Brad Reynolds
Être intégral, Les centaures intégraux dans la logique visionnaire, Partie 1,

Aller à la partie 2 Traduction libre Cet essai est basé sur une présentation donnée lors d’une conférence à Integral+Life à la fin du mois de juillet 2023, d’où sont extraits les graphiques. « Chaque être humain doit être considéré en fonction de ce pour quoi il est bon, car aucun d’entre nous, non, aucun, n’est […]

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Traduction libre

Cet essai est basé sur une présentation donnée lors d’une conférence à Integral+Life à la fin du mois de juillet 2023, d’où sont extraits les graphiques.

« Chaque être humain doit être considéré en fonction de ce pour quoi il est bon,
car aucun d’entre nous, non, aucun, n’est parfait.
Et si nous n’aimions pas ceux qui ont des imperfections,
ce monde serait un désert pour notre amour
 ».
– Thomas Jefferson

Nous vivons dans un Kosmos, épelé dans le grec original avec un « K » — « Koz-mos » (selon la prononciation grecque) — qui signifie « l’ordre harmonieux de l’univers » — d’où vient notre mot français « Cosmos » (épelé avec un « C »), mais ce mot, en Occident, tend à signifier une terre plate composée uniquement de matière physique, rien que des particules énergétiques, des étoiles et des planètes s’étendant dans un vaste continuum espace-temps se combinant et évoluant pour constituer tout ce qui se trouve dans l’Univers. Pourtant, en réalité, nous vivons dans un Kosmos intégral — un Mandala Kosmique : un spectre dynamique, multicouche et pluridimensionnel d’existence énergétique — un vaste Mandala d’évolution apparaissant dans les « Quatre Quadrants » (des intérieurs/extérieurs individuels/collectifs) s’étendant des royaumes physiques à la vie biologique, à la pensée mentale, aux dimensions éthériques de l’âme et même aux domaines spirituels comme une seule réalité divine scintillante de l’Esprit en action, ou ce que Ken Wilber appelle un « Espace de Développement Morphogénétique ».

Dans ce cas, je crois que l’une des meilleures façons pour nous de comprendre ce vaste Kosmos dans son ensemble (à l’exception de l’illumination) est d’être intégral ou de s’éveiller au stade intégral du développement de la conscience. C’est pourquoi cet essai passe en revue ce que le philosophe Ken Wilber appelle le « Centaure intégral dans la Logique Visionnaire », car, comme nous le verrons, être spirituel ou s’ouvrir au transpersonnel — ou à ce qui est au-delà du personnel — est ce qui fait vraiment d’une personne un être intégral : intégrer la totalité de l’être humain. Le monde moderne a échoué lamentablement dans cette entreprise, ce qui explique nombre de nos problèmes apparemment insolubles. Il est temps pour nous d’évoluer vers le prochain niveau émergent de développement conscient et de devenir intégral.

Dans cet essai (basé sur une récente présentation), je souhaite passer en revue la sagesse recueillie auprès de certains de nos anciens pionniers de l’Intégral, dont beaucoup ont fortement influencé les théories de Ken Wilber, afin d’obtenir une compréhension plus complète de ce qu’est être Intégral. Commençons par l’un des héros populaires de l’Amérique, Mark Twain, qui a mis en lumière un principe essentiel de l’approche intégrale en déclarant : « Ce n’est pas ce que vous ne savez pas qui vous attire des ennuis, c’est ce que vous savez avec certitude et qui est faux. ». En d’autres termes, les gens n’ont que partiellement raison, même s’ils ont tendance à penser qu’ils ont toujours raison. Être intégral, c’est unir et embrasser toutes ces visions du monde différentes pour créer une vision intégrale de la réalité où tout le monde est « juste, mais partiel », car, comme l’a fait remarquer Ken, « tout le monde a raison puisque personne n’a tort à 100 % ».

Commençons par la définition que Wilber donne du mot « intégral », publiée au cours de la première année du nouveau millénaire, en ouverture de son livre Une théorie de Tout : « Intégral : le mot veut dire intégrer, rassembler, unir, relier, englober. Pas dans le sens d’une uniformité ou d’un aplanissement des merveilleuses différences, couleurs, et variations d’une humanité arc-en-ciel, mais dans celui d’une unité dans la diversité, du partage de nos points communs comme de nos différences. » [1] Le principe fondamental d’être intégral est d’accepter la diversité dans une vision d’unité : « L’unité dans la diversité » est la devise de la conscience intégrale.

Pionniers de l’intégral

Passons maintenant brièvement en revue quelques-unes des principales sources d’inspiration de Wilber, en commençant par Jean Gebser (1905-1973), poète allemand et spécialiste de l’histoire comparée, qui écrivait au milieu du 20siècle, alors que l’Europe était en guerre contre elle-même et contre le monde. Gebser a été la première personne à utiliser le terme « conscience intégrale » comme étant une véritable « structure » (ou modèle) dans le développement de la conscience. Un peu plus tôt dans le siècle, Sri Aurobindo avait également utilisé le mot « Intégral » pour définir un type de yoga, comme nous le verrons, mais c’est Gebser qui a défini « Intégral » comme une structure de conscience. Au milieu des années 1970, alors que Wilber effectuait des recherches pour ses premiers livres, il a lu pour la première fois les travaux de Gebser dans de courts articles publiés dans une revue très respectée, mais peu connue, Main Currents in Modern Thought.

L’opus magnum de Gebser, The Ever-Present Origin, ne sera publié en anglais qu’en 1985 (bien qu’il ait été publié en allemand en 1949), par conséquent, dans les années 1970, Ken n’avait accès qu’à des articles résumés de Gebser. L’un des articles de Main Currents s’intitulait « The Integral Consciousness » (La conscience intégrale) où Gebser expliquait : « La croissance d’une nouvelle conscience intégrale est importante, voire décisive, pour notre époque, car il s’agit d’un thème de portée universelle, qui englobe l’ensemble de l’humanité. En tant que tel, il mérite d’être traité comme un tout cohérent, car le destin commun de l’Orient et de l’Occident dépend largement du degré de réalisation de cette nouvelle conscience » [2] Cette compréhension a déclenché une révolution dans notre pensée qui sous-tend maintenant un mouvement mondial.

Georg Feuerstein (1947-2012), érudit très respecté dans le domaine du yoga et élève personnel de Gebser, un Allemand qui a vécu en Angleterre puis aux États-Unis, et qui deviendra plus tard un ami de Wilber, a noté ce lien fortuit : « Ken Wilber a utilisé pour la première fois les idées de l’érudit suisse dans Up from Eden (1981)… et [plus tard] dans Sex, Ecology, Spirituality (1995). Apparemment, Wilber… a découvert les idées de Gebser dans un article publié dans la revue Main Currents in Modern Thought [1974], aujourd’hui disparue, et il y a réagi avec enthousiasme…. L’intérêt de Wilber pour Gebser ne devrait pas vraiment être une surprise, car… Wilber a été profondément préoccupé par les questions structurelles et développementales relatives à la conscience. Alors que Gebser privilégiait un point de vue essentiellement culturel, littéraire et linguistique, Wilber a opté principalement pour un pivot psychologique, culturel et philosophique. Les deux approches couvrent beaucoup de terrain commun et ont donné lieu à de nombreuses idées similaires, ce qui témoigne du fait qu’elles ont peut-être découvert des schémas psychohistoriques réels » [3] Encore une fois, la pensée intégrale permet une diversité de perspectives en reconnaissant des thèmes universels qui les sous-tendent et les unissent.

Heureusement, c’est Gebser qui a été le pionnier de notre compréhension actuelle de ce qu’est la « Conscience Intégrale » et de la manière de la reconnaître — ce que Wilber et la Spirale Dynamique appellent aujourd’hui la conscience de « second palier ». Il s’agit principalement de la capacité à être transparent par rapport aux structures antérieures de développement de la conscience, ce que les structures antérieures ne peuvent pas faire. Gebser a suggéré que les nouvelles qualités émergentes de la structure intégrale apparaissaient pour la première fois dans l’art, la littérature et même la pensée scientifique du XXe siècle : « Celui qui a ennobli, intensifié et préparé sa conscience, de manière à obtenir un enrichissement de la conscience intégrale, vit dans un état de participation au monde dans son ensemble. Cette participation, qui est conditionnée par la conscience intégrale et qui, aujourd’hui encore, se trouve chez des individus dans toutes les parties du monde, offre la possibilité de guérir le monde. Cela dépendra des quelques personnes qui réalisent déjà consciemment ce processus et qui permettent ainsi à de nouvelles forces de prendre effet dans l’individu, le monde et l’humanité » [4] La conscience intégrale est encore plus évidente aujourd’hui au XXIe siècle (et le sera encore plus à l’avenir, espérons-le).

De toute évidence, Gebser estimait qu’il était essentiel d’être intégral pour stabiliser un ordre mondial pacifique au lieu des guerres mondiales menaçantes (et des conflits violents sans fin) qui ont dominé notre histoire récente. Cette vision évolutive a inspiré Ken Wilber au début de sa carrière, comme elle inspire aujourd’hui beaucoup d’entre nous. Feuerstein, qui a étudié avec Gebser dans les dernières années de la vie du philosophe (Gebser est mort en 1973), explique l’importance d’être intégral dans son excellent livre (aujourd’hui épuisé) intitulé Structures of Consciousness (1987). Feuerstein y passe en revue les travaux de Gebser et la profonde influence qu’ils ont eue sur les théories intégrales de Wilber : « Cette conscience naissante, aperspectiviste [ce qui signifie “pas une seule perspective”] ou arationnelle-intégrale, permet, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’intégration consciente de toutes les structures antérieures (mais co-présentes) et, par cet acte d’intégration, la personnalité humaine devient… transparente à elle-même, de sorte que la présence originelle, “le spirituel”, est directement “conscientisée” » [5]. Le terme « originel » (originary) fait ici référence à « l’origine omniprésente » ou au Fondement Inconscient, voire à Dieu en tant que Conscience. Il est à noter qu’il implique une conscience spirituelle (ou transpersonnelle) qui dépasse les limites du matérialisme moderne pour englober plus complètement toutes les capacités de l’être humain dans son ensemble. Par conséquent, cette conscience intégrale influence non seulement l’individu, mais aussi la société dans son ensemble.

Steve McIntosh, un autre philosophe intégral important actif aujourd’hui, dont la pensée intégrale se concentre davantage sur la politique et sur comment le fait d’être intégral peut aider à guérir et à intégrer nos divisions politiques actuelles ou nos guerres culturelles, souligne l’importance d’une conscience intégrale opérant à la fois dans les dimensions individuelles et collectives : « Le fait est que les systèmes subjectifs de la conscience et les systèmes intersubjectifs de la culture coévoluent et sont profondément entrelacés. Bien que la conscience soit individuelle et subjective et que la culture soit collective et intersubjective, ces domaines de développement intérieur qui se chevauchent partagent la même source de puissance énergétique [6] ». C’est une excellente façon de décrire la manière d’être intégral : activer les courants d’influence individuels et collectifs sur notre façon de penser et d’agir.

Si Gebser a certainement été un pionnier de la pensée intégrale, il n’a pas été le seul à utiliser le mot « intégral » au 20siècle pour décrire l’intégration émergente de la sagesse orientale et de la connaissance scientifique occidentale. Il y avait aussi Haridas Chaudhuri (1913-1975), un étudiant indien de Sri Aurobindo, à qui l’on avait confié la mission d’apporter le « yoga intégral » et la philosophie d’Aurobindo aux États-Unis. Haridas a contribué à la fondation de l’Académie américaine d’études asiatiques, qui est devenue l’Institut californien d’études asiatiques, puis l’Institut californien d’études intégrales (CIIS), situé au cœur de San Francisco.

Comme Alan Watts faisait partie de la faculté (dans les années 1950), ce groupe de professeurs a profondément influencé l’attrait de la Beat Generation pour la sagesse orientale et une approche universelle de la religion qui a déclenché une révolution de la sagesse à travers l’Amérique et dans le monde entier. D’une certaine manière, nous pourrions dire que « l’Intégral » a atteint les rivages les plus éloignés de l’Ouest (Californie) pour se tourner vers l’Est (l’Asie) dans le but d’intégrer les deux dans une nouvelle vision globale de l’humanité. Le professeur Chaudhuri explique idéalement : « La méthode de la pensée intégrale représente une intégration dynamique des méthodes scientifiques phénoménologiques et dialectiques de l’Occident et des disciplines auto-analytiques, psycho-intégratives et à valeurs non duelles de l’Orient » [7] Un tel « mariage » de l’Orient et de l’Occident, de la science et de la religion (ou mieux, du mysticisme), n’est pas un idéalisme banal, mais l’essence même d’être Intégral. L’Intégral est une vision du monde émergente qui a vu le jour au siècle dernier et qui a pris de l’ampleur au cours de ce siècle. Par conséquent, il nous appartient à tous de la promouvoir dans le courant politique dominant et dans la culture en général (au lieu de nous chamailler entre nous ou d’essayer de dégonfler sa thèse).

Pour soutenir cette vision intégrale émergente, Chaudhuri a écrit un livre publié en 1977 intitulé The Evolution of Integral Consciousness (un excellent livre, mais épuisé), ainsi que d’autres ouvrages intégraux importants ; il vaut la peine d’être lu. Haridas parlait d’une « psychologie intégrale » avant que Wilber n’utilise ce terme, où il incluait tout le spectre de la conscience en disant : « La psychologie intégrale… est fondée sur le concept du moi total d’une personne… Toutes les recherches psychologiques devraient être guidées par la vision intégrale de la psyché humaine. La psyché est l’unité indivisible du physique, du mental et du transpersonnel » [8]. Ici, nous trouvons un exemple de ce que Wilber appellera bientôt les « trois yeux de la connaissance », dans une tentative de définir ce que c’est que d’être intégral, c’est-à-dire de « voir » ou d’accéder aux courants physiques, mentaux et spirituels de la connaissance afin d’être pleinement humain.

Le Yoga intégral

Comme nous l’avons mentionné, Chaudhuri était un adepte et élève du grand maître du yoga intégral, Aurobindo Ghose (1872-1950), qui a également exercé une influence considérable sur les idées de Wilber. Aurobindo était le célèbre yogi du début du 20siècle, éduqué en Angleterre, qui s’est concentré sur l’intégration du concept d’évolution, qu’il a copié à partir de Darwin, pour expliquer l’évolution mystique de la conscience. Il a utilisé le mot yoga pour « atteler » les gens à la réalisation de Dieu (ou à un « supramental » éveillé) par la descente de l’énergie spirituelle afin d’initier une vie divine pour tout le monde. Ce processus représente, selon lui, le potentiel de développement le plus élevé de l’humanité, unissant ou intégrant ainsi les principes majeurs des connaissances orientales et occidentales. Aurobindo appelait cette vie « La Vie Divine », le titre de son opus magnum où il expliquait : « Il faut viser une perfection qui équivaut à l’élévation du mental vers le spectre complet et la nature supramentale. Par conséquent, ce yoga intégral de la connaissance [jnana], de l’amour [bhakti] et des œuvres [karma] doit être étendu à un yoga de l’auto-perfectionnement spirituel et gnostique… C’est aussi la raison pour laquelle le yoga doit être intégral » [9]. En d’autres termes, le concept (ou la reconnaissance) de la conscience intégrale a vu le jour à la même époque en Occident (via Gebser) et en Orient (via Aurobindo). Wilber les a réunis pour créer une formulation puissante qui a influencé des millions de penseurs sensibles à la recherche d’une philosophie plus complète et holistique de la vie et de la compréhension de l’univers ou du Kosmos.

Il est évident qu’Aurobindo a exercé une influence considérable sur les écrits et les idées de Wilber, tout comme les objectifs du yoga lui-même. Les théories intégrales de Wilber tentent donc d’intégrer les sagesses orientale et occidentale, ce qui l’amène à dire : « Plus on va à l’intérieur, plus on va au-delà, et plus on peut embrasser une identité plus profonde avec une perspective plus large… En bref, chaque percée intérieure nous tourne au-dehors vers une plus grande partie du Kosmos… dans le Kosmos pluridimensionnel et holarchique, plus les profondeurs du moi sont révélées, plus les profondeurs correspondantes du Kosmos se révèlent elles-mêmes » [10]. C’est, une fois de plus, une excellente description du fait d’être intégral. En pratique, cela signifie que les gens doivent pratiquer la tradition ancestrale de la méditation (et de la contemplation intérieure), se tourner vers l’intérieur (et faire taire le bavardage du mental rationnel de l’ego), afin d’exercer pleinement tous les potentiels de l’humanité. Aujourd’hui, la science reconnaît même que la méditation est une méthode saine et extrêmement utile pour favoriser la croissance et le développement du complexe corps-esprit humain.

Le yoga intégral, comme Aurobindo a appelé son approche moderne de la sagesse, tente d’intégrer les différents yogas traditionnels de l’Inde ancienne en un système holistique. Il a intégré le Jnana Yoga (ou yoga de la connaissance et de l’intuition) au Bhakti Yoga (ou yoga de la dévotion et de l’amour) — intégrant ainsi l’esprit et le cœur — au Karma Yoga (ou faire du bon travail et service dans le monde) afin de vivre « La Vie Divine ». Je trouve intéressant que ces pratiques correspondent assez bien aux « UPs » actuelles de Wilber : Growing Up, Waking Up, Cleaning Up et Showing Up (Grandir, s’éveiller, se purifier et se manifester). Aurobindo, écrivain prolifique, a décrit ce qu’il entendait par être « Intégral » lorsqu’il a expliqué : « La triple voie de la connaissance (jnana), des œuvres (karma) et de l’amour (bhakti) devient l’axe central de tout le yoga intégral… mais on ne peut être libre qu’en vivant dans le divin » [11] Aurobindo, après tout, a d’abord été un révolutionnaire politique luttant pour l’indépendance de l’Inde avant de se convertir à une approche spirituelle utilisant le yoga et le développement mystique pour aider les gens à être vraiment libres. Il s’est rendu compte que le monde extérieur ne trouverait la paix que si la personne (et la communauté) la trouvait d’abord à l’intérieur d’elle-même.

Cartes intégrales

Examinons ensuite quelques-uns des tableaux de développement complexes de Wilber, qui décrivent les différentes structures ou étapes de la croissance humaine (jusqu’à l’âge adulte et au-delà), afin de mieux comprendre où la conscience intégrale apparaît et est activée.

La théorie intégrale de Wilber, comme le montre ce tableau [voir ci-dessus], s’est essentiellement développée à partir de l’idée de Gebser sur les étapes (ou structures) de « Grandir » (combinée avec le développement de l’enfance de Jean Piaget) — impliquant les étapes du développement précoce de l’enfance à l’âge adulte (Fulcrums 1-6) [cercle du bas] — afin de devenir « Intégrale », puis en ajoutant l’idée d’Aurobindo sur le développement mystique ou yogique ou « Éveil » (Fulcrums 7-10) [cercle du haut] — nous donnant le spectre complet du développement de la conscience. Ken a utilisé les données recueillies par la science occidentale et l’évolution (dans les différentes sphères de l’existence humaine, de la physiosphère à la biosphère et à la noosphère) pour développer encore davantage ses théories intégrales au cours des décennies de sa carrière. Il a affiné et actualisé ce « spectre de la conscience » (titre de son premier livre) en y ajoutant les recherches psychologiques humanistes et transpersonnelles du XXsiècle, afin de nous donner une vision beaucoup plus complète et holistique du potentiel humain que ne l’avait fait la psychologie moderne.

Wilber a tenté d’expliquer cette expansion du potentiel humain par le concept des « trois yeux de la connaissance », afin de mieux définir cette façon de voir notre Kosmos à plusieurs niveaux. Il a emprunté cette idée au mystique chrétien Saint Bonaventure (1221-1274), le grand Docteur Séraphique, favori des mystiques occidentaux. Cette approche du pluralisme épistémologique implique d’« ouvrir » ou d’utiliser l’« œil de chair » (physique), l’« œil de raison » (mental) et l’« œil de contemplation » (mystique) — ce qui, selon moi, est l’un des outils intellectuels les plus utiles dont nous disposons pour nous aider à devenir véritablement intégraux. Wilber explique sa thèse : « Une fois que nous reconnaissons et honorons tous les niveaux et toutes les dimensions de la Grande Chaîne, nous reconnaissons simultanément tous les modes de connaissance correspondants — pas seulement l’œil de chair, qui révèle le monde physique et sensoriel, ou seulement l’œil de raison, qui révèle le monde linguistique et symbolique, mais aussi l’œil de contemplation, qui révèle l’âme et l’esprit » [12] Permettre à un « œil » ou à une méthode d’acquisition de connaissances ou de collecte de données d’en usurper un autre s’appelle une erreur de catégorie, et c’est ce que la pensée intégrale tente d’éviter [13].

Par conséquent, ce processus de pluralisme épistémologique nous permet d’intégrer les données recueillies par nos sens corporels par la science et la philosophie ou par la connaissance mentale, tout en restant ancrés dans une compréhension spirituelle intérieure qui inclut les niveaux et les états d’éveil mystique. En d’autres termes, en utilisant les « trois yeux » de l’acquisition des connaissances, nous disposons de l’une des meilleures méthodes possibles pour devenir un être humain holistique :

  • L’« œil de chair » ou l’« œil de matière » physique révèle ce qui est vu avec les cinq sens et leur extension instrumentale (comme l’utilisation du télescope, du microscope, des accélérateurs de particules, etc. ;

  • L’« œil de raison » ou « œil mental » révèle ce qui est perçu en pensant, en raisonnant, en lisant, en utilisant la parole, les mots, les formules, les mathématiques, la philosophie et les théories, etc. ;

  • L’« œil de l’Esprit » ou « œil de la contemplation » révèle ce qui est vu par la méditation et la contemplation, un mode d’existence humaine plus avancé, puisqu’il implique le dépassement de l’ego qui nécessite généralement des années de pratique et de développement, de préférence sous la direction d’un authentique gourou ou d’un véritable maître spirituel, un « professeur » de l’Esprit qui peut vérifier une compréhension adéquate.

Les penseurs intégraux d’aujourd’hui, tels que le lama bouddhiste américain Pema Dragpa, qui publie actuellement un livre intitulé An Integral View of Tibetan Buddhism (2023, Bright Alliance), soulignent l’avantage évident d’utiliser les trois yeux de la connaissance :

L’œil de chair et l’œil de raison ne peuvent pas voir ce que voit l’œil de contemplation. La perspective dépend toujours de votre adresse Kosmique AQAL. Tout comme vous ne pouvez pas utiliser un microscope pour voir des planètes ou des quarks, vous ne pouvez pas utiliser la raison pour vérifier complètement les insights méditatifs… Un télescope révèle de grands objets lointains, et un microscope de minuscules objets proches, mais cela ne signifie pas que les planètes et les microbes sont fondamentalement contradictoires. Il s’agit simplement de différentes manières d’expérimenter différents niveaux de réalité physique. Les outils que nous utilisons révèlent différentes caractéristiques de la réalité — chaque mode de connaissance divulgue son propre type de données, et chaque élément de données est spécifique à un niveau. Chaque outil ne divulgue que ses objets d’appréhension respectifs, et les trois modes de connaissance utilisent des outils différents : des outils physiques, des outils rationnels et des outils contemplatifs [14].

Wilber, bien sûr, résume parfaitement l’importance d’utiliser tous les yeux de la connaissance afin d’être véritablement intégral : « Tous les hommes et toutes les femmes possèdent un œil de chair, un œil de raison et un œil de contemplation ; que chaque œil a ses propres objets de connaissance (sensoriels, mentaux et transcendantaux) ; qu’un œil supérieur ne peut être réduit à — ni expliqué par — un œil inférieur ; que chaque œil est valable et utile dans son propre champ, mais commet une erreur (erreur de catégorie) dès qu’il essaie d’appréhender complètement des domaines supérieurs ou inférieurs » [15]. Toutefois, c’est assorti d’un avertissement : « Malheureusement, la philosophie et la psychologie occidentales dominantes se sont surtout appuyées sur l’œil de chair et l’œil de raison, et certaines, comme le behaviorisme en psychologie et l’empirisme en philosophie, se sont appuyées uniquement sur l’œil de chair, ce qui constitue une terrible restriction. Le fait est qu’une fois que vous reconnaissez les trois yeux de la connaissance, vous n’utilisez pas seulement l’œil de chair et/ou l’œil de raison, mais aussi l’œil de l’esprit, l’œil méditatif ou contemplatif. Vous avez donc véritablement une vision plus complète et plus globale ». Voilà, c’est une indication complète pour être intégral !

Cela nous ramène au modèle du « spectre de la conscience » dans son ensemble, qui ne peut être pleinement (et précisément) compris et apprécié qu’en accédant (et en exerçant) tous les Yeux de la Connaissance. Dans le tableau ci-dessus, nous voyons le spectre standard ou la spirale du développement, tel qu’il est souvent présenté par Jeff Salzman du Daily Evolver (un podcast sur la politique et les affaires courantes), à l’extrême droite [voir le cercle rouge de droite]. Mais j’ai également établi une corrélation entre ces étapes du spectre et le modèle des « sept étapes de la vie » d’Adi Da, à l’extrême gauche [voir le cercle rouge de gauche]. Dans les sept étapes de la vie, les différents « états » de conscience ne sont pas associés ou confondus avec les étapes (ou niveaux) supérieures, ce qui se produit souvent dans le modèle actuel de Wilber (comme avec le treillis de Wilber-Combs) ; c’est en partie la raison pour laquelle il les appelle « états-étapes » (parce qu’ils ne sont pas clairement différenciés). Cependant, je pense que nous pouvons mieux les distinguer afin de voir plus clairement comment les états supérieurs — ou « expériences de pointe » — sont liés aux stades supérieurs de développement. Il s’agit d’une distinction importante à faire, car il s’agit dans les deux cas de qualités distinctes de l’expérience humaine. En effet, les états de conscience supérieurs, qui ne sont que temporaires, reflètent en fait le potentiel supérieur des stades de développement plus avancés, qui sont des adaptations permanentes.

Par conséquent, en réalité, les états supérieurs agissent comme des « attracteurs » vers les différents stades supérieurs de conscience qu’il nous reste à atteindre. Vivre une expérience de pointe aide à débloquer nos potentiels plus grands, plus éveillés et plus aimants jusqu’à la réalisation finale de Dieu (ou la septième étape de la vie dans le modèle d’Adi Da), où le sens du soi ou l’ego-je est totalement transcendé — mais réintégré — réalisant ainsi notre potentiel le plus élevé en tant qu’être humain à part entière manifestant la paix, la compassion et le bonheur. Il est important de noter que dans le modèle d’Adi Da, et dans la plupart des traditions spirituelles, l’éveil du cœur devient la fonction la plus importante pour initier un développement transpersonnel supérieur, un aspect souvent caché dans les modèles de Wilber (et de Gebser et de la Spirale Dynamique) plus orientés vers le cognitif.

Le cœur — qui a « trois stations » (la gauche, le milieu et la droite) — est vraiment la clé du développement spirituel supérieur vers les stades transpersonnels ou vers ce qu’Adi Da appelle le « quatrième stade de la vie », le stade du Centaure Intégral qui implique l’abandon dévotionnel de l’ego à un but plus élevé (et au Divin lui-même). Il s’agit d’une transition très difficile — du premier au deuxième palier, de la conscience personnelle à la conscience transpersonnelle — peut-être, pour la plupart des gens, la plus difficile de toutes. En effet, cette transition cruciale nécessite généralement une expérience de conversion ou un « retournement » de l’attention de l’ego, qui passe de la vie corporelle inférieure, faite d’argent, de nourriture, de sexe et d’égoïsme social, ou d’une vie matérialiste, dépendante de formes et d’expériences mentales sans fin, à une vie consacrée à l’abandon du sens du moi séparé ou des attachements à l’ego-je. Ce n’est que lorsque l’ego commence à se transcender que les niveaux inférieurs de développement deviennent plus transparents pour notre conscience (au lieu que nous nous accrochions follement à ces perspectives limitées de niveau inférieur). C’est une autre raison pour laquelle nous aurions tous besoin d’une « aide divine » ou d’une assistance de la part d’êtres humains plus évolués, qui ont déjà atteint les stades supérieurs de la vie, ou qui ont accès à des cartes à spectre complet pour nous aider à nous guider.

D’une part, la transition vers une vie yogique (ou orientée vers le transpersonnel) implique de conduire l’énergie vivante ou l’Esprit en ouvrant les canaux énergétiques subtils (ou nadis) du complexe corps-esprit humain. Malheureusement, Ken Wilber n’est pas un maître spirituel, mais seulement un sage pandit, comme il le confesse : « Un gourou est un maître éclairé et un enseignant. Je suis un pandit, pas un gourou » [16], il n’est donc pas en mesure de servir pleinement notre développement. En d’autres termes, Ken ne nous donne pas suffisamment d’instructions sur la manière d’effectuer cette transition cruciale. La croissance spirituelle est beaucoup plus difficile que le simple fait de vivre des expériences de « pointe » ou d’entrer dans des états d’« éveil », qui ne donnent à une personne qu’un petit « avant-goût » de nos potentiels de développement supérieurs. La fonction traditionnelle d’un gourou authentique est d’assister le développement spirituel d’une personne, même si certains ont été inauthentiques dans le passé ou le présent, car il s’agit globalement d’un processus spirituel valide qui doit être activé de manière intelligente. Ce qui est évident, c’est que les plus grands maîtres spirituels du monde, de Bouddha à Jésus en passant par Ramana Maharshi, sont en fait authentiques et ont pour fonction de transformer notre conscience en Réalisation-de-Dieu avec notre participation consciente. La peur des sectes et le comportement abusif des leaders charismatiques doivent être transcendés ou surmontés par une discrimination intelligente et une compréhension de l’objectif réel d’un adepte qui a réalisé Dieu et qui est là pour servir et éveiller les gens, et non pour les tromper.

Le véritable travail de croissance supérieure est un yoga intense, comme l’a souligné Aurobindo. Il implique la transformation du moi égoïste normal, un feu qui brûle l’ancien moi pour faire place aux nouveaux stades de conscience éveillés et plus évolués. Oui, les stades supérieurs impliquent les processus d’« éveil » à un spectre de possibilités, allant des réalisations chamaniques aux réalisations yogiques, en passant par les réalisations des saints et des sages, ou des états psychiques aux états subtils et causaux, un modèle que Wilber a adopté et affiné tout au long de sa carrière. Oui, il a été initialement guidé par la sagesse de certains maîtres spirituels avancés, tels qu’Adi Da et Aurobindo, dès le début — et a bien sûr qu’il a ajouté sa propre touche de génie cognitif — mais il n’a pas réussi à nous donner une véritable pratique pour développer ces stades supérieurs. En d’autres termes, nous devons nous tourner vers les vrais gourous et les grandes traditions du yoga et de méditation, à l’Est comme à l’Ouest, pour un développement humain aussi avancé, quel que soit l’interlocuteur que vous choisirez d’étudier. J’aborde ces sujets en détail dans mon récent livre, God’s Great Tradition of Global Wisdom : Guru Yoga-Satsang in the Integral Age (2021, Bright Alliance), et le livre à paraître In God’s Company : Transcending the Fear of Guru-Cults in the Integral Age (2023, Bright Alliance).

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Texte original : www.integralworld.net/reynolds48.html

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1 Ken Wilber, Une théorie du tout (2000), p. 2 de l’édition anglaise.

2 Jean Gebser, « The Integral Consciousness (La conscience intégrale) » dans Main Currents in Modern Thought, Vol. 30, No. 3, janvier-février 1974, p. 107.

3. Georg Feuerstein, « Jean Gebser’s Structures of Consciousness and Ken Wilber’s Spectrum Model » (essai non publié destiné à Kindred Visions édité par Ken Wilber), p. 2.

4 Jean Gebser, « La conscience intégrale » dans Main Currents in Modern Thought, Vol. 30, No. 3, janvier-février 1974, p. 109.

5 Georg Feuerstein, Structures of Consciousness (1987, Integral Publishing), p. 42.

6 Steven McIntosh, Development Politics: How America Can Grow to a Better Version of Itself (2020, Paragon House).

7 Haridas Chaudhuri, The Evolution of Integral Consciousness (1977, Theosophical Publishing House), p. 85.

8 Haridas Chaudhuri, The Evolution of Integral Consciousness (1977, Theosophical Publishing House), p. 72.

9. Aurobindo Ghose, « The Principle of the Integral Yoga » dans The Essential Aurobindo (1987, Inner Traditions), édité par Robert McDermott, p. 162.

10 Ken Wilber, Sex, Ecology, Spirituality (1995, Shambhala Publications), p. 257.

11 Aurobindo Ghose, « The Principle of the Integral Yoga » dans The Essential Aurobindo (1987, Inner Traditions), édité par Robert McDermott, pp. 162-163.

12 Ken Wilber, The Eye of Spirit (L’œil de l’esprit, 1997, Shambhala Publications), p. 50.

13 Voir : Ken Wilber, « Eye to Eye » dans Eye to Eye: The Quest for a New Paradigm (1983, 1990, 2001, Shambhala Publications. Tr fr Les trois yeux de la connaissance).

14 Pema Dragpa, An Integral View of Tibetan Buddhism (2023, Bright Alliance), p. 718, 173.

15 Ken Wilber, Eye to Eye (1983, 1990), p. 6.

16 Ken Wilber, Grace and Grit (1991, Shambhala Publications. Tr fr Grâce et courage), pp. 156-157.