Philip Franses
Henri Bortoft et la touche de la plénitude

Traduction libre de : http://holisticsciencejournal.co.uk/ Philip Franses est maître de conférences en sciences holistiques au Schumacher College (www.schumachercollege.org.uk). Il est titulaire d’un diplôme de mathématiques de l’Université d’Oxford (1980) et d’un master en sciences holistiques du Schumacher College (2006). Il est le rédacteur fondateur du Holistic Science Journal (www.holisticsciencejournal.co.uk), travaille avec des méthodes participatives d’éducation et […]

Traduction libre de : http://holisticsciencejournal.co.uk/

Philip Franses est maître de conférences en sciences holistiques au Schumacher College (www.schumachercollege.org.uk). Il est titulaire d’un diplôme de mathématiques de l’Université d’Oxford (1980) et d’un master en sciences holistiques du Schumacher College (2006). Il est le rédacteur fondateur du Holistic Science Journal (www.holisticsciencejournal.co.uk), travaille avec des méthodes participatives d’éducation et applique la pensée holistique à des projets de restauration de l’eau et des paysages (www.theflowpartnership.org). Son livre Time, Light and the Dice of Creation ; Through Paradox in Physics to a New Order est publié par Floris Books.

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À une époque où la science occidentale réfléchit de plus en plus en ligne droite, la décision d’Henri Bortoft d’abandonner son doctorat et sa carrière universitaire comme condition préalable au rétablissement de l’équilibre de la liberté de recherche est particulièrement pertinente.

Elle a débuté en 1963, lorsque Bortoft a été surpris de constater à quel point l’acte de décrire était difficile, lorsqu’on ne s’appuyait pas sur des schémas de pensée existants ou sur des explications que l’on voulait imposer. « Vous pensez que lorsque vous décrivez quelque chose, vous regardez ce qui est là et vous le mettez en mots. En réalité, ce n’est pas du tout comme ça, parce que ce n’est pas là. On s’aperçoit que ce n’est pas là jusqu’à ce que je le décrive. Le fait de le décrire le distingue et il apparaît » (Bortoft 2013, 31). Une description construit un réseau subtil d’inférences sur lequel un flash soudain illumine l’ensemble avec une image de ce qui est là.

Au cours des cinq décennies suivantes, Bortoft a rassemblé la pensée occidentale — de la question du rôle de l’observateur en physique quantique à la philosophie phénoménologique du début du 20e siècle, en passant par les travaux préparatoires de Goethe au 19e siècle. La pensée occidentale ne doit pas être abordée comme un commentaire se frayant un chemin vers une explication ultime. La voie de la culture occidentale naîtrait de la source de désespoir et d’obscurité d’où jaillit l’illumination de la raison.

La pensée essentielle de l’approche de Bortoft lorsqu’il travaillait sur un doctorat avec David Bohm (Hiley, 23) peut être trouvée dans le titre énigmatique de son article de 1970 sur la systématique « L’ambiguïté de “Un et de “Deux” dans la description de l’expérience de Young ». L’expérience de Young est aussi cruciale pour l’étude des particules que l’expérience du prisme l’est pour la couleur. La participation de l’observateur, qui influence le résultat de l’expérience, nécessite une description à deux volets. L’esprit passe de la vision de l’appareil réducteur de la double fente par laquelle passe la particule unique à l’illumination complète du résultat global. L’expérience, conclut Bortoft, ne peut être correctement comprise comme une description d’éléments matériels interagissant dans le « langage avec la distinction numérique singulier/pluriel ». Pour aller plus loin dans la manière dont une nature élémentaire déploie une description d’elle-même, « nous devons passer complètement à l’arithmétique optique [non numérique] [découverte par G. Spencer Brown] » (Bortoft 1970, 243-4). L’arithmétique optique ne fait pas de distinction entre « un » et « deux », jusqu’à ce que la vision réunisse générativement le déploiement d’une description et la matérialisation d’une forme (voir l’article de Louis H. Kauffman « Compresence and Coalesence », pp. 24-39 dans ce numéro).

La lumière, même dans l’acte quotidien de voir, passe du « un » d’une image globale indifférenciée à l’analyse identifiant la composition des parties dans le « deux » d’une raison catégorisée. Le mode de pensée qui s’oriente vers une description comme une illumination (de l’interférence de Young ou des expériences du prisme de Newton/Goethe) complète la dureté ou la frontière qui sépare un objet dans son existence physique. Le sens naît de la polarité du rien et du quelque chose, dont le croisement donne le « un » de l’apparence.

Bortoft a également élargi son champ d’action au-delà de la science, pour s’intéresser à la philosophie. À un moment donné, alors qu’il s’apprêtait à entamer une série d’ateliers, il avait du mal à trouver un plan clair pour communiquer avec son public de non-spécialistes. Il a passé un long moment sur un pont de l’Académie de Sherborne, dans le Gloucestershire, à regarder l’eau d’un ruisseau qui coulait vers lui, dans une contemplation nerveuse de ce qui l’attendait. Le flot toujours présent à son esprit, il s’est entendu dire en entrant dans la salle de classe : « Notre problème, c’est que notre point de départ est déjà en aval, et qu’en essayant de comprendre où nous sommes, nous ne faisons qu’aller plus loin en aval. Ce que nous devons faire, c’est apprendre à remonter en amont et à descendre jusqu’à l’endroit où nous nous trouvons déjà, afin de reconnaître que ce n’est pas le début, mais la fin » (Bortoft 2012, 18). La notion d’« amont-aval » consolide ce qu’Henri Bergson avait appelé « inverser le sens de l’opération par laquelle l’esprit pense habituellement » (Bergson, 69), de sorte que l’on attrape la vision en flagrant délit. Les « deux » que Bortoft décrit comme étant « en amont » et « en aval » sont analogues au courant de pensée qui établit le flux de la découverte de quelque chose qui surgit du rien de là où il a commencé. En portant son attention du monde des formes finies à ce courant de pensée, on rencontre la véritable source générative qui nous conduit au monde séparable en identités et en existences.

Goethe procède à un mouvement similaire en incluant l’obscurité comme une dimension de poids égal à la lumière. Dans la pratique goethéenne, les différents modes de vision — de l’observation rationnelle à l’imagination dynamique, en passant par la saisie de l’identité de la totalité — sont tissés ensemble, non en tant qu’instruction pour voir, mais pour guider le « voyant » afin qu’il laisse ouverte la relation du « un » et du « deux » de manière systématique tout au long de l’étude (Bortoft 1996, 67-8). Goethe nous encourage à faire confiance au processus qui nous fait passer de l’obscurité, de l’ignorance à la perspicacité et à la lumière de l’illumination. Dans cette perspective, nous parvenons au mouvement caractéristique par lequel les différents aspects se forment dynamiquement ensemble.

Bortoft s’exaspérait si quelqu’un essayait de lui faire remarquer qu’il s’agissait déjà d’un concept oriental. Il n’essayait pas d’établir ce concept pour dissoudre la dualité dans une unité fondamentale. Son public était composé de scientifiques, d’artisans et de philosophes. Son travail consistait à maintenir l’existence dans l’acte de l’apparition — ce qui apparaît dans son apparition (Bortoft 2012, 24) — de sorte que ni « un » ni « deux » n’aient de base sur laquelle se définir séparément l’un de l’autre, jusqu’à l’acte d’apparition. Il y voyait une nouvelle façon d’ouvrir l’esprit occidental, tout au long de son parcours, de la Grèce à l’Europe, de la Renaissance, en passant par l’ère romaine et la culture arabe.

Bortoft considérait cette ambiguïté du langage comme la clé par laquelle le voyage de la culture occidentale dans la matérialité de la dualité rationnelle sujet-objet pouvait racheter son propre sens. Tous les anciens philosophes et scientifiques, de Descartes à Newton en passant par Leibniz, ont présenté un mélange de globalité — de leur intuition, de leur croyance, de leur pensée — avec les mécanismes réducteurs qu’ils proposaient. Ce n’est que plus tard que la science a séparé l’analyse de l’expérience. La méthode scientifique s’est durcie autour de l’optique de Newton, découpant la lumière en lignes droites de rayons matériels, passant de l’objet à l’œil ou de la source à l’éclairage. La lumière était présentée comme agissant comme de la matière. L’utilisation de rayons lumineux pour décrire les trajectoires de la lumière « illustre comment une explication, une fois établie, préconstruit la description ultérieure » (Bortoft 1970, 230). La qualité de la lumière à communiquer l’ensemble sans le besoin de diviser les choses en objets matériels séparés en est venue à être négligée. Si l’on tente de réduire l’apparence de la vision à des diagrammes de rayons rectilignes, on détruit la capacité de la lumière à agir comme son propre moyen de révélation.

« Ombre et ténèbres — Le soir après le déluge » (1843)
Joseph Mallord William Turner

« Lumière et couleur (théorie de Goethe) — le matin après le déluge
— Moïse écrivant le livre de la Genèse » (1843)
Joseph Mallord William Turner

Le défi lancé par Goethe à Newton, en rétablissant l’obscurité, consistait à sauver la lumière de sa subordination à la matière. La lumière façonne le développement matériel en donnant aux éléments temporels un rôle dans la totalité qu’ils composent ensemble. L’organisme, selon les termes de Goethe, est un voyage vers l’illumination de sa forme entière. La vision, la description et la compréhension reposent sur la capacité de la lumière à rassembler les différents aspects d’une image dynamique en une illumination composite. Une description par la matière limite l’observation à une abstraction des éléments essentiels connus qui régissent la réalité. Une description optique commence par une vision — de la totalité, de l’être, de l’esprit — qui permet de pénétrer à travers les étapes successives de l’expérience. Ce n’est qu’à la fin, quand on voit, que le seuil est abaissé par le processus d’arrivée à la forme qui reçoit en elle l’énergie de la réalisation.

Pour donner un sens à la culture occidentale, de Goethe à la science en passant par la phénoménologie, il faut libérer la lumière pour qu’elle façonne l’expérience et la conduise à l’objectif d’une compréhension totale. La lumière du romantisme, ou de l’expérience ou du moi ne sont pas des éléments périphériques à la connaissance mécanique de l’existence ; la rencontre avec le « un » dans le désespoir de l’obscurité est ce qui éclaire les disciplines scientifiques, philosophiques et psychologiques, qui sont devenues des déclarations de la raison dualiste du « deux ».

En 2011, dans le cadre du master en sciences holistiques au Schumacher College, Bortoft a emmené la classe faire l’expérience des prismes de Goethe, afin de vivre ensemble le moment de l’illumination. On voit que les couleurs ne se dissolvent pas dans la lumière et ne sont pas constituées arbitrairement, mais elles se tiennent dans la liberté d’articuler le monde lorsqu’il s’assombrit ou s’éclaircit. La couleur caractérise la liberté dans la dissolution ou l’établissement de la forme. La couleur est la clé qui traduit le drame d’un monde entre la mort et la vie. Le langage de la couleur fournit les moyens par lesquels l’ombre et l’illumination se produisent. Toute l’intégrité du monde est perçue dans sa capacité à dissimuler ou à révéler. J.M.W. Turner, le grand peintre britannique, a illustré la théorie de Goethe en représentant la couleur dans la transition entre l’obscurité et la lumière.

C’est surtout Bortoft qui a rendu accessible une voie par laquelle tout le secret de la pensée occidentale est perçu dans le courant même de la découverte. L’« amont » et l’« aval » sont les « deux » qui peuvent se fondre dans le « un » de l’apparence. La vision optique et les lois de la matière, à travers la lentille de Bortoft, prévoient le terrain existentiel par lequel l’observation répond au toucher de la totalité.

Références

Bergson, H. (1912) An Introduction to Metaphysics, G.P Putnam’s Sons. (Orig. Fr paru en janvier 1903 dans la Revue de Métaphysique et de Morale puis a été réédité dans différents livres de Bergson comme Matière et Mémoire).

Bortoft, H. (1970) « The Ambiguity of ‘One’ and ‘Two’ in the Description of Young’s Experiment », Systematics, 8, no.3, 221-244.

Bortoft, H. (1996) The Wholeness of Nature : Goethe’s Way Toward a Science of Conscious Participation in Nature, Floris Books.

Bortoft, H. (2012) Taking Appearance Seriously. The Dynamic Way of Seeing in Goethe and in European Thought, Floris Books. (Tr fr Prenons L’Apparence Au Sérieux)

Bortoft, H. (2013) “The Act of Distinction”, Holistic Science Journal, 2, no. 2, 31-34, et aussi sur le blog de 3M.

Hiley, B. (2013) “The Arithmetic of Wholeness”, Holistic Science Journal, 2, no. 2, 23-30.