Pierre D'Angkor
Itinéraire 3: La religion peut-elle nous sauver?

Il s’agit au contraire d’intégrer l’homme dans le difficile problème de l’Unité du tout divin, en reconnaissant la transcendance de cette Unité; de montrer que par un de ses Rayons, le même Soleil divin est en chaque homme, quoique difficile à découvrir, parce qu’Il est en chacun au delà de sa conscience normale, au delà de son moi changeant, au delà de sa personnalité éphémère. Là nous paraît être en effet l’erreur fondamentale de nos philosophes et moralistes chrétiens, qu’ils n’ont jamais vu en l’être humain autre chose que ce moi, cette personnalité mortelle, et qu’ils l’ont prise pour le tout de l’homme, son âme immortelle et sa réalité suprême.

Pierre d’ANGKOR – Itinéraire d’un Pèlerin de l’Absolu 1953

CHAPITRE II

LE CONFORMISME CATHOLIQUE

PEUT-IL NOUS SAUVER ?

Dans une brochure récente (André Maurois : « Ce que je crois ». – Grasset – 1952), André Maurois, un des esprits les plus clairs, les plus lucides, de notre temps, défend contre les arguments opposés des catholiques et des matérialistes marxistes, sa foi rationaliste, celle-ci fermement appuyée sur les données actuelles de la science. L’éminent académicien, dont la sincérité et la bonne foi ne seront contestées par personne, reconnaît pourtant qu’il y a en l’homme quelque chose « qui passe infiniment l’homme » et que « cette part de l’homme qu’il faut bien appeler surhumaine puisqu’elle a des intérêts contraires aux intérêts de l’individu ou du clan, se retrouve avec des exigences identiques, au fond de toutes les consciences humaines, quand elles ne sont pas faussées ou trompées. Je suis prêt, ajoute Maurois, à nommer Dieu cette conscience commune, mais mon Dieu est immanent, non transcendant ».

Maurois exprimait ainsi partiellement, et sans doute à son insu, une des données fondamentales de la Sagesse universelle, partiellement, dis-je, car cette Sagesse proclamait à la fois, ainsi que nous l’avons dit, l’immanence et la transcendance du Principe divin, c’est-à-dire l’Unité de ce Principe à la fois transcendant et immanent dans l’univers et dans l’homme.

C’est ce que reconnaissait aussi, nous le verrons, l’écrivain anglais Chesterton, dont Maurois nous déclare avoir subi fortement l’influence durant la guerre. Chesterton toutefois était catholique et la théologie catholique professe la transcendance d’un Dieu personnel, doué d’attributs plus ou moins anthropomorphiques, et qui n’a, pourtant, aucun rapport de nature avec ses créatures, l’univers et l’homme. Il en résulte que le catholicisme est irréductiblement dualiste : il admet deux natures, essentiellement et irréductiblement différentes : une nature infinie, natura naturans, Dieu, et une nature finie, natura naturata, l’Univers. La Sagesse ésotérique, ancienne ou moderne, proclame au contraire le Monisme, une seule nature, mais à deux faces, Dieu étant le Principe unique, transcendant, éternel de l’univers innombrable des Formes et des Forces qui se déroulent périodiquement dans le temps, autrement dit l’Ame immuable de ce grand corps changeant et renaissant.

Mais c’est là du panthéisme, objectent les Catholiques.

Non, le panthéisme affirme que tout est Dieu, comme si tout être, toute chose, avait conscience de sa nature divine essentielle. En affirmant donc qu’il n’est d’autre Dieu que l’universalité des êtres, le panthéisme exclut par le fait toute idée de transcendance, car le tout n’est pour lui que l’ensemble des parties. Ce n’est qu’un tout collectif, additionné, ce n’est pas l’Unité transcendante de ce tout. Lorsque sainte Thérèse d’Avila, s’opposant aux docteurs de son temps, affirmait sur la foi de ses visions que Dieu est dans tous les êtres, non seulement par sa grâce — ce qui implique sa transcendance — mais encore par essence — ce qui implique son immanence — elle fut également accusée de panthéisme. Elle ne faisait pourtant que confirmer cette vérité première perçue par l’expérience mystique universelle que Dieu est la Vie-Intelligence unique, à la fois la base et le sommet de la pyramide de l’existence universelle. « Dans l’extase l’esprit de l’âme ne fait qu’une même chose avec Dieu » (C’est nous qui soulignons), affirmait encore sainte Thérèse elle-même. La même chose, c’est l’Unité.

Si Dieu est ainsi au tréfonds de la nature de tous les êtres, il s’ensuit qu’Il est le même dans l’homme et dans l’univers. C’est Emerson qui disait qu’il y aurait contradiction à supposer que le Dieu de la Révélation puisse contredire le Dieu qui se manifeste dans la nature.

Mais vous aboutissez ainsi à la déification de l’homme, objectent les théologiens.

Dissipons l’équivoque. Pour caractériser le rapport de l’homme à Dieu, la Sagesse antique employait des comparaisons symboliques, telles que celles de l’étincelle échappée à la Flamme divine, ou de la goutte d’eau échappée à l’Océan, ou encore du rayon de lumière émanant du Soleil divin. Nul n’a jamais prétendu que l’étincelle fut la Flamme, la goutte d’eau, l’Océan, le rayon émané du soleil, le Soleil lui-même : en d’autres termes, nul n’a jamais prétendu cette absurdité que la partie fut le tout, mais de même nature essentielle que le tout. Il en résulte nécessairement que cet élément divin en l’homme constitue en lui un Absolu contre lequel aucune autorité extérieure ne pourrait prévaloir. Voilà donc la raison pour laquelle la liberté intérieure de la conscience représente en chacun son bien le plus précieux, une valeur sur laquelle il ne peut transiger. Sa conscience la plus pure, la plus profonde, reflète en chacun son Principe immortel. Dès lors, il devient évident que nulle autre autorité ne peut primer en lui cet impératif de sa conscience éclairée. Ni les contraintes légales, ni les morales conventionnelles, ni même les prescriptions des religions positives, ne peuvent prévaloir sur cette autorité souveraine de Dieu en lui. « Dieu premier servi », disait Jeanne la Pucelle à l’évêque Cauchon qui lui opposait l’autorité de l’Eglise pour la contraindre à l’obéissance et au renoncement à ses voix intérieures. Sans doute le développement de la conscience varie beaucoup parmi les hommes les passions humaines y impriment trop souvent leurs directives. C’est néanmoins dans la seule conscience profonde, éclairée, purifiée, de chaque individu, que peut retentir la voix divine de l’Esprit. Voilà donc pourquoi la liberté de la conscience est pour tout homme une nécessité fondamentale, un principe auquel non seulement sa dignité humaine, mais son ascension, sa rédemption ultime, demeurent étroitement liées.

« Mais », insistent les théologiens, « affirmer cette suprématie absolue de la conscience de l’individu en raison d’un élément divin qui serait en lui, n’est-ce pas en réalité déifier l’homme ? »

La Sagesse répond qu’en affirmant que l’homme est divin dans sa nature essentielle, l’on n’attribue nullement ce caractère divin à l’homme tel que nous le connaissons, c’est-à-dire à ce « moi » limité que chacun identifie avec soi-même, ce moi imparfait, toujours si plein de tares, de lacunes et de misères. Les catholiques ont raison de refuser de reconnaître tout caractère divin à la personne humaine ainsi conçue, toujours encline au mal, même chez les meilleurs, et si souvent dégradée, perverse et même criminelle. Et voilà pourquoi ne découvrant Dieu ni dans l’univers, ni dans l’homme, ils l’ont relégué dans un ciel inaccessible, tandis qu’ils investissaient ici-bas l’Église de sa puissance suprême.

Mais l’équivoque ainsi créée n’est-elle pas imputable à l’enseignement ecclésiastique qui, oublieux de la tradition primitive, a méconnu la doctrine de saint Paul concernant la nature même de l’homme et, en ce faisant, s’est également mis en opposition avec les données de la psychologie moderne?

Si nous nous en rapportons aux leçons du catéchisme, en effet, nous voyons que l’homme est formé d’une âme immortelle et d’un corps mortel. Or, saint Paul, se conformant à l’antique Sagesse traditionnelle, voyait en l’homme une trinité de principes, l’esprit, l’âme et le corps (Pneûma, psuchê, sôma). La tradition catholique a donc escamoté aujourd’hui le « Spiritus » (Pneûma), le Principe divin en l’homme, dont saint Paul disait : « Spiritus omnia scrutatur, etiam mysteria Dei », ce qui, de toute évidence, excède les pouvoirs du mental qui ne peut accéder à l’intelligence de tels mystères.

Je dis donc qu’en ramenant à ces deux principes — l’âme immortelle et le corps mortel —les éléments constitutifs de notre nature, le tradition ecclésiastique a non seulement méconnu l’enseignement trinitaire de saint Paul, mais semble contredire également des données psychologiques bien établies. Sans même parler ici de la psychanalyse qui approfondit aujourd’hui l’étude de l’homme, en appliquant ses techniques psychologiques à investiguer dans l’inconscient, individuel et collectif, et pénètre ainsi les secrets mystérieux de notre nature profonde, la psychologie ordinaire, analysant la personne humaine, c’est-à-dire ce que représente, pour chacun de nous, la notion du « moi », découvre que cette notion comporte :

1) la conscience de notre corps, de ses instincts, de ses besoins naturels ;

2) la conscience de l’être psychique en nous, celle de nos émotions, de nos sentiments, de nos désirs ;

3) la conscience d’un être mental, le penseur en nous; le tout intégré en une unité physiologique dont la science analyse minutieusement le mécanisme compliqué et le fonctionnement délicat.

Ces trois aspects intégrés, disons-nous, forment synthétiquement la personne humaine.

D’autre part, la tradition catholique n’a jamais défini clairement ce qu’elle entendait par l’âme immortelle de l’homme. Il semble pourtant qu’elle entende par là l’immortalité de ce triple aspect de notre personnalité consciente. Or, sur ce point, elle est contredite par la psychologie moderne qui souligne au contraire le caractère instable et en perpétuelle évolution de ce « moi », aussi mobile et changeant dans ses pensées et ses sentiments qu’il l’est dans les cellules de son corps physique. La psychologie rejoint donc ici la vieille doctrine du Bouddhisme, lequel enseignait déjà, voici 2.500 ans, l’impermanence du moi qui n’est qu’un agrégat momentané d’éléments tous changeants et périssables.

Le sentiment que nous avons de la durée, de la continuité inchangée de ce moi, est donc une pure illusion, tandis que, d’autre part, le sentiment d’identité de soi persiste malgré tout, par delà tous ces changements mêmes. Dans ces conditions, on doit se poser la question : « Qu’est-ce qui est immortel en nous? ». Ce n’est évidemment pas notre corps, voué à une rapide désintégration et corruption après la mort. Ce n’est pas davantage notre être psychique ou mental, dont nous avons dit également le caractère perpétuellement évolutif — et bien que la tradition catholique, illusionnée par le sentiment de sa durée, de sa continuité apparente, l’identifie à tort avec notre âme immortelle. Non, ce qui seul est immortel en nous, et nous donne le sentiment de l’identité continuée de nous-même dans le temps, c’est cet esprit transconscient, cette étincelle ou monade divine que la théologie méconnaît, nous l’avons dit, tandis que la psychologie, rejoignant ici encore les enseignements de la Sagesse, en entrevoit aujourd’hui la possibilité, la vraisemblance, en découvrant de merveilleux pouvoirs latents, recélés dans notre inconscient supérieur, dans cette frange d’inconnu qu’elle discerne en nous par delà notre conscience normale.

Pour la Sagesse ésotérique, le corps de l’homme se désagrège, à partir de la mort physique. Quant à son moi psycho-mental, il survit à cette mort jusqu’à épuisement de ses forces constitutives, et s’éteint, à son tour, au terme de ces états subjectifs de conscience que les religions ont nommé Purgatoire (Hadès) , Ciel (Empyrée) ou Enfer (Tartare) Puis la partie immortelle, l’esprit qui survit, ne tarde pas à récolter les fruits des désirs et des actes passés dont il demeure prisonnier et qui l’attirent vers l’incarnation terrestre, car ils sont liés à la terre, et se concrétisent finalement en un moi nouveau. Le vrai salut de l’homme sera dès lors de se libérer de cette chaîne des existences terrestres successives. Nous voyons ainsi comment le dogme de la « résurrection de la chair » que les Hébreux ont emprunté aux Iraniens après la captivité de Babylone, fut en réalité une déformation de la vérité ésotérique de la renaissance en un corps nouveau, en un moi nouveau et aussi une trahison de la doctrine de saint Paul qui nous dit que le corps est semé corruptible, qu’il doit se décomposer, afin que l’homme puisse ressusciter en un corps spirituel, incorruptible, ce qui est la négation même de la résurrection de la chair corruptible, c’est-à-dire du corps mort, détruit, décomposé, telle que l’entend la tradition étroite et littérale de ce dogme.

Plus clairvoyante que nos théologiens, la théosophie antique, de l’Inde, de l’Égypte, voyait en l’homme un septénaire, autrement un composé de 7 principes hiérarchisés, pouvant toutefois être ramenés à une trinité : l’âme animale, l’âme spécifiquement humaine et l’âme divine, celle-ci, véhicule de l’Esprit, demeurant transcendante et transconsciente, mais se manifestant néanmoins au fond de nous-même en tant que voix souveraine de la conscience morale. La Sagesse antique nous fournissait ainsi la clé qui nous permet de résoudre le problème du bien et du mal. Elle nous fait mieux saisir l’incompréhension des hommes relativement à leur destinée, et l’erreur des dogmes religieux qui ont transposé arbitrairement sur un plan théologique, absolu et transcendant, un problème psychologique relatif à notre nature même. Elle souligne l’incroyable crédulité avec laquelle on a interprété un mythe symbolique et légendaire — le récit biblique du paradis terrestre — à la fois comme un événement historique et une histoire surnaturelle. C’est dans sa propre nature en effet que chaque homme découvre deux pôles de tendances opposées : l’un, le pôle supérieur, positif, l’Esprit divin qui l’attire vers le haut, vers ce qui est pour lui, le bien, le progrès ; l’autre, le pôle inférieur, négatif, le pôle animal, qui l’attire vers le bas, la régression, et qui, du point de vue de son évolution normale, doit être considéré par lui comme le mal. Ces deux pôles — le Rayon divin et le moi humano-animal      — sont donc les deux Sources de nos penchants contraires, qui s’affrontent au fond de nous-même en un combat incessant. Tout le mal procède donc en nous des exigences de notre moi, de ses penchants, avides et égoïstes, tandis que tout le bien vient de cette lumière divine, cachée au tréfonds de nous-même [1]. Ainsi s’explique donc de façon naturelle, et non surnaturelle, la dualité mystérieuse et opposée de nos propres tendances. C’est donc cette lutte incessante, psychologique, intérieure, dont notre âme est le théâtre, que la religion a extériorisée en une lutte surnaturelle entre Dieu et le Diable se disputant la possession de l’âme humaine (Jehovah et le Serpent — Ormuzd et Ahriman, dans le Mazdéisme). Le drame spirituel de l’humanité ne résulte pas dès lors de la faute unique du premier homme qui aurait écouté la voix du tentateur et désobéi au commandement originel et arbitraire d’une Divinité despotique, étrangère à sa nature péché dont procéderait en chacun de nous une nature pervertie et encline au mal — le drame spirituel résulte de cette nécessité impérieuse pour chaque homme de mourir graduellement à son petit moi, personnel et égoïste — le serpent en lui — pour ressusciter triomphant dans la gloire de l’homme régénéré, de l’homme-Dieu. L’Étincelle, le Verbe divin, est en effet latent en tout homme. Il est son rédempteur. Pleinement dévoilé, épanoui, dans le Christ de l’Histoire, le Verbe demeure comme voilé en chaque personne humaine. Le Dieu incarné semble avoir perdu ses rayons. Néanmoins, Il est « cette Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, mais que le monde ne connaît pas » (Saint Jean), parce qu’en chacun de nous nos propres ténèbres nous en voilent la transcendance immanente en nous-même.

Tel apparaît donc le vrai sens de notre rédemption; le sacrifice en nous de l’inférieur humain, — le moi issu de nos origines animales — au supérieur divin, ce sacrifice étant figuré dans la symbolique chrétienne par la crucifixion de Jésus, fils de l’homme, prélude nécessaire à la résurrection du Christ, fils de Dieu, et à son ascension — l’union avec le Père céleste étant le retour à l’Unité.

La théologie catholique regimbe contre une interprétation — conforme à la symbolique universelle, nous le verrons — parce qu’elle lui semble méconnaître la portée de l’événement historique survenu en Palestine, mais encore et surtout, comme énonçant une affirmation blasphématoire, la divinité essentielle de l’homme. « Cette déification de l’homme », nous dit-elle, « est la cause véritable de tous nos malheurs. C’est parce que le monde a remplacé le théocentrisme de jadis par cet anthropocentrisme orgueilleux qu’il est tombé dans un gouffre de malédiction et de misères. Il faut donc, conclut-elle, en revenir au dualisme catholique, en d’autres termes, rétablir la vraie notion divine et opposer à l’homme changeant le Dieu éternel. » Tel est l’argument que l’on nous oppose : le dualisme essentiel, irréductiblement opposé, entre l’homme et Dieu, proclamé par la théologie chrétienne.

Nous pensons, quant à nous, avec toute la Sagesse antique, que c’est mal poser le problème. Il ne s’agit pas en effet d’opposer le ciel à la terre, Dieu à l’homme, ou inversement l’homme à Dieu, dans un dualisme qui serait effectivement inconciliable et sans issue si aucun rapport naturel n’existait entre les deux termes. Il s’agit au contraire d’intégrer l’homme dans le difficile problème de l’Unité du tout divin, en reconnaissant la transcendance de cette Unité; de montrer que par un de ses Rayons, le même Soleil divin est en chaque homme, quoique difficile à découvrir, parce qu’Il est en chacun au delà de sa conscience normale, au delà de son moi changeant, au delà de sa personnalité éphémère. Là nous paraît être en effet l’erreur fondamentale de nos philosophes et moralistes chrétiens, qu’ils n’ont jamais vu en l’être humain autre chose que ce moi, cette personnalité mortelle, et qu’ils l’ont prise pour le tout de l’homme, son âme immortelle et sa réalité suprême. Et la théologie n’a pas redressé leur erreur parce que, infidèle, nous l’avons vu, à l’enseignement de saint Paul, elle pensait de même.

Néanmoins, il semble que l’intuition de la Vérité se fasse jour graduellement, chez ceux-là même parfois chez lesquels on l’attendrait le moins. Quand Rimbaud, le poète génial et maudit, s’écriait avec une audace jugée diabolique : « Oh ! je serai celui-là qui sera Dieu ! », il poussait, selon toute apparence, un cri d’orgueil et de folie, parce qu’il l’appliquait à son moi personnel, c’est-à-dire à ce moi toujours faillible et misérable de la personne humaine, entendant par « je », non pas certes cet aspect le plus grossier de lui-même qu’il appelle crûment le « porc », mais son moi mental, orgueilleux, sensuel, cupide et ambitieux. Peut-être toutefois exprimait-il, sans s’en rendre compte lui-même, cette vérité d’intuition perçue par les plus grands mystiques de tous les temps, pressentant en lui cette Etincelle divine, Principe spirituel d’inspiration, transpersonnel, superconscient et divin. La mystique chrétienne ne reconnaît-elle pas elle-même cette immanence divine au tréfonds de notre âme? Elle la qualifie, à la vérité, de « surnaturelle », parce qu’elle transcende les limites de notre conscience normale et qu’elle est hors d’atteinte de nos perceptions sensorielles. Aussi les théologiens ont-ils condamné comme hérésie moderniste la thèse de l’immanence naturelle de Dieu en l’homme. Mais, ainsi que l’entrevoient les poètes intuitifs (Goethe, Browning, Whitman) rejoignant ainsi l’antique sagesse de l’Inde, le surnaturel n’est que la Nature elle-même, supérieure et invisible [2].

Dès lors, il apparaît clairement que le vrai trésor en moi, ce n’est pas cet instrument limité de connaissance et de sensibilité que j’appelle mon moi psychique ou mental. C’est quelque chose de bien plus profond, quelque chose qui transcende ma conscience présente. C’est le Principe mystérieux de mon être, caché derrière mon moi et qui étant en même temps que son créateur la source cachée de son activité temporelle, lui imprime ses directives les plus hautes et devient ainsi son rédempteur. Mon intelligence n’en est qu’un pâle reflet.

Ici nous apparaît donc le grand drame de notre temps. Désaxé par les événements qui l’accablent, ne croyant plus au Dieu extérieur, et tournant obstinément le dos à cet Esprit divin qui l’inspire du dedans, qui est Lui-même, l’homme moderne n’écoute plus que les sollicitations de son moi, de son intelligence avide, de ses instincts, de ses passions, et devient, par le fait, impuissant à entendre la Voix intérieure et les ordres qu’Elle donne à sa conscience. D’où cette crise de l’esprit dont souffre si cruellement le monde d’aujourd’hui.

« Mais c’est une forme audacieuse de l’individualisme protestant que vous préconisez là », me diront les catholiques. « Vous transposez dans la conscience de l’individu une autorité spirituelle qui n’appartient qu’à Dieu ou à son représentant ici-bas, l’Eglise. Votre erreur en sapant l’autorité légitime ne peut nous mener qu’à l’anarchie morale et sociale ! »

Le reproche, qui ne nous atteint pas — nous le montrerons — est justifié au contraire à l’égard du protestantisme, et précisément parce que celui-ci se refuse à admettre que  l’essence suprême de l’homme est divine. Aussi, livrés aux incertitudes du raisonnement individuel, les protestants sont-ils divisés, impuissants à résoudre entre eux le problème de l’unité.

Quant à l’argument de l’autorité de l’Eglise que l’on nous accuse de méconnaître, que peut-il valoir ? S’il est permis de raisonner humainement sur l’Evangile — et pourquoi ne le serait-il pas? — nous serions tenté de dire : Le Christ a fondé une société qu’il a voulu universelle. Il a institué l’Eglise, société des âmes, union des hommes de bonne volonté qui acceptent son enseignement de vérité, comportant des préceptes de morale et aussi quelques rares notions de métaphysique qu’il s’est refusé d’expliciter autrement d’ailleurs que sous le voile des paraboles, ou d’un langage symbolique. C’est une vérité d’évidence, semble-t-il, que, dans son intention, c’est l’institution qui fut créée pour les hommes et non les hommes pour l’institution, hypothèse absurde. La primauté appartient donc à l’homme, aux hommes pour lesquels l’Eglise fut établie. N’a-t-on pas dès lors trahi les intentions du Maître, dénaturé le sens même de l’institution, en donnant cette primauté à l’Eglise, en quelque sorte divinisée, et en prétendant soumettre à son autorité despotique et à son enseignement, démesurément majoré par les docteurs, l’homme lui-même et sa conscience? L’Eglise qui devait aider, encadrer, fortifier, les fidèles — et, à ce titre, la légitimité de son autorité, comme celle de l’Etat, doit être reconnue — a été transformée en un instrument de domination, un moyen d’opprimer dans leur for intérieur les consciences et les âmes. Le Christ n’a certes jamais voulu cela ! Nous y reviendrons.

J’ai dit que le reproche des catholiques ne pouvait nous atteindre. N’est-il pas paradoxal en effet d’incriminer comme doctrine de désordre et d’anarchie un enseignement qui affirme l’immanence en chaque conscience humaine d’un Principe divin auquel il doit se référer ?

Mais, objectent encore les catholiques, l’individu peut se tromper dans le recours à ce Maître intérieur. Il peut être victime d’une illusion, être inconsciemment le jouet de forces obscures ou mauvaises, prendre pour le Maître de lumière celui de la perdition ! Au surplus, comment une base individualiste de jugement n’engendrerait-elle pas l’anarchie des esprits et le désordre social?

L’objection serait valable si chaque « moi » individuel demeurait libre d’agir à sa guise, suivant ses fantaisies et ses passions. Mais le Principe divin en nous n’a rien de commun avec cet individualisme anarchique et capricieux de notre moi égoïste. Bien au contraire, il s’agit ici d’un individualisme d’ordre transcendantal qui, loin de relever d’une doctrine anarchique, loin de menacer l’ordre social, l’intègre au contraire et le réalise. Quand en effet l’individu découvre sa vraie nature, quand, purifié de cœur et d’esprit, et dépassant un rationalisme incertain, il perçoit intuitivement le Rayon divin en lui, alors, percevant également que tous les Rayons composent le même Soleil divin, il résoud, par le fait, le double problème de l’Unité et de la Solidarité de tous, ayant retrouvé en lui-même l’Unique Source légitime de toute autorité.

Les Catholiques soutiennent néanmoins que pareil enseignement compromet l’ordre social, l’ordre chrétien. Mais quel est cet ordre qu’ils entendent sauvegarder ou restaurer dans le monde ? Un ordre bien plus extérieur qu’intérieur, l’ordre tel qu’on le concevait au Moyen-Age, c’est-à-dire un ordre figé, basé sur la double autorité du pouvoir religieux et civil, personnifié jadis par le Pape et l’Empereur — ces deux moitiés de Dieu, disait Dante — imposant leur contrainte respective, d’une part aux consciences dans le domaine intérieur, de l’autre, à la conduite, dans le domaine extérieur ou temporel.

Nous pensons au contraire qu’un tel ordre n’est jamais que relatif et précaire. Nous estimons qu’un véritable ordre social, un ordre humain dans le sens le plus élevé du mot, n’est pas celui qui est imposé du dehors par une autorité extérieure, religieuse ou laïque, ni même par les Ecritures ou les traditions, si vénérables soient-elles. Et ceci pour la raison bien simple que les lois contraignantes, les règlements, les codes de morale civile ou religieuse, sont les fruits de l’évolution sociale des peuples, appropriés aux différents degrés de cette évolution. Même s’ils sont inspirés d’en Haut, ils ne peuvent créer un ordre immuable et éternel, valable pour tous les temps et tous les peuples, mais seulement un ordre conventionnel, adapté à un temps et à un lieu déterminés. Un tel ordre est utile certes, nécessaire même, en ce sens qu’il représente à une époque ou pour un peuple donné une moyenne d’évolution, fixant des règles publiques qui empêchent les masses de retomber au-dessous de cette moyenne et de rétrograder. Néanmoins — il faut y insister — du moment qu’un ordre social est imposé et sanctionné du dehors par la contrainte physique ou morale d’une autorité extérieure, son caractère ne peut être que conventionnel, c’est-à-dire superficiel et précaire, car la contrainte ne crée rien de durable et ne lie pas intérieurement les consciences qu’elle assujettit par la crainte. Tout comme celle du gendarme, la crainte du Seigneur n’est que le commencement de la sagesse, nous dit la Bible. Dès lors, un ordre social qui n’est basé que sur la crainte — crainte de sanctions en ce monde ou dans l’autre, crainte relativement utile pour protéger contre elles-mêmes des âmes jeunes et faibles — qu’un tel ordre, disons-nous, ne peut en fait aboutir qu’à une morale grégaire, une morale de troupeaux ou d’esclaves. Or, une morale grégaire est indigne de l’homme qui a pris conscience de lui-même, de sa vraie nature. — Mais sur quoi repose alors le véritable ordre social, demandera-t-on ? — Sur la nécessité intérieure qu’impose à chaque individu sa propre conscience [3]. Evidemment, notre présente humanité, qui n’a guère dépassé encore le stade semi-humain et semi-animal, demeure fort éloignée de pouvoir réaliser un idéal aussi élevé. Celui-ci n’en doit pas moins lui être proposé comme une vérité supérieure à laquelle il lui faut tendre. Chacun doit donc se proposer tout d’abord de réaliser l’ordre en soi-même par une purification de ses pensées, de ses sentiments, et, petit à petit, l’ordre social progressera parallèlement, n’étant que l’extériorisation de cet ordre intérieur instauré dans les intelligences et dans les cœurs.

Toutefois, je le répète, pour qu’un tel progrès soit possible, il est indispensable de rétablir la vraie notion du divin en l’homme. En dépit des textes évangéliques qui nous disent que le royaume des cieux est au-dedans de nous et que chacun pour trouver Dieu doit rentrer en soi-même, les Chrétiens se refusent à reconnaître Dieu comme le Principe substantiel de l’âme. C’est seulement par sa grâce surnaturelle que Dieu est présent dans l’âme du fidèle, nous dit la théologie catholique. Et Chesterton, l’écrivain anglais converti au catholicisme, soulignait à ce propos que « le christianisme s’est répandu sur le monde pour affirmer avec violence que l’homme devait non seulement regarder en lui-même, mais au-dessus de lui [4]… » Au-dessus de son « moi » évidemment, car on ne comprend que trop, je le répète, la répugnance des catholiques à admettre que rien de divin puisse se découvrir dans le cadre étroit et misérable de notre personnalité éphémère. Voilà pourquoi, nous l’avons dit, les religions ont imaginé leur Dieu comme un Etre extérieur, relégué dans un Ciel, fort éloigné de notre plan d’existence, et dont le seul truchement pour nous est l’Église, intermédiaire indispensable de sa Grâce.

C’est là pourtant, pour tout homme qui réfléchit sans se contenter de croire aveuglément, une conception tout à fait simpliste et enfantine, qui relève de la superstition et de l’ignorance. C’est pure illusion en effet que de chercher Dieu hors du monde, hors de la Vie universelle, hors de soi-même car Dieu c’est tout cela sous le voile de Mayâ. C’est donc au cœur secret de toute chose, au tréfond caché de notre propre nature que le divin, l’Etre pur réside. Et comme, je le répète, ce ne peut être à l’intérieur des limites restreintes de notre « moi » qu’Il peut être découvert, c’est au delà de ces limites, derrière le masque grimaçant de ce moi, à l’arrière-plan de notre conscience, qu’il importe de Le chercher et de Le trouver. A vrai dire, pour l’homme libéré, qui a dépassé le monde des dualités, « que ne trouble plus le jeu des opposés » (Patanjali), aucun des deux termes de l’alternative divisant l’Unité n’est vrai, au sens propre des mots, car comme il est dit dans les poèmes de Kabir :

Si je dis qu’Il est en moi, l’Univers a honte de mes paroles,

Si je dis qu’Il est en dehors de moi, je mens;

Des mondes intérieurs et extérieurs Il fait une invisible Unité.

Néanmoins, la seule voie d’accès qui nous soit donnée pour Le découvrir, c’est de rentrer en nous-même et de découvrir sa Nature derrière les fallacieuses apparences du moi. Tel était le sens du « Gnôti Seauton », Connais-toi toi-même, inscrit au fronton du temple de Delphes. Telle est la vraie grandeur de l’homme opposée à sa petitesse. La doctrine ne présente donc rien de neuf. L’érudition nous apprend que dans les antiques Mystères de l’Egypte et de la Grèce, l’initiation dernière et suprême consistait, pour l’initié à devenir lui-même le Dieu du Mystère. Conclusion parfaitement logique pour celui qui réalise finalement en lui-même le problème de l’Unité. Tel était également l’enseignement essentiel millénaire de l’Inde : Atman est Brahman : Tu es Cela, « Tat twam asi».

On conçoit mieux maintenant ce qui nous sépare du traditionalisme littéral catholique. Pour celui-ci, le Divin ne s’est uni à l’humain que dans la seule personne historique de Jésus-Christ. Le Christ est dès lors proposé aux hommes comme étant l’unique modèle à suivre. Pour la tradition ésotérique universelle au contraire, pas de modèle extérieur à suivre. La Vie divine étant immanente en chacun, comme tréfonds secret de cette « aura » invisible, que la religion nomme l’âme, sans en connaître la vraie nature, chacun a dès lors comme devoir, non de se conformer à un modèle étranger à lui-même si divin, si parfait que paraisse ce modèle — tels un Christ ou un Bouddha — mais de réaliser, dans son originalité unique son propre modèle intérieur de perfection divine. Jésus n’a pas dit : « Soyez parfait comme je suis parfait » — il aurait pu le dire — mais « comme votre Père céleste est parfait » !

Et de même, le bonheur social, qui est le bonheur de tous, ne peut dépendre de cette conformité à quelque modèle extérieur uniforme, imposé à tous, mais de cette réalisation individuelle infiniment variée, par laquelle chacun atteignant finalement sa propre « stature divine » (Saint Paul), la perfection globale de l’humanité se traduira par une splendide harmonie collective. On ne peut que pressentir cette possibilité glorieuse. Aujourd’hui, hélas, nous voyons les sociétés humaines nous donner le navrant spectacle d’un orchestre cacophonique où chaque musicien, isolé ou en groupe, s’exerce à jouer sa partie séparée, sans aucun souci des fausses notes, ni de l’effet d’ensemble. Mais dans les concerts de l’avenir, dans les accords futurs de la symphonie merveilleuse que nous donnera une humanité réconciliée avec elle-même et parfaitement harmonisée parce qu’elle aura pris conscience de son Unité, chacun, conservant sa caractéristique fondamentale, fera entendre sa propre note originale, et, jouant à l’unisson des autres, rendra ainsi plus harmonieuse et plus splendide, la richesse symphonique de l’ensemble. On comprend, dans ces conditions, comment la vie même de chacun doit devenir une création continue, une réelle œuvre d’art, non pas une copie servile, fût-ce, je le répète, du plus divin des modèles, mais au contraire une œuvre personnelle, originale, unique, qu’il doit mener à sa divine perfection.

« Mais cette vision de l’avenir humain, si belle soit-elle, ne cadre pas avec l’enseignement catholique », m’est-il opposé. « De votre idée erronée de Dieu, découlent nécessairement vos erreurs sur l’avenir de l’homme, tant au point de vue social qu’individuel. Pour juger de cet avenir, il faut en revenir, avant tout, à la foi en Dieu tel qu’Il est défini par la tradition catholique ! »

Il est étrange que ce soit cette question : « Croyez-vous en Dieu? », question adressée à chacun avec suspicion et méfiance, qui serve de base à la plupart des hommes pour juger de la valeur morale et spirituelle de leur prochain et prononcer, pour ou contre lui, le plus irrévocable des jugements. Croyants et athées se renvoient en effet leur condamnation et leur mépris réciproques, selon que la réponse à la question est négative ou affirmative.

Pourtant la question elle-même ne signifie absolument rien, étant donné que questionneur et questionné ne connaissent ce dont ils parlent ni n’attribuent le même sens au mot Dieu, ni a fortiori à la Réalité que ce mot prétend signifier. Cette Réalité étant indéfinissable, impensable — tous les grands mystiques nous l’ont déclaré — on voit la contradiction et l’équivoque qu’a créées le mot qui entendait la définir ou l’exprimer. Les théologiens, bien qu’ils s’en défendent, prétendent définir Dieu par des attributs, des qualités, et nous lier obligatoirement à leurs définitions. Pour les athées, les matérialistes, la question est simplifiée : Dieu, c’est le Néant. Krishnamurti, pour des raisons bien évidentes, n’a employé que bien rarement le mot Dieu. Certains psychanalystes modernes, tel C. G. Jung, considèrent l’idée de Dieu — sinon la Réalité même — comme un de ces archétypes fondamentaux qui, depuis les débuts de l’humanité, exercent une action dynamique puissante sur l’inconscient collectif. Pour ce qui me concerne, malgré l’abus qu’on en a fait, malgré l’équivoque et l’incertitude qu’il crée, j’ai toujours été tenté d’attacher au mot lui-même, au mystère qu’il représente, la plus grande importance : car le mot me semble chargé, par des âges de dévotion et de foi ardentes, d’un magnétisme puissant, puissant et secourable à la détresse humaine. Et le vide que laisse dans le monde l’absence ou la négation de Dieu notre désarroi actuel dans les épreuves mondiales le prouve assez ce vide, dis-je, me paraît insuffisamment comblé par des expressions abstraites, telles que la Réalité suprême, ou autre analogue, pour désigner ce qui est non une abstraction de l’esprit, mais la Réalité concrète la plus élevée. Il est vrai que Krishnamurti emploie également d’autres termes, tels que « Truth », « Life », la Vérité, la Vie, pour désigner cette mystérieuse Réalité, et que beaucoup de matérialistes ou de positivistes se servent également aujourd’hui de l’expression « la Vie », « la Vie universelle », pour désigner la plus haute manifestation de l’existence universelle, perceptible à nos sens, à notre conscience. Ils la distinguent d’ailleurs de la matière inorganique qu’ils considèrent comme entièrement privée de vie. Mais ces derniers tenants d’un matérialisme désuet paraissent désavoués aujourd’hui par la science elle-même, laquelle abat chaque jour davantage une barrière considérée jadis comme infranchissable. « La Science », écrit Jean Dubost [5], n’a jamais pu découvrir des caractéristiques de la matière vivante qui ne se retrouvent à un degré élémentaire, bien entendu, dans les corps dits inorganiques. N’est-on pas fondé à considérer le magnétisme des corps magnétiques et l’affinité des éléments chimiques, comme une espèce de vie embryonnaire, dont le mouvement, en apparence spontané, constitue l’essentiel? Les cristaux ne possèdent-ils pas des caractéristiques telles qu’on a pu parler sans outrance, de la vie des cristaux ? Ne savons-nous pas, depuis les expériences de Stéphanes Leduc, que les cristaux naissent, se nourrissent et se reproduisent ? Il n’est pas jusqu’à la tendance des cristaux à se développer en végétations arborescentes qui ne témoigne d’une sorte de vie particulière, où on est en droit de voir une forme inférieure de la vie proprement dite ».

Et le savant indou Bose ne nous a-t-il pas montré aussi, à l’aide d’un instrument ultra-sensible de son invention, que minéraux, végétaux, animaux et humains réagissaient pareillement, sur une échelle graduée, à la fatigue, à l’empoisonnement, présentant les mêmes symptômes de sensibilité à l’action anesthésique ou hypnotique exercée sur eux ?

Il semble évident toutefois que cette expression « la Vie universelle » ne convient guère pouf exprimer ou définir cette unité primitive, homogène, de la Vie, car la Vie nous ne la connaissons que sous des modes multiples, différenciés, éphémères, et nullement sous un aspect unitaire et éternel. La Vie universelle n’apparaît donc à notre expérience, à notre connaissance, que comme innombrable en ses formes, toujours limitée et passagère en ses manifestations successives dans le temps. Son essence unique et divine nous échappe. La vision de la Vie, à la fois une et multiple, dont nous entretient Krishnamurti, transcende donc l’idée de la Vie universelle, telle que la conçoivent les matérialistes [6], comme elle s’oppose aussi aux conceptions que les théologiens nous présentent de Dieu et de la Vie divine qu’ils distinguent essentiellement de la Vie cosmique. Pour les théologiens, nous l’avons dit, la Vie divine est surnaturelle, transcendante au monde créé. Ils nous présentent la Divinité, en effet, comme un Dieu personnel, souverainement bon et tout-puissant, créateur de l’univers, mais étranger par nature à sa création et doué néanmoins de toutes nos qualités ou attributs, portés à la suprême puissance. Sans doute importe-t-il de faire ici une distinction entre ces spéculations de la haute théologie et la conception populaire de la Divinité, telle que la formulent et l’enseignent le catéchisme et le langage populaire des orateurs de la chaire.

Il est certain que l’on a créé entre les deux une équivoque que l’on maintient. Si d’ailleurs nous interrogeons des catholiques instruits, nous constatons qu’il existe chez eux autant de notions différentes de Dieu que d’individus interrogés. Tous s’inclinent dévotement et craintivement devant l’enseignement de l’Église sur le Mystère divin, mais si nous les interrogeons sur cet enseignement, nous constatons, pour autant qu’ils osent nous répondre, que leur compréhension varie étrangement de l’un à l’autre. Chez tous néanmoins, la conception de Dieu demeure curieusement puérile. C’est toujours le Dieu anthropomorphe de la Bible et du catéchisme, qui s’irrite des péchés des hommes, punit ou récompense éternellement nos fautes passagères, exige impérieusement de ses fidèles les hommages et le culte ; en un mot, un Dieu qu’il faut se rendre propice par l’adoration et les prières, et dont il importe avant tout de redouter la colère et la vengeance. Et, avec tout cela, il faut l’aimer par-dessus toute chose !

Sans doute, le Dieu des théologiens est-il sensiblement différent de celui-là et on peut déplorer, chez les catholiques, en dépit de l’excellence des intentions, cet écart que l’on maintient entre la notion de Dieu telle qu’elle est admise par des théologiens avertis et celle qui est présentée au public par les prédicateurs. Comment ne pas taxer d’hypocrisie, en effet, cet enseignement populaire, ce mensonge, que l’on propose pour assujettir les fidèles à la crainte et au tremblement, sous le prétexte spécieux qu’un enseignement plus élevé n’est pas accessible à l’intelligence des masses ? Ceci ne frise-t-il pas de bien près cette exploitation des consciences que l’on a tant reprochée aux clergés, ceux-ci agissant comme si la fin justifiait les moyens et que le mensonge dût être ici imposé pour le salut des hommes ! Paradoxe, tromperies, enfantillages !

Mais cet enseignement supérieur, lui-même, de la théologie, quel est-il? Sans doute les docteurs chrétiens ont-ils varié au cours des âges, selon qu’ils greffèrent l’enseignement de l’Évangile sur celui de Platon ou d’Aristote. Il semble qu’aujourd’hui toutefois, la doctrine catholique ait trouvé son expression la plus parfaite, la plus définitive, dans la philosophie thomiste, inspirée d’Aristote, et remise en honneur par le Pape Léon XIII et le Cardinal Mercier.

Dans une petite brochure suggestive [7], le P. Sertillanges, éminent théologien et académicien, s’est efforcé de mettre à notre portée cette doctrine de saint Thomas, relative aux attributs divins. Il débute en nous disant que, selon saint Thomas, on ne peut rien dire de Dieu qui ne soit, à proprement parler, faux ou inexact. Il semblerait donc que la règle d’or dût être ici le silence ! Et bien, non ! On peut, on doit, en dépit de l’impropriété des mots et des concepts, reconnaître en Dieu des attributs, des qualités au sens humain de ces mots : mais, pour éviter tout anthropomorphisme, il faut les Lui appliquer « d’une manière analogique, suréminente et transcendante » : c’est ce qu’on exprime en disant que Dieu est infiniment bon, tout-puissant, aimable, etc. Mais alors, de deux choses l’une : ou bien ces mots appliqués à Dieu de cette façon ne veulent plus rien dire du tout, et alors nous tombons dans l’agnosticisme ; ou bien, ils conservent une signification humaine, intelligible, et comment éviter alors l’anthropomorphisme? De sorte que dans cette brochure destinée à combattre ces deux écueils, le bon Père, d’une part, fait de l’anthropomorphisme tout le temps, bien qu’il s’en défende, du fait même qu’il emploie des mots et des concepts humains et qui n’ont de sens que pour l’homme et, d’autre part, il termine sa brochure en appliquant à Dieu le mot de Socrate : « Ce que je sais, c’est que je ne sais rien », ce qui confirme également l’agnosticisme qu’il prétendait combattre.

Au surplus, qu’il s’agisse du Dieu des théologiens ou de celui de l’humble fidèle, le problème moral apparaît ici comme demeurant sans solution. Comment le mal peut-il être expliqué ou justifié dans le monde, si le Créateur, étranger au monde, est un Etre personnel à la fois infiniment bon et tout-puissant ? Et, sans parler des cruautés de la nature créée, comment cet Etre infiniment bon a-t-il pu créer des hommes que, dans sa prescience infinie, il savait condamnés à la damnation éternelle ? Il le savait, et les a créés quand même ! ! Un tel Dieu serait « un démon pervers et cruel », selon l’expression de l’un de nos Maîtres [8].

Si donc les clartés de la théologie nous paraissent bien obscures, celles des philosophes sur le sujet ne sont pas plus éclairantes. Lisons-en le tableau amusant que nous en a laissé Voltaire dont la verve a beau jeu, ici, de s’exercer :

Lorsque le seul puissant, le seul grand, le seul sage,

De ce monde en six jours eut achevé l’ouvrage

Et qu’il eût arrangé tous les célestes corps,

De la vaste machine il cacha les ressorts.

Et mit sur la nature un voile impénétrable.

J’ai lu chez un rabbin que cet Etre ineffable

Un jour devant son trône assembla nos docteurs,

Fiers enfants du sophisme, éternels disputeurs,

Le bon Thomas d’Aquin, Scot et Bonaventure,

Et jusqu’au Provençal, élève d’Epicure [9]

Et ce maître René [10], qu’on oublie aujourd’hui,

Grand fou persécuté par de plus fous que lui,

Et tous ces beaux esprits dont le savant caprice

D’un monde imaginaire a bâti l’édifice.

« Ça, mes amis », dit Dieu, « devinez mon secret :

Dites-moi qui je suis, et comme je suis fait;

Et, dans un supplément, dites-moi qui vous êtes;

Quelle force en tous sens fait courir les comètes.

Et pourquoi, dans ce globe, un destin trop fatal

Pour une once de bien mit des quintaux de mal.

Je sais que grâce aux soins des plus nobles génies,

Des prix sont proposés par les Académies.

J’en donnerai. Quiconque approchera du but

Aura beaucoup d’argent, et fera son salut. »

Il dit. — Thomas se lève, à l’auguste parole,

Thomas, le jacobin, l’ange de notre école,

Qui de cent arguments se tira toujours bien,

Et répondit à tout, sans se douter de rien.

« Vous êtes », lui dit-il, « l’existence et l’essence,

Simple avec attributs, acte pur et substance,

Dans les temps, hors des temps, fin, principe et milieu,

Toujours présent partout, sans être en aucun lieu. »

L’Éternel, à ces mots qu’un bachelier admire,

Dit : « Courage, Thomas », et se mit à sourire.

Descartes prit sa place, avec quelque fracas,

Cherchant un tourbillon qu’il ne rencontrait pas;

Et le front, tout poudreux de matière subtile,

N’ayant jamais rien lu, pas même l’Evangile,

« Seigneur », dit-il à Dieu, « ce bonhomme Thomas

Du rêveur Aristote a trop suivi les pas.

Voici mon argument qui me semble invincible :

Pour être, c’est assez que vous soyez possible.

Quant à votre univers, il est fort imposant ;

Mais, quand il vous plaira, j’en ferai tout autant;

Et je puis vous former d’un morceau de matière,

Eléments, animaux, tourbillons et lumière. »

Dieu sourit de pitié pour la seconde fois.

L’incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne

Ne pouvait du Breton souffrir l’audace insigne,

Et proposait à Dieu ses atomes crochus,

Quoique passés de mode et dès longtemps déchus.

Alors un petit juif, au nez long, au teint blême [11],

Pauvre mais satisfait, pensif et retiré,

Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,

Caché sous le manteau de Descartes, son maître,

Marchant à pas comptés, s’approche du grand Etre :

« Pardonnez-moi », dit-il, en lui parlant tout bas,

« Mais je pense, entre nous, que vous n’existez pas.

Je crois l’avoir prouvé par mes mathématiques,

J’ai de plats écoliers et de mauvais critiques.

Jugez-nous… » A ces mots, tout le globe trembla

Et d’horreur et d’effroi saint Thomas recula :

Mais Dieu, clément et bon, plaignant cet infidèle,

Ordonna seulement qu’on purgeât sa cervelle.

Ne pouvant désormais composer pour le prix,

Il partit, escorté de quelques beaux esprits.

Nos docteurs qui voyaient avec quelle indulgence

Dieu daignait compatir à tant d’extravagance,

Etalèrent bientôt cent belles visions

De leur esprit pointu nobles inventions.

…             …             …      …       …

Dieu ne se fâcha pas, c’est le meilleur des pères,

Et sans nous engourdir par des lois trop austères,

Il veut que ses enfants, ces petits libertins,

S’amusent, en jouant, de l’œuvre de ses mains.

Il renvoya le prix à la prochaine année.

Pour avoir infiniment d’esprit, Voltaire n’en est pas moins souvent injuste. Quoiqu’il en soit, lui-même demeure un déiste convaincu. Il croit au Dieu personnel, créateur et souverain juge, de la tradition chrétienne. Mais il se gausse de ceux qui prétendent qualifier ou définir ce Dieu. Il écrit « Ce n’est pas à nous à donner à Dieu les attributs humains, ce n’est pas à nous à faire Dieu à notre image. Justice humaine, bonté humaine, sagesse humaine, rien de tout cela ne peut lui convenir. On a beau étendre à l’infini ces qualités, ce ne seront jamais que des qualités humaines, dont nous reculons les bornes ; c’est comme si nous donnions à Dieu la solidité infinie, le mouvement infini, la rondeur, la divisibilité infinie. Ces attributs ne peuvent être les siens. La philosophie nous apprend que cet univers doit avoir été arrangé par un Etre incompréhensible éternel, existant par sa nature ; mais, encore une fois, la philosophie ne nous apprend pas les attributs de cette nature: Nous savons ce qu’il n’est pas, et non ce qu’il est. » Si aucun attribut ne peut en effet convenir à l’Absolu, au Non-Manifesté, tous au contraire peuvent convenir à un Univers, en tant que personnification de cet Absolu, c’est-à-dire à un Dieu en devenir, en formation d’une Conscience universelle. Pour nous, c’est toujours le problème moral qui nous empêche d’adhérer au Dieu traditionnel de la théologie. D’après cet enseignement, Dieu nous envoie fléaux et cataclysmes pour punir les hommes de leurs péchés. Pour nous, adeptes de la sagesse antique, nous croyons que les maux sont, soit l’effet de la nature inconsciente, soit l’effet naturel des erreurs imputables à l’ignorance ou à la perversité humaine. Toute activité divine consciente y demeure étrangère. Le bien et le mal engendrent, à échéances proches ou lointaines, des conséquences heureuses ou malheureuses par le jeu automatique de la loi naturelle. Le monde physique et le monde moral ne sont pas, en effet, deux mondes différents, mais un seul monde dont les forces et leurs réactions sont interdépendantes.

Tel est l’enseignement mystérieux mais unanime de la Sagesse. La Justice divine n’est donc pas un mythe. Elle est assurée par ce mécanisme naturel inconscient que l’Inde nomme « Karma », les anciens Grecs et Romains « Moira » et « Fatum », le destin, les Musulmans « Kismet », etc. ; loi rigoureuse de cause à effet sanctionnant automatiquement toute transgression à l’ordre universel, toute rupture d’équilibre. Il en résulte donc que des correspondances secrètes existent entre les agissements passés ou présents des individus ou des collectivités humaines et les événements qui leur surviennent. « L’homme », nous dit saint Paul — et par l’homme, il entend aussi bien l’humanité entière — « récolte ce qu’il a semé ». Une interdépendance relie donc les événements à notre propre comportement, que nous le sachions ou que nous l’ignorions. Sans doute, il serait absurde et naïf de croire que tremblements de terre, tornades dévastatrices ou inondations désastreuses, sont déchaînés comme punitions sur l’humanité pécheresse par un Dieu irrité et vengeur : mais il serait tout aussi audacieux d’affirmer qu’ils sont sans rapports avec le comportement collectif de l’humanité. Nos pensées, nos sentiments, nos actes, comme aussi nos prières et nos supplications à Dieu, sont autant de forces subtiles mais réelles émises dans l’invisible. Elles tendent toutes à se réaliser avec une puissance proportionnelle à leur intensité psychique. Sur leur plan respectif, nos pensées et nos actes nous suivent donc comme autant de causes, bonnes ou mauvaises, produisant inéluctablement, pour les individus et les collectivités, leurs effets appropriés et leurs répercussions extérieures car tout se tient ! Et c’est par là que saint Paul nous dit que l’on ne se moque pas de la justice de Dieu.

Les théologiens contesteront l’orthoxie de ces vues. « Nous nous trouvons, nous disent-ils, en face d’un problème qui dépasse notre raison. Il nous faut donc humilier celle-ci et nous en rapporter à l’enseignement prudent de l’Église en la matière. Une attitude de rebelle ne pourrait être que « péché d’orgueil ».

Pour nous, il nous semble que préjuger ainsi l’orgueil chez ceux qui, tout en demeurant humbles d’esprit, recherchent la vérité, est, non seulement un manquement à la charité chrétienne — l’Evangile dit : « Ne jugez pas » — c’est commettre une erreur psychologique. C’est confondre en effet l’humilité du cœur — une vertu — avec la servilité de la pensée, qui est indigne de l’homme. Subordonner la pensée à une foi aveugle, c’est la paralyser, l’annihiler. La faiblesse de notre raison personnelle ne justifie pas son abdication devant l’enseignement de l’Eglise. S’il nous faut demeurer toujours conscient de la faillibilité de notre raison personnelle, il ne nous appartient pas de décréter d’impuissance et de faillite la raison humaine, ce flambeau qui, en tout domaine doit nous éclairer et nous guider dans la vie. Il est une Raison divine, dont la nôtre est un reflet, et qu’il nous faut nous efforcer d’atteindre.

Humbles de cœur et d’esprit, nous continuerons donc à rechercher librement la vérité, quoique avec révérence et crainte de nous tromper. C’est le privilège et la dignité même de l’être humain de pouvoir revendiquer, sans qu’il puisse lui être imputé à crime, le droit d’exercer sans crainte, en tout domaine, à ses risques et périls d’erreur, l’autonomie de sa raison et la liberté de sa pensée.

Certes les risques d’erreurs subsistent. Nous pouvons avoir à en souffrir. Les conséquences en peuvent être dures et pénibles pour nous, car l’automatisme des lois de la nature est, je le répète, sans pitié. Mais l’erreur de bonne foi n’est pas un crime. Et quel démon pervers imaginerait d’en frapper la  victime de la damnation éternelle?

« Mais que devient en tout ceci l’autorité de l’Eglise », s’écrieront les catholiques, « et quelle présomption ridicule chez un individu de prétendre opposer sa petite raison personnelle à l’enseignement traditionnel et deux fois millénaire de l’Eglise? »

Il ne s’agit nullement, répondrons-nous, de préférer, ni a fortiori d’opposer, une conviction personnelle à une tradition millénaire. Il s’agit, quant à nous, d’opposer à cette tradition aveugle de la lettre, une autre tradition, tout aussi vénérable, sinon beaucoup plus ancienne, la tradition de l’esprit, que nous révèlent conjointement la sagesse dite païenne et la sagesse chrétienne des premiers âges.

« Mais seule est légitime la tradition affirmée par l’autorité de l’Eglise », insiste-t-on. « Et celle-ci repose sur des, textes formels qui l’établissent. Récusez-vous donc les Évangiles ? » — Nul ne peut contester que les Evangiles ne représentent un document admirable, tant par sa signification spirituelle que par sa portée morale : mais c’est un fait que, du point de vue historique et exégétique, ils restent, et resteront toujours, livrés aux disputes des savants, à la dent meurtrière de la critique, laquelle demeure en son rôle également en mettant en question l’authenticité et l’intégrité des textes. En fait, le sens véritable des Ecritures dépasse le plan de l’Histoire et de l’exégèse. Comme tous les écrits sacrés de l’Orient, ils recouvrent, par delà la lettre, un sens symbolique et transcendant, que reconnaissaient, nous le verrons, les Pères Grecs des deux premiers siècles de notre ère. Dès lors, le sens historique lui-même devient l’accessoire, d’importance secondaire, du moins quant à son exactitude rigoureuse, car il n’est que le voile recouvrant une vérité plus haute. Sous l’affabulation historique donc, le récit nous expose allégoriquement l’éternel drame humain, l’homme qui doit mourir à soi-même, avant de pouvoir ressusciter comme un Christ triomphant, victorieux de la mort. Non pas certes, je le répète, qu’une réalité historique ne demeure également sous-jacente à la biographie évangélique. Jésus demeure pour nous le prototype historique de l’homme divin qui a consacré sa vie au salut de l’humanité et qui, tombé en martyr, fut victime de la méchanceté et de la perversité des hommes. Mais la stricte rigueur historique du récit est devenue aujourd’hui insoutenable, ou pour le moins incertaine, quant à de nombreux détails ou épisodes légendaires, se référant à des sources étrangères, et ce parait bien avoir été là l’erreur des hommes que d’avoir voulu fonder toute la structure de l’édifice chrétien sur cette stricte rigueur historique plutôt que sur la pure et réelle signification ésotérique à laquelle le récit servait de voile. Interprétant la « Bhagavâd Gîtâ », le grand philosophe indou qui vient de mourir, Shri Aurobindo, énonçait un commentaire, relatif à l’autorité des Ecritures sacrées de son pays, qui nous semble aussi bien applicable à la Bible et aux Evangiles : « Les Vedas et les Upanishads », écrivait-il, « sont déclarés non nécessaires à l’homme qui sait (B. G. II, 46, 52) , même ils sont pour lui un écueil : car la lettre de la Parole — peut-être en raison de textes contradictoires et de leurs interprétations multiples et divergentes — égare l’entendement, qui ne peut trouver certitude et concentration que dans la lumière intérieure ». Tel est bien aussi l’écueil de la lettre des Evangiles, éternellement en butte aux disputes, aux discussions, tandis que leur vrai sens brille de haut, radieux, inattaquable, éblouissant tous ceux dont l’entendement s’est ouvert à sa lumière.

Une autre conjoncture plus grave remonte à l’origine du christianisme et nous montre la déformation survenue de la Vérité primitive. Les Evangiles relatent le drame historique du Calvaire et la mort de Jésus sur la croix. Sur ce drame initial, la religion chrétienne a érigé son dogme central de la rédemption de l’humanité par le sang du Christ. Nous disons, avec la tradition ésotérique, que ce dogme, ainsi défini, fut érigé dans l’équivoque et la confusion, car si son sacrifice, volontaire de la part du Christ, fut pour le salut de l’humanité, le crime qui fut, pour lors, commis par les hommes — le meurtre du messager divin — fut au contraire pour son malheur — et cela par le jeu automatique de cette loi de la Nature dont nous avons parlé. Chose étrange : un philosophe chinois, Mo-Tseu, contemporain de Platon, a écrit ces lignes significatives, comme s’il entrevoyait prophétiquement le grand sacrifice à venir : « Tuer un homme pour sauver le monde, ce n’est pas agir pour le bien du monde ; s’immoler soi-même pour le bien du monde, voilà qui est bien agir » [12]. Ceci est la Vérité même. En tant que Jésus s’est sacrifié et livré à la méchanceté des hommes, son sacrifice fut bénéfique pour toute l’humanité : mais le crime des hommes engendra au cours de l’Histoire — car le sang attire le sang — le « Karma » sanglant de la Chrétienté, les persécutions, les bûchers de l’inquisition, les massacres d’hérétiques, les guerres de religion, etc.

Tel qu’il fut donc érigé, le dogme chrétien constitue à la fois une superstition et une immoralité : une superstition d’abord, en s’inspirant de cette croyance barbare partagée par presque tous les peuples anciens, y compris le peuple juif, de la valeur propitiatoire et agréable à Dieu du sang versé en sacrifice ; une immoralité ensuite, car il substitue aux coupables une victime innocente, et considère cette substitution comme voulue par Dieu Lui-même. Or, en dehors de l’idée d’un « Karma » collectif, dont on prend volontairement sa part, et plus que sa part, pour alléger celle des autres, la moralité d’une telle doctrine de substitution serait inadmissible : car comment Dieu se prêterait-il à une injustice?

Quoiqu’il en soit, les théologiens ont basé sur l’authenticité supposée et l’interprétation douteuse d’un texte évangélique l’autorité absolue de l’Eglise et sa prévalence sur la conscience même de ses fidèles. Et comme si cela ne suffisait pas, ils ont conféré à cette autorité, rendue despotique, le privilège de l’infaillibilité doctrinale : celle-ci prouvée, nous disent-ils, par les faits, c’est-à-dire par l’immutabilité de l’enseignement à travers les deux mille ans de son Histoire.

Néanmoins, comme il semble difficile de faire admettre que des hommes toujours faillibles puissent constituer une Eglise infaillible, on suppose un miracle permanent, pour l’expliquer, l’inspiration du Saint-Esprit prévenant toute erreur. Bref, tant par la présence du Christ dans l’Eglise que par l’assistance constante du Saint-Esprit, le magistère de l’Eglise en est arrivé à une véritable déification de l’institution, de sorte que, ainsi que nous l’avons dit précédemment, cette institution que Jésus avait voulu fonder pour être mise au service de l’homme et de son salut, a subi telle transformation que c’est, à l’inverse, l’homme qui, pour son salut, a révérencieusement été mis au service de l’Eglise. La primauté a donc passé de l’homme à l’institution. Peut-on concevoir plus complet renversement des vraies intentions de son fondateur et qu’est-ce autre chose que cette divinisation de l’institution, sinon le crime même d’idôlatrie?

Quoiqu’il en soit, que devons-nous penser de l’infaillibilité de l’Eglise? Tout d’abord que cette doctrine a évolué au sein de l’Eglise. Jadis, et durant des siècles, l’infaillibilité doctrinale fut considérée comme l’apanage de l’Eglise toute entière, s’exprimant dans les décisions des conciles œcuméniques, présidés par le Pape. Elle n’était nullement un privilège exclusif du seul Pontife romain, parlant « ex cathedra », comme c’est le cas aujourd’hui [13]. Au Ve siècle de notre ère, saint Cyprien, évêque de Carthage, reconnaissait à l’évêque de Rome une « primauté d’honneur et de dignité », mais nullement une primauté de juridiction sur les autres évêques. Il se référait sans doute au précédent : Saint Paul s’opposant à l’autorité de Pierre, et se vantant, dans son épître, de lui avoir résisté « en face ». Les apôtres étaient ce qu’était, Pierre, proclame saint Cyprien revendiquant les droits des évêques, successeurs des apôtres. Nul n’ignore qu’avant d’être définie solennellement au Concile du Vatican, en 1870, cette infaillibilité du seul Pontife romain rencontra, à toutes les époques, de grands et savants contradicteurs.

« Mais justement, nous disent les Catholiques, en 1870, ces contradicteurs, ces opposants — et il y en eût d’illustres, tels Mgr Dupanloup et Mgr Darbois — s’inclinèrent devant les décisions du Concile. Ils reconnurent le dogme proclamé. »

A l’argument de foi, le logicien répondra : « Aucun homme n’étant infaillible, comment, à moins d’un miracle, l’institution ou la fonction jouirait-elle du privilège?

« Mais là est précisément le miracle, l’assistance du Saint-Esprit ! » insistent les catholiques.

Mais si cette assistance divine prévient toute erreur dans le domaine doctrinal, pourquoi alors ne se vérifie-t-elle pas aussi bien dans le domaine moral? demanderons-nous.

Nul en effet ne s’aviserait de soutenir l’infaillibilité morale des Papes, sans recevoir de cruels démentis de l’Histoire. Si donc c’est la fonction qui immunise le Pape contre toute erreur doctrinale, pourquoi cette immunisation est-elle limitée à ce domaine particulier ?

Parce que l’infaillibilité est indispensable à l’autorité de l’enseignement, nous dit-on. Affirmation gratuite : car, pas plus pour l’Eglise que pour l’Université, son crédit, son prestige, son autorité, ne sont mis en péril du fait que quelque erreur aurait pu se glisser dans l’enseignement de ses docteurs. Ces erreurs ne sont-elles pas le résultat inévitable du progrès des sciences qui force les professeurs à rectifier sans cesse l’enseignement? Et ne devrait-il pas en être de même de l’enseignement religieux, donné également par des hommes, sujets à l’incompréhension et à l’erreur ?

« Hérésie grossière », protestent avec véhémence les catholiques. « L’enseignement de l’Eglise repose sur la Révélation. Elle n’est donc sujette ni à évolution, ni à erreur ! » Nous aussi, nous admettons une Révélation primitive quoique conçue dans un sens ésotérique universel, et non dans le sens judéo-chrétien exclusif mais ce qu’il faudrait prouver précisément, c’est, que la doctrine officielle de l’Eglise est toujours demeurée rigoureusement conforme à cette Révélation primitive. Si la vérité n’est pas sujette à évolution, la compréhension de cette vérité, les traductions, les interprétations, qu’en font les docteurs, le sont incontestablement, car tout ce qui est humain évolue toujours. Il serait donc paradoxal, contraire aux faits, de prétendre que la foi catholique n’a pas évolué depuis les origines, non pas dans la formulation même qu’en a faite le divin Maître auquel elle se réfère — formulation dont les termes ou le sens exact pourront toujours être discutés — mais dans l’interprétation qui en a été faite, dans les déformations, les incompréhensions, les altérations, les accroissements aussi qui y furent apportés, mais encore et surtout, dirons-nous, en certains autres accroissements de la doctrine, légitimes ceux-ci, parce qu’ils furent dans le prolongement direct de l’esprit du Christ. Et n’est-ce pas précisément pour enrayer cette évolution légitime des conceptions s’élargissant vers un universalisme conforme à l’esprit de son Fondateur, que les Chefs de l’Eglise, sous l’influence dominatrice d’un clergé incompréhensif, voulurent, à partir du IIIe siècle, immobiliser l’enseignement en l’emprisonnant dans des formules rigides, littérales et définitives ? En quelques lignes concises, Étienne Vacherot nous montre comment l’Eglise primitive s’efforçait ainsi de se conformer aux intentions du Maître, en élargissant la doctrine vers cet universalisme de la pensée que l’Eglise des siècles suivants s’est efforcée au contraire de rétrécir par crainte de l’hérésie : « Pour saint Pierre, saint Paul et saint Jean », écrit-il, « le Christ est le Fils de Dieu, mais pour saint Pierre et l’Eglise de Jérusalem, le Christ est le type du peuple juif, le Fils de David ; pour saint Paul, le Christ est type de l’Humanité ; pour saint Jean, le Christ est le type de la Vie universelle, le Verbe de la Nature aussi bien que de l’Humanité. On voit ainsi la pensée chrétienne s’élever du Judaïsme à l’humanité, et de l’humanité au monde » [14].

Mais la crainte de l’hérésie ne tarda pas à mettre fin à cette tendance élargissante. Sans doute le développement de la gnose risquait-il, sous l’influence de l’esprit d’Orient, de substituer à l’idée juive de la création du monde la doctrine de l’émanation, et de dénaturer ainsi la croyance juive. Mais les hérésies subséquentes qui portaient sur la nature du Christ avaient principalement un caractère psychologique se rapportant, à propos du Christ, à la nature complexe de l’homme; mais l’Eglise se refusa à le reconnaître, parce qu’elle s’obstina à maintenir le débat sur un terrain théologique incontrôlable. Alfred Loizy [15] a lumineusement décrit tout le cheminement de la pensée hérétique : « Le Verbe est-il de Dieu et personnellement distinct du Père ; est-il Dieu absolument et s’il est le premier-né de la Création, comme l’a dit saint Paul, ne serait-il que la première des créatures? Arius dit oui, Athanase et le Concile de Nicée répondirent non. Le Verbe devait être consubstantiel au Père. Restait à définir son rapport avec l’humanité du Christ. Pouvait-on dire que Jésus était personnellement éternel et consubstantiel à Dieu ? Apollinaire crut trouver la solution de la difficulté en admettant que le Verbe avait tenu à l’égard de l’humanité et dans l’humanité de Jésus la place de l’âme spirituelle. L’Eglise le condamna : Jésus avait été homme parfait. Donc, conclut Nestorius, il était une personne humaine indissolublement unie par un lien moral à la personne divine du Verbe. Nestorius est condamné : il ne faut pas diviser le Christ qui est un. S’il est un, la nature humaine est incorporée à la Divinité, dit Eutychès, et l’unité de nature est impliquée dans l’unité de personne. Le Christ ne serait pas homme si la nature humaine ne subsistait en lui à côté de la nature divine, déclare le Concile de Chalcédoine. Le cinquième Concile œcuménique ajoute qu’elle est unie substantiellement au Verbe et subsistant dans le Verbe. Enfin l’on se demande si l’unité de personne n’entraîne pas l’unité de volonté : le sixième Concile maintient deux volontés et deux opérations pour faire droit aux deux nature ». Discussions vaines, oiseuses, insolubles, si elles se rapportent à la seule personne du Christ ; mais elles conservent un sens s’il s’agit de déterminer les rapports du divin et de l’humain en toute personne humaine, le divin demeurant caché au tréfonds de notre être, en retrait de notre moi conscient.

Le problème théologique du Christ, incontrôlable, est ainsi transféré sur le plan métaphysique et psychologique de l’homme, contrôlable en chacun de nous.

« Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il fondu? » Comment l’universalisme entrevu par le Christ a-t-il pu se muer en une Eglise sectaire ? On invoque des textes évangéliques, des paroles mêmes de Jésus, on les interprète de façon étroite, rigide, contestable, et cette interprétation, on prétend ensuite l’imposer à la conscience de l’homme, au point d’annihiler celle-ci, de la réduire tout au moins au silence !

Mais n’eût-on pas dû prouver au préalable que tous ces textes étaient intégralement authentiques, que certains d’entre eux n’ont pas été ajoutés, altérés, dénaturés, de bonne ou de mauvaise foi [16], ou encore que leur signification a été exactement interprétée et comprise? Or, cela semble impossible, en dépit de tous les efforts tentés, en sens opposés, par la critique fidéiste ou rationaliste. La première nous suggère la preuve par la foi. Mais, pour la seconde, est-ce là autre chose qu’un cercle vicieux, une pétition de principe?

Laissons-là toutefois ces questions de critique et d’exégèse. Même si nous acceptons, pour notre part, l’authenticité et l’intégrité des textes ici envisagés, notre position à l’égard des paroles du Christ demeure pleinement révérencieuse, sans équivoque, ni arrière-pensée. Si Jésus a prescrit l’obéissance à son Eglise, c’est qu’il entrevoyait une parfaite harmonie entre l’enseignement de cette Eglise et la conscience de l’homme. S’il a condamné la désobéissance à l’Eglise, c’est qu’il y voyait, comme mobile de la révolte, soit une pensée d’orgueil, soit une passion coupable. S’il a donc dénoncé une révolte orgueilleuse ou une lâche faiblesse, rien, absolument rien n’autorise à penser qu’il ait jamais voulu opposer l’enseignement de son Eglise à une injonction impérieuse de la conscience humaine, en se posant comme adversaire de celle-ci, ce témoin à la fois humble et impératif, qui, en tout homme de bonne foi demeure le guide intérieure qui le mène et l’éclaire dans la vie.

Si l’Eglise m’affirme être blanc ce que je vois noir, je puis certes fermer les yeux et adhérer à son enseignement ; mais c’est là une foi aveugle, manifestement indigne de l’homme, être pensant, et qu’il n’a certes pas été dans l’intention du Christ de nous prescrire. Au contraire, si j’ouvre les yeux, alors je ne puis que voir ce que je vois, et où est ici le péché d’orgueil? Une exagération de l’esprit d’humilité a donc engendré une fausse vertu. Il en est résulté pour le catholique, aveuglément soumis à ses dogmes, une attitude souvent hypocrite d’obéissance passive qui est une trahison de sa conscience. Et cette trahison on la qualifie de vertu d’humilité, alors qu’elle n’est, je le répète, qu’un asservissement de l’esprit.

Mais il y a, hélas, quelque chose de bien pire encore !

Nul ne peut nier le fait, attesté nombre de fois dans l’Histoire, que lorsque l’homme fait taire en lui la voix de sa conscience pour s’incliner devant une autorité, quelle qu’elle soit, extérieure à lui-même, les pires désordres et aberrations sont à craindre et s’ensuivent inévitablement. Relisons l’Histoire du Christianisme. N’est-ce pas pour avoir abrité leur conscience derrière l’autorité de l’Eglise et avoir suivi, sans les discuter, les directives de ses chefs, que les Chrétiens des âges écoulés se sont crus justifiés de commettre les plus graves erreurs et les plus grands crimes contre l’humanité ? Dans le grand corps de l’Eglise, n’est-ce pas la tête qui a ordonné les persécutions contre les hérétiques, les bûchers de l’inquisition médiévale, la Saint-Barthélemy, les guerres de religion, etc. ? Et ne fût-ce pas là le fruit même de cette erreur que nous avons dites : la primauté de l’institution sur l’homme et l’annihilation de sa conscience particulière devant le magistère de l’autorité ecclésiastique qui imposait et légitimait de tels actes ?

Concluons donc que si l’obéissance à l’autorité sans le contrepoids de la conscience a engendré dans le passé les pires errements dans l’ordre moral, le dogme de l’infaillibilité pontificale — même rétréci au domaine exclusif de la foi et des mœurs — mène l’Eglise à une impasse où elle ne peut que se fourvoyer, s’étant coupé à elle-même toute possibilité de retour. D’où sa gêne, son embarras, devant certaines positions avancées de la science.

Quoiqu’il en soit, c’est un fait que si l’indigence spirituelle de l’enseignement catholique, figé dans sa lettre puérile, rebute aujourd’hui l’incroyant par son caractère irrationnel, cette même indigence n’apparaît nullement aux fidèles, toute masquée qu’elle est, à leurs yeux, par une longue formation atavique, par une éducation donnée depuis l’enfance, et aussi par tout l’appareil extérieur des rites et des sacrements, par la magie des cérémonies liturgiques, par la confiance aveugle accordée aux proclamations, encycliques, définitions, canonisations et autres actes pontificaux : bref, par toute cette pompe cérémonielle et dogmatique qu’incarne aujourd’hui avec un éclat particulier un Pontife, remarquable d’ailleurs par sa valeur et sa sincérité. Eblouissant par cette lumière magique et esthétique les âmes naïves qu’elle a formées et nourries depuis l’enfance, l’Eglise s’enfonce pourtant dans une nuit de l’esprit, en laquelle elle entraîne après elle ses fidèles, à la fois apeurés et confiants. La vraie lumière de l’esprit libre est suppléée par une foi fanatique, celle-ci raffermie sans cesse à grand renfort de propagande, de pression morale, de grandiloquence, chez les orateurs de la chaire, ou dans les congrès, les assemblées pieuses, les congrégations, dans l’action de la jeunesse catholique surtout, celle-ci réchauffée par l’enthousiasme que suscite facilement la ferveur idéaliste et religieuse de cet âge. Ces jeunesses, l’Eglise les rassemble aujourd’hui, les endoctrine, les assouplit par les pratiques dévotes et les sacrements, avant de les lancer à la reconquête d’un monde perdu ! Fortement encadrées par leurs évêques, elles viennent toutes s’agenouiller et prendre leur mot d’ordre, de fidélité, de dévouement, aux pieds du pontife romain. Le culte éperdu d’admiration et de dévotion que les catholiques rendent à celui-ci, culte enthousiaste que le haut clergé encourage de toute manière, fait un peu trop oublier que les Papes tiennent moins, ici-bas, la place de Jésus-Christ Lui-même que celle de Pierre dont ils sont les successeurs et auquel précisément jésus reprochait sa faillite et son reniement.

Quoiqu’il en soit, c’est, disons-nous, la magnificence même de l’Eglise qui voile l’indigence de son enseignement archaïque et enfantin. Ayant méconnu la parole de saint Paul : « La lettre tue si l’esprit ne vivifie », son déclin dans les âmes — que souligne la déchristianisation des masses après celle d’une grande partie de l’élite — semble échapper même à ses fidèles les plus perspicaces, ceux-ci abusés par un regain momentané de religiosité que provoque dans une bourgeoisie apeurée la crainte des événements. En dépit donc de certaines apparences et du prestigieux éclat de la Cour Vaticane, l’Eglise s’achemine vers le terme de ce cycle aeonien (aiôn = durée d’un cycle), jusqu’à la fin duquel le Christ semble avoir promis son assistance. Un grand destin s’achève dans l’équivoque. Un autre commence. Sera-ce le règne de l’Esprit, dans l’Eglise voulue par le Maître — réellement catholique, c’est-à-dire universelle?

Les catholiques ne manqueront pas de rire en nous voyant jouer les Cassandre. Ils invoqueront avec assurance la pérennité de l’Eglise au travers des siècles. Ils augureront sereinement de son avenir en fonction de son passé, c’est-à-dire de ces deux mille ans durant lesquels l’existence et l’action de l’Eglise se sont poursuivies victorieusement, en dépit de tous les obstacles et des mille vicissitudes, internes et externes, de son Histoire. Ce miracle permanent, affirment-ils, est le garant de son avenir, comme il leur est également une confirmation par les faits de l’autorité et de l’infaillibilité de sa mission.

Argumentation spécieuse, car il faudrait prouver que cette vitalité historique de l’Eglise est due à l’infaillibilité de ses docteurs, autant qu’aux mérites transcendants de ses saints. Une chose n’est pas l’autre évidemment. A ceux pourtant qui refusent de les dissocier, nous demanderons s’ils ont la preuve que cette vitalité de l’Eglise est bien le miracle surnaturel qu’ils prétendent et non tout simplement un phénomène naturel de psychologie collective, la force accumulée des sentiments de foi, des pensées exaltées des fidèles, de leurs volontés conjuguées et orientées vers un même but ? Dans toutes les religions, en effet, ce qu’on peut nommer leur dynamisme, c’est-à-dire leur puissance d’expansion au-dehors ainsi que leur durée dans le temps, furent fonction de leur psychisme intérieur. C’est cette intensité de la foi commune qui règle principalement leur force expansive, tandis que les événements extérieurs, qui les conditionnent, pour les favoriser ou les entraver, ne sont que l’accessoire. Dans le catholicisme singulièrement, où l’unité est plus grande que dans les sectes nombreuses du protestantisme, cette intensité du psychisme collectif semble avoir été nourrie davantage par des courants de foi aveugle que par la puissance d’une foi éclairée, illuminée par l’esprit. Je dis donc que dans le catholicisme surtout, le dynamisme psychique, qui a perpétué son existence et sa vitalité durant tant de siècles, s’est alimenté, d’une part, de la foi ardente, indiscutée, de ses fidèles, et, de l’autre, des vertus et des mérites insignes de ses pontifes et de ses saints. Rien ne prouve qu’il soit dû à l’inerrance de ses docteurs ! Produit vivant des foules croyantes, la vitalité de l’Eglise n’est pas un miracle surnaturel ! Les théologiens ont manifestement confondu ici, dans leur foi aux miracles, deux réalités de notre nature même, opposées l’une à l’autre par leur tendance respective : le psychisme, d’une part, c’est-à-dire l’émotivité religieuse, aspirations et désirs ressortissant au domaine de notre moi psychique et mental, et, d’autre part, la spiritualité véritable qui est du domaine de l’âme, et consiste au contraire dans l’amour pur, désintéressé et le complet oubli de soi-même en Dieu. Quand donc, identifiant les termes spirituel et surnaturel, on nous parle de la force surnaturelle de l’Eglise, il importe de nous demander si ce terme de surnaturel est bien approprié à la chose signifiée. Surnaturelle? Non, car qui peut fixer les limites de la Nature universelle, invisible et visible ? Et pourrions-nous même penser, imaginer, quelque chose qui fût hors de la Nature, de notre Nature? Comment un contact, une influence, un rapport, pourrait-il exister entre des natures que l’infini séparerait irréductiblement? D’autre part, il n’est pas douteux que l’Eglise ne dispose de moyens occultes puissants, de forces psychiques dont l’accumulation formidable demeure en quelque sorte cachée à l’arrière-plan de son action extérieure, mais lui assure son prestige et sa force d’emprise sur les âmes. Toute personne un peu sensible ne peut manquer, en effet, de percevoir, en suivant les cérémonies du culte, cette prenante atmosphère d’émotivité religieuse et de foi ardente, se développant dans une telle ambiance et faisant résonner en nous des fibres héréditaires, secrètes et profondes. Le psychisme dévotionnel, si particulier à ces basiliques, cathédrales ou humbles chapelles et autres lieux de prières, représente donc une réalité occulte considérable. Il constitue un milieu éminemment favorable à la foi aveugle, inconditionnée, qui est exigée des fidèles et qui est le fruit combiné de l’exaltation des sentiments et de la fixité de la pensée vers les buts proposés. La prière, à ce point de vue, tout en étant une force puissante, fait trop souvent l’effet d’un narcotique, d’une sorte de drogue psychique, paralysant la libre activité de l’esprit. Telle est du reste, nous l’avons dit, la raison d’être de l’institution des rites et sacrements. Ils nous font échapper à nous-mêmes, à notre propre esprit, pour nous transporter dans un état léthargique et nous immobiliser dans le domaine collectif de la foi commune, confiante et irraisonnée. Voilà pourquoi l’Eglise utilise aujourd’hui encore, et plus que jamais, ce moyen de la liturgie et du cérémonial (dont les traces évangéliques demeurent bien contestables), se croyant investie de la mission essentielle de sauver les âmes par la foi catholique qu’elle a édifiée elle-même!

Je dis donc qu’il n’est pas douteux qu’à l’arrière-plan des dogmes, du culte et des pouvoirs exercés par l’Eglise, il n’existe une énorme force psychique, une très puissante vitalité collective. Cette force est de nature élevée, exaltée même, car tout en composant la somme des élans dévotionnels de la masse catholique, elle comporte également les plus hautes aspirations d’une élite humaine [17]. Elle est donc produite par les meilleurs apports du cœur et de l’esprit de millions de croyants sincères, vivant encore en ce monde ou passés dans l’au-delà. D’où la belle idée de la communion des saints, l’unité de l’Eglise souffrante et triomphante. Morts et vivants entretiennent ainsi la vie psychique de ce puissant être collectif, l’Eglise, que soutient et anime la Puissance divine ou cosmique, Celle-ci soutenant toutes les formes, les inférieures comme les supérieures, les vivifiant chacune à son niveau respectif. La vitalité d’une religion est donc ainsi, je le répète, en raison directe de la force et de l’élévation morale de son psychisme particulier. Il en résulte que l’on doit considérer chacune des grandes religions historiques, comme une Forme vivante, de nature psycho-mentale, douée d’une vitalité plus ou moins active qui lui est propre, et animée, soutenue en dernier ressort, comme tout être, toute chose, de ce monde, par la Vie divine Elle-même : car Dieu se met toujours à la portée de son adorateur sincère. Le croyant, après sa mort ou durant sa vie s’il est un croyant, un mystique, se voit entouré des images qui lui sont chères, formes-pensées adéquates à sa foi particulière, à ses habitudes mentales. Il voit son Dieu et ses saints, objets de ses dévotions accoutumées. Il perçoit aussi dans les régions inférieures et sombres de ce psychisme collectif ses propres démons, ses créations diaboliques, car le ciel et l’enfer des religions sont, dans l’au-delà de la vie, des états psychiques où se rencontrent des entités vivantes qui sont comme le reflet symbolique et l’expression réelle tout à la fois du drame intime et secret de la conscience humaine. Jusqu’à ce qu’il en ait épuisé les énergies constitutives, l’homme vit heureux, après sa mort, dans le ciel qu’il s’est créé lui-même ou dans l’enfer où l’ont emprisonné ses actes criminels et ses pensées coupables. Pour échapper à ce monde subjectif [18] de créations formelles suscité par le psychisme individuel et collectif, l’homme doit le dépasser, s’élever plus haut, pour atteindre la pure réalité divine. C’est ce qu’exprimaient déjà les strophes trois fois millénaires de la Bhagavad-Gîtâ :

« Quelle que soit la personne divine à laquelle un homme offre son culte, J’affermis sa foi en ce Dieu;

Tout plein de sa croyance, il s’efforce de Le servir et obtient de Lui les biens qu’il désire et dont Je suis le distributeur :

Mais bornée est la récompense de ces hommes de peu d’intelligence :

Ceux qui sacrifient aux dieux, vont aux dieux : ceux qui M’adorent, viennent à Moi. »

La foi religieuse, on le voit, représente, chez la plupart, une force intérieure liée au psychisme de l’ego. Elle n’est qu’un échelon à gravir avant d’arriver à la Spiritualité véritable. A ce point de vue donc, les rites et les sacrements créent en l’homme certaines dispositions psychiques favorables, pour lui faciliter l’accès à cette spiritualité véritable.

Ils ont donc une utilité relative. Relative également est l’utilité des temples, des églises de pierre, pour ceux — et ils sont nombreux encore — qui ne peuvent comprendre que le vrai temple de Dieu est la nature entière et son petit temple, le cœur de l’homme purifié. Aussi dans les « Actes », voyons-nous saint Pierre déclarer à deux reprises que « Dieu n’habite pas dans les temples bâtis par la main des hommes. »

Or, n’est-ce pas l’inverse que proclame depuis deux mille ans son successeur au Vatican?

Nous disons donc que la spiritualité est d’un tout autre ordre que le psychisme. Si ce dernier appartient au « moi », est orienté sur le « moi », autrement dit s’il appartient à la sphère des désirs personnels de l’homme — fût-ce les plus élevés, tel son désir de salut — la spiritualité, au contraire, est du domaine de l’âme, impliquant, je l’ai dit, le renoncement complet au moi et à ses désirs, l’abandon sans réserves à la volonté divine. Les théologiens en nous parlant de l’amour parfait et imparfait nous les donnent comme les vertus d’un ego en marche vers la perfection. Il s’agit donc d’un ego, centré en lui-même mais orienté vers Dieu, et non d’un ego réellement décentré de lui-même, en Dieu. Pour atteindre le Suprême, l’Unité, l’homme doit réellement abandonner, transcender son moi, son ego. Les sages l’ont dit en tous les temps et Krishnamurti nous le répète aujourd’hui : « L’Eternel travaille en l’homme afin de briser les murs du moi. Lorsque le « je » a disparu, l’homme atteint la perfection et devient pareil à un Christ, à un Bouddha, c’est-à-dire réellement un homme. Homme reprend alors son sens propre. L’Homme est l’être qui n’a pas d’ego » [19]. L’homme qui transcende son ego, s’aperçoit que cet ego n’était pas lui-même mais un instrument au service de l’Unique, sa vraie Nature. Saint Paul disait-il autre chose quand il s’écriait : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est Christ qui vit en moi »? Et que voulait exprimer le Christ Lui-même quand il proclamait que celui qui perd sa vie particulière gagne la Vie éternelle, sinon que celui qui a cru tout perdre en perdant son moi, a au contraire tout gagné parce qu’il a conquis sa vraie nature, le Soi unique?

De l’ensemble du problème chrétien, nous tirerons donc la conclusion : l’esprit vivant, éternel, du Christianisme procède de sa Source originelle, mais sa forme actuelle n’est rien d’autre que cette superstructure organique et doctrinale, édifiée par les hommes et surajoutée à l’institution idéale. Cette forme désuète est celle d’une époque, désormais révolue et périmée. Car un âge nouveau scintille à l’horizon, un monde nouveau se lève.


[1] Ceci n’implique nullement que ces tendances inférieures soient mauvaises, du moment qu’elles sont suffisamment maîtrisées et maintenues dans leur rôle ou fonction légitime. C’est seulement la prédominance de l’inférieur sur le supérieur qui constitue le mal pour l’homme.

[2] Pour employer le langage théologique, nous dirons qu’il n’est pas de surnaturel « quoad substantiam » (Unité de l’être), mais seulement « quoad modum », c’est-à-dire relativement à la multiplicité innombrable des êtres dans l’Existence universelle.

[3] On conçoit qu’à ce point de vue la base de la morale ne peut être qu’individuelle : car la conscience de chacun varie suivant son développement individuel : elle est influencée par sa formation, son milieu social, son niveau intellectuel, sa profession, etc. La morale de l’homme évolué, du magistrat, est plus délicate, plus exigeante, que celle du commerçant, du financier, du soldat, etc.

[4] Cité par Henri Massis, dans « Jugements ».

[5] « La Science et l’Homme » (Adyar – Paris).

[6] La Vie universelle ne se confond ni avec l’énergie universelle, ni a fortiori avec la Réalité en soi, non manifestée, l’Absolu. Energie universelle et Vie universelle sont pareillement des manifestations de l’Absolu. Mais tandis que l’énergie représente ici la phase descendante, l’involution de l’Esprit aboutissant à la création de la matière, la Vie représente au contraire le mouvement ascendant, la remontée de l’Esprit, autrement dit l’évolution graduelle de la conscience au travers de formes correspondantes de la matière créée. Quant à l’Absolu, Il est au delà de ces mouvements : Il n’est ni continu, ni discontinu, mais au delà des dualités opposées, au delà du temps et de l’espace.

[7] « Anthropomorphisme et Agnosticisme » (Bloud).

[8] Ces contradictions avaient, depuis l’origine, ému les penseurs. Dès le IIe siècle, Marcion, au sein du Christianisme même, et en dehors de lui, Celse et Porphyre — le Voltaire et le Renan du paganisme, ainsi que les nomme P. Allard — proclamaient qu’un monde imparfait, plein de lacunes et d’erreurs, ne pouvait être l’œuvre d’un Créateur parfait et tout-puissant.

[9] Gassendi.

[10] Descartes.

[11] Spinoza.

[12] Cité par René Grousset (Bilan de l’Histoire).

[13] Le pape Honorius I fut même, après sa mort, déclaré hérétique par le 6o Concile œcuménique de Constantinople (680).

[14] Cité d’après E. Krakowski : « Plotin et le paganisme religieux » (Denoël et Steele).

[15] « Autour d’un petit livre ».

[16] Les écrivains tant chrétiens que païens nous montrent les Chrétiens des premiers siècles occupés sans cesse à corriger, à interpoler, leurs Ecritures. (Orig. Contra Cels. II, 27 – Eusèbe : Hist. Ecclés. IV, 23, et V, 28). Dans sa lettre au pape Damase, saint Jérôme déclare naïvement qu’il n’a changé aux Evangiles que ce qui lui est apparu en modifier le sens. Il a supprimé le 1er Evangile de saint Matthieu (version hébraïque dite des Ebionites) parce qu’affirmant que Jésus est « issu de la semence d’un homme », « il détruit tout », dit-il.

[17] Elite morale plutôt qu’intellectuelle, car on ne peut nier qu’aujourd’hui l’élite scientifique est en majorité agnostique.

[18] Subjectif ne veut pas dire irréel. Les rêves sont aussi réels pour le dormeur que l’état de veille pour l’homme éveillé. Et c’est peut-être la vie physique qui, après la mort, nous apparaît comme avoir été un songe irréel !

[19] « L’Homme et le Moi », d’après des notes prises par C. Suarès aux conférences de Krishnamurti.