(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)
J’ai déjà longuement parlé de l’état d’esprit dans lequel j’avais rédigé ces pages nombreuses. Mais, avant de mettre un point final à cette nouvelle édition, passablement remaniée et très augmentée, de mon ouvrage initial, je voudrais, et je m’en excuse, reparler encore de cet état d’esprit pour le préciser davantage, avec l’espoir de mieux mettre en lumière toute mon attitude, une attitude qui ne date pas d’hier.
S’agissant d’un enseignement si important et d’un homme aussi exceptionnel — dont j’ai dit ailleurs qu’il est le premier homme, le premier homme planétaire que ce siècle ait connu — la responsabilité de ceux qui s’aventurent à en parler est gravement engagée.
J’entends dès lors dire aussi précisément que possible quelles ont été mes intentions et dans quelle perspective j’ai envisagé l’homme et son enseignement.
Ce qui me donnera l’occasion de souligner d’une autre manière, ce caractère purement humain de l’enseignement de Krishnamurti, qui en fait, comme je l’ai déjà dit, en parlant des rapports entre cet enseignement et le bouddhisme, un enseignement unique, sans précédent historique connu.
Je rappelle que c’est en suivant le chemin de ma propre recherche, en obéissant à ma vocation naturelle que j’avais rencontré Krishnamurti.
D’abord le Krishnamurti qu’on présentait comme l’Instructeur du Monde, au sens théosophique de cette expression, c’est-à-dire comme une personnalité incluse dans un cadre et, au point ou j’étais parvenu de ma recherche, une personnalité de cette sorte, quel que pût être son attrait, n’était pas faite pour retenir mon attention profonde.
Puis le Krishnamurti du Discours de dissolution de l’Ordre de l’Etoile et celui des conférences d’Auckland de 1934. Ce dernier a été pour moi une découverte bouleversante. Il m’est apparu comme se trouvant dans l’axe même de ma propre recherche spontanée. Spontanée et réfléchie à la fois parce qu’éclairée par mes méditations sur les rencontres que j’avais eues avec des hommes dont la pensée et la vie avaient été pour moi, à plus d’un titre, des révélations, des sources de lumière intérieure.
J’ai dit tout cela dans la troisième partie de mon livre « Ce que je dois à Krishnamurti », mais ce que je voudrais préciser encore, c’est que, tout au fond de moi-même, du meilleur de moi-même, je n’étais pas à la recherche d’une opinion, confectionnée par quelqu’un d’autre et que j’aurais adoptée. Que j’aurais adoptée parce qu’elle se serait accordée avec mes vœux personnels — vœux inspirés ou influencés, conditionnés, par mon éducation, mon milieu social, mes dispositions innées ou acquises, mes expériences passées, mes préjugés. J’étais à la recherche de la vérité même.
D’une vérité absolue, indépendante de mes goûts individuels, de mes peurs et de mes espoirs. D’une vérité inaccessible à l’assaut du temps, transcendante à toute durée, et qu’un esprit clair, l’ayant une fois comprise, ne pourrait jamais renier. D’une vérité inattaquable qui me révélerait ces significations authentiques du monde et de moi-même qui m’échappaient douloureusement.
J’ai maintes fois dit de mes propos qu’ils n’avaient de valeur pour moi que si, en essence, ils n’étaient pas miens ; que s’ils ne participaient pas à ma propre ignorance, à ma propre inconstance, à ma fragilité de jugement ; que s’ils n’étaient pas contaminés par mes propres illusions ; que si, pour tout dire, ils ne dépendaient pas de moi.
En somme, j’étais à la recherche d’une vérité intrinsèque qui eût l’impersonnalité, la solidité humainement indestructible des propositions mathématiques.
Du reste, dans ma recherche d’une telle vérité absolue, ces propositions mathématiques avaient eu à mes yeux une valeur inspiratrice et l’on ne s’étonnera pas de l’attrait que les mathématiques exerçaient sur mon esprit, du prix que je leur attribuais. Un prix que Krishnamurti paraît bien d’ailleurs leur attribuer lui aussi, puisqu’il a dit, il y a une dizaine d’années, au cours de sa troisième conférence à l’université de Brandeis : « L’ordre, intérieurement, est apparenté à l’ordre absolu des mathématiques » (« Order, inwardly, is akin to the absolute order of mathematics », dans « You are the world », Servire Publishers, Wassenar, 1972, p. 30).
Il n’y a pas de mathématiques françaises, anglaises ou chinoises, mais des mathématiques humaines, s’imposant à l’esprit de tout représentant sensé de notre espèce, quels que puissent être le lieu de sa naissance, son langage, la hauteur de sa taille ou la couleur de sa peau.
Il n’existe pas de mathématiques personnelles, bien qu’il y ait toujours une manière personnelle de découvrir ou d’enseigner les propositions, les indéniables propositions mathématiques et les propriétés qu’elles expriment.
Il n’y a, dans un domaine donné, dans le champ des règles choisies ou admises, universellement admises, qu’une seule vérité mathématique, mais la manière d’y accéder, de l’appréhender ou de la répandre diffère d’un individu à l’autre ; elle est irrémédiablement personnelle, et l’on voit par là que la personnalité véritable est une singularité naturelle, un style. Elle ne peut affecter en rien l’essence de la vérité : elle n’est qu’une manière originale et unique de l’approcher, de la saisir, de s’en imprégner et de l’exprimer.
Tous les mathématiciens aboutissent aux mêmes propositions, mais les cheminements par lesquels ils passent pour les établir et les faire fructifier sont irréductiblement divers, et parfois extraordinairement divers, d’un mathématicien à l’autre. Ces cheminements peuvent être même, par la confrontation de leurs diversités, une source de découvertes mathématiques ultérieures.
Or, j’avais intuitivement pressenti ce que l’enseignement de Krishnamurti m’a effectivement montré, à savoir que, dans le domaine des phénomènes psychologiques usuels, comme dans celui des mathématiques, on pouvait énoncer des propositions indiscutables. Lesquelles traduisaient le fait que les mouvements intérieurs dont la conscience commune est le siège, le théâtre, sont asservis à des mécanismes généraux et stables, obéissant à des lois qui sont les mêmes chez tous les individus et dont l’affirmation ne relève d’aucune autorité extérieure, n’exige aucun acte de foi.
Par sa base, l’enseignement de Krishnamurti repose, en effet, sur un art de découvrir ces propositions, ces « théorèmes » psychologiques, et d’en établir solidement, au jugement de tout observateur de soi honnête, lucide et attentif, la réalité ; sur une mise en lumière impitoyable et irrécusable de la structure et de l’inévitable fonctionnement de notre esprit au niveau de conscience qui est celui de l’immense majorité des êtres humains.
Dans ces conditions, il n’est absolument pas concevable qu’un individu intelligent, s’observant honnêtement, puisse, dans son for intérieur, entrer en conflit avec un tel enseignement une fois qu’il en a bien compris la véritable nature. Cela reviendrait pour lui à entrer en conflit avec lui-même, à renier sa propre transparence.
Entre Krishnamurti et quelqu’un ayant saisi l’essence de son enseignement, il ne peut y avoir que des différences de forme et de style, des manières différentes de dire fondamentalement la même chose.
C’est là un trait original, un trait unique, introuvable ailleurs, de son enseignement.
Si j’ai bonne mémoire, Krishnamurti a dit un jour : « Il n’y a pas de Krishnamurti ! » C’est une admirable et véridique parole, traduisant le fait que, son message étant en essence impersonnel, tout conflit avec sa personne quant à la vérité intrinsèque de ce qu’il enseigne, est illusoire, et tout abandon de son enseignement, impensable et impossible.
Tout le reste n’est que confusion ou cécité de l’esprit.
Ce n’est donc pas parce que je suis présent dans un livre que j’ai écrit — on est toujours présent dans ce qu’on écrit, même s’il s’agit de la plus médiocre et de la plus vénale des compilations — que l’enseignement de Krishnamurti en est absent et se trouve déformé. Je dirais même que, plus ma recherche a ressemblé à celle qui fut la sienne, et plus j’ai eu de chances de ne pas travestir ou trahir son enseignement dans mes propos, qu’aucune préoccupation mondaine ou vénale n’a inspirés.
Si je n’ai pas le désir d’exprimer des opinions qui me sont personnelles, mais de dire une vérité dont je sais bien qu’elle ne m’appartient pas, qu’elle ne dépend pas de moi, comment pourrais-je chercher à la trahir en présentant le message d’un autre, dès lors que ce message, qui a été une lumière pour moi, m’apparaît comme la plus haute expression humaine présente de cette vérité que j’ai si passionnément recherchée pour elle-même, et pendant si longtemps ?
Chercher à trahir un tel message en le voulant ramener à des vues qui me seraient particulières, et soumises à ma propre instabilité de pensée et de sentiment, ce serait vouloir perpétrer la trahison du meilleur de moi ; ce serait vouloir obscurcir cette suprême clarté qui a été l’objet de la préoccupation ardente et de l’effort de toute ma vie.
On pourra objecter, à ce que j’ai dit plus haut sur son enseignement, que Krishnamurti nous parle parfois, et même assez souvent, d’états de conscience qui ne sont pas nôtres, bien qu’ils puissent être siens, et auxquels il attribue une valeur suprême. Ou, pour mieux dire, une valeur incomparable, puisqu’il les situe dans un domaine de conscience où toute comparaison s’efface, s’éteint.
Toutefois, et c’est des plus important et des plus significatif, il se garde bien d’en faire des états séduisants, situés dans un futur convoité mais incertain ; des objets de désir qu’il nous inviterait à rechercher et que nous ne pourrions atteindre qu’au prix d’un effort délibéré, d’un effort volontaire, et en mettant en œuvre des techniques appropriées, dont lui-même ou quelqu’un d’autre devrait nous donner la recette ou nous livrer le secret.
Il nous affirme que ces états indicibles auxquels il fait allusion ne peuvent être les objets d’aucune recherche positive et préméditée. Que tout ce que nous pouvons connaître, ce sont les états qui nous sont coutumiers, et tout ce qu’il nous demande essentiellement, instamment de faire, c’est de prendre conscience de ce que nous sommes dans le présent même, ici et maintenant. En nous décrivant, avec une rare précision et une vérité indiscutable, les mécanismes psychologiques asservissants et douloureux auxquels s’abandonne notre distraction.
L’efficacité de son enseignement, dès lors, ne se fonde absolument pas sur la connaissance, et encore moins sur la recherche, de ces états singuliers que nous n’avons pas vécus, mais sur la prise de conscience des états ou mouvements psychologiques qui nous sont très familiers ainsi qu’à nos semblables.
C’est pourquoi l’enseignement que nous propose Krishnamurti est, à sa base, un exposé, une étude indiscutablement sûre, précise et vérifiable, de ces états et mouvements psychologiques qui sont quotidiennement nôtres.
Cette étude ne fait appel à aucune autorité extérieure, la sienne comprise et, comme je l’ai dit, trouve son irrécusable justification dans le simple et honnête examen de ce qui se passe chaque jour en nous, dans notre conscience même.
C’est donc bien l’étude en question qui constitue le socle impersonnel et indestructible, la base inattaquable de l’enseignement actuel de Krishnamurti. C’est sur elle que repose l’efficacité finale et la fécondité de son enseignement. Car elle nous invite à une prise de conscience de nos propres états qui, si elle devient explosive, détruit tous les barrages créés par nos contradictions et nous ouvre la porte de l’inconnu.
J’ai voulu montrer, et j’espère y être parvenu, que la puissance efficace, la puissance rénovatrice de l’enseignement de Krishnamurti réside pour nous dans le tableau révélateur qu’il nous fait des mécanismes auxquels obéissent nos états quotidiens, tableau admirablement précis, dont la découverte peut s’avérer bouleversante et déclencher en nous une prise de conscience résolutoire de toutes nos contradictions asservissantes, une prise de conscience instantanément et spontanément libératrice.
S’ensuit-il pour autant que les propos qu’il arrive à Krishnamurti de nous tenir sur des états insolites se situant à un niveau de conscience auquel nous n’avons pu encore accéder soient dénués de tout intérêt pour notre connaissance de nous-même dans le présent ?
Je ne le pense pas et, dans mon étude « Krishnamurti et la non-individualité de l’être humain », j’ai dit que de tels propos, entendus avec une certaine ouverture d’esprit, pourraient constituer pour nous la matière d’une sorte d’« enseignement négatif » (voir 1re partie, chapitre 5, particulièrement pages 176, 177).
5 Septembre 1983 & 20 Octobre 1983