméneutique du sacré », un déchiffrement de la dimension religieuse des faits. A travers la variété quasi infinie des phénomènes, elle conduit à découvrir une homologie intérieure, une identité de structure, des consciences humaines. Cette dialectique comparative du sacré et du profane, fondée sur une érudition vaste et sure, dépasse les bornes du positivisme et du scientisme, sans perdre la caution des sciences historiques.
LE FAIT RELIGIEUX SUBSISTE
JUSQUE DANS LES NEGATIONS MODERNES
Mircea Eliade ne méconnait pas la théologie de la mort de Dieu et le refus métaphysique de la transcendance. Mais, écrit-il, l’homme qui se veut non religieux « assume une nouvelle condition existentielle : il se considère dans sa solitude sujet et agent de l’histoire… Il n’accepte pour l’humanité aucun autre modèle le sortant de sa condition humaine telle qu’on peut l’observer tout au long de l’Histoire. L’homme se fait lui-même, et ne peut y arriver vraiment que s’il se désacralise, lui et le monde qui l’entoure ». Désacralises, l’homme et l’univers n’appartiennent plus, en théorie, au domaine d’exploration de l’histoire des religions. Mais un problème surgit : les idéologies et les sociétés fondées sur le rejet de toute transcendance ne se sont-elles pas sacralisées elles-mêmes, en s’imposant comme vérités et autorités suprêmes, en adoptant une attitude quasi religieuse dans leur lutte anti-religieuse ? Le sacrilège apparaitrait comme un transfert du sacré, l’impiété prendrait les dimensions d’une hiérophanie ! Religiosité dégradée, un athéisme érigé en absolu se sacralise. Il faudra attendre le troisième volume de cette Histoire des croyances et des idées religieuses pour mieux connaitre à ce sujet la pensée de Mircea Eliade. Son Journal nous en montre déjà l’orientation. L’histoire des religions pourrait bien découvrir le caractère religieux inconscient de certaines expériences esthétiques, érotiques, politiques, qui rejettent consciemment le sacré, et rendre manifeste d’autre part que l’expérience religieuse intégrale, consciemment vécue, peut devenir « une source de créativité et de renaissance de l’homme moderne ». Recevant Mircea Eliade à la Sorbonne, pour la remise de son doctorat honoris causa en 1976, Michel Meslin disait : « à travers les multiples expériences religieuses de l’humanité, Mircea Eliade constate que, toujours, l’homme place devant un monde chaotique, fuyant, illusoire, recherche un sens à donner à sa vie… L’histoire des religions a pour but de retrouver ce type d’homme quasi éternel dont les comportements s’opposent à ceux de .l’homme désacralisé de nos sociétés contemporaines ». Certains niveaux de la conscience moderne sont comme inhibés, anesthésiés, paralysés ; ils peuvent être réanimés, réactivés par le symbolisme anthropocosmique, mis en relief et en œuvre dans l’histoire des religions. Alors « l’histoire elle-même sera un jour capable de découvrir son vrai sens : celui d’une épiphanie d’une condition humaine glorieuse et absolue [17] ».
Jean Chevalier
***
Histoire de l’Eglise par elle-même sous la direction de Jacques Loew et Michel Meslin
Paris, Fayard, 1978, 680 pages.
(Revue Question De. No 29. Mars-Avril 1979)
Voici une histoire de l’Eglise, à nulle autre pareille. Elle n’a pas été conçue dans un bureau de professeur ni dans un amphithéâtre d’université ni dans une bibliothèque. Elle ne répond pas à l’idée d’un savant érudit. Elle est née d’une expérience apostolique auprès de dockers à Marseille, de prospecteurs de pétrole au Sahara, de métallurgistes dans des usines d’Allemagne, de banlieusards brésiliens de Sao-Paulo, d’élèves de l’Ecole de la Foi à Fribourg en Suisse. Partout, la même interrogation s’est élevée : comment la Parole de Dieu, configurée dans la Bible a-t-elle été transmise, perçue, vécue, pendant deux mille ans ? Comme l’écrit le Père Loew dans sa préface, il s’agit ici « de poursuivre la lecture des Actes des Apôtres en une lecture des Actes du Peuple chrétien ». Si la tradition est bien, selon le mot de Paul Claudel, « un homme qui marche », cette nouvelle histoire est comme la biographie d’un homme, d’un homme collectif si l’on peut dire, le Peuple de Dieu en marche, la dramatique histoire d’une vie.
Elle se répartit en cinq grandes périodes : l’Eglise antique, l’Eglise au Moyen Age, l’Eglise des Temps modernes, l’Eglise contemporaine, l’Eglise de Vatican II. Ces périodes pourraient correspondre aux phases d’une vie humaine : l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la maturité, l’âge adulte ; il n’y a pas de vieillesse pour une Eglise promise à l’éternité ! Pour chaque période historique, un aperçu synthétique, assez court, est rédigé par un spécialiste ; puis des textes d’auteurs chrétiens de l’époque envisagée sont largement cités, reliés par de brefs commentaires et groupés autour de sept thèmes : l’Eglise en tant que communauté ; la connaissance de Dieu ; l’expérience chrétienne ; culte et dévotions ; Eglise et charité ; la mission chrétienne ; l’Eglise et l’Etat. Plusieurs de ces thèmes se recoupent ; aussi, les citations se suivent-elles sans beaucoup de rigueur, ni chronologique ni systématique.
L’ensemble se présente ainsi comme une anthologie, à la fois historique et thématique, illustrant aussi bien le changement que la continuité, aussi bien la diversité que l’unité des chrétiens. Des glossaires, notices, index fournissent à la fin repères, précisions et références bibliographiques. Deux mille ans d’histoire ne vont pas sans ombres, ni sans déchirements. Les dissentiments d’aujourd’hui entre confessions chrétiennes, et entre catholiques, en sont de vivants exemples, mais non les pires. Ce livre n’hésite pas à les signaler. Il témoigne d’un esprit œcuménique, notamment lorsqu’il aborde la Réforme et cite une page émouvante de Luther, sans toutefois passer sous silence la préface du Catéchisme du Concile de Trente. C’est la loi de l’Histoire. Le livre se termine sur un très beau texte, le Testament de Paul VI :
» … sur le monde : qu’on ne croie pas lui faire du bien en épousant ses pensées, ses coutumes, ses goûts, mais en l’étudiant, en l’aimant et en le servant. Je ferme les yeux sur cette terre douloureuse, dramatique et magnifique, en appelant encore une fois sur elle la bonté divine. Encore une fois, je bénis tout le monde. »
Jean Chevalier
QUELQUES GRANDS LIVRES DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS
• Histoire des religions (. Encyclopédie de la Pléiade sous la direction de H.C. Puech, 3 vol., 1970-1976).
• Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions (nouvelle édition, avec une préface de Georges Dumézil, Paris, Payot, 1964).
• Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses (3 vol., Paris, Payot, 1978).
• Les Religions (Paris, Retz, nouvelle édition, 1978) sous la direction de Jean Chevalier.
• H.C. Puech, Bibliographie générale d’histoire des religions (Paris, 1944).
• M. Meslin, Pour une science des religions (Paris, 1973).
• H. Pinard de la Boullaye, L’étude comparée des religions (3e édition, Paris, 1929-1931).
• E.G. Sharpe, A Comparative Religion History (London, 1975).
[1] Œuvre collective, sous la direction de H.C. Puech (Paris, Gallimard, trois volumes, 1970-1976).
[2] Trois volumes (Paris, Payot, 1978).
[3] Le Rameau d’Or, titre de l’œuvre de l’historien Sir James Frazer.
[4] Les « Cahiers de l’Herne », n° 33, 1978, pp. 391-409 en ont publié une riche bibliographie.
[5] Il existe plus de cent tentatives de définition, aucune satisfaisante ; voir mon étude sur
« le Phénomène religieux », dans les Religions (Paris, Retz, réédition de 1978).
[6] Voir le développement de cette critique dans Michel Meslin, « La Pléiade » vol. III, p. 1314.
[7] Michel Meslin, La Pléiade vol. III, p. 1289.
[8] Historien anglais (1899-1975) dont l’œuvre maitresse A Study of History (12 volumes) lui a valu une Célébrité mondiale. Les éditions Elsevier en ont publié en français une version abrégée intitulée l’Histoire (1975) ainsi que le volume la Grande aventure de l’humanité (1977), dernier ouvrage de A. Toynbee.
[9] M. Eliade : Histoire des croyances, II, pp. 267-268.
[10] Histoire des religions, t. III, p. 1305.
[11] Histoire des croyances, t. I, pp. 8-10.
[12] M. Eliade : Traité de l’histoire des religions (Payot, 1964), p. 375.
[13] Eliade : Traité, p. 47.
[14] M. Eliade : Histoire des croyances…, II, p. 273.
[15] Histoire des croyances, II, p. 382.
[16] Histoire des croyances, II, p. 389.
[17] M. Eliade : Images and Symbols (New York, 1961), p 36.