Pierre d’ANGKOR – Itinéraire d’un Pèlerin de l’Absolu 1953
Essai de clarification et de synthèse
sur les données ésotériques universelles
du problème religieux
AVANT-PROPOS
A tous ceux que le problème religieux attire et obsède, mais rebute aussi par ses implications irrationnelles, et qui, écœurés par le matérialisme contemporain en même temps que déçus par une science inhumaine, se laissent choir, découragés, dans le vide du scepticisme morbide ou d’un agnosticisme total, l’auteur, qui a longtemps souffert de leur peine, dédie fraternellement ce livre. D’aucuns en trouveront peut-être le titre ambitieux, téméraire! Mais ne sommes-nous pas tous des pèlerins de l’Absolu ? L’absolu n’est-il pas le but même que poursuit l’universelle aspiration des hommes ? Le rêve que ne peut combler jamais la satisfaction du désir, source de l’éternelle déception humaine?
Dans cet essai sur les données immémoriales et universelles de la Sagesse ésotérique, l’auteur s’est vu, dans la nécessité d’intégrer le problème chrétien. Sa solution particulière doit rentrer dans le cadre du problème universel. C’est là sans doute une tâche ardue et qui semble désespérée, si l’on considère les risques encourus par l’audacieux qui s’aventure dans un domaine où les préjugés sont tenaces, les convictions, enracinées et ardentes, les consciences vite alarmées, alertées contre toute doctrine suspecte d’hérésie, et prêtes à flétrir comme attitude damnable toute discussion, exégétique ou historique, dont la conclusion irait à l’encontre de la tradition reçue.
Quelques considérations préliminaires semblent donc s’imposer ici pour prévenir toute équivoque sur ce travail :
1. — L’auteur tient tout d’abord à déclarer que, quelles que soient les opinions, apparemment hétérodoxes ou aventureuses, qu’il émet sur le sujet traité, rien ne peut altérer en son cœur l’amour et la vénération que lui inspire l’adorable figure du Christ, ni l’admiration profonde qu’il ressent pour la grandeur exceptionnelle de son enseignement. Ainsi que le disait le professeur Von Harnack : « Après avoir reçu un rayon de sa lumière, un homme ne reste jamais le même qu’auparavant ». Ici comme ailleurs, l’auteur n’a cherché que la Vérité et si, inconsciemment, il s’en est écarté, c’est en toute humilité qu’il déclare rétracter son erreur. Encore faut-il qu’on la lui montre!
2. — On se demandera peut-être comment, dans un domaine où les opinions sont consacrées par la tradition et par la foi d’innombrables générations, et sur un terrain qu’historiens et critiques de tous les pays ont consciencieusement creusé et fouillé de fond en comble, depuis deux siècles surtout, il serait encore possible à quelqu’un de découvrir quelque chose, quelque chose de neuf surtout, en s’écartant diamétralement des idées reçues par les croyants, d’une part, par la critique rationaliste, de l’autre.
Et sa responsabilité se complique encore, aux yeux de l’auteur, lorsqu’il se pose à lui-même cette question Comment un homme de son indigence, aussi limité de moyens, aussi privé de lumières, peut-il se permettre, sans présomption, sans orgueil, sans folie, de proposer une solution apparemment nouvelle au problème chrétien, problème qui a passionné l’imagination, réchauffé les cœurs, et fixé ta foi du monde depuis 2.000 ans?
Pourtant si nous admettons comme vérité première que la pensée humaine, libre de tout préjugé, non seulement n’est pas un crime en soi, mais représente au contraire une prérogative de la dignité, de la noblesse même de l’homme, de tout homme, et que, dès lors, aucun domaine ne peut, a priori, être forclos à la liberté de sa pensée, à la condition expresse toutefois que chacun, en labourant son champ particulier d’investigation, demeure humble de cœur et d’esprit; si nous admettons encore avec les plus grands penseurs d’aujourd’hui que l’intuition vraie lorsqu’elle est le fruit du cœur et de la raison, purifiés et unifiés, peut et doit devenir en chacun un instrument indéfiniment perfectible de connaissance, on ne peut dès lors refuser à aucune personne humaine, si modeste soit-elle, le droit imprescriptible de tracer son sillon dans le champ de recherche, quel qu’il soit, auquel le poussent irrésistiblement sa destinée propre et son impulsion profonde. Ceci néanmoins demeurerait un simple droit théorique si son utilité ne pouvait s’avérer en chacun. L’auteur a donc été amené à prouver la valeur pratique des principes énoncés en les projetant, tant bien que mal, sur le plan de son expérience personnelle. Il estime, pour le surplus, qu’il n’a pas à se préoccuper de l’injustice des hommes qui imputeront gratuitement à une révolte orgueilleuse de l’intelligence son adhésion sincère aux vieux enseignements ésotériques de la sagesse, et contesteront a priori la légitimité même d’une discussion libre sur ce problème capital d’exégèse, d’histoire et de mystique : le caractère principalement initiatique et symbolique ou au contraire strictement historique et littéral, qu’il convient de reconnaître aux Ecritures.
3.. — En revendiquant ce droit inaliénable d’exprimer librement sa pensée, l’auteur a la naïveté d’espérer qu’une majorité, ou tout au moins une minorité, de lecteurs ne lui opposera pas un préjugé systématiquement hostile. La pensée humaine, indépendamment de sa valeur intrinsèque, est, livrée à elle-même, impuissante et stérile. Elle n’acquiert de puissance effective, de valeur morale, que pour autant qu’elle soit vécue. Or la vie de la pensée, c’est le sentiment — l’amour ou la haine — qui anime respectivement celui qui l’émet et celui qui la reçoit. « La pensée humaine doit être aimée pour être comprise », a dit Guyau. Si tant d’antagonisme existe aujourd’hui entre les doctrines, les idéologies, les croyances, et divisent les hommes à l’infini, n’est-ce pas précisément en raison des préjugés hostiles, des sentiments haineux, qui, les empêchant de se comprendre, opposent férocement, aveuglément, les individus et les clans ? Que l’on substitue l’amour à la haine, et l’on verra soudain beaucoup de cet antagonisme idéologique tomber et se dissiper, les doctrines opposées apparaissant souvent comme complémentaires les unes des autres, comme étant une expression de la nécessité des contraires pour réaliser un juste équilibre ou trouver un juste milieu.
Est-ce donc trop d’attendre du lecteur de ces pages qu’il fasse taire en lui toute prévention systématique qui viendrait altérer l’impartialité de son jugement final ? Qu’on permette ici à l’auteur un souvenir personnel. Quand il lui arriva de parler des doctrines ésotériques à des prêtres, à des religieux, il se heurta toujours à un accueil hautain, farouche, à la fois irrité et méprisant. Il sentait immédiatement se réveiller en eux et surgir des profondeurs de leur nature secrète, l’âme féroce des inquisiteurs de jadis. Un moine, dominicain pourtant, fit exception. Après avoir écouté avec une bonté bienveillante l’exposé qui lui était fait, cet homme âgé, éminent, auteur d’une vie de Jésus-Christ et consulteur d’une congrégation romaine, se borna à conclure l’entretien, en disant modestement : « Ce que vous m’avez dit m’a paru fort intéressant et j’aimerais en savoir plus… Malheureusement, sur ce terrain, je ne puis vous suivre ». Il ajouta qu’à son avis je faisais partie de l’âme de l’Église. Cette large sympathie humaine jointe à la fermeté des principes, émut fortement l’auteur et le toucha jusqu’au fond de l’âme.
En apportant ici une humble contribution à un sujet immense, l’auteur a voulu y joindre son propre témoignage. Longtemps pourtant, il a hésité devant l’ampleur et les difficultés d’un travail qui, s’il lui apportait beaucoup de joie, lui semblait dépasser trop ses capacités et les forces qui lui restent, lui faisait craindre aussi d’être le jouet inconscient d’un démon intérieur, le poussant malicieusement dans une voie, pour lui sans issue. Il s’est ressaisi pourtant, rejetant toute suggestion contraire, se ressouvenant seulement de la noble maxime du Taciturne : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
INTRODUCTION
L’AGONIE DE NOTRE CIVILISATION DITE CHRETIENNE
Ceci est le testament spirituel d’un homme de bonne volonté qui, au terme d’une longue existence consacrée à la poursuite de la Vérité, a voulu colliger, pour les rassembler en une seule gerbe, les quelques glanes spirituelles, moissonnées dans les champs multiples de ses recherches obstinées. De bonnes âmes ont souvent tenté de le persuader qu’il faisait fausse route, qu’il cheminait sur les voies de l’erreur et de la perdition, que la vérité toute entière reposait inviolable dans le giron de l’Eglise romaine, et que, seul, le retour inconditionné à ce bercail était capable d’assurer à un homme la paix de son âme, le repos et la tranquillité de sa conscience. A ceux que ce langage berceur trouble ou séduit, ce livre ne s’adresse pas. Sans vouloir blesser personne dans ses convictions intimes, l’auteur estime que cette paix, cette tranquillité intérieure, que recherchent avidement pour eux-mêmes, et souhaitent charitablement aux autres, tant de croyants sincères, n’est le plus souvent qu’un signe d’anémie spirituelle, l’indice d’une torpeur de l’âme, fruit d’une stagnation ou d’un engourdissement de l’esprit. La confiance excessive, indiscutée, qu’engendre la foi aveugle aux enseignements reçus depuis l’enfance, produit une sorte de narcose, et les âmes ne tardent pas à s’assoupir sur le mol et confortable oreiller de leurs croyances. Bien plus que cette sérénité somnolente et satisfaite, la recherche inlassable de la Vérité est, aux yeux de l’auteur, la preuve de l’éveil de l’âme, de la vigilance de l’esprit. Une trop grande certitude de la vérité engendre, nécessairement, un parti-pris aveugle et l’intolérance sectaire, tandis que la méthode cartésienne du doute est le ressort de tout effort sincère de recherche indépendante, et, partant, de tout progrès réalisé dans un esprit de coopération mutuelle et tolérante. Dans ces conditions, l’inquiétude religieuse elle-même semble être le ferment nécessaire du progrès religieux, bien plus qu’une foi qui n’a jamais voulu douter d’elle-même. Il en résulte dès lors que c’est avec un esprit sans cesse en alerte et une âme toujours en éveil qu’il nous faut, sans relâche, poursuivre notre quête ardente vers plus de lumière et plus de vérité, engendrant plus d’amour. Telle est la noble vocation de l’homme. A cet effet, il lui faut un grand esprit d’humilité, un courage indomptable, de la sincérité, de la persévérance.
« Mais vous oubliez l’essentiel », nous objectent les catholiques ! « L’autorité infaillible de l’Eglise, et l’obéissance due à son enseignement, qu’en faites-vous ? »
Nous traiterons amplement cette question et nous bornons à répondre ici qu’à notre sens aucune autorité extérieure, si haute et respectable soit-elle, ne peut prévaloir sur l’autorité intérieure de notre conscience. Encore importe-t-il de préciser ce qu’il faut entendre par ce terme, la conscience. C’est, nous dit Rom Landau, « le gardien du meilleur de nous-même ». Notre vraie conscience réside en effet dans les profondeurs de notre être. Pour la découvrir, il nous faut soigneusement la distinguer des réactions, en quelque sorte automatiques, de cette autre conscience, de cette partie superficielle et périphérique, qui n’est « que le résultat de l’éducation, de l’entourage social et des conventions » [1]. Nous disons donc que sa conscience profonde demeure en l’homme le flambeau divin mis en lui pour le guider dans la vie. Certes, le rôle de l’Eglise, au milieu des incertitudes, des obscurités, des confusions du mental, est de conseiller, d’éclairer la conscience de l’individu. Mais ce rôle ne peut jamais être de s’ériger en adversaire de la conscience, en pouvoir despotique sur la liberté spirituelle et morale de l’homme. Dès lors, l’harmonie intérieure, l’accord de chacun avec soi-même, avec les injonctions impératives qu’il ressent au plus profond de son être, peut, seul, apporter à un individu cette paix souveraine, cette sérénité intime de l’âme, qui est pour chacun sa conquête la plus précieuse. Et aucune autorité extérieure ne pourrait suppléer cette approbation intérieure de la conscience, en cas de conflit. « Mais un conflit n’est pas possible », s’écrient les catholiques. « Nulla unquam inter fidem et rationem dissentio esse potest », a proclamé Rome. Affirmation gratuite, répondrons-nous, et que controuve l’expérience. Après tant d’autres, l’auteur a ressenti douloureusement le malaise, le trouble profond, causé en lui par des désaccords qu’il ne pouvait résoudre. A la formule simpliste donc que l’on nous propose : la paix obtenue par une soumission inconditionnée à des enseignements qui heurtent en nous le cœur et la raison, l’auteur a cru préférable de s’en référer à cette parole des anges, chantée en la nuit glorieuse de la nativité : « In terra pax hominibus bonae voluntatis ».
La bonne volonté implique la bonne foi, l’entière sincérité de l’homme dans son effort vers le bien, le beau, le vrai. Les théologiens prétendent nous contraindre moralement à l’obéissance, en affirmant que le vrai qu’ils enseignent, s’il n’est pas contre la raison, est au-dessus d’elle. Mais que vaut l’argument, si la tradition la plus vénérable, la plus universellement répandue, que l’on nomme la sagesse antique, nous donne de ces mêmes problèmes, prétendument supra-rationnels, des solutions parfaitement rationnelles, mais que l’Eglise rejette?
Quoiqu’il en soit, plus que jamais nous parait inspiratrice la parole céleste exaltant la bonne volonté des hommes, aujourd’hui que se déchaîne, avec une virulence et une violence accrues, l’antagonisme exaspéré des doctrines, des idéologies, suscitées par la vie difficile, pénible, que créent à tous, les événements catastrophiques qui les ont accablés et les menacent encore. A juste titre, beaucoup incriminent le matérialisme moderne comme moralement responsable de cet état d’esprit divisé qui oppose les hommes et contraste tant avec l’unité de foi des siècles chrétiens.
Une question se pose dès lors : Ce matérialisme de la pensée, à qui ou à quoi devons-nous l’attribuer ? Les causes en sont certes nombreuses et ce n’est pas mon propos de les énumérer ici. Il en est une toutefois que je voudrais signaler, parce qu’elle me parait capitale, quoique méconnue par ceux-là même qui en sont responsables et qui déplorent le plus cette éclipse de la spiritualité dans le monde.
Cette cause n’est autre, selon nous, que l’attitude négative que la science officielle et notre religion d’Occident ont adoptée devant les grands problèmes métaphysiques qui troublent et angoissent les hommes depuis tant de millénaires : les problèmes de la vie et de la mort, ceux de notre origine première et de notre fin dernière. La science ne s’occupe pas de ces problèmes : ce n’est pas son objet, nous dit-elle. Son objet est de rechercher les lois de la nature, les causes et les explications immédiates des phénomènes. On peut toutefois se demander de quel droit la science exclut de ce domaine les lois de l’esprit, comme si l’esprit qui est l’auteur de ces recherches ne faisait, lui aussi, partie de cette Nature dont on étudie les lois.
Longtemps, en effet, la psychologie fut reléguée dédaigneusement dans le domaine incertain de la philosophie subjective et même aujourd’hui la méthode expérimentale qu’on lui applique est considérée avec méfiance, comme étant en marge de cette stricte discipline scientifique que la science applique à ses recherches objectives.
Quant à la religion, elle se préoccupe certes, et avant tout, des problèmes métaphysiques, mais elle le fait de telle manière qu’elle n’a pu enrayer le pire, autrement dit la déchristianisation des masses et le déclin de toute spiritualité dans notre civilisation agonisante. La religion, dans son enseignement, professe en effet la complète impuissance de l’homme, livré à ses seules ressources, à rien connaître des mystères de la Révélation, mystères révélés par les Ecritures, nous dit-elle, et dont l’Eglise est la dépositaire et l’interprète infaillible. L’homme en conséquence doit s’en remettre aveuglément à cet enseignement et accepter, les yeux fermés, la solution qu’elle nous donne de ces grands problèmes [2].
Mais avant de poursuivre ici le développement de notre sujet, il est une équivoque possible que nous voudrions prévenir. Ce n’est évidemment ni la vraie religion, ni la vraie science, que nous nous permettrions, avec une outrecuidante et injuste prévention, d’incriminer dans ces pages. Ce que nous dénonçons comme étant, selon nous, grandement responsable de nos maux, c’est une fausse compréhension de la science et de la religion, un rétrécissement inadmissible de leur signification respective et de leur portée universelle.
Pour la religion, tout le développement de ce livre tend à préciser notre pensée et à la justifier par des preuves suffisantes. Quant à la science, ce que nous entendons dénoncer, c’est ce positivisme étroit en lequel prétendent s’enfermer certains savants, qui, a priori, se sont coupé les ailes et interdit par principe de pénétrer dans ce que nous pourrions nommer le monde invisible. Or, il est de fait que pareille attitude est aujourd’hui dépassée par la vraie science qui pénètre chaque jour plus avant dans ce monde invisible par ses progrès incessants en physique, chimie, biologie, astronomie, psychologie et parapsychologie, médecine, etc. , etc. Nous nous inclinons avec respect et une profonde admiration devant des hommes comme Eddington, Jeans, Julian Huxley, Louis de Broglie et tant d’autres savants éminents que notre ignorance ne peut citer : un mathématicien comme Einstein, un psychologue comme C. G. Jung, des indianistes, des philosophes, des historiens du monde ou de la pensée antique, comme René Grousset, P. Oltramare, Georges Méautis, Masson-Oursel, Jean Herbert, etc., etc.
Toutefois un fait plus significatif encore se présente aujourd’hui devant nous. Nous rencontrons une pléiade de jeunes savants dont l’esprit scientifique très averti s’est éveillé à la curiosité d’une étude comparative de leur science avec les données de la sagesse antique : et ceci en raison même de la convergence qu’ils découvrent entre les deux enseignements. C’est à la fois avec admiration et une joie profonde que nous avons vu paraître, à ce point de vue, des livres, pleins de science et d’érudition comparative, de Roger Godel, Hubert Benoit, Ram Linssen, Matila Ghyka, etc. Ce serait d’ailleurs une erreur de croire que cette sagesse des anciens, que vient corroborer de nos jours la science moderne, ait été une sagesse purement intuitive. Les anciens conjuguaient l’observation et l’expérience avec la vision dite intuitive, et parfois, exceptionnellement, avec des dons de voyance paranormale, et c’est cette double méthode, se corroborant réciproquement qui leur fit faire leurs découvertes astronomiques, mathématiques, et celles des grandes lois fondamentales de la nature.
Mais il est une autre catégorie d’esprits encore, qui, dépourvus de titres et de prestige scientifique en même temps que privés de tout don de voyance, n’en aspirent pas moins aussi, à cette synthèse de la science, de la philosophie, de la religion et cherchent à la réaliser par les voies plus incertaines, plus décevantes aussi, du mysticisme, de l’ésotérisme, de l’occultisme, et, également, de l’érudition religieuse : études comparatives des religions, recherches des analogies entre les vieux mythes, témoignages des voyants, des théosophes, du passé et du présent. Cette catégorie eut d’ailleurs d’illustres chefs de file. Bornons-nous à citer ici : Edouard Schuré, le célèbre auteur des « Grands Initiés ». C’est dans cette dernière catégorie que, très modestement, et au dernier rang, l’auteur entend se ranger [3].
Il est intéressant de constater ici combien l’intelligence scientifique et l’intuition peuvent, et doivent, se prêter un mutuel appui. Ainsi que je l’ai écrit dans un opuscule précédent [4] : Là où l’intelligence, livrée à ses seules ressources, ne voit que variété et diversité de phénomènes, l’intelligence illuminée par l’intuition synthétique voit au contraire un Principe unique de Vie et de Raison divine coordonnant et hiérarchisant le tout en une splendide unité.
Le propre des vérités intuitives est d’être perçues par les grands penseurs de tous les temps. Quand Hegel nous affirme : « Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel » [5], ou que Spinoza écrit que l’ordre et la connexion des idées sont identiques à l’ordre et à la connexion des choses, ils ne parlent pas autrement que Platon lui-même lorsqu’il nous dit que le monde sensible est l’image du monde intelligible, ou que les sagesses hermétique et hébraïque (Zohar) qui nous affirment, toutes deux, que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et que le tout est un. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement une philosophie spéculative qui tient ce langage, mais la science elle-même, et par l’un de ses plus illustres représentants. Dans « Physique et Microphysique », Louis de Broglie écrit : « La grande merveille dans le progrès de la science, c’est qu’il nous a révélé une certaine concordance entre notre pensée et les choses, une certaine possibilité de saisir, à l’aide des ressources de notre intelligence et des règles de notre raison, les relations profondes existant entre les phénomènes. On ne s’étonne pas assez de ce fait que quelque science soit possible ». Voilà qui eût stupéfié François Bacon, l’auteur du « Novum Organum », qui n’admettait d’autre science possible que celle fondée sur la méthode expérimentale. Y a-t-il donc réellement un parallélisme, une harmonie préétablie, entre les lois de la pensée et le déroulement des choses ? Oui, si s’avère comme réelle l’assertion occulte qu’esprit et matière ne sont que les deux faces, les deux pôles opposés, d’une même Réalité. Mais est-ce là autre chose qu’une théorie et peut-on découvrir réellement ce rapport entre l’esprit et la nature extérieure? Oui, nous répond Rudolph Steiner, l’occultiste allemand : « car l’homme perçoit à lui tout seul et par des opérations purement intellectuelles les lois des nombres et des figures. Lorsqu’il regarde ensuite la nature il constate que les choses obéissent à ces lois qu’il a établies en lui-même selon les principes de son esprit. L’homme conçoit en lui-même l’idée de l’ellipse : il en établit les lois. Et les corps célestes se meuvent dans le sens de ces lois déduites de sa raison. Il s’ensuit rigoureusement que les opérations de l’âme humaine ne sont pas des fonctions différentes de celles du monde extérieur, mais que l’ordre éternel du monde s’exprime dans ces opérations. Le Pythagoricien se disait : les sens montrent à l’homme les phénomènes physiques, mais ils ne lui montrent pas l’ordre harmonieux que suivent ces choses. Cet ordre harmonieux, l’esprit humain doit le trouver en lui-même avant de le retrouver dans le monde extérieur ». Dès lors, conclut Steiner, « c’est dans l’âme que se révèle le sens de l’univers… qu’on descende dans l’âme, on y trouvera l’Eternel, Dieu et l’harmonie du monde » [6].
Et l’illustre astronome Képler confirmait ceci par sa propre expérience : « Ce n’est pas l’influence du ciel », écrivait-il, « qui a produit en moi ces connaissances ; conformément à la théorie de Platon, elles reposaient dans la profondeur cachée de mon âme et elles furent seulement réveillées par le spectacle de la réalité ».
Comment concilier ces vues, toutefois, avec l’adage sanscrit, que nous transmet « la Voix du Silence », et qui nous présente la pensée, le mental humain, comme le grand destructeur du réel ? Par la considération que la pensée, la raison humaine, qui est l’image du réel, n’en est que trop souvent la caricature et la déformation. Nos déficiences, nos erreurs d’observation dérivant de nos lacunes d’évolution, doivent donc être dépassées, pour que la pensée humaine, identique en essence à la Pensée divine, devienne, en sa pureté, l’image parfaite du réel.
Ayant ainsi précisé mon attitude à l’égard de la science véritable, c’est-à-dire d’une science du réel dont les horizons s’étendent aux possibilités indéfinies de la Pensée, je me sens plus à l’aise pour poursuivre mon réquisitoire contre ce positivisme étroit et desséchant qui prédominait au siècle dernier et au début de ce siècle encore, rétrécissant les esprits et étouffant les âmes. Le présent étant conditionné par le passé, nous disons donc que la double attitude de la religion, d’une part, de la science positive, de l’autre, a été une véritable trahison, inconsciente de leur part, de la mission qui leur était dévolue d’être nos maîtres et nos guides spirituels.
Une question capitale en effet se posait à nous : l’homme peut-il, par ses propres forces, par ses propres lumières, atteindre à une connaissance qui dépasse la connaissance scientifique proprement dite ? En d’autres termes, une science qui échapperait à nos moyens actuels d’investigation physique et à nos instruments de laboratoire, une science métaphysique, est-elle accessible à l’homme par le développement graduel et l’épanouissement de sa propre nature spirituelle? A cette question capitale, science et religion ont catégoriquement répondu non. Et c’est parce qu’elles ont si formellement répondu non que l’homme s’est résolument détourné de ces grands problèmes qu’il ne pouvait donc résoudre par lui-même pour appliquer désormais son esprit à l’étude exclusive du monde matériel et de ses lois. La science fut ainsi créée : progrès immense pour l’humanité ! Mais ainsi aussi fut déchaînée sur le monde, en raison même de cet aveuglement spirituel, la vague du matérialisme qui déferle aujourd’hui avec tant de puissance et cause les ravages que nous constatons. Puisque, aux dires conjoints de la science et de la religion, le monde spirituel était fermé à sa connaissance, pourquoi l’homme eût-il continué à y appliquer son esprit ? Il se tourna donc résolument vers l’étude exclusive du monde extérieur, n’eût plus d’autre souci que son bien-être, son confort, son progrès matériel, sans plus se préoccuper du spirituel, sauf, s’il était religieux, par nature ou tradition, à s’en rapporter, en ce domaine, aux enseignements de son Eglise. La conséquence fut donc : dans le domaine matériel, la connaissance ; dans le domaine spirituel, la foi aveugle. Telle était, telle est, aujourd’hui encore, la conclusion à laquelle prétendent nous acculer la science officielle, d’une part, la religion, de l’autre [7].
En consentant à voir ainsi limitée au seul domaine sensible et expérimental la sphère de son intelligence et de son activité propres, l’homme de notre temps s’est interdit l’approche et l’accès des mondes supérieurs, c’est-à-dire de ces hautes régions de l’invisible, de ces espaces subtils, éthérés, infinis, où il tend par les aspirations les plus profondes de son âme. Il s’est volontairement laissé amputer de ses plus nobles prérogatives, s’est exclu lui-même du domaine supérieur de l’Etre et de la pensée, lesquels débordent notre espace et notre temps. Il s’est laissé inconsidérément bannir de ce monde dit spirituel auquel il appartient pourtant par sa nature la plus élevée et la plus sublime, l’Esprit en lui, transcendant son mental cérébral et charnel.
De cette attitude, certes peu glorieuse pour la réelle dignité de l’homme, sont issus directement le matérialisme, le positivisme, l’agnosticisme, toutes doctrines déprimantes parce qu’elles laissent l’être humain désarmé devant la vie : d’une part sans force morale devant les lourdes épreuves qui l’accablent, et, de l’autre, sans réponse aux grands problèmes philosophiques qui le troublent et l’obsèdent, ceux de sa nature essentielle, de son origine première et de sa fin dernière. Les vieilles solutions religieuses ne suffisent plus à nos jeunes générations, devenues pour la plupart sceptiques ou agnostiques. Quant à la science, elle demeure muette sur ces problèmes. Mais, je le répète, tout comme la science, la religion est responsable de la vague matérialiste qui nous submerge, puisque, tout comme la science, elle affirme que ces problèmes échapperont toujours à l’esprit humain livré à lui-même et que, seules, sont ici valables les solutions qu’elle nous propose d’autorité.
On ne peut méconnaître toutefois la différence qui sépare et oppose ici les deux attitudes : là où la science positiviste proclame l’agnosticisme, la religion prétend tout de même nous départir la connaissance. Toutes deux dénient à l’esprit humain livré à ses seules ressources la capacité de rien connaître dans le domaine métaphysique, nous dit la science dans le domaine de la surnature, précise la religion : mais tandis que la première affirme qu’aucune connaissance n’est jamais possible, la seconde nous assure qu’un certain nombre de vérités nous sont transmises par son intermédiaire. Toutefois, ce n’est pas de connaître, au réel sens du mot, qu’il s’agit ici, mais de croire. La connaissance est donc réduite à une foi aveugle, inconditionnée, incontrôlée, aux enseignements de la religion.
On ne peut s’empêcher de constater le divorce que crée ainsi avec la science elle-même pareil enseignement et à quel point il va à l’encontre de tout ce qu’elle nous enseigne au sujet de l’évolution, de sa marche, de ses tendances les plus certaines. Dans la nature entière, depuis les règnes inférieurs jusqu’à l’homme, le mouvement de la vie tend vers l’évolution ascendante de la sensibilité, de l’intelligence, de la conscience, et, à partir de l’homme, vers une individualisation de la connaissance. Il semble que toute l’évolution tende donc à produire l’homme, c’est-à-dire un être personnel, conscient de soi, libre, ayant son mode original de sentir et de penser, s’élevant graduellement au-dessus de l’instinct grégaire vers une connaissance toujours plus étendue et plus approfondie du réel, sans perdre de vue toutefois cette loi d’unité et de solidarité qui le relie à ses frères et à l’ensemble du cosmos. Toute l’évolution tend donc en définitive à l’individualisation progressive de la conscience cosmique, graduellement réfléchie dans la conscience de chaque personne humaine.
La vraie connaissance est donc individuelle. La religion au contraire prétend nous enfermer dans une formation collective, créer en nous, sous l’égide de la foi commune, une mentalité grégaire par l’acceptation imposée à tous de ses dogmes incontrôlables. L’opposition des tendances est ici manifeste : d’un côté, un épanouissement progressif de la conscience humaine dans une harmonie collective faite de la richesse variée de ses notes individuelles, et tendant vers une connaissance personnelle qui s’accroît sans cesse. De l’autre, imposition d’un moule intellectuel uniforme dans lequel les esprits doivent être coulés, à l’effet de chanter les mêmes thèmes obligatoires.
« Mais la science aussi nous impose ses disciplines », objectera-t-on. — Oui, mais la science est contrôlable : la foi ne l’est pas. Dans la science, la vraie connaissance est individuelle : dans la foi, pas de connaissance réelle, une croyance imposée à tous [8].
Nous pensons néanmoins que, autant que l’enseignement de la religion, celui de la science est insuffisant pour retenir l’homme sur les voies de la perdition. C’est leur attitude respective à toutes deux, répétons-le, qui a entraîné leur faillite spirituelle la science en niant catégoriquement l’existence d’une Réalité divine connaissable, la Religion, en opérant une scission absolue, une opposition radicale, irréductible, entre le surnaturel, relégué dans un ciel inaccessible d’où nous serions surveillés et secourus, et, d’autre part, notre nature déchue, dont nous avons au contraire l’expérience quotidienne. Un exemple illustrera mieux ici notre pensée. Les vertus prescrites par l’Evangile sont, nous enseigne la religion, des vertus auxquelles l’homme doit tendre par ses efforts, mais qu’il ne peut acquérir toutefois que moyennant le secours d’une grâce surnaturelle que le Ciel lui envoie. Pour la science, les vertus sont des possibilités de la nature humaine et que tout homme peut épanouir, moyennant des efforts faits pour développer ce qui est seulement à l’état germinal en lui-même [9].
Pourquoi la religion refuse-t-elle à l’homme cette possibilité naturelle?
1° en raison du dogme de sa déchéance par le péché originel ;
2° parce qu’en opposant arbitrairement le monde à Dieu, les lois de l’ordre naturel à celles de l’ordre surnaturel, elle-proclame que les vertus enseignées par l’Evangile vont à l’encontre de l’ordre naturel du monde, supposé établi sur la loi féroce de la concurrence vitale, de la lutte pour la vie. Tout en reconnaissant donc la charité chrétienne comme une vertu à acquérir avec l’aide de la Grâce, les esprits religieux demeurent convaincus que les bases naturelles de la société humaine sont cette opposition inéluctable des intérêts antagonistes et leur conflit nécessaire. Le stimulant qui résulte de cette lutte est, croient-ils, la condition indispensable du progrès humain, comme si la coopération, la conciliation et l’entraide ne l’étaient pas bien davantage. Et les Eglises ne contredisent pas à cette façon de voir, puisque, pour elles, je le répète, la loi d’amour et de fraternité ne répond pas à une vertu naturelle et humaine mais surnaturelle et divine.
Nous disons qu’un tel, enseignement qui, d’une part, sous-estime la puissance de l’Esprit en l’homme même, et déclare, d’autre part, qu’en dépit de la Rédemption et sans le secours d’une grâce surnaturelle, l’homme déchu ne peut commettre que le mal, qu’un tel enseignement, disons-nous, en ravalant à l’excès notre nature, ne peut que jeter le découragement dans les âmes et engendrer l’incrédulité. L’incrédulité serait un moindre mal d’ailleurs que le pessimisme qui l’accompagne nécessairement. L’homme que l’on réduit à ses tendances perverses, à ses instincts mauvais, l’homme qui n’est que déchéance et pourriture, l’existentialisme et autres philosophies noires n’ont que trop, de nos jours, développé ce thème parmi nous ! Aussi les a-t-on qualifiées de philosophies du désespoir. Dans ces conditions, que reste-t-il encore à nos contemporains, accablés par les pires épreuves, pour croire que l’homme est autre chose que ce « gorille lubrique et féroce » que dénonçait Taine et qu’il puisse résider en lui cette âme immortelle que rien ne décèle, et que la religion affirme pourtant avoir été créée bonne par Dieu, dans le Paradis terrestre? Le mythe des Ecritures, au lieu d’une vérité cachée ne dissimule plus dès lors qu’une imposture, un mensonge : et la vieille foi s’envole à jamais, considérée comme une chimère absurde ou un rêve puéril.
La profonde décadence morale et spirituelle de notre temps est l’expérience lamentable qui nous prouve que la question toute entière doit être revue, réétudiée avec soin. Que les masses populaires aujourd’hui se soient détournées en grande partie de la religion et de ses enseignements, pour ne se préoccuper que d’extraire de la vie présente le maximum possible de plaisir et de jouissances, est un fait reconnu par les chefs mêmes de l’Eglise. De ce fait il nous faut donc dénoncer les responsables.
D’aucuns ne manqueront pas de nous dire : « Pour mériter peut-être les reproches que vous leur faites, la religion et la science n’en sont pas moins les piliers de notre civilisation, les assises spirituelles sur lesquelles il nous faut reconstruire. Vous qui luttez contre le matérialisme, ne commettez-vous pas une action dangereuse, positivement néfaste, en dressant le bilan de leurs fautes et de leurs erreurs devant un public déjà prévenu et hostile ? N’est-ce pas là un acte de trahison à l’égard de notre vieille civilisation chrétienne, si menacée aujourd’hui par un retour offensif de la barbarie ? En fait, vos attaques se conjuguent avec celles du bolchévisme marxiste, dans le discrédit que celui-ci s’efforce de jeter sur la religion et le capitalisme » !
Nous répondrons que, quant à la science, elle peut réparer ses erreurs, élargir ses horizons et qu’elle le fait chaque jour déjà par ses représentants les plus qualifiés, les plus éminents, ainsi que nous avons dit.
Quant à la religion, nous serions sensibles à l’argument, si cette civilisation chrétienne que l’on nous accuse de trahir eût réellement mérité l’épithète de chrétienne, et que notre action eût risqué d’aggraver, si peu que ce soit, une situation qui, d’ores et déjà, semble désespérée, et dont nous nous efforçons tout simplement de discerner les causes. Pardon des offenses, égalité des hommes dans l’unité d’origine et de filiation divine, fraternité dans la justice et l’amour, tels sont les préceptes enseignés par le Maître. Mais où en vit-on jamais l’application? « Dans l’Eglise catholique », m’affirme-t-on. — Oui, mais la vraie Eglise catholique, c’est-à-dire universelle, où peut-on la trouver? Je ne vois, pour ma part, aujourd’hui encore, que les Eglises chrétiennes divisées, sectaires, s’anathématisant mutuellement.
Et l’Eglise romaine qui revendique la légitimité pour elle seule l’union des Eglises est un mythe tant que Rome prononcera : « Hors de ma confession pas de salut » n’a-t-elle pas, tout le long de son Histoire, excommunié les hérétiques, exercé contre eux des persécutions, versé le sang, allumé des bûchers, fomenté des guerres de religions? N’a-t-elle pas poursuivi de sa haine ses ennemis, tout en se réclamant d’un Dieu d’amour et de pardon? Considérant la pensée libre comme un crime, n’a-t-elle pas freiné au travers des siècles les progrès de la science et de la philosophie, en s’efforçant de les maintenir étroitement subordonnées à sa théologie surannée ?
« Soit », me répondra-t-on ; « mais reconnaissez au moins que les préceptes du Christianisme ont transformé la civilisation païenne d’antan et imprégné jusqu’aux moelles les sociétés qui les ont admis et pratiqués ! »
Nous le contestons. Sans doute il est vrai que le Christianisme a triomphé du paganisme et transformé la mentalité du monde antique. Mais ce triomphe même, s’il est dû à la pénétration dans les âmes des vertus de l’Evangile, n’est pas dû à l’action politique, extérieure, du Pouvoir religieux ou civil, autrement dit de l’Eglise ou de l’Etat Chrétien.
On peut donc affirmer que la Cité Chrétienne n’est toujours encore qu’une création du Christ sur le plan idéal, avec un chef et une direction de principe : elle n’a pu être réalisée encore sur le plan des faits, autrement que comme une traduction imparfaite et infidèle des intentions du Maître, une trahison — traduttore traditore — du modèle conçu par lui sur le plan idéal. Quoiqu’il en soit, c’est un fait que le Christianisme n’a pu, sur le plan extérieur et social, imprégner la société humaine de l’esprit du Christ. Les inégalités sociales, les injustices, les rivalités jalouses, la dureté du cœur, sont demeurées partout les dominantes de notre civilisation dite Chrétienne. Certes, les inégalités naturelles, physiques et morales, subsisteront toujours parmi les hommes, car elles sont personnelles à l’individu, le fruit de l’hérédité et du niveau atteint par chacun. Mais les inégalités sociales, la différence des conditions de vie, de possibilités, de richesses, la misère et le chômage, sont le résultat d’une organisation sociale qui méconnu et trahi les préceptes de l’Evangile. Quelle dérision donc d’appeler chrétienne notre civilisation ! D’un côté, nous voyons le petit nombre, la classe privilégiée des riches, des possédants : tous ceux qui détiennent les leviers de commande dans la finance, l’industrie, le commerce, ou qui sont arrivés plus souvent par l’intrigue que par le mérite, aux postes importants et aux grosses prébendes dans l’un quelconque des grands corps de l’Etat : administration, armée, diplomatie ou politique. L’Etat est l’inépuisable vache à lait qui nourrit leur opulence et les met à l’abri des besoins. Ceux-là aussi d’ailleurs ne jouissent pas de la sécurité. Ils tremblent chaque jour que leurs biens ne leur soient enlevés ou leur situation compromise, et c’est le cours même des événements qui se charge aujourd’hui d’accumuler sur leur tête les menaces et d’entretenir dans leur cœur le trouble et l’inquiétude. En regard de cette classe de privilégiés, il y a la foule innombrable des ouvriers, des petits bourgeois, des petits patrons, des petits fonctionnaires ou des artisans ; ceux aussi qui vivotent d’une rente infime ou d’une pauvre retraite, en d’autres termes l’immense majorité des humbles, des modestes, des besogneux. Leur existence est monotone et souvent inquiète. Les circonstances la rendent précaire, pénible, difficile. Les maladies, le chômage, les charges de famille, la déséquilibrent davantage encore, en entraînant à leur suite la misère affreuse. En tout état de cause, les joies et les plaisirs de la vie sont pour eux clairsemés, parcimonieusement mesurés à leurs ressources restreintes. A moins de posséder cette sagesse infuse qui sait se contenter d’un bonheur intérieur et des joies familiales — celles-ci trop souvent traversées d’ailleurs par de cruelles épreuves — ils ne récoltent au cours de leur pauvre existence que des satisfactions médiocres et bornées. Aussi se laissent-ils souvent monter la tête par des meneurs, les exploitants politiques de la misère, qui sèment dans leur cœur les graines empoisonnées de l’envie, de la haine, de la révolte. Il y a encore pire que ceux-là, hélas ! Il y a les vrais déshérités du sort, les rebuts de l’existence, les épaves, ceux que leur disgrâce naturelle ou accidentelle, qu’elle résulte des circonstances ou d’une inaptitude congénitale, physique ou morale, rend incapables de s’adapter à la vie, inaptes à la lutte et vaincus d’avance. Ce sont les souffreteux, les accidentés, les infirmes, les anormaux, les déficients de toute espèce, vrais déchets de l’existence. Que fait donc la société pour leur venir en aide, les secourir, les réconforter? Les quelques mesures de prévoyance sociale, récemment prises dans les pays démocratiques (allocations familiales, assurances contre la maladie, les accidents, le chômage, la vieillesse), ce n’est même pas l’esprit chrétien qui les a inspirées et dictées, c’est la révolte ouvrière, c’est la peur, la hantise du socialisme, du communisme, qui les a imposées, volens nolens. Avant que se développât cette menace, y avait-on jamais songé sérieusement ? Notre civilisation était donc, il faut le reconnaître, le contrepied même de cette cité chrétienne où réellement l’amour, la charité, eût pénétré et rénové les âmes. Celle-ci eût-elle toléré ces injustices criantes qui nous révoltent, ces abus, ces crimes sociaux, que nous voyons partout s’étaler et se développer autour de nous ? Dans la cité chrétienne véritable aurait-on eu à craindre ou à déplorer les luttes sanglantes, fratricides entre classes, races ou nations ? Aurait-on vu les magnats de la finance, de l’industrie ou du commerce, supprimer toute concurrence en écrasant, en affamant, les faibles, les petits ? Ou la finance internationale accaparer l’or et provoquer ainsi, en paralysant le crédit, des crises économiques généralisées ? Aurait-on vu les gouvernants eux-mêmes, mauvais bergers des peuples, se fermer mutuellement leurs frontières et précipiter par leurs armements, mis au service des rivalités ou des ambitions nationales, l’échéance de nouvelles conflagrations ? Une civilisation chrétienne eût-elle accepté d’un cœur si léger cette plaie généralisée du chômage sans tenter d’y porter remède par une meilleure organisation du monde ? Eût-elle supporté de voir l’ouvrier réduit à un salaire de famine et incapable par son travail de nourrir sa femme et ses enfants? Tolérerait-elle la misère et la mendicité ? Laisserait-elle des vieillards finir leur vie dans le dénuement le plus absolu et de petits enfants mourir uniquement faute de soins? — tout cela en regard de citoyens qui crèvent d’opulence, de confort et de richesses ? Ou encore, verrions-nous la femme obligée de vendre son corps, et les autorités organiser la prostitution comme une nécessité publique ? Le simple fait pour la femme d’ailleurs de devoir déserter le foyer pour l’usine afin de gagner le pain du ménage et de suppléer au salaire du mari, ne constitue-t-il pas une véritable tare sociale? Enfin, la cité vraiment chrétienne eût-elle jamais toléré que, d’une part, des patrons avides, de l’autre, les démagogues de l’internationale ouvrière, exploitent pareillement la misère du travailleur, les uns pour se remplir les poches, les autres, pour assouvir des visées personnelles ambitieuses, préparant ainsi, par la lutte des classes, ces guerres intestines qui ne sont pas moindre calamité que la guerre étrangère?
On me dira peut-être qu’il ne faut pas faire notre société plus mauvaise qu’elle n’est, qu’elle n’a pas voulu toutes ces choses, que celles-ci ne sont pas seulement le fruit de l’égoïsme et des passions humaines, mais aussi le résultat inévitable de circonstances et d’événements que la volonté humaine subit plutôt qu’elle ne les dirige à son gré. Certes. Néanmoins, il faut reconnaître que ces tares et ces crimes de la civilisation sont, avant tout, la conséquence directe des idées de lutte et d’antagonisme que l’on érige partout en principes et en lois de progrès. De ce fait donc, nos tares sociales ont bien une cause morale. Les hommes en sont responsables. Elles résultent directement de l’oubli ou de la méconnaissance des principes chrétiens.
Néanmoins, on insiste. « Vous méconnaissez, dira-t-on, les vraies causes des événements, les causes politiques et économiques : le machinisme, les progrès mécaniques et techniques qui ont bouleversé l’ordre économique du monde, la surproduction qui en est résultée et qui a causé, avec le chômage, de nouveaux problèmes sociaux ; enfin, brochant sur le tout, les deux guerres mondiales qui ont désaxé et ruiné notre planète. Celles-ci furent le résultat de l’inégale répartition des richesses nouvelles, matière première et produits fabriqués. Cette inégalité de traitement accentua les jalousies, les rivalités nationales, et détermina finalement ces impérialismes conquérants, utilisant au service de leur ambition, les découvertes mécaniques (aviation et transports) sans lesquelles ces guerres mondiales n’eussent jamais été possibles ». Ici aussi la réponse nous semble facile. Nous opposer le cours du progrès, et la force des événements extérieurs, comme cause principale de nos malheurs, c’est oublier un peu trop la responsabilité de l’homme lui-même dans ces événements dont il se plaint d’être la victime. Le machinisme et la surproduction qu’il crée eussent été un enrichissement magnifique pour l’humanité entière, s’ils eussent été mis au service de tous, conformément à la loi du Christ. Dans un monde divisé au contraire, ils sont devenus une source des plus grandes difficultés, intérieures et extérieures, luttes sociales et guerre universelle ! Au surplus, il nous faut apprendre que guerres et révolutions représentent moins des événements venant fondre sur nous du dehors, c’est-à-dire engendrés par des causes qui nous sont étrangères, que l’expression d’un état psychologique, intérieur et généralisé, qui les détermine. Les considérer comme des « fléaux de Dieu » n’est qu’une image symbolique. En réalité, elles sont le fait des hommes et ne sont déchaînées par leurs agents d’exécution — monarques, dictateurs ou chefs d’Etat — que parce qu’elles répondent à un déterminisme secret de forces et de tendances psychologiques, largement disséminées dans les masses et orientant la volonté commune. Mue au fond des âmes par toute la gamme des sentiments obscurs, ,avoués ou dissimulés — haine, orgueil, ambition, jalousie, cupidité — fomentant sourdement les luttes entre classes, races ou nations, cette psychologie secrète détermine donc les événements qui ne sont plus dès lors que la traduction dans les faits de ce psychisme collectif. L’homme récolte la guerre quand il l’a dans son cœur.
Ici aussi donc on ne peut que souligner l’erreur, déjà signalée, d’un enseignement religieux, périmé dans la forme naïve où on persiste à le donner. En considérant Dieu comme le souverain justicier, auteur premier des guerres ou autres cataclysmes qu’il nous envoie comme châtiments de nos péchés, on crée une double équivoque :
1 ° on attribue à une intervention divine ce qui est attribuable à l’homme lui-même ;
2° on fausse la notion des justes rapports entre ce que les théologiens nomment la surnature et la nature.
Parce que l’on constate en l’être humain l’existence de deux tendances d’orientation opposée, la théologie en a conclu que leur nature respective était opposée, alors qu’elles sont issues des deux pôles opposés constitutifs de notre nature même. Ce qu’on nomme le surnaturel n’est que le pôle supérieur et divin de la nature intégrale : « La Nature est surnaturelle », perçoit d’intuition le poète Browning. Une grâce surnaturelle, proclamée étrangère à notre nature, a paru aujourd’hui, je le répète, trop lointaine, trop incertaine, aux hommes auxquels leur religion ancestrale assurait que leur nature même, déchue, était dépourvue de tout élément rédempteur. Et si grande que leur .parût la personne historique du Christ, si admirable son sacrifice, la portée surnaturelle de ce sacrifice leur sembla être un dogme, acceptable peut-être pour la foi, mais qui pouvait d’autant moins se faire admettre par la raison qu’une telle rédemption surnaturelle du genre humain, assurée en quelque sorte de l’extérieur par l’immolation de la victime innocente, révoltait profondément en eux la conscience morale. C’est contre tout sentiment de justice et d’amour en effet, sentiments innés au fond des cœurs, qu’il leur fallait croire à ce dogme, sans comprendre, les yeux couverts du bandeau d’une foi aveugle et indiscutée. Cette foi, néanmoins, beaucoup la conservaient malgré tout. Le sacrifice héroïque du divin Maître couvrait à leurs yeux l’apparente folie du mystère. Mais chez la plupart cependant le doute et l’incrédulité avaient déjà fait leur chemin.
Dès lors, dans ce naufrage même de l’antique croyance, où donc ces hommes et ces femmes, à quelque catégorie sociale qu’ils appartinssent, auraient-ils pu trouver encore la force de supporter leur misère présente ou leurs angoisses d’avenir, dans un monde qui craquait et s’effritait de toute part? La science? Elle était un refuge pour une élite. Mais quelle consolation apportait-elle à l’homme moyen? Elle n’était certes d’aucun réconfort pour celui qui peine, qui trime dur, pour les malheureux et les vaincus de la vie. D’autre part, le prestige et le crédit des religions consolatrices s’étant évanouis, l’homme restait ; seul en face de lui-même dans un monde divisé, anarchique, prêt à utiliser ses grandes découvertes scientifiques pour les appliquer à sa propre destruction, à son anéantissement total.
Car c’est un fait aussi que la science s’est montrée incapable d’enrayer cette marche à l’abîme de notre civilisation. Et ce fut là une terrible leçon pour notre orgueil : car, c’est au moment même où l’homme moderne, tout enorgueilli des progrès de cette science, se flattait d’avoir atteint à une apogée, à un raffinement de civilisation jamais égalé, que sa superbe a été abattue par un déchaînement inouï de calamités, imputables à lui-même et telles que le monde n’en avait jamais connues. Incarnant le génie du mal, il semble que l’homme n’ait réussi à percer les énigmes de la nature, à découvrir dans l’atome le secret des pouvoirs créateurs, que pour mieux assurer l’autodestruction de sa propre espèce sur notre planète. Et n’est-ce pas aussi comme un juste retour de la justice immanente que les maux dont souffre notre siècle soient ceux-là même, aggravés, qui caractérisaient la barbarie antique : l’esclavage des personnes et la confiscation, des biens? C’est là une source de réflexions amères pour ceux qui croyaient au progrès indéfini de notre civilisation, ne voyant en elle que le progrès technique.
Aussi, comment décrire le désarroi de l’homme d’aujourd’hui, accablé par les malheurs ? Comment décrire l’état d’esprit général dans un monde qui semble voué à sa perdition parce que des intérêts rivaux, des préjugés tenaces et des haines irréductibles l’ont dressé contre lui-même. Dans le désarroi de ses croyances, l’homme ne sait plus ni pourquoi il vit, ni où il va, incertain du lendemain, et aussi ignorant de son sort terrestre, sans cesse menacé de nouveaux bouleversements, que d’une destinée future dans un au-delà auquel il ne croit plus. Dès lors, il se contente de vivre égoïstement au jour le jour, sans idéal, sans foi, sans espoir, accroché avidement aux biens du moment. Il veut vivre sa vie, épuiser la coupe des jouissances, satisfaire au maximum ses goûts, ses ambitions, ses désirs, et surtout ne plus penser; ne plus trembler devant les dangers qui le menacent. Il se passionne pour les spectacles, cherche à s’étourdir dans les sports, à se griser de vitesse, à se distraire dans la variété des plaisirs. Craignant par dessus tout la solitude qui le forcerait à rentrer en lui-même et à réfléchir : craignant aussi l’ennui que lui distille goutte à goutte le vide de sa pensée, il cherche surtout à se fuir lui-même, satisfait à ce goût d’évasion morbide par des déplacements continuels et des voyages, moins pour s’instruire que pour opposer la vivacité d’impressions fugitives à l’indigence et au vide de son esprit. Au peu de besoins intellectuels qu’il possède, il donne pour seul aliment la lecture des romans et des journaux, et, alors même qu’il est doué d’une réelle intelligence, renonce le plus souvent à une culture solide de l’esprit, celle-ci ne pouvant s’acquérir qu’au prix d’un effort intérieur auquel il répugne. Il laisse ainsi s’atrophier en lui toute curiosité intellectuelle, toute vie intérieure. Il vit sans cesse à l’extérieur de lui-même, simple jouet de ses fantaisies, de ses excitations du moment. Telle est, hélas, la mentalité généralisée de nos présentes générations. Même si, pour la plupart des hommes, le besoin de gagner leur vie les oblige à une occupation, à un travail régulier, dans l’un quelconque des métiers ou professions ouverts à l’activité humaine, le cœur chez eux n’y est pas, et leur esprit, distant et ailleurs, ne s’applique à la besogne que dans la stricte mesure où la chaîne de la nécessité les lie à ce labeur quotidien. En fait, leur seul idéal c’est l’acquisition de la richesse ou du pouvoir, c’est l’amusement ou l’agrément qu’ils leur apportent, la vanité qu’ils en retirent, le souci de cultiver en soi un sensualisme plus ou moins raffiné et de s’amollir chaque jour dans les douceurs et le confort d’une vie facile, agréable et futile, sans but, sans responsabilités, sans ennuis.
Certes chez un nombre restreint de familles, ces tendances sont-elles plus ou moins combattues par les disciplines familiales et scolaires, par les institutions nouvelles de scoutisme, des jeunesses chrétiennes et aussi par la pratique virile des sports dont le gout s’est répandu dans toutes les classes populaires. Mais bien vite néanmoins, dans la vie, l’esprit de lucre, de jouissance, de facilité, reprend-il son emprise sur les âmes, fruit de cette crise de conscience généralisée par laquelle passe le monde.
Mais bien pires encore apparaissent sur le plan social les conséquences de cette crise de conscience. A la suite des événements terribles que nous avons vécus, ce n’est pas seulement les empires, les structures sociales, les équilibres politiques et économiques, que nous avons vu s’écrouler comme châteaux de cartes, ce sont aussi bien nos vieilles notions traditionnelles sur la religion, la morale, la famille, la Patrie, c’est-à-dire que c’est la pierre angulaire qui s’est désagrégée sur laquelle avait été édifié tout l’ordre intérieur et extérieur de notre civilisation, cet ordre moral et social que l’on croyait indestructible. Les cellules sociales que représentaient les nations et au sein de chacune d’elles les familles apparurent désormais comme sérieusement menacées, les premières par les doctrines de l’internationale ouvrière, basée sur la lutte des classes et l’antipatriotisme, les secondes, par le laxisme des mœurs, la multiplication des divorces et l’émancipation de la femme et de l’enfant de toute autorité maritale ou paternelle. Petit à petit donc, nous avons vu s’effondrer auteur de nous, sous l’action corrosive des vers rongeurs qui la minent jusque dans ses fondements, toute notre structure sociale, ct ces vieilles traditions qui nous paraissaient les mieux assises et les plus respectables. C’est l’angoisse au cœur que nous avons vécu ces temps d’effondrement, car de telles périodes, destructrices et dévastatrices, sont un spectacle affreusement triste, et démoralisant, la pourriture politique présidant à la décomposition de l’ordre social tout entier. Avec la chute des anciennes valeurs en effet se développèrent, se multiplièrent, du haut en bas de l’échelle sociale, ces ferments de décomposition qui, par leur généralisation chez un grand nombre d’individus, marquent la fin d’un monde : l’esprit d’intrigue, l’arrivisme, la corruption, l’absence de scrupules, l’amoralité ou l’immoralité croissantes, les scandales se multipliant dans tous les milieux sociaux. De là aussi la dénatalité, produite par des moyens anti-conceptuels ou abortifs, l’accroissement constant et effrayant des crimes de toute nature et contre nature, et l’espèce d’apathique indifférence avec laquelle le public accueille aujourd’hui des faits dont le nombre et l’horreur eussent précédemment soulevé, révolté, la conscience générale ce dont témoignent suffisamment les nombreux verdicts d’acquittement rendus par les jurys chargés de les juger. Il semble donc que la crise de l’esprit se soit doublée d’une véritable crise de l’instinct social. Et comme l’esprit et le corps ne font qu’un, nous voyons, comme par une sorte de répercussion inévitable, se développer, se multiplier, des maladies anciennes et nouvelles : tuberculoses, grippes infectieuses, cancers généralises, poliomyélites, etc. La science médicale les combat, mais la maladie polymorphe semble se rire de ses efforts et, vaincue sur un point, elle se transforme et ne tarde pas à reparaître sous un nouveau visage.
Pour nous résumer, nous dirons donc que l’humanité passe aujourd’hui par la crise de l’esprit la plus grave qu’elle ait jamais subie, crise qui sous-tend dans la pénombre de sa vie intérieure toutes ces crises extérieures, politiques, économiques, sociales, dont l’acuité et la complexité nous désespèrent. De cette atrophie du sens spirituel de la vie, il résulte logiquement, nous l’avons dit, que la poursuite sordide du lucre, la soif du pouvoir, la recherche effrénée de la jouissance, constituent désormais, pour l’individu, l’unique ressort de l’existence, le seul but qu’il aperçoive, sa seule raison de vivre aussi, car il n’en voit pas d’autre. Et il en est des peuples comme des individus, l’égoïsme national n’étant rien d’autre que l’égoïsme individuel, soutenu, renforcé, magnifié, par la collectivité à laquelle appartiennent les individus.
Faut-il donc croire à la faillite définitive de l’Esprit, désespérer de notre avenir, désespérer de l’homme? Non, car c’est un crime de lèse-humanité que de désespérer de 1avenir humain. Sans doute, il n’est pas exclu que notre évolution aboutisse à un échec. Dans les espaces sidéraux des mondes explosent et disparaissent. Sur notre globe également, d’antiques traditions, grecque et hindoue, enseignaient que les civilisations périssaient, alternativement détruites par l’eau et par le feu vraisemblablement pour enrayer leur chute vers l’abîme de la perdition morale, leur progression vers l’annihilation. Mais déluges, catastrophes sismiques ou guerres mondiales ne détruisent jamais que les corps. Dans la nature alternent les pouvoirs de création et de destruction, Brahma alterne avec Shiva, c’est-à-dire que des Forces divines sont sans cesse à l’œuvre suivant une loi d’alternance qui va de la vie à la mort et de la mort à la vie, loi d’apparente récurrence mais en réalité de résurrection en des formes toujours nouvelles, faisant de la vie elle-même un perpétuel recommencement, et du progrès une marche en spirale, alternant ses hauts et ses bas sur une échelle ascendante. Le soir de notre monde nous apparaîtra dès lors comme l’avant-coureur d’une aube prochaine qui verra surgir dans la lumière un monde nouveau, un monde meilleur, espérons-le. Il s’ensuivrait que l’écroulement des anciennes valeurs que nous avons déploré ne serait que le prélude nécessaire à cette reconstruction nouvelle. Comme la vie et la mort des astres, et, sur notre globe, la vie et la mort des saisons ou celles de nos personnalités éphémères, comme les rythmes multiples de notre corps lui-même, la veille et le sommeil alternant avec le jour et la nuit, la succession des civilisations semble, elle aussi, répondre à cette loi du rythme universel, loi cyclique en vertu de laquelle un ordre nouveau ne peut naître que de la mort et de la décomposition d’un ordre ancien.
Dans la conjoncture présente, l’auteur de ce livre a pensé que chaque homme de bonne volonté se devait d’apporter sa pierre contributive à l’édification de cet ordre nouveau. Et voilà pourquoi il a voulu y apporter la sienne, dans la conviction où il est qu’il n’existe pour les hommes de tous les temps qu’une seule vérité, qu’une voie de salut, qu’une seule Rédemption, celle que nous enseigne la sagesse ésotérique universelle et immémoriale. Cette vérité, cette voie unique de salut, cette rédemption, l’homme ne peut la trouver qu’en lui-même. Ce n’est qu’en découvrant l’Unique, l’Absolu, en lui-même qu’il pourra s’abreuver à la source même de la puissance, et, par sa réponse aux illuminations de l’intuition intérieure, redresser effectivement sa destinée.
Et que l’on ne croît pas qu’il s’agisse ici de rêveries imaginaires ou de vaines spéculations. L’expérience triomphante du Mysticisme universel prouve de façon éclatante et péremptoire qu’aucune religion ne possède le monopole exclusif de la Sainteté et de la Sagesse, mais que, sous tous les climats religieux et à toutes les périodes du monde, de grandes âmes, par leur exemple et leur expérience vécue, nous ont rendu palpable cette vérité primordiale que l’homme pouvait conquérir la Vérité, l’Unité, par l’Union divine : cela directement et sans intermédiaire, parce que le Divin est le tréfonds même, ultime et secret, de sa propre nature. Dès lors l’homme doit conquérir sa force par lui-même, se libérer par ses propres efforts de purification intérieure, transcender en lui le « moi », le « vieil homme », et alors s’effectuera, spontanément, finalement, sa résurrection spirituelle autrement dit l’épanouissement en lui de sa nature supérieure et divine, ressort suprême de sa rénovation morale comme de toute reconstruction sociale. Là seulement est le salut de l’Humanité.
C’est à cette sagesse que se réfère ce livre, l’auteur ayant voulu joindre son témoignage, si humble et insignifiant soit-il, à celui de ces Maîtres illustres qui, depuis le passé le plus reculé jusqu’à ce jour, sur la place publique ou dans l’ombre discrète des retraites sacrées, nous ont transmis de façon ininterrompue les enseignements ésotériques de la Sagesse universelle. Cette sagesse ne fut d’ailleurs ésotérique qu’à l’égard de ceux qui n’étaient pas en état de la recevoir et de la comprendre. De là, l’usage des mythes symboliques, des allégories, des paraboles. S’est-on jamais, demandé, à ce propos, pourquoi le Christ, de son aveu, ne voulait parler aux foules que par paraboles? C’est parce qu’il savait qu’exprimer une haute vérité en des termes trop précis, c’est-à-dire limitatifs et inadéquats, en des formules dogmatiques littérales et rigides, c’était risquer de la voir déformée par l’impropriété des termes ou l’incompréhension des hommes, tandis qu’en la présentant sous le voile allégorique des paraboles, elle conservait inaltérée sa haute signification spirituelle ou morale, le masque de l’analogie la préservant contre toute déformation subséquente et permettant toujours aux intuitifs d’en saisir le sens véritable. Dans l’Histoire, la formulation littérale des dogmes catholiques ne souligne que trop la vérité de cette observation, la lettre ayant tué l’esprit, ainsi que nous le montrerons.
Pour moi, cette Sagesse, à peine entrevue, a transformé toute ma vie, et c’est ce qui me dicte le devoir de lui rendre, au soir d’une longue existence, cet ultime témoignage. Elle présente, à mes yeux, l’inestimable avantage de réconcilier la religion avec la science, avec la raison, et de donner ainsi satisfaction à ceux qui ne consentiront jamais à ce déchirement intérieur, réellement tragique, que crée dans le cœur et l’esprit de l’homme le divorce cruellement ressenti entre sa conscience et sa foi. L’homme ne serait qu’un esclave misérable si dans le domaine religieux comme en tout autre domaine, il ne conservait intact et inaliénable le droit de demeurer un être libre, guidé par une raison saine et droite, en toute humilité personnelle d’ailleurs de cœur et d’esprit et cela sans avoir à craindre le pire, sans avoir à trembler lâchement devant des menaces de damnation !
[1] Rom Landau : « Dieu est mon aventure », p. 313. (Éditions : L’Arche.)
[2] On a souvent dénoncé à ce propos l’orgueil et l’hypocrisie des clergés. Il s’agit là en réalité d’une attitude impersonnelle, à demi-consciente seulement chez beaucoup, et ressortissant à leur foi indiscutée en l’autorité de l’Eglise. Ceci n’exclut donc nullement la sincérité et l’humilité personnelles chez un très grand nombre de prêtres et de religieux, ainsi qu’un dévouement et une abnégation souvent admirables, auxquels je me plais d’autant plus à rendre hommage que j’en fus, dans ma jeunesse, le reconnaissant bénéficiaire.
[3] Aux risques d’être tenu pour « un dialecticien ou un amateur de vaines spéculations » (R. Godel : Expérience libératrice, p. 47) mais si le monde savant requiert des hommes de science pour être éclairé, un langage plus humble, moins savant, convient peut-être mieux à une moyenne de lecteurs, croyants ou incroyants d’ailleurs. C’est ce que nous avons pensé en écrivant ce livre.
[4] « Les Routes de Lumière » (Adyar-Paris).
[5] Il est d’évidence que la raison doit corriger graduellement elle-même ses sophismes et ses erreurs dues à l’ignorance, aux lacunes de notre évolution présente et d’une échelle d’observation restreinte.
[6] « Le Mystère Chrétien et les Mystères Antiques » (Perrin).
[7] Les théologiens nous affirment bien que l’homme peut connaître par sa seule raison certaines vérités premières, telles l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme, comme « préambules de foi ». Mais seule l’Eglise, nous disent-ils, peut interpréter et définir exactement les vérités d’ordre métaphysique, ressortissant à la Révélation de ces mystères.
[8] Soulignons ici qu’à côté du dogme défini comme article de foi, il y a la dogmatique catholique qui impose également aux fidèles l’obligation de croire.
[9] Telle fut la doctrine que l’hérétique Pelage opposa à saint Augustin et qui fut condamné par l’Eglise.