Dimitri Viza & Christine Boucheix
Une coévolution spirale

Le concept de l’évolution a suivi les changements survenus dans notre représentation du monde. Ainsi, la Genèse, malgré une création apparemment instantanée, introduit l’idée d’évolution en six étapes consécutives. Cette évolution figée, linéaire et discontinue, dirigée par la rigueur d’un déterminisme absolu et divin sera à l’origine des principes qui vont régir et limiter les démarches de la science et de la philosophie occidentales jusqu’au XIXe siècle. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la pensée judéo-chrétienne exerça et continue d’exercer son influence dévastatrice ; ses conséquences continueront de se faire sentir encore bien longtemps en politique et même en science.

(Revue CoÉvolution. No 11. Hiver 1983)

La spirale comme modèle de la croissance biologique, tel était le point de départ de la réflexion du Docteur Viza. Mais en préparant cet article, les auteurs ont découvert un sujet si vaste qu’il mériterait qu’on en fasse un. Le schéma spiral est en effet beaucoup plus général : il s’applique à tout notre univers depuis son origine et on le retrouve à tous les niveaux. En deçà et au-delà de l’évolution biologique, celle des particules élémentaires comme celle des sociétés humaines se font aussi selon ce modèle de coévolution spirale. Les spirales sont imbriquées les unes dans les autres, chaque tournant est aussi une spirale complète et chacune d’elle n’est encore qu’un tournant d’une spirale a un niveau supérieur…

— G. B. —

Le concept de l’évolution a suivi les changements survenus dans notre représentation du monde. Ainsi, la Genèse, malgré une création apparemment instantanée, introduit l’idée d’évolution en six étapes consécutives. Cette évolution figée, linéaire et discontinue, dirigée par la rigueur d’un déterminisme absolu et divin sera à l’origine des principes qui vont régir et limiter les démarches de la science et de la philosophie occidentales jusqu’au XIXe siècle. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la pensée judéo-chrétienne exerça et continue d’exercer son influence dévastatrice ; ses conséquences continueront de se faire sentir encore bien longtemps en politique et même en science [1].

Pourtant l’idée d’évolution telle que nous la concevons aujourd’hui était déjà présente à Babylone et en Grèce.

L’évolution de l’idée d’évolution

Héraclite a introduit l’idée de coévolution en affirmant l’unité des contraires. Chacun des opposés est lié à l’autre. Ils se transforment mutuellement et évoluent l’un vers l’autre dans un cercle dont « le commencement et la fin sont communs ». II existe un changement perpétuel dans une continuité circulaire, ce qui suggère la trajectoire d’une spirale. Ce changement, sans le maintien d’un équilibre entre les opposés, conduit à un déséquilibre où la lutte s’achève. Ce déséquilibre héraclitéen rappelle étrangement la Mort et l’équilibre thermodynamiques.

Que « la lutte règne dans le monde », c’est ce que toute la philosophie nietzschéenne, fondée sur les rapports de force, affirme. Tout s’organiserait dans le cosmos, de la particule élémentaire aux couches sociales, à partir d’un conflit, c’est-à-dire d’un rapport entre des contraires. L’Eternel Retour apparaît ainsi comme la répétition des tensions qui assurent les différences et partant l’évolution, tandis que la Volonté de Puissance serait, comme le dit Klossowski, le « principe de déséquilibre pour tout ce qui se voudrait durable à partir d’un certain degré ». La Volonté de Puissance deviendrait de la sorte le flux d’énergie qui déstabilise les systèmes non linéaires, décrits plus loin, et les oblige à évoluer.

C’est en biologie que l’idée d’évolution a été exprimée pour la première fois scientifiquement. Or, elle est présente aujourd’hui dans toutes les disciplines, elle sous-entend toutes les manifestations du cosmos. Toute création ne pouvant se déployer que dans le milieu dont elle est issue, dont elle fait partie et dont elle subit l’influence, tout en l’influençant à son tour.

Darwin, à la fin du XIXe siècle en introduisant le concept de la sélection en biologie, ébranla les modes de pensée rigides du déterminisme et du créationnisme. Avec le néo-darwinisme, la diversité évolutionnelle devient le résultat du hasard des mutations, entériné par le hasard circonstanciel de la sélection. Mais la Nécessité réintroduit le déterminisme, si bien que l’évolution biologique redevient linéaire et prévisible. Le mécanisme de l’horloge biologique, une fois remonté, battrait les heures régulièrement. La prévision ne serait dès lors limitée que par la puissance de l’ordinateur et l’insuffisance des données qu’on y introduirait.

Avec Heisenberg et Schrödinger, le déterminisme du monde physique éclate. L’indéterminisme devient pour la première fois une réalité non-quotidiennement-perceptible de l’Univers. Les lois de la mécanique céleste, si solidement établies depuis Newton, sont ébranlées et l’univers du XXe siècle ressemble à un nuage chatoyant, un film vierge dont chaque pose contient simultanément plusieurs images. Désormais, l’évolution de l’univers n’est plus entièrement prévisible et pour connaître la prochaine étape de sa création, Dieu joue aux dés.

L’évolution « dans l’incertitude » de l’univers physique, du niveau atomique au niveau cosmique, commence à apparaître clairement au fur et à mesure que le siècle avance [2] ; elle est la contrepartie de l’évolution biologique qui devient également une certitude, malgré l’ignorance des mécanismes qui la gouvernent.

On peut définir l’évolution comme un processus d’organisation de structures de plus en plus complexes à partir de structures simples. Une complexification qui s’applique à toutes les formes d’organisation de la matière, de la création des particules à partir de quarks qui formeront des atomes et des molécules pour aboutir aux galaxies et aux systèmes solaires, à la complexification moléculaire, formant les premières structures vivantes, qui s’organiseront en structures de traitement d’information de plus en plus complexes, capables de coévoluer et de se reproduire.

Car, une des idées qui ressort avec force en cette fin du XXe siècle, est que toute évolution n’est en fait qu’une coévolution de systèmes indépendants qui pourtant s’interpénètrent. La vie commence ainsi par une coévolution de molécules qui aboutit au premier système auto-poïètique [3] : protéines et acides nucléiques, pour continuer avec une coévolution des structures plus complexes : cellules, tissus, organismes pluricellulaires, sociétés.

Cette interdépendance peut être totale, comme dans les cas de symbiose — phénomène qui a joué et joue peut-être encore un rôle capital dans l’évolution biologique. Elle se retrouve à tous les niveaux, des structures subatomiques, atomiques, moléculaires, informationnelles, au parasitisme et à l’organisation embryonnaire ; des groupes sociaux aux interactions des cellules cancéreuses avec les tissus environnants [4].

Thermodynamique et forces évolutives

Prigogine et Wiame ont, les premiers, en 1946, proposé une théorie sur le développement, la croissance et le vieillissement en appliquant les concepts de la thermodynamique des processus irréversibles aux organismes vivants, systèmes ouverts à l’environnement, qui maintiennent et augmentent progressivement leur néguentropie en absorbant l’énergie solaire.

Schrödinger a introduit le concept d’« entropie négative » ou néguentropie afin de caractériser le principe d’ordre qui régit la matière vivante, par opposition à la matière inerte, soumise au deuxième principe de la thermodynamique, selon lequel tout système clos tend irréversiblement vers une augmentation de plus en plus probable d’entropie (Boltzmann), amenant à un désordre et à un nivellement des échanges énergétiques. La néguentropie permet donc le passage du désordre à l’ordre, assure à la fois l’autorégulation du système (exemple : cicatrisation, régénération) et sa reproduction. Elle est responsable d’une complexification continue des structures qui permet de stocker des quantités croissantes d’information.

Contrairement aux systèmes clos linéaires, décrits par la thermodynamique classique et dont la mort énergétique est inéluctable, les systèmes vivants sont ouverts et non linéaires, se nourrissant littéralement de l’énergie de leur milieu, ils compensent ainsi en leur sein la production d’entropie. Ils se maintiennent dans un équilibre instable grâce à un apport énergétique constant qui donne naissance à des boucles de rétroaction positives aboutissant à une différenciation croissante. Ils s’éloignent ainsi de l’homogénéisation caractéristique de l’évolution linéaire des systèmes clos. Il en résulte une auto-poïèse, un passage à un degré d’organisation supérieur, conséquence inéluctable de ce flux énergétique continu.

La néguentropie du système augmente à mesure que des informations supplémentaires viennent s’y ajouter, garantissant à la fois « l’instabilité » et le passage de l’ordre à un ordre supérieur. La vie échappe de la sorte au principe de Boltzmann. Elle s’apparente plutôt à certains systèmes non-linéaires, eux-mêmes sources d’ordre que Prigogine appelle « structures dissipatives », car elles sont capables de maintenir la production d’entropie constante en dissipant tout excès.

L’analogie entre les structures dissipatives et les systèmes vivants n’est pas fortuite. La dissipation de l’entropie permet, loin de l’équilibre, l’organisation de nouvelles structures ; elle est à l’origine de « nouveaux états de la matière » (Prigogine).

Le mécanisme fondamental par lequel la biologique moléculaire explique la transmission et l’exploitation de l’information génétique constitue lui-même un mécanisme « non linéaire », une boucle de rétroaction… Elle constitue la condition de possibilité de l’instabilité chimique loin de l’équilibre.

I. Prigogine : La Nouvelle Alliance

L’évolution des systèmes dissipatifs est donc similaire à celle des structures biologiques. Ces systèmes, ouverts, non linéaires, sont régis par des boucles de rétroaction positives. Autrement dit, lorsque le moment critique est atteint, il y a rupture de l’état stationnaire et passage à l’organisation de l’état supérieur. C’est une auto-organisation dissipative qui rend « l’apparition de formes vivantes prévisible du point de vue de la théorie physique » (Ibid.). Les systèmes vivants procèderaient des systèmes dissipatifs.

Une complexification spirale

Les structures dissipatives produisent une organisation cyclique. Ce type d’organisation se retrouve aussi bien dans révolution cosmique que dans celle du système Gaïa.

Proche du point d’équilibre, le système oscille entre ses valeurs limites. Mais l’énergie de dissipation étant toujours présente, le système passe à un moment donné, par un saut quantique, au niveau supérieur. Dès lors, l’ancienne information contenue dans le système est utilisée dans un nouveau contexte sémantique. C’est cette création, par intégration d’éléments existants, qui est appelée auto-génération ou autopoïèse.

L’évolution biologique donne l’impression qu’elle est discontinue et linéaire, qu’elle procède par sauts. Tout se passe comme si, pendant une période, se produisait une accumulation quantitative de matière et d’information, une accrétion de néguentropie à laquelle succèderait le saut mutationnel du changement qualitatif. On peut décrire ces changements qualitatifs ou sauts quantiques comme le passage du niveau d’organisation inférieur à un niveau supérieur qui intègre le précédent. Koestler a appelé ces niveaux d’intégration supérieurs « holons ». Ils correspondent aux « catastrophes » de René Thom, aux points de choix de la théorie de bifurcation, on l’instabilité du système est telle que le flux d’énergie l’oblige à évoluer et lui offre le choix entre au moins deux possibilités nouvelles.

Les rétroactions positives peuvent entraîner une augmentation continue de la production du système, laquelle peut donner naissance à des effets de spirale qui détruisent un ou plusieurs équilibres du système.

J.G. Miller : Living Systems

Chacun de ces points représente une rupture de symétrie spatio-temporelle et rend tout retour en arrière quasi impossible [5]. Or, cette discontinuité et cette linéarité évolutionnelles ne sont en fait qu’apparentes car on prend pour points de repère des niveaux d’intégration relativement stables et éloignés entre eux, ignorant ainsi ce qui se passe entre chaque holon.

S’il est vrai que des hiatus dans la différenciation des espèces, voire dans celle des cellules, ne manquent pas, ils ne correspondent pas pour autant à des réalités. Au contraire, l’accumulation des données tend à combler ces lacunes, qui suggèreraient néanmoins qu’à certains moments, la roue évolutionnelle tourne très vite, trop vite pour laisser suffisamment de traces faciles à repérer.

Dans cette progression par étapes ou paliers successifs, rapprochés les uns des autres, certains sont franchis relativement rapidement pour atteindre un point de plus grand équilibre, ou palier supérieur, qui correspondrait à un ralentissement évolutionnel. L’évolution devient de la sorte moins discontinue, la distance entre chaque holon étant entrecoupée par des paliers ou sub-holons.

Chaque holon intègre la plus grande partie des sub-holons et holons qui le précèdent et le composent. Lorsque seuls les holons sont pris en compte, cette évolution intégrative donne l’impression d’une linéarité discontinue. Par contre, l’image devient cyclique si l’on considère les sub-holons. Ainsi, en partant par exemple du point 1A de la figure ci-contre, on arrive au point 1B, après avoir parcouru plusieurs paliers plus ou moins rapidement. Mais 1B se situe un niveau d’intégration supérieur à 1A. Dans une série de changements apparemment linéaires, il y a eu en fait répétition, la dernière étape du cycle inférieur coïncidant avec la première étape du cycle supérieur. Le mouvement circulaire devient ainsi dans le temps un mouvement spiral et les processus caractéristiques des étapes du cycle inférieur se retrouvent dans les étapes du cycle supérieur.

Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une spirale simple, chaque point intégrant plus d’un point du niveau inférieur appartenant souvent à plus d’une spirale. L’accrétion se fait par accumulation d’éléments identiques ou non. De cette évolution simultanée de spirales, dont certaines convergent à chaque tour, émerge une fois de plus la notion de coévolution.

Chaque changement de niveau confère une flexibilité accrue, un degré de liberté supérieur destiné à rendre le système plus apte à résister à la pression entropique qui augmente avec la complexification du système. Un système coévolutif avancé a certainement moins de potentialités qu’un système plus primitif et plus isolé mais, si celui-ci pour survivre résiste à son milieu en s’y adaptant, celui-là adapte plutôt le milieu à sa présence. A chaque tour de spire, le niveau de néguentropie du système augmente et lui confère un niveau de liberté supérieur à la somme des contraintes inhérentes au système précédent. Mais de nouvelles servitudes apparaissent simultanément, qui sont le pendant de la liberté accrue.

Chaque étape évolutive crée ainsi à la fois un surcroît de contraintes et un surcroît de libertés qui évoluent de pair. On échappe, en les transcendant, aux contraintes du niveau inférieur, qui ne disparaissent pas pour autant à leur propre niveau, mais en même temps on se retrouve devant les contraintes imposées par le niveau d’intégration supérieur.

La limite de sécurité du système est définie par le rapport constant qui existe entre le degré de liberté et le degré de contrainte. Il détermine les amplitudes maximales et minimales de l’oscillation du système sans le mettre en danger. Ainsi, les contraintes ne sauraient, sans le détruire, dépasser des valeurs limites définies par le degré de liberté du système. C’est à l’intérieur de ces limites que le système peut fluctuer pour choisir de nouvelles directions. En deçà et au-delà, le système serait détruit par cristallisation ou dispersion.

Il convient de considérer les contraintes du nouveau niveau d’intégration en même temps que l’amplitude de la liberté atteinte de ce fait, sinon l’intégration évolutive perd tout son sens. Si au niveau cellulaire les contraintes du métabolisme sont les mêmes de l’amibe aux cellules différenciées de l’homme, il est évident qu’au niveau social les préoccupations, contraintes et possibilités de l’homme sont loin d’être celles de l’amibe. Les réactions d’une société humaine en danger peuvent rappeler le comportement de certaines amibes en période de famine (dictyostelium) qui, d’individus indépendants et solitaires, s’organisent pour donner un ensemble intégré et co-opérationnel dont témoigne la remarquable différenciation cellulaire à laquelle la Liberté individuelle est sacrifiée. Mais la réminiscence est vague. Plus d’un tour de spire et plus d’une spirale séparent les sociétés humaines des associations d’amibes : les libertés et contraintes des deux systèmes sont très différentes.

L’évolution procède en s’éloignant de l’état d’équilibre, par une oscillation continue entre les limites de sécurité propres au système. Il y a une fuite en avant dans l’accrétion en vue de la complexification et de l’atteinte du niveau d’organisation supérieur. L’état d’équilibre n’est pas une condition normale des systèmes évolutifs.

Cette fuite le long de la spirale produit souvent des accidents, les plus frappants conduisant aux culs-de-sac évolutionnels. C’est le fait d’une augmentation quantitative trop longtemps maintenue sans transformation qualitative. Les dinosaures, les systèmes totalitaires, les multinationales [6] ne sont que des structures hypertrophiées qui ne se différencient pas ; ce sont des exemples d’évolutions aberrantes qui, sorties de la spirale, ne peuvent aboutir qu’à la mort par cristallisation ou dispersion anarchique.

L’impulsion qui est à l’origine du système évolutif est pourtant toujours présente et de même nature : le flux continu d’énergie qui détermine la volonté de changement, l’accrétion néguentropique. C’est dans de tels cas que le retour en arrière, le paedomorphisme, est salutaire, afin de réintégrer la spirale. La fragmentation de la masse peut alors faire émerger de nouvelles structures aptes à repartir en avant.

Au-delà du présent

Le propre d’une théorie est de permettre des prédictions. Ce qui caractérise l’hypothèse de la coévolution spirale serait plutôt la certitude de certaines impossibilités, et notamment l’impossibilité de certaines prédictions dans le courant évolutif

L’évolution de l’homme et le futur du groupe humain ne pourraient être prévus, pas plus qu’ils ne sauraient être décidés par les scientifiques ou par les politiciens.

De même que les sociétés d’amibes, celles des hommes ne connaissent pas le niveau supérieur d’intégration qui va leur succéder. La survenue du saut évolutionnel est, dans une certaine mesure prévisible, mais la nature du nouveau niveau d’intégration ne l’est point.

L’accélération de l’accrétion est toujours l’indice d’une transformation qualitative imminente. Mais, précisément du fait que le changement est qualitatif, les nouvelles propriétés ne sauraient être déduites des propriétés de ses composantes. C’est « l’effet mutationnel », ou le phénomène d’émergence.

Cependant certaines prédictions sont possibles. Ainsi, si l’évolution est la règle et si tout retour en arrière est interdit, la lutte des différents systèmes socio-politiques en vue de pérenniser leur existence est vaine.

Ce que nous suggère la coévolution spirale c’est que nous ne saurions exister seuls sans histoire, an centre d’un univers sans histoire. Nous ne saurions pas davantage aujourd’hui que demain, créer une rupture et nous couper de cette coévolution cosmique. Car, par sa nature même, étant sujet et objet de sa propre activité, l’homme, plus encore peut-être que n’importe quelle autre structure évolutive, ne peut se soustraire à cette évolution, ni en modifiant son milieu, ni en se modifiant, ce qui d’ailleurs revient au même. Il peut tout au plus essayer de ralentir la vitesse évolutionnelle et avoir, pour un temps, l’illusion de la contrôler. Quant au changement de direction, il ne saura jamais prouver la réussite d’une telle entreprise, l’expérience contrôle étant par définition impossible et l’orientation initiale inconnue. La vie se danse.

En cette fin du XXe siècle, l’évolution du vivant se trouve à un point crucial de changement de niveau. La formidable accumulation informationnelle, qui ne fait que s’accélérer, devrait produire des effets qualitatifs à court terme. Effets qui se répercuteront au niveau de l’organisation sociale, de l’évolution psychique et de la structure mentale, voire cérébrale.

Le cours de l’histoire, les luttes internes de l’espèce humaine, comme aussi ses luttes imprudentes contre les autres espèces et le milieu naturel, donnent à croire qu’une catastrophe n’est nullement impossible, et qu’il pourrait bien en être de l’habitant orgueilleux de la terre comme du gland qui, avec des milliers d’autres, doit pourrir sur place pour qu’ailleurs, fort loin peut-être, un chêne prenne racine et grandisse.

Alfred Kastler : Cette étrange matière

L’homme et la société tels que nous les connaissons n’existeront pas à ce prochain niveau  d’intégration. Une nouvelle structure sociale devrait apparaître, composée d’individus dotés d’une conscience nouvelle coévolutive. Une telle société suppose l’élimination de la compétition, devenue l’affirmation de l’individu sur l’individu, de l’exploitation de l’homme par l’homme ou par les systèmes qu’il a créés. Cela implique une « responsabilisation » et une individuation [7], une prise de conscience totale afin de transcender la lutte qui veut affirmer la primauté de l’individualité, — valeur périmée qui appartient au niveau déjà atteint et en voie de dépassement — et la peur qu’engendre l’image de sa perte.

Le système social se transforme ainsi d’un milieu d’échanges matériels à un milieu d’échanges informationnels. La nature n’est plus réductible à des rapports hiérarchiques et de subordination. Il n’y a pas de modèle à copier ou de maîtres auxquels se réfère l’évolution du vivant ou l’homme coévolutif. Rien ne peut être conçu en dehors d’un réseau de communications assurant à la fois l’identité des parties et leur coordination entre elles. C’est ce qui se passe en fait, de l’échelle moléculaire aux sociétés humaines, chaque structure subissant l’accroissement informationnel qui la dirige vers une mutation qualitative. L’homme, comme toute autre organisation, est un intermédiaire dans cette coévolution spirale, toute fin étant à la fois un moyen pour une autre fin.

Dans ce nouvel ensemble social, le totalitarisme, l’arbitraire et la répression ne seront que les souvenirs de tentatives de stabilisation du holon inférieur pendant cette période de transition vers le niveau supérieur. Dans ce contexte, le rêve humanitaire de certaines religions ou idéologies devient impossible à atteindre par des décrets aboutissant aux tortures et aux goulags. Car, quand bien même on aurait imaginé le système social parfait, l’imposer créerait toujours l’enfer et engendrerait des ordres répressifs à l’instar de ceux qui règnent dans le monde d’aujourd’hui à l’est et à l’ouest, en haut et en bas. C’est ainsi que des valeurs telles que l’égalité, la solidarité, la liberté, imposées de l’extérieur deviennent contre-évolutives et, dénuées de leur sens, aboutissent aux systèmes carcéraux, aux camps de rééducation, aux guerres idéologiques. Révolution n’est pas toujours synonyme d’évolution.

S’il est certain que toutes les valeurs de notre ère deviendront caduques, soit par intégration, soit par rejet, il est impossible de prévoir les nouvelles contraintes et libertés du nouveau millénaire. Ce sera la surprise à ce tournant du siècle.

Références

Ekeland I. « La théorie des Catastrophes ». La Recherche, Septembre 1977.

Jacob F. – La Logique du Vivant — Gallimard NRF, Paris, 1970.

Jantsch E. – The self-organizing universe — Pergamon Press, Oxford, 1980.

Jung C.G. – Memories, Dreams, Reflections Random House Inc., Londres, 1961.

Klossowski P. – Nietzsche et le cercle vicieux Mercure de France, Paris, 1969.

Koestler A. – The Ghost in the machine — Picador, Londres, 1975.

Lovelock J.E. – Gaïa, a new look at life on Earth – Oxford University Press, 1979.

Margulis L. – Symbiosis in Cell Evolution W.H. Freeman & C°, San Francisco, 1981.

Miller J.G. — Living Systems — Mc Graw-Hill, New York, 1978.

Prigogine I. et Wiame J.M. — Biologie et thermodynamique des phénomènes irréversibles, Experientia 2 : 451-453, 1946.

Prigogine I. et Stengers I. — La Nouvelle Alliance — Gallimard NRF, Paris, 1979.

Prigogine I. – Physique Temps et Devenir Masson, Paris, 1982.

Ruffié J. — Traité du Vivant — Fayard, Paris, 1982.

Schrödinger E. — What is Life ? — Cambridge University Press, Cambridge, 1944.

Talbot M. – Mysticism and the new physics Bantam Books, New York, 1981.

Thom R. – Stabilité structurelle et Morphogenèse ; — Benjamin, Reading, 1975.

Zotin A.I. – Thermodynamic Aspects of Developmental Biology — S. Karger, Bale, 1972.

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Les mécanismes de création des spirales dans la nature

Une spirale est une courbe plane dont le diamètre augmente toujours à mesure que l’on s’éloigne de son centre. Par extension, on parte fréquemment de spirale pour désigner des courbes de l’espace cousines des spirales, les hélices, dont la projection plane est en général une spirale.

Deux mécanismes naturels principaux sont à l’origine de la forme spirale :

1) La composition d’un mouvement linéaire et d’un mouvement de rotation : Lorsqu’on combine deux mouvements plans, l’un rectiligne à vitesse constante ou croissante et l’autre circulaire, on obtient une spirale. Par exemple, toute particule s’échappant d’une source en rotation part tangentiellement à celle-ci ; toute action à distance infléchissant la trajectoire rectiligne de la particule lui fait alors décrire une spirale. Les deux cas les plus fréquents sont la spirale d’Archimède, lorsque le mouvement rectiligne et le mouvement circulaire sont proportionnels, et la spirale logarithmique, lorsque le mouvement circulaire exerce un effet multiplicatif sur le mouvement linéaire.

2) La croissance par similitude : Chaque fois qu’à un élément est adjoint un élément semblable (au sens mathématique, c’est-à-dire, proportionnel et ayant subi une rotation donnée), la suite obtenue forme une spirale logarithmique. C’est le cas des coquillages, des feuilles enroulées comme celles des fougères, etc. Spirales et hélices biologiques proviennent fréquemment de ce mécanisme, lorsqu’une structure vivante se développe par multiplication.

Deux autres mécanismes se rattachent à chacun de ces-deux cas, dont ils sont des propriétés particulières :

a) Les trajectoires equiangulaires : Lorsqu’un point s’éloigne d’un centre en faisant un angle constant avec les rayons, il se déplace selon une spirale logarithmique. C’est le cas par exemple de l’araignée qui s’éloigne du centre de sa toile en tenant son appareil sécréteur toujours orienté dans la meure direction par rapport au rayon d’appui. La toile est composée en fait d’arcs de spirale logarithmique.

b) Les assemblages circulaires : Lorsque des organismes sont construits à partir d’assemblages de facettes se disposant circulairement, des réseaux transversaux de spirales apparaissent, comme dans les cours de pâquerettes ou de tournesol, les pommes de pins, les ananas, etc.


[1] Aux Etats-Unis des organisations de créationnistes obtiennent avec l’aide de l’Administration Reagan et de la « majorité morale » le droit d’enseigner dans leurs écoles le mythe de la création de la Genèse (Creation Science !) à la place de « l’hérésie évolutionniste ».

[2] L’évolution des galaxies ne semble plus être déterminée à partir d’un programme contenu dès leur formation, Au contraire, elles décriraient un parcours imprévu sous l’impulsion des interactions avec leur environnement. Ainsi, elles n’apparaissent plus comme des mécaniques isolées, mais elles se caractérisent par des propriétés dynamiques qui les amènent progressivement vers de nouveaux états. (La Recherche juillet-août 1982, n° 135, p. 903).

[3] Du grec auto et poïèse : création.

[4] C’est en oubliant cette notion que la cancérologie s’est fourvoyée en cherchant à isoler et à détruire la cellule cancéreuse, partie intégrante d’un ensemble coévolutif: l’organisme. Les échecs des traitements actuels, qui visent à l’extermination des cellules malignes sans être à même d’épargner les cellules saines qui composent cet ensemble intégré, illustrent bien une erreur conceptuelle aboutissant à une erreur méthodologique désastreuse pour la cancérologie.

[5] La régression, c’est-à-dire le retour en arrière, est en fait possible, mais improbable : dans un tel cas, le chemin qu’elle suivrait ne serait pas identique, quoique proche, à celui de l’aller. C’est l’hystérésis. En effet, le système garderait toujours un certain souvenir de son passage à un niveau d’organisation supérieur. Cela est vrai des structures vivantes et même des atomes de carbone qui ont participé à des structures moléculaires.

[6] Les multinationales sont utilisées ici pour fournir l’image d’une entreprise hypertrophiée et incapable d’adaptation. En fait, les entreprises nationales et nationalisées sont de biens meilleurs exemples de structures gigantesques et apathiques qui, devenues des institutions, n’évoluent pas. Plusieurs multinationales échappent justement à la cristallisation par leur fragmentation nationale et leur diversification.

[7] Individuation est bien plus qu’une simple prise de conscience de l’ego. C’est le processus, qui selon Jung, fait qu’une personne devient une unité psychologique indivisible et homogène.