Bert Olivier
Esclave ou maître de la technologie : Le choix nous appartient

Traduction libre 4/12/2023 Après avoir écrit le billet sur ce que Martin Heidegger peut nous apprendre sur la technologie, j’ai réalisé que certains lecteurs pourraient en conclure que tout ce qui touche à la technologie est « mauvais » — après tout, la conception de Heidegger semble très pessimiste. Il convient toutefois de préciser que le penseur […]

Traduction libre

4/12/2023

Après avoir écrit le billet sur ce que Martin Heidegger peut nous apprendre sur la technologie, j’ai réalisé que certains lecteurs pourraient en conclure que tout ce qui touche à la technologie est « mauvais » — après tout, la conception de Heidegger semble très pessimiste. Il convient toutefois de préciser que le penseur allemand n’a pas préconisé la destruction de tous les dispositifs techniques et le retour à un mode de vie agraire prémoderne.

Son conseil était de pratiquer une approche ambivalente de la technologie, un « oui » et un « non » simultanés : oui, dans la mesure où l’on doit se sentir libre d’utiliser des dispositifs techniques qui simplifient la vie ; non, dans la mesure où l’on refuse la technologie en tant qu’« encadrement (Enframing) » pour usurper la position d’ordonnateur et d’organisateur de la vie en soumettant tout le reste à sa règle. En d’autres termes, utilisez des dispositifs techniques, mais ne permettez pas à la technologie de vous utiliser.

Il existe une autre façon de « corriger » l’impression que la technologie est irrémédiablement « mauvaise », qui consiste à se tourner vers l’un des successeurs de Heidegger dans la philosophie de la technique (il y en a d’autres aussi, mais il faudrait un livre pour les détailler tous). Je pense au penseur poststructuraliste français Bernard Stiegler (qui est mort prématurément il n’y a pas longtemps) après une carrière intellectuelle et académique incroyablement productive (il a écrit plus de 30 livres importants).

Il vaut la peine de lire cette nécrologie de Stuart Jeffries, qui donne une excellente vue d’ensemble de la vie et des activités intellectuelles et politiques de Stiegler. Plutôt que de faire la même chose ici, je me concentrerai sur un aspect spécifique de la pensée de Stiegler sur la technologie.

D’emblée, je dois préciser qu’il pensait que toute technologie modifiait la conscience et le comportement humains, depuis la technologie la plus ancienne de l’âge de pierre jusqu’à la technologie numérique la plus sophistiquée de l’époque actuelle. La technologie numérique, en particulier, avait le potentiel de priver les humains de leur propre capacité à penser de manière critique et créative, mais cela doit être considéré en conjonction avec sa notion de la technologie comme un pharmakon (à la fois un poison et un remède — une utilisation du terme grec ancien, tel qu’employé par Platon, qu’il a emprunté à son professeur, Jacques Derrida). En fin de compte, tout dépend de la manière dont on utilise la technologie, a-t-il soutenu (en écho à Heidegger) ; on n’est pas obligé d’être victime de son caractère « poison », mais on peut au contraire développer avec son potentiel « remède ».

En guise d’illustration : Stiegler souligne que la grande majorité des gens dans notre « société hyper-consumériste, pulsionnelle et addictogène » ne réalisent pas que les gadgets techniques (comme les smartphones) qu’ils utilisent pour faire une grande partie de leurs achats servent le système économique qui les prive systématiquement de leur savoir (« savoir-faire ») et de leur capacité à vivre une vie créative — ce que Stiegler appelle respectivement le « savoir-faire » et le « savoir-vivre » (In Pour une nouvelle critique de l’économie politique, 2010, p. 30).

Cela a une portée psychopolitique considérable, comme Stiegler (2010 : pp. 28-36) l’a expliqué de manière convaincante. Ce faisant, il met en avant ce qu’il appelle, à l’instar de Karl Marx au XIXe siècle, la « prolétarisation » des consommateurs d’aujourd’hui. Qu’entend-il par là ?

Par la « prolétarisation » des travailleurs, Marx entendait qu’ils avaient été dépossédés de leur « savoir-faire » par les machines au cours de la révolution industrielle, et le point de vue de Stiegler est qu’aujourd’hui ce phénomène a été poussé à un autre niveau, à savoir là où il se manifeste comme la prolétarisation de toutes les personnes qui utilisent régulièrement des appareils « intelligents ». Ces derniers absorbent les connaissances et la mémoire de leurs utilisateurs, qui dépendent de plus en plus des processus techniques « hypomnésiques » [c’est-à-dire qui intensifient et renforcent techniquement la mémoire, comme sur un smartphone ; B.O.] opérant dans les machines et les appareils de toutes sortes.

Cela vous semble-t-il familier ? Combien d’utilisateurs de smartphones se souviennent encore de leur numéro de téléphone ou de ceux de leurs amis, et combien d’étudiants savent aujourd’hui de mémoire (la leur) comment épeler et faire du calcul mental ? Relativement peu, je le parierais ; la majorité a cédé ces fonctions intellectuelles à leurs appareils électroniques. Stiegler parle d’un processus généralisé d’« abrutissement ».

Les appareils auxquels Stiegler fait référence ci-dessus comprennent les ordinateurs portables, les smartphones, les tablettes électroniques et les ordinateurs de bureau, c’est-à-dire tous les dispositifs d’information et de communication que l’on utilise quotidiennement pour le travail et les loisirs. Mais pourquoi affirme-t-il que l’utilisation de ces appareils « hypomnésiques » a une signification psychopolitique ?

Dans l’un de ses textes critiques les plus importants, États de choc : Bêtise et savoir au XXIsiècle (2012), Stiegler développe ce point. Pour être aussi clair que possible, l’utilisation à grande échelle de ces instruments numériques par les consommateurs — encouragée parce que leur utilisation augmente le pouvoir d’achat du public — remplace systématiquement leurs propres capacités de réflexion et d’invention par des « modèles » de vie préformatés, les contraignant subtilement à s’adapter à ce que le marketing invente.

De plus, précise-t-il, cela se fait aujourd’hui avec l’aide des sciences sociales et cognitives. L’aspect le plus avancé de ce type de prolétarisation est le « neuromarketing », qui vise à créer un impact direct sur les récepteurs neuronaux des consommateurs par le biais des sens, et comme on peut s’y attendre, les images inséparables de la publicité sont au cœur de ce projet.

Même les connaissances théoriques fondamentales ne sont pas épargnées, dans la mesure où elles sont « découplées » de l’activité théorique. Ce que l’on enseigne aujourd’hui aux étudiants est donc de plus en plus dépourvu de théorie — ils ne comprendraient probablement pas comment Newton est arrivé à ses théories révolutionnaires (à l’époque) en macro-mécanique, sans parler de la théorie de la relativité spéciale d’Einstein. Ce qui est enseigné à la place, nous informe Stiegler, c’est un savoir technologique purement procédural, même dans les facultés de sciences — en d’autres termes, comment utiliser un ordinateur pour appliquer un savoir théorique (ou des théorèmes) où certains « problèmes » doivent être résolus.

La « prolétarisation » — le fait d’être dépouillé du savoir — ne se limite donc pas aux travailleurs des machines et aux consommateurs, mais englobe également le travail intellectuel et scientifique. Cela sert l’objectif psychopolitique, rappelle Stiegler, de subvertir les bases d’une critique possible du système néolibéral lui-même, renforçant ainsi ce dernier en excluant apparemment toute alternative convaincante.

Stiegler nous avertit que les universités sont l’un des principaux champs de bataille où se déroule la lutte pour l’esprit des gens dans les démocraties modernes, mais il estime que ces institutions ne sont actuellement pas en mesure d’assumer leurs responsabilités civiques. Après tout, les universités sont censées guider les étudiants vers le plus haut niveau d’apprentissage grâce à un enseignement constamment alimenté par des recherches soutenues, de la part des membres du corps enseignant, sur les développements culturels et scientifiques passés et actuels.

Il est important de noter que cela ne sera possible que si les programmes d’enseignement et de recherche des universités comprennent des tentatives persistantes de comprendre les effets des technologies avancées de l’information et de la communication sur la psyché humaine, et plus particulièrement sur la faculté de raisonnement, et d’adapter leur enseignement en conséquence.

Or, à l’heure actuelle (c’est-à-dire vers 2012-2015, date de parution de ce texte de Stiegler, d’abord en français puis en anglais), les universités du monde entier sont en proie à un profond malaise, et il faudrait un effort concerté pour reconquérir ce que Stiegler considère comme la « souveraineté rationnelle » que les Lumières ont valorisée, et qui peut encore être considérée comme une valeur fondamentale pour les êtres humains qui souhaitent se libérer de l’assujettissement aux impératifs techniques.

S’il est un domaine spécifique où la bataille pour la souveraineté rationnelle se joue dans les universités — et il va sans dire que, depuis 2020, elle s’est exacerbée pour des raisons que Stiegler, décédé avant cette date, n’aurait pu anticiper —, c’est bien celui de l’« attention ». C’est à l’attention des jeunes accros aux smartphones que les médias de masse et d’autres organismes promouvant une culture de « bits et d’octets », de communication fragmentaire et de publicités qui captent les sens, ont déclaré la guerre aux vestiges d’une culture intellectuelle qui se bat pour sauver les jeunes de l’« abrutissement ». Stiegler explique ce que cela implique (2015, p. 27) :

cette captation visant à canaliser le désir des individus vers les marchandises….

Ces groupes sociaux et les institutions qui les instauraient comme tels ont été ainsi eux-mêmes court-circuités dans leur fonction de formation de l’attention, et en particulier, depuis l’Aufklärung, comme formation de la forme attentionnelle spécifique reposant sur la raison en puissance…

Ce qu’il a à l’esprit devient plus clair lorsqu’il écrit (2015, p. 152) :

L’attention est toujours à la fois psychique et collective : être attentif signifie à la fois être concentré et être attentionné. En cela, la formation scolaire de l’attention est aussi ce qui consiste à éduquer les élèves (à les élever) dans le sens de les rendre civils, c’est-à-dire prévenants à l’égard d’autrui et capables de prendre soin — de soi-même et de ce qui est à soi, comme de ce qui n’est pas soi et de ce qui n’est pas à soi.

Or nous vivons à l’époque de ce que l’on appelle désormais et paradoxalement l’économie de l’attention — paradoxalement, parce que cette époque est aussi et surtout celle de la dissipation et de la destruction de l’attention : c’est l’époque d’une déséconomie de l’attention.

Pour clarifier les choses, pensons à ce qui se passe pour les enfants dans les classes de maternelle, dans les écoles primaires et les collèges, dans les lycées et enfin dans les universités : le matériel d’apprentissage leur est présenté par des enseignants (qualifiés) de manière à « capter » leur attention, en vue de façonner et de développer leurs capacités cognitives latentes, qui ont déjà été développées de manière préparatoire par leurs parents dans le cadre de leur éducation.

Ce phénomène atteint son paroxysme à l’université, où, de la première année aux études supérieures, en passant par le statut de senior, la capacité d’attention soutenue est renforcée et affinée par ce que Stiegler appelle la « transindividuation ». Il s’agit d’un processus familier à tous ceux qui ont traversé les phases ardues de l’obtention — et de la poursuite — d’un diplôme de doctorat.

Cela signifie qu’en se familiarisant avec les traditions de connaissance archivées par l’écriture — et avant l’archivage électronique, disponible dans les bibliothèques — on s’engage d’abord dans l’individuation, c’est-à-dire qu’on change sa psyché en la transformant sur le plan cognitif. Mais finalement, cela devient une « transindividuation », lorsque l’étudiant passe d’un « je » qui apprend à un « nous » qui, d’abord en étudiant, partage la connaissance archivée des disciplines et contribue ensuite à son expansion.

Le point de vue de Stiegler est donc que, à moins que les conditions dans les universités ne puissent être rétablies, face à l’assaut numérique, pour rendre à nouveau possible et durable un tel processus laborieux de transindividuation, l’esprit de l’enseignement tertiaire éclairé (et éclairant) pourrait être perdu. Il est important de noter, dans la citation ci-dessus, que pour Stiegler, ce processus s’accompagne de l’apprentissage par les étudiants de la prise en charge d’eux-mêmes et des autres, c’est-à-dire en devenant civilisés.

En bref, Stiegler est convaincu que l’humanité contemporaine est confrontée à la tâche difficile — compte tenu de ce à quoi elle est confrontée — de retrouver la condition des « Lumières » que la culture occidentale s’est tant battue pour atteindre en premier lieu. Notre capacité à penser doit être armée à nouveau, étant donné que les médias contemporains, en conjonction avec l’utilisation de ce qu’il appelle des dispositifs « mnémotechniques » tels que les smartphones, ont été engagés dans une tentative persistante de saper cette faculté distinctive.

Une connaissance et une compréhension approfondies des conséquences psychiques individuelles et collectives de l’utilisation des technologies numériques actuelles ne sont possibles qu’en (ré-) activant nos capacités de réflexion critique pour récupérer notre souveraineté rationnelle. Et cela ne signifie pas qu’il faille éviter les dispositifs techniques ; au contraire, il faut utiliser la technologie pour ce que Stiegler appelle « l’intensification critique ». Que signifie cette phrase plutôt énigmatique ?

Stiegler n’est pas technophobe, comme en témoignent ses livres et les divers groupes (tels qu’Ars Industrialis) qu’il a fondés pour orienter la technologie dans une direction différente, loin du type de technologie numérique hégémonique qui décourage les gens de penser, par le biais de ce qu’il appelle le « psychopouvoir », et les encourage à s’en remettre aux dispositifs techniques. Par conséquent, l’« intensification critique » signifie simplement l’utilisation de la technologie comme moyen d’améliorer et de promouvoir la pensée et l’action critiques.

Ce que je suis en train de faire maintenant — utiliser un ordinateur portable pour écrire cet essai, tout en utilisant par intermittence divers hyperliens pour chercher sur Internet, puis utiliser la procédure technique pour incorporer le lien pertinent dans mon texte — équivaut précisément à une telle « intensification critique ». En d’autres termes, il ne s’agit pas de laisser la technologie numérique entraver sa pensée critique et réfléchie, mais de l’utiliser pour atteindre ses propres objectifs critiques.

Les agences qui promeuvent l’hégémonie du numérique — c’est aussi ce qui permet aujourd’hui l’IA — ne demandent pas mieux que de neutraliser votre capacité à penser de manière indépendante. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’à l’époque où Stiegler a écrit ces textes. Ce n’est que s’ils y parviennent de manière généralisée que les dictateurs en puissance pourront mener à bien leur funeste projet de transformer l’humanité en une masse d’idiots irréfléchis. Mais en utilisant quand même cette technologie à des fins critiques, c’est-à-dire pour l’« intensification critique », vous désamorcerez leurs tentatives d’affaiblir l’intelligence humaine. Heureusement, il semble qu’il y ait encore beaucoup de gens capables de le faire.

Texte original : https://brownstone.org/articles/slave-or-master-of-technology-the-choice-is-ours/