(Revue Être. No 3. 3e année. 1975)
AVANT-PROPOS
Dharma non-duel veut dire l’état absolu ou Bhûtatathâtâ, libre des dualités au-delà de tous les contraires.
Le Vimalakîrti Nirdesha Sûtra est un des textes majeurs du Bouddhisme Mahâyâna et du Tch’an. Il fut connu en Inde vers le début de l’ère chrétienne, mais ne fut produit intégralement en langue anglaise que vers 1972. C’est un discours philosophico-dramatique d’une étonnante grandeur et orné d’épisodes merveilleux. Le chemin du Bodhisattva, dont toutes les énergies sont tournées vers le bonheur de tous les êtres vivants, y est exposé avec une pénétration critique et, parfois, avec quelque humour. Dans le fragment ici présent, nous assistons à une réunion de Bodhisattvas dirigée par Vimalakîrti et Manjoushri, deux des plus éminents. Sur la demande de Vimalakîrti, un certain nombre d’entre eux exposent leur démarche vers le Dharma non-duel (Bhûtatathâtâ). Celles de Vimalakirti et de Manjoushri en constituent l’ultime conclusion. Les noms attribués aux différents Bodhisattvas sont une évocation poétique de certaines de leurs particularités.
À ce sujet, Vimalakîrti dit aux Bodhisattvas réunis autour de lui : « Oh ! Hommes de Vertu, je vous prie, que chacun de vous cherche à dire quelque chose traitant du Dharma non-duel tel que vous le comprenez ! »
Un des Bodhisattvas présents nommé Familier du Dharma dit : « Oh ! hommes vertueux, la naissance et la mort sont dualité, mais jamais rien n’est créé et jamais rien n’est détruit. La réalisation de leur non-existence est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva nommé Gardien des trois vertus [1] dit : « Le sujet et l’objet sont dualité car là où existe un ego, là aussi existe son objet, mais du fait que fondamentalement il n’existe pas d’ego, par suite il n’existe pas d’objet. Ceci constitue une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Regard qui ne vacille jamais [2] dit : « La réactivité (vêdanâ, le deuxième agrégat) et la non-réactivité sont dualité. S’il n’y a aucune réaction à un phénomène celui-ci ne peut être trouvé nulle part, par conséquent, il n’y a ni acceptation, ni rejet d’aucun objet, il n’y a ni activité karmique, ni réflexion. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Vertu suprême dit : « L’impureté et la pureté sont une dualité, quand la nature sous-jacente de l’impureté est perçue en toute clarté, même la pureté cesse d’exister. En conséquence cette absence de l’idée de pureté est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Celui qui s’est rendu maître du samâdhi par la contemplation de l’Étoile dit : « Le stimulus extérieur et la pensée intérieure sont dualité; quand le stimulus extérieur s’évanouit la pensée prend fin et l’absence de pensée conduit à l’absence de toute activité mentale; atteindre cet état est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva nommé Regard avisé [3] dit : « La forme moniste [4] et le sans forme sont dualité. Si la forme moniste est perçue comme foncièrement sans forme, le sans forme nous quitte faisant place à un état sans choix; c’est là un état non-duel. »
Le Bodhisattva Bras Créateur de miracles [5] dit : « L’esprit Bodhisattva et l’esprit Shravaka sont dualité. Si l’esprit lui-même est perçu comme étant vide et illusoire il n’y a ni esprit Bodhisattva ni esprit Shravaka; ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Pushya [6] dit : « Le bien et le mal sont dualité. Si ni le bien ni le mal ne prenne naissance dès lors le sans-forme est réalisé, la réalité est atteinte; ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Simha (Le Lion) dit : « Le bonheur et la souffrance sont réalité; si la nature profonde et sous-jacente de la douleur est comprise, la souffrance ne diffère pas du bonheur. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Intrépidité du lion dit : « Les choses de ce monde et celles qui sont au-delà de ce monde constituent une dualité. Mais, si toutes choses sont contemplées avec impartialité, les choses de ce monde et celles qui sont au-delà de ce monde ne surgiront pas; il n’y aura plus de distinction entre la forme et le sans-forme. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Pure interprétation dit : « L’activité (juwei) et la non-activité (wu wei) sont une dualité, mais si l’esprit est libre de toute activité mentale, il sera vide, tels l’espace et la sagesse pure et limpide libre de toute entrave. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Nârâyana [7] dit : « Le terrestre et le supra-terrestre sont une dualité, mais la nature sous-jacente du terrestre est vide (ou immatérielle) et n’est autre chose que le supra-terrestre qui ne peut être ni pénétré, ni abandonné, qui ne déborde pas (tel le fleuve des transmigrations), qui ne se disperse pas (telle la fumée). Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Esprit Avisé dit : « Samsâra [8] et Nirvâna sont dualité. Si la nature sous-jacente et profonde du samsâra est perçue il n’existe plus ni naissance ni mort, ni servitude ni libération, ni élévation ni chute. Une telle évidence est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Vision directe [9] dit : « L’inépuisable et l’épuisable sont dualité [10]. Si toutes choses sont contemplées jusqu’à épuisement, ni l’épuisable ni l’inépuisable ne peuvent être épuisés, l’inépuisable est identique au vide qui est au-delà de l’épuisable et de l’inépuisable à la fois. Cette compréhension est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Soutien de l’Universel dit : « L’ego ne peut être trouvé; où donc le non-ego pourrait-il l’être ? Celui qui est la véritable essence de l’ego est au-delà de cette dualité. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Perception Fulgurante dit : « L’illumination et la non-illumination sont une dualité, mais la nature sous-jacente de la non-illumination est illumination et doit s’éteindre. Si toutes les choses relatives sont évanouies pour laisser place à la clarté non-duelle, ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Priyadarshana [11] dit : La forme (rûpa) et le vide sont dualité, mais la forme est identique au vide. Ceci ne signifie pas que la forme efface le vide, car la nature sous-jacente de la forme est vide d’elle-même. Il en est de même des autres quatre agrégats : la sensation (vêdanâ), la conception (sanjnâ), l’inclination (samskâra) et la conscience (vijnâna) dans son rapport avec le vide. La conscience objective et le vide sont dualité mais la conscience objective est identique au vide. Ceci ne signifie pas que la conscience objective efface le vide, car la nature sous-jacente du vide est vide d’elle-même. La compréhension de cette vérité est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Compréhension des quatre éléments dit : « Les quatre éléments (la terre, l’eau, le feu et l’air) et leur vide sont une dualité, mais la nature sous-jacente des quatre éléments est identique à leur vide. Comme le passé (avant que les quatre éléments n’aient pris naissance) et l’avenir (quand ils sont résorbés) qui sont le vide, le présent quand ils apparaissent est aussi le vide. La compréhension de la nature identique sous-jacente des quatre éléments est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Pensée profonde dit : « L’œil et la forme sont une dualité; mais si la nature sous-jacente de l’œil est connue en l’absence de toute intention, de toute colère et de toute obscurité dans son rapport avec les objets perçus, ceci est le Nirvâna. De même l’oreille et le son, le nez et l’odorat, le corps et le toucher, l’esprit et le va-et-vient des idées sont des idées, sont des réalités, mais si la nature sous-jacente et profonde de l’esprit est connue en l’absence de toute intention, de toute colère, de toute obscurité dans les rapports avec les objets (entendus, goûtés, touchés et pensés) ceci est Nirvâna. S’établir dans cet état de Nirvâna est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Esprit inépuisable [12] dit : « La perfection dans la charité (dâna-pâramitâ) et l’attribution (parinâmana) de toutes ces qualités à la réalisation de la connaissance totale (sarvajna) sont une dualité [13], mais la nature sous-jacente et profonde de la charité est son orientation vers la connaissance totale. De même, la perfection dans la discipline (shilapâramitâ), la perfection du zèle (ksântipâramitâ), la perfection de la méditation (dhyânapâramitâ), la perfection de la sagesse (prâjnapâramitâ) et l’orientation de toutes leurs qualités vers la réalisation de la connaissance totale sont cinq dualités; leurs natures sous-jacentes sont uniquement tournées vers la connaissance totale et dès lors la réalisation de leur unité est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Sagesse profonde dit : « Le vide, l’absence de forme, et la non-activité [14] sont trois différentes portes [15] ouvertes sur la libération; quand chacune est comparée aux deux autres, il y a là trois dualités; mais le vide est sans forme et ce qui est sans forme est non-actif. Là où règne le vide, le sans-forme et la non-activité, il n’y a ni esprit, ni intellect, ni conscience objective, et la libération par l’une quelconque de ces trois portes est identique à la libération par aucune d’entre elles. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Aux sens calmes dit : « Bouddha, Dharma et Sangha sont trois Trésors différents et quand chacun d’eux est comparé aux deux autres, ils constituent trois dualités; mais le Bouddha est identique au Dharma et le Dharma est identique au Sangha. En effet, ces trois Trésors sont non-actifs (Wu Wei), égaux à l’espace, avec la même égalité envers toutes choses. La réalisation de cette égalité est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Esprit sans obstacle dit : « Le corps et son annihilation dans le Nirvâna [16] sont une dualité, mais le corps est identique au Nirvâna. Pourquoi ? Parce que, si la nature sous-jacente et profonde du corps est perçue, aucun concept du corps existant et de sa condition nirvanique ne surgira car tous deux sont fondamentalement non-duels, n’étant pas deux choses différentes. L’absence de tout refus, de toute angoisse, de toute épouvante, au contact de cet état ultime est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Vertu Suprême dit : « Les trois karmas [17] engendrés par le corps, la bouche et l’esprit diffèrent l’un de l’autre, et, comparés les uns aux autres, constituent trois dualités, mais leur nature sous-jacente est non-active. De même, si la Sagesse (prâjna) est également non-active, ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Champ de Bénédictions [18] dit : « La bonne conduite, la mauvaise conduite, et la conduite indifférente [19] se distinguent l’une de l’autre, et, chacune étant comparée aux deux autres constituent trois dualités, mais la nature sous-jacente et profonde de toutes trois est vide, libre du bien, du mal, et de l’indifférence. Le non-surgissement de ces trois attitudes est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Fleur Majestueuse [20] dit : « L’ego et son objet sont une dualité, mais si la nature sous-jacente de l’ego est perçue, cette dualité disparaît. Si elle est éliminée, il n’y aura plus de conscience objective et la libération de la conscience objective est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Trésor de la triple puissance [21] dit : « La réalisation implique un sujet et un objet qui sont une dualité mais si rien n’est considéré comme étant réalisation il n’y aura plus de « prise » ni de « lâcher-prise » et la libération du prise et lâcher-prise est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Lune au Zénith dit : « L’obscurité et la lumière sont une dualité. Là où il n’y a ni obscurité ni lumière [22] cette dualité n’existe plus. Pourquoi ? Parce que dans l’état de samâdhi résultant de l’extinction complète de la sensation et de la pensée [23], il n’y a plus d’obscurité ni de lumière. Toutes choses alors s’éteignent. L’accès sans choix à cet état est une initiation au dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Ratnamudra, symbole précieux [24], dit : « La joie du Nirvâna, et la tristesse du Samsâra sont une dualité, laquelle disparaît quand il n’y a plus ni joie ni tristesse. Pourquoi ? Parce que là où il y a servitude il y a aussi désir de libération, mais si, fondamentalement, il n’y a aucune servitude, qui donc recherche la libération ? Là où il n’y a ni servitude ni libération, il n’y a ni joie ni tristesse. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Joyau couronnant le front dit : « L’orthodoxie et l’hétérodoxie sont une dualité, mais celui qui demeure dans l’orthodoxie et qui la réalise n’établit pas de différence entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Être éloigné de ces deux extrêmes est une initiation au Dharma non-duel. »
Le Bodhisattva Joie dans la réalité dit : « La réalité et l’irréalité sont une dualité, mais celui qui réalise la réalité ne s’en aperçoit même pas, et encore moins s’il s’agit d’irréalité. Pourquoi ? Parce que la réalité est invisible aux yeux ordinaires et n’apparaît qu’aux yeux de la sagesse qui n’observent pas ni ne s’abstiennent d’observer. Ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Quand les Bodhisattvas eurent parlé, ils demandèrent à Manjoushri quelle était son opinion sur le Dharma non-duel. Manjoushri dit : « À mon avis, quand toutes choses ne sont plus accessibles à la parole ou au langage, à toute formulation et à tout savoir et au-delà de toute question et de toute réponse, ceci est une initiation au Dharma non-duel. »
Vimalakîrti fut toute absence. Là-dessus Manjoushri s’exclama : « Vérité fulgurante ! Peut-il exister une initiation véritable au Dharma non-duel tant qu’il y a mouvement de la parole ou de la pensée ? » [25] Cinq mille Bodhisattvas qui assistaient à cette réunion reçurent l’initiation et firent l’expérience de l’inexprimable, de l’intemporel et de l’incréé.
Notes du Traducteur A.D.