Robert Linssen
Expériences spirituelles et sensualisme mystique

L’étymologie du mot « extase » semble vouloir mettre l’accord sur un processus d’expériences se réalisant « en dehors » du corps et du cadre normal des perceptions sensorielles. En vue de remédier à ce caractère un peu exclusif de l’expérience spirituelle, certains auteurs, tels Mircea Eliade et le Dr Roger Godel, proposent le terme « d’en-stase », tentant d’évoquer de cette façon l’orientation vers le centre profond de l’être, au-dedans de soi, à laquelle se consacrent la plupart des mystiques.

(Revue Être Libre Numéro 111-114, Janvier-Mars 1955)

L’étymologie du mot « extase » semble vouloir mettre l’accord sur un processus d’expériences se réalisant « en dehors » du corps et du cadre normal des perceptions sensorielles. En vue de remédier à ce caractère un peu exclusif de l’expérience spirituelle, certains auteurs, tels Mircea Eliade et le Dr Roger Godel, proposent le terme « d’en-stase », tentant d’évoquer de cette façon l’orientation vers le centre profond de l’être, au-dedans de soi, à laquelle se consacrent la plupart des mystiques.

En fait, l’expérience spirituelle authentique ne se fait, ni seulement en-dehors de nous, ni seulement au-dedans de nous.

Dans cette perspective particulière, nous aurions tendance à nous incliner devant le fait accompli de l’existence du « moi », des « objets ».

Or, pour le Sage, il n’existe pas de « moi » ni d’entité, tels que nous les percevons.

Il n’y a rien de statique. Ni êtres, ni choses comme nous connaissons généralement les êtres et les choses.

L’expérience spirituelle authentique est beaucoup plus celle d’une relation continuellement changeante et neuve entre nous et le milieu, qu’un état d’être statique. Le « moi » et les « choses » ne sont que des états provisoirement fixes d’habitudes.

L’expérience spirituelle authentique est celle au cours de laquelle, la VIE intemporelle et cosmique, s’exprime en nous et par nous, grâce à notre disponibilité, à notre absence de résistances égoïstes, à la cessation de nos identifications personnelles.

Nous comprendrons immédiatement qu’un tel processus expérimental est très éloigné des expériences qui nous sont familières.

Dans la plupart de celles-ci, nous avons en effet le sentiment très net d’expérimenter « quelque chose ».

Nous restons ici dans le domaine de la dualité : le sujet expérimentateur s’éprouvant comme une entité se distingue des objets de ses expériences.

Ainsi que nous l’enseigne Krishnamurti, dans l’expérience authentique il n’y a plus de distinction entre l’expérimentateur (sujet) et l’expérience (objet). Toute notion de « mien » et de « tien » se trouve absente.

Seule demeure l’Unité d’un processus en acte, en dehors de toute dualité, de toute accumulation, de toute question de temps et d’espace.

La véritable perfection, nous dit Krishnamurti, est inconsciente d’elle-même.

Dès l’instant où nous sommes conscients d’être beaux ou parfaits, la beauté et la perfection nous quittent.

Ces notions se retrouvent d’ailleurs également dans le Bouddhisme Zen.

La réalité essentielle du Zen est souvent désignée par les termes de Non-Mental, ou Mental Cosmique. Il est enseigné que le Satori est l’expérience de l’Inconscient Zen.

Cet inconscient ne doit pas être confondu avec l’inconscient des psychologues. Les termes ici n’ont aucun rapport.

L’Inconscient Zen est une conscience infinie « inconsciente-d’elle-même ».

Dans la réalisation de l’Inconscient Zen toute conscience de soi se trouve absente.

Par contraste avec ces notions de spiritualité authentique mettant en évidence l’absence de toute trace d’égoïsme, de toute sentimentalité personnelle, la plupart des mystiques indo-européennes nous semblent faire des concessions plus substantielles aux exigences du « moi ». (Exception faite pour l’Advaïta.)

Nous y relevons en effet les traces indiscutables d’un développement subtil de l’égoïsme sous les formes d’érotisations inconscientes de la pensée.

Au plus bas de l’échelle nous voyons de nombreux religieux appartenant à la chrétienté n’hésitant pas à désigner le Divin par des termes tels que : l’amant, le fiancé, l’époux.

D’autres mystiques plus subtiles nous présentent différents types de divinités.

Nous connaissons tous le culte de la mère aux Indes, de ses multiples aspects, terrifiants et doux à la fois (Maha-Kali ou Maha Lakshmi), les cultes phalliques, la vénération du « Lingam », etc.

Certaines mystiques nous présentent également différentes formes d’extase : ce sont les samadhis indous.

Les samadhis inférieurs ou savikalpa-samadhis au cours desquels le mystique se concentre sur une image ou un symbole quelconque. Il finit par contempler la matérialisation du cliché mental adoré.

Il s’agit là, évidemment d’un processus d’auto-hypnose, l’image mentale contemplée étant créée de toutes pièces dans la pensée de l’observateur à la suite de ses propres efforts.

Le Bouddha, la Vierge, le Christ ou l’Ishta ou symbole quelconque qui apparaissent aux yeux des dévots ne sont évidemment, ni le Bouddha, ni la Vierge, ni le Christ mais de simples représentations mentales entièrement construites par le mystique dans son propre esprit.

Le fait que certains de ces clichés mentaux sont cultivés et adorés depuis des siècles par des centaines de millions de fidèles aboutit à créer des « idées-forces » ou « égrégore » doués d’une grande puissance. Ces « idées-forces » meublant l’inconscient collectif peuvent entrer en « résonnance-vibratoire » avec le psychisme du dévot et engendrent une foule de phénomènes secondaires d’une grande complexité. Ces phénomènes sont d’autant plus dangereux que la puissance des forces psychiques expérimentées tend à convaincre de façon définitive le mystique, de l’authenticité de ses expériences.

Viennent ensuite les « nirvikalpa-samadhis » ou extases contemplatives sans image, sans symbole, sans forme.

Au cours de celles-ci le mystique s’est dégagé de l’emprise qu’exercent sur lui les formes du monde extérieur. Il parvient à la « vision du sans-forme ».

Le dévot a fui la « Maya », le voile extérieur des apparences matérielles, mais il a fui d’une façon trop unilatérale. Il a perdu de vue la part de réalité de celles-ci. Il a trop souffert de son contact avec la matière.

On lui a enseigné que celle-ci n’existait pas et qu’à sa place, il pouvait contempler la lumineuse essence de Brahman. Il visualise celle-ci sous forme d’un océan de lumière dont la vision le comble de délices. Il vit la gloire de Sat-Chit-Ananda (l’Etre, la conscience pure, la félicité).

Mais dans bien des cas cependant, l’Atman ou de Brahman qu’il prétend expérimenter ne se situent que dans le cadre de son propre mental.

Beaucoup de maîtres, même indous sont très réticents lorsqu’on leur parle des deux samadhis que nous venons très sommairement de commenter.

Dans de très nombreux cas, et en pratique ces deux samadhis sont souvent accompagnés de transes ou tremblements extatiques dont l’intensité conduit à des états convulsifs.

Divers autres phénomènes trahissant un sensualisme subtil apparaissent de façon évidente.

Si nous insistons sur ces faits, c’est parce qu’une longue expérience de ces choses nous appris que dans divers cercles, les chercheurs sincères s’imaginent que l’apparition de ces phénomènes constitue les premiers signes annonciateurs d’une expérience spirituelle véritable.

Le processus d’érotisation de la pensée et les déviations sexuelles accompagnant certaines expériences dites « spirituelles » ont été mis en évidence par les travaux du Dr Wilhem Reich sur l’organe et la fonction de l’orgasme. Ce savant a découvert une substance, l’orgone.

Celle-ci existe dans l’organisme et se manifeste plus particulièrement lors de l’extase sexuelle ou orgasme.

La plupart des exercices classiques de transmutation sexuelle enseignés par le yoga aboutissent à des dérivations de l’orgone. Certaines pratiques aboutissent à des localisations de l’orgone soit aux environs du plexus solaire, soit à divers endroits se situant entre celui-ci et le « chakram coronal » (au-dessus de la tête).

Ces localisations persistantes aboutissent à la formation de « rougeurs » formant de grandes taches correspondant aux centres de perceptions extatiques sur le plan physique.

Nous rappellerons ici aux lecteurs l’habitude prise par certains maîtres indous, tel Ramakrishna, qui examinait la poitrine de ses disciples afin d’y relever les traces visibles de l’intensité extatique.

Le caractère anti-naturel des transes extatiques inhérentes aux localisations privilégiées d’orgone nous apparaît évident lorsque nous pensons aux véritables convulsions de certains dévots (bhaktis) hurlant leur jouissance spirituelle en se roulant sur le sol durant des heures jusqu’à épuisement nerveux total.

D’autres perdent totalement conscience (ravissement extatique fréquent dans le nirvikalpa) et doivent être nourris et soignés pour toutes leurs fonctions naturelles par une tierce personne.

Nous n’hésitons donc pas à considérer les savikalpa et nirvikalpa samadhis comme mineurs. Ils sont non seulement une aide mais peuvent être la plus pénible des entraves à tout épanouissement spirituel équilibré.

Il n’y a de pire arrachement que celui consistant à se libérer de certaines voluptés spirituelles.

La nomenclature des samadhis indous mentionne cependant un troisième genre de samadhi : le sahaja-samadhi. L’homme y réalise la plénitude de son accomplissement, « les yeux ouverts », dans une attitude d’équilibre parfait. Il a compris que l’Univers n’est pas nécessairement « Maya » ou l’illusion totale. Ce qui est illusoire c’est non le monde extérieur mais les fausses valeurs que lui accorde notre mental. Le monde extérieur, y compris le corps, les différenciations de formes, font partie de la « Lila » ou éternel Jeu Divin.

Seul, un processus d’identification corrompt la perception naturelle et totale que nous devrions avoir.

Le problème ne consiste pas à fuir les apparences du monde extérieur mais à nous délivrer de l’identification et des fausses interprétations qu’a fait naître notre mental à leur égard.

Dès l’instant où nous sommes libres de celles-ci nous pouvons vivre dans le monde en étant libres du milieu au sein duquel se poursuit notre existence.

Nous ne fuyons plus le monde car nous sommes délivrés de la peur et de l’avidité. Nous sommes la plénitude visible et invisible que constitue l’Univers depuis la dense matière physique jusqu’aux ultimes confins de l’esprit.

Dans le sahaja-samadhi, l’éveil est total, complet, sur tous les plans. La conscience de soi, le « centre de réactions personnelles », les tendances accumulatrices du « moi » sont absentes.

Les automatismes corporels et les mémoires factuelles ou techniques suffisent à assurer le comportement de l’individu sur les plans concrets de l’existence.

Sur les plans psychologiques un tel homme se trouve totalement affranchi de l’identification aux mémoires du passé. Chaque instant neuf est vécu pleinement dans sa fraîcheur.

Dans le sahaja-samadhi l’homme réalise un état de totale disponibilité à la plénitude de la Vie.

Cette totale disponibilité n’entraîne aucune transe extatique. Ces dernières résultent la plupart du temps des tensions inhérentes aux disciplines que les mystiques s’imposent.

Dans le sahaja-samadhi véritable il n’y a plus de discipline personnelle. Seul existe un état de passivité créatrice excluant toute perception exclusive, tout phénomène morbide.

Dans les cas de transmutations sexuelles opérées par discipline personnelle, l’orgone se localise en certains points particuliers de l’organisme et engendre des perceptions extatiques inférieures.

Dans le cas de la totale passivité créatrice, l’orgone se diffuse spontanément et uniformément dans tout le corps sans intervention de la volonté personnelle.

Ce processus délivre le chercheur de tout sensualisme mystique et confère la plénitude de l’équilibre.

R. LINSSEN