Pierre D'Angkor
Itinéraire 5: L'ésotérisme des écritures et le symbolisme des mythes dans les religions à mystères

Nous parlons de sagesse ésotérique mais n’entendons nullement donner à ce terme le sens de secret. Bouddha et Jésus, les deux plus grands Maîtres de l’Orient et de l’Occident, se sont défendus pareillement de donner à leurs disciples respectifs un enseignement secret, qui fût caché à la foule. « J’ai prêché la vérité », nous dit le Bouddha, « sans faire aucune distinction entre une doctrine exotérique ou ésotérique : car à l’égard de la vérité, Ananda, celui qui est le Maître parfait, n’a rien qui ressemble au point fermé d’un instructeur qui retiendrait par devers lui quelque vérité ». Exotérique et ésotérique ont ici le sens de public et de secret et le Bouddha rejette toute distinction de cette espère.

Pierre d’ANGKOR – Itinéraire d’un Pèlerin de l’Absolu 1953

B. — L’ÉSOTÉRISME DES ÉCRITURES ET LE SYMBOLISME DES MYTHES DANS LES RELIGIONS À MYSTÈRES

Une remarque préliminaire s’impose ici. Il serait profondément injuste de juger des religions anciennes d’après des mythes, souvent immoraux selon nos conventions actuelles, ou absurdes, si on les prend à la lettre, et en faisant abstraction du sens ésotérique ou symbolique qu’ils recouvrent. Il serait injuste également de reprocher aux religions antiques des aberrations qui ne sont imputables qu’à la faiblesse humaine et à la corruption qu’engendre le dérèglement des mœurs. Saint Paul lui-même ne reproche-t-il pas aux premières communautés chrétiennes de Corinthe de méconnaître le caractère sacré du rite de communion, au point de transformer « le repas du Seigneur » en un repas ordinaire où l’on se permettait des excès de boisson et de nourriture? (I Cor. XI, 20-2). Et quand il reproche encore aux Chrétiens d’autres Églises leurs dérèglements et leur esprit de fornication, est-ce donc à l’enseignement du Christ que son reproche s’adresse ? Il doit en être de même de nos jugements sur les religions dites païennes. Quand donc les apologistes chrétiens, et même nos historiens des religions, prétendent ne juger la religiosité antique que d’après des mythes enfantins, des fables poétiques ou les pratiques érotiques qu’ils y découvrent, ils commettent à la fois une erreur de jugement et une injustice. Affecter de ne vouloir considérer ces religions que sous leurs formes populaires ou dégénérées, c’est en effet en méconnaître le véritable caractère. Adopter systématiquement cette attitude à l’égard du paganisme en général, n’est que de l’hypocrisie ou de l’ignorance, les mythologies populaires n’étant que l’écorce grossière qui dissimulait aux yeux des profanes un sens philosophique profond. Le cœur véritable des religions antiques, ce fut donc leurs mystères avec leur sagesse occulte et leur hiérarchie d’initiés : mystes, prêtres, époples et hiérophantes. Les mythes et les fables n’étaient que la lettre morte transmettant aux générations successives des vérités dont le dévoilement était strictement réservé aux étapes graduelles des initiations. Seuls en effet les initiés devenaient aptes à saisir dans toute son ampleur la signification complexe de ces allégories, de ces fables symboliques, et si l’ésotérisme moderne, mieux que la science épigraphique de nos exégètes, nous permet aujourd’hui de soulever un coin du voile, jeté intentionnellement sur ces mystères, c’est que la vérité ésotérique ne varie pas au cours des âges, les vrais initiés à la Sagesse étant de tous les temps et en assurant la transmission intégrale. L’initiation était, en effet, suivant les témoignages antiques et modernes, un éveil, un épanouissement intérieur de l’âme, menant l’homme à une perception directe des réalités transcendantes, et les mystères antiques, avec leurs cérémonies symboliques, étaient la voie extérieure préparant progressivement le candidat à cette vision intérieure suprême de l’épopteia.

Nous parlons de sagesse ésotérique mais n’entendons nullement donner à ce terme le sens de secret [1]. Bouddha et Jésus, les deux plus grands Maîtres de l’Orient et de l’Occident, se sont défendus pareillement de donner à leurs disciples respectifs un enseignement secret, qui fût caché à la foule. « J’ai prêché la vérité », nous dit le Bouddha, « sans faire aucune distinction entre une doctrine exotérique ou ésotérique : car à l’égard de la vérité, Ananda, celui qui est le Maître parfait, n’a rien qui ressemble au point fermé d’un instructeur qui retiendrait par devers lui quelque vérité ». Exotérique et ésotérique ont ici le sens de public et de secret et le Bouddha rejette toute distinction de cette espère.

De son côté, jésus dit de même : « Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour ; ce qui vous est dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits. » (Matt. X, 26-27 — Luc XII, 2-3.)

Les deux grands Maîtres rejetèrent donc pareillement l’idée d’un enseignement caché à la foule et réservé à une élite privilégiée. Mais un enseignement, sans être secret, peut être prématuré et alors il peut faire plus de mal que de bien. Il est prématuré à l’égard de tous ceux qui n’ont pas atteint à un épanouissement intérieur de l’âme qui les rende aptes à le recevoir. A cet épanouissement intérieur de la conscience, nul enseignement extérieur ne pourrait suppléer. La science de l’âme, en effet, ne peut faire l’objet d’un enseignement proprement dit. Elle ne se donne pas, elle s’acquiert. Elle s’acquiert non pas du dehors mais du dedans, par une initiation intérieure. L’âme initiée voit et apprend par elle-même. Et voilà pourquoi le Bouddha nous dit aussi : « Ne cherchez en personne un refuge que vous ne pouvez trouver qu’en vous-même ». Et pourquoi Jésus énonce cette parole : « Gardez-vous de donner aux chiens les choses saintes et ne jetez pas vos perles aux pourceaux ». (Marc VIII, 6.) Il n’y a rien de secret ici, mais c’est avilir inutilement les vérités spirituelles que d’en discourir inconsidérément devant ceux qui ne peuvent encore ni les apprécier, ni les comprendre. Et quand, par ailleurs, le Maître dit encore à ses apôtres : « Il vous est donné de connaître les mystères du Royaume et cela ne leur est pas donné (aux multitudes), il n’entend nullement privilégier les premiers, mais leur reconnaître simplement une compréhension qui n’existe pas encore dans les masses. Et voilà pourquoi il ne parlait à celles-ci que par paraboles et similitudes. Le terme « ésotérique » a donc ici le sens que lui donnait Aristote. De même que les hautes mathématiques sont ésotériques pour ceux qui n’ont pas la préparation et la maturité d’esprit pour les recevoir, ainsi en est-il pour les vérités spirituelles.

H. P. Blavatsky, la grande occultiste et théosophe du siècle dernier [2], parlant de cette sagesse ésotérique que l’on découvre comme à l’arrière-plan mystérieux de tous les écrits importants de l’antiquité, nous dit que « les allusions cachées dans les ouvrages des philosophes notoires de l’Inde ancienne, de la Grèce et d’autres pays, ainsi que dans les Ecritures antiques » sont suffisantes pour démontrer « la présence d’une méthode et d’un symbolisme, ésotériques et allégoriques, ininterrompus », et que s’il était permis, ajoute-t-elle, de révéler toutes les clés d’interprétation enseignées dans le canon de l’occultisme oriental Indo-Bouddhiste, les Upanishads, les Pûranas, les Sutras, les poèmes épiques de l’Inde et de la Grèce, le livre des morts Egyptien, les Eddas scandinaves, comme aussi la Bible hébraïque et même les écrits classiques, ceux de Platon par exemple, « revêtiraient à nos yeux une signification occulte très différente de leur sens littéral » [3] .

Un siècle auparavant, Joseph de Maistre écrivait déjà ces paroles prophétiques dont l’érudition contemporaine devait confirmer l’exactitude : « Il sera démontré », disait-il, « que les traditions antiques sont toutes vraies : que le paganisme entier n’est qu’un système de vérités corrompues et déplacées, qu’il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons » [4] .

Nous avons dit la raison pour laquelle les Initiés, les grands Maîtres spirituels crurent nécessaire de dissimuler sous les voiles une sagesse qui n’était pas encore à la portée du vulgaire. Une autre raison encore est le danger très réel que pouvait présenter la divulgation prématurée d’une science transcendantale comportant par elle-même le dévoilement de grands pouvoirs dont les hommes pouvaient mésuser, on ne le sait que trop, hélas ! La connaissance de certaines vérités en effet — tels les pouvoirs de la pensée notamment que l’homme ordinaire ne sait guère utiliser, et cela principalement parce qu’il n’y croit pas, ce qui énerve sa puissance — ou encore la connaissance de la constitution septénaire de l’univers et de l’homme susceptible de mener à la découverte de secrets permettant de libérer et d’utiliser des forces occultes redoutables — cette haute science, disons-nous, représente en fait une arme à double tranchant, puissante pour le bien, au pouvoir de l’initié, mais puissante également pour le mal entre des mains perverses ou impures. On ne met pas des armes dangereuses entre les mains des enfants. Voilà donc pourquoi les Sages crurent bon et prudent de voiler leurs enseignements transcendantaux. Sallustius Promotius, un philosophe néo-platonicien du IVe siècle, a écrit à ce propos : « Si l’on enseignait à tous la vérité sur les Dieux, les inintelligents la mépriseraient parce qu’ils ne la comprendraient pas, et les esprits plus vigoureux la prendraient, à la légère. Mais si l’on donne la vérité sous le vêtement mythique, elle est assurée contre le mépris et sert d’aiguillon à la philosophie » [5].

Que l’on ne croie pas toutefois que ce soit là le langage d’une époque tardive et propre seulement à l’école néoplatonicienne. On la trouve certes généralisée partout dès l’époque hellénistique et aux alentours de l’ère chrétienne, tant dans les écoles grecques de l’orphisme et du néo-pythagorisme que dans l’école juive d’Alexandrie. Ce furent aussi bien Philon-le-Juif et saint Paul lui-même qui interprétèrent allégoriquement les récits de la Bible, que Plutarque qui recherchait la signification secrète des mythes et des Dieux Égyptiens, dans son traité d’Osiris et Iris. C’est même bien avant cette époque que le grec religieux s’était avisé de défendre sa mythologie et ses fables contre les railleries des Cyniques. En réalité, cette recherche d’un sens rationnel caché sous l’affabulation mythique — recherche que nos historiens prétendent d’époque tardive seulement — fut toujours permise, sous la seule réserve de ne pas trahir le secret des Mystères. Les travaux de Georges Méautis, helléniste éminent, professeur à l’Université de Neuchâtel, ont jeté un jour lumineux sur ces problèmes. « Ils tendent en effet à montrer », écrit André Rousseaux, « que les révélations réservées aux initiés d’Eleusis pourraient bien être sous-jacentes à toute la pensée grecque qui se développe d’Héraclite à Plutarque » [6]. Ces révélations tiennent en effet aux doctrines de l’Orphisme, qui paraissent être à l’origine des Mystères d’Eleusis, ceux-ci étant comme l’âme religieuse et secrète de la Grèce entière. Au sujet du secret, G. Méautis écrit : « Les mystère d’Eleusis comme les initiations orphiques, étaient fondés sur le secret, reposaient sur la notion de l’ésotérisme, estimaient que, toute connaissance étant une force, toute science une arme bonne ou mauvaise, suivant qu’elle est entre les mains d’un homme bon ou mauvais, il ne convient pas de les distribuer indistinctement à tous. Dès lors, dans les œuvres destinées à être lues par tout le monde, l’auteur pouvait indiquer qu’il faisait allusion à une doctrine secrète, mais d’une manière telle que, comprise par les initiés, l’allusion demeurait obscure au vulgaire ». Dans le « Phédon » de Platon, Socrate confesse ouvertement sa foi en la doctrine de la métempsychose, mais des textes plus mystérieux tirés de « l’Apologie » et du « Critias » semblent au contraire des passages à clef, dont le professeur Méautis nous suggère le sens caché. « Il est remarquable », écrit encore à ce propos André Rousseaux dans l’article cité [7], « que ces textes mystérieux, où la pensée profonde de Platon se cache sous un signe allusif, soient toujours des propos qui ont trait à la doctrine orphique selon laquelle la mort est la naissance à la vie réelle ». C’était une impiété majeure en effet que de révéler publiquement ce qui était enseigné sous le sceau du secret dans les Mystères. Platon lui-même d’ailleurs s’en défend formellement : « Il n’y a aucun écrit de moi-même », dit-il, « sur ce sujet et il ne me serait pas permis d’en publier un pareil » (7e lettre). « Ce qui excite le plus vivement la colère de la Cité », écrit Isocrate, « c’est parmi les actes qui concernent les Dieux une faute commise à l’égard des Mystères, et, pour le reste, l’audace d’attaquer la démocratie ». On sait que le poète Eschyle, accusé d’avoir trahi ces secrets dans une de ses tragédies, faillit être mis à mort et qu’Alcibiade sous une accusation pareille dût fuir Athènes en toute hâte et qu’il fut solennellement maudit par les prêtres d’Eleusis qui, le front ceint du bandeau, secouèrent un soir sur la mer leur longue robe de pourpre » [8].

Il en était de même dans les mystères Égyptiens. Hérodote écrit : « Sur ces mystères, qui tous me sont connus, que ma bouche garde un respectueux silence ». Ailleurs (II, 65), il nous dit que le culte des animaux et des arbres sacrés cache un profond mystère, connu des prêtres. Nous en croirons d’autant plus son témoignage qu’il répugne à la raison de penser qu’une civilisation aussi grandiose que celle de l’Égypte eût pu se satisfaire de croyances enfantines, de mythes absurdes et sans logique, de superstitions grossières, d’adorations fétichistes d’arbres et d’animaux, bref de formes culturelles appropriées à un stade primitif et nullement en rapport avec son haut degré de développement mental et artistique. En réalité donc, on peut affirmer que la sagesse de l’Egypte dissimulait sous des formes symboliques et sous son mythe central de la passion, de la mort et de la résurrection d’Osiris, héros légendaire, une figuration allégorique de la descente, de l’ensevelissement de l’esprit dans la matière et de sa remontée ou résurrection dans l’évolution cosmique et humaine.

C’est à l’unité essentielle de la Vie et à son caractère divin qu’il nous faut rapporter aussi le culte de Râ, le grand dieu solaire qui personnifie cette unité — non pas le culte de l’astre physique, mais de « Celui qui se cache dans les bras du soleil », ainsi que l’exprime un texte de Pépi I. C’est au même mystère de l’évolution universelle de la Vie dans les règnes qu’il faut rapporter également ces cultes en apparence bizarres et puérils de la dendrolatrie (culte des arbres) , de la zoolatrie (culte des animaux) , comme aussi ces rites étranges dont nous parle l’égyptologue Moret, dans ses « Mystères Égyptiens », rites de la renaissance végétale et de la renaissance par la peau, symbolisant le passage de la vie collective et individuelle, par réincarnation ou métempsychose, sur toute l’échelle des règnes avant qu’il soit possible à l’être, individualisé au stade humain, d’atteindre le règne divin et de devenir un Osiris.

De même qu’en Égypte le disque solaire, figure du Dieu unique, se compliquait d’attributs symboliques, les ailes de l’oiseau et les têtes de serpents, de même aussi au Mexique, chez les Mayas-Quichés, le Dieu suprême est l’oiseau-serpent, Hourakan, Père-Mère de la Vie, symbole de la dualité créatrice ; Kan, le serpent, c’est la force, l’intelligence masculine, l’autre, Ara, le perroquet aux brillantes couleurs, image de la passivité et de la grâce féminines. Le Serpent et l’Oiseau ayant une même source biogénétique, on trouve ici une intéressante figure de la dualité opposée des forces créatrices, issues d’une même source divine. Est-ce l’instinct des primitifs qui leur a fait découvrir ce symbole ou au contraire une science initiatique qui le leur a transmis, nous n’en discuterons pas plus avant.

Arrêtons-nous un instant aussi au mythe orphique (Grèce). Ce mythe ancien, pris à la lettre, est absurde. Symboliquement au contraire, il perpétue des vérités premières : la filiation divine de l’homme et la dualité des pôles opposés de sa nature. Dans le mythe, nous voyons que Dionysos Zagreus, fils de Zeûs, a reçu l’empire du monde (comme Adam au paradis terrestre avait été établi roi de la création). Pour échapper aux Titans révoltés (symbole des passions qui gouvernent l’homme non régénéré), Dionysos se dissimule sous la forme d’un taureau, mais il est pris, dépecé et mangé par ses ennemis (tel en Égypte Osiris mis en pièces par Seth). Le Dieu est vaincu. Zeus foudroie les Titans. Mais de leurs cendres renaît une humanité composée d’un élément Dionysiaque ou divin et d’un élément titanique ou mauvais. Ce dernier est le symbole de l’héritage mauvais (Karma) que l’homme recueille par métempsychose de ses vies antérieures. Quand il a purgé cet élément inférieur, l’homme ressuscite comme Dionysos nouveau, régénéré, l’homme divin. Celui-ci est donc à l’ancien (Dionysos Zagreus) dans le même rapport que le Christ est à Adam, dans le Christianisme.

Le sens supérieur, ésotérique, des mythes, n’était dévoilé qu’à l’initié aux Mystères. Peu de chose a filtré jusqu’à nous du secret de ces initiations. Ce que nous savons toutefois, c’est l’admiration et le respect profond que les plus grands esprits de l’antiquité furent unanimes à leur témoigner. Là se découvre donc la vraie science religieuse, la théosophie antique, longtemps insoupçonnée de nos savants, car ce n’est évidemment ni aux fables grossières, ni aux mythes enfantins, pris à la lettre, qu’Hérodote, Pindare, Isocrate, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon, Aristide, Cicéron, Épictète, Plutarque, Diodore de Sicile, et tant d’autres encore, auraient pu décerner ces tributs d’éloges et ces paroles pleines d’admiration, de vénération et d’enthousiasme.

Le profond symbolisme secret des mythologies, dévoilé dans les Mystères, nous apparaît donc comme une vérité qui aujourd’hui s’impose à nous si, d’une part, nous en croyons leurs meilleurs et plus illustres témoins, et si, d’autre part, nous nous refusons à admettre cette chose contradictoire, que les plus brillantes civilisations de l’antiquité n’auraient pas, du point de vue religieux, dépassé le stade fétichiste, leurs plus grands esprits prenant à la lettre les fables absurdes ou scandaleuses de leurs dieux, et s’inclinant dévotement devant le disque solaire, les arbres sacrés et des divinités à têtes d’animaux.

A fortiori, serait-il absurde de supposer que l’admiration et le respect des anciens eussent pu s’adresser aux rites équivoques ou obscènes que la décadence gréco-romaine laissa s’acclimater dans la religion sous l’influence malsaine des cultes de l’Asie antérieure. Il y eut manifestement une période de décadence des Mystères. Il est sans doute difficile d’en préciser les débuts et les causes, mais il semble qu’il faille remonter assez avant dans l’Histoire. H. P. Blavatsky, se référant à des sources occultes autorisées, nous dit que les Mystères d’Égypte dégénérèrent bien avant l’époque des Ptolémées, et les Mystères d’Éleusis quand « l’État, sur le conseil d’Aristogiton (514 av. J.-C.), entreprit de tirer de ces Mystères une constante et féconde source de revenus ». L’influence des cultes d’Orient se fit sentir surtout à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand. Le syncrétisme religieux, fort en honneur à partir de cette époque, permit aux influences délétères, qu’elles vinssent réellement du proche Orient ou qu’elles fussent tout simplement le résultat de la corruption des mœurs, soit de s’infiltrer subrepticement dans la pratique religieuse — telles les antiques Dionysies qui dégénérèrent en Grèce dans les orgies Dionysiaques, et en Italie dans les Bacchanales et les Saturnales, celles-ci dégénérescence d’un ancien culte agraire — soit de supplanter les vieux cultes officiels en introduisant dans le monde gréco-romain les pratiques obscènes des cultes de Phrygie et de Syrie. A tous ces cultes nouveaux, nous l’avons dit, une curiosité malsaine faisait le meilleur accueil, parce que sous le couvert de l’idée religieuse, ils fournissaient un aliment de choix aux appétits obscurs d’un mysticisme déréglé.

Cette période lamentable de l’Histoire où la décadence de l’Esprit se manifestait extérieurement par la dégradation des symboles, la profanation des rites et la corruption générale des mœurs, devait fatalement amener une réaction. Le Christ approchait et une ère nouvelle allait s’ouvrir. Mais, comme c’est la loi de toute réaction, celle-ci devait verser dans l’erreur extrême opposée. De même que son frère spirituel, le Bouddha, avait proclamé en Asie « la voie moyenne » comme voie de salut, de même Jésus enseigna le juste milieu entre ce qui est dû à Dieu et ce qui est dû à César, entre les exigences de l’âme et les justes besoins du corps, entre le spirituel et le temporel.

Mais un juste équilibre est malaisé à garder. L’oscillation du pendule allait amener les abus de l’ascétisme, de l’érémitisme, du mépris de la nature, de la déréliction du monde. Des sages avaient prédit ces excès. Hermès Trismégiste [9], déplorant la décadence des mystères, avait écrit dans une vision prophétique : « Hélas ! mon fils, un jour viendra où les hiéroglyphes sacrés deviendront des idoles, on prendra les signes de la science pour des dieux et on accusera la grande Égypte d’avoir adoré des monstres. Mais ceux qui nous calomnieront ainsi », poursuit-il, « adoreront eux-mêmes la mort au lieu de la vie, la folie au lieu de la sagesse ; ils maudiront l’amour et la fécondité, ils rempliront leurs temples d’ossements, ils épuiseront la jeunesse dans la solitude et dans les larmes. Les vierges seront veuves d’avance et s’éteindront dans la tristesse parce que les hommes auront méconnu et profané les mystères sacrés d’Isis ». (Cité par Éliphas Levi, dans « La Science des Esprits » (Alcan).

Tenter l’exégèse ésotérique de la mythologie classique serait un important travail, bien digne de tenter quelque érudit en l’histoire comparée des religions. Pour moi, je voudrais me borner ici — si ceci même ne dépasse pas trop mes faibles lumières — d’esquisser, à titre d’exemple, un timide aperçu sur le sens ésotérique du mythe judéo-chrétien.

C. EXÉGÈSE DU MYTHE JUDÉO-CHRÉTIEN.

Nous avons dit le sens allégorique que Philon-le-Juif, le philosophe d’Alexandrie, qui fut de 20 ou 30 ans l’aîné de saint Paul, donnait aux récits de la Bible. Le Dr Rudolph Steiner, le célèbre occultiste allemand, commente comme suit les idées de Philon : « Les récits de l’Ancien Testament sont pour lui les images d’événements intérieurs de l’âme. La Bible raconte la création du monde. Celui qui la lit comme une description d’événements extérieurs ne la connaît qu’à moitié… L’histoire de la création et l’histoire de l’âme confluent en une seule et même chose. Philon est convaincu qu’on peut employer l’histoire de la création de Moïse pour écrire l’histoire de l’âme qui cherche son Dieu. Toutes les choses de la Bible reçoivent par là un profond sens symbolique dont Philon est l’interprète. Il lit la Bible comme une histoire de l’âme… La parole de Dieu, le Logos, devient un événement des âmes. Dieu a conduit les Juifs d’Égypte en Terre Sainte : il les a fait passer par des tourments et des privations pour leur donner ensuite la terre de promission : tout cela devient un processus intérieur. L’esprit qui s’est fait chair dans l’évolution cosmogonique se refait esprit dans l’homme par l’évolution spirituelle » [10].

« On peut admettre », nous dit encore Steiner, « qu’en adoptant cette manière de lire la Bible, Philon se conformait à un courant de son époque venu de la Sagesse des Mystères. La preuve en est qu’il attribue cette même façon d’interpréter les Écritures Saintes aux Thérapeutes » (op. Cit. )

De pareilles vues se voient de plus en plus confirmées par l’érudition contemporaine. C’est ainsi que le professeur G. Méautis donne un sens interprétatif humain aux rites et cérémonies des Mystères grecs, à propos de la procession sacrée d’Eleusis : « La procession et les initiés », écrit-il, « traversaient un pont sur le lac de Rheitos, mais les ânes et les voitures transportant les bagages faisaient un long détour pour retrouver plus loin le cortège. Pourquoi la traversée du pont leur était-elle interdite? » Tout devient clair, nous dit le professeur, « si l’on admet, comme nous l’avons fait plus haut, que la procession symbolise le voyage de l’âme : l’âme humaine quand elle pénètre dans les sombres régions de l’au-delà, laisse derrière elle toutes les possessions terrestres, elle doit s’avancer à pied et non sur un char, par son propre effort et non portée commodément par le travail d’un autre » [11]. L’éminent professeur cite encore à l’appui de son interprétation deux passages significatifs pris dans « Les Grenouilles » d’Aristophane.

Si nous nous reportons à nouveau à l’histoire biblique du « Jardin d’Éden », nous constatons que seule aussi l’interprétation purement allégorique est ici concevable et que c’est sauver le mythe lui-même que de rechercher derrière sa trame poétique et légendaire une haute signification psychologique et morale qui, seule, le justifie, le rehausse et l’ennoblit. Il est enfantin de supposer qu’il puisse s’agir ici d’un événement historique survenu à un couple humain dont l’humanité toute entière subirait la responsabilité parce qu’elle en descendrait. S’il y a quelque fond historique au récit du Paradis terrestre, il ne peut être que relatif à une étape de l’humanité collective, celle-ci personnifiée en Adam et Eve. A ce point de vue le Paradis terrestre est le symbole de cet âge d’or dont nous parlent toutes les vieilles traditions des peuples, âge d’or durant lequel, ainsi que nous l’avons dit, une humanité-enfant fut guidée par des Instructeurs divins qui lui enseignèrent la Sagesse. Quant à la faute originelle, elle est l’erreur commise par cette humanité lorsque ses Instructeurs divins s’étant retirés, et que, insuffisamment dégagée encore des tendances de l’animalité dont elle sortait, elle succomba parce qu’elle mésusa de son intelligence naissante, en la mettant au service de ses passions au lieu de l’appliquer à l’épanouissement de l’esprit divin, immanent en elle. Du point de vue historique donc, le récit biblique peut être considéré comme relatant le début mystérieux de notre humanité, enlisée dans la matière, la prison du corps, et soumise à la tentation, à la chute, à la mort. Le début est donc symbolisé par la création de l’homme de chair (Adam et Eve), en qui l’éveil de l’intelligence confère le libre arbitre, c’est-à-dire la liberté du choix entre le bien et le mal, avec leurs conséquences respectives. Mais l’histoire comporte bien autre chose encore. Nombreuses sont les clés nécessaires pour épuiser la richesse et la complexité des significations contenues dans le récit. Laissant de côté les implications cosmologiques ou astronomiques pour nous borner à souligner leur seule signification humaine, je voudrais en souligner quelques aspects, sans prétendre d’ailleurs à aucune initiation secrète qui m’en aurait dévoilé les arcanes, par quelque voie transcendante.

Je crois y déceler donc :

Un sens moral universel s’appliquant à l’espèce humaine toute entière, en tout temps pourrait-on dire, et symbolisant les conséquences pénibles (privations, souffrances, mort) qui accompagnent nécessairement la subordination de l’âme spirituelle à la matière et aux sens. Plutarque explique, à ce point de vue, le mystère de la chute quand il écrit : « Ils se trompent ceux qui s’imaginent qu’il (l’homme) n’est fait que de deux parties : car ils s’imaginent que l’esprit fait partie de l’âme, et ils se trompent en cela, non moins que ceux qui prétendent que l’âme fait partie du corps, car l’esprit (Noûs) est aussi supérieur à l’âme que l’âme est meilleure et plus divine que le corps. Or cette union de l’âme (Psyché) avec l’esprit produit la raison, et avec le corps, la passion ». C’est l’union de l’âme avec le corps plutôt qu’avec l’esprit qui fut, en tout temps, la cause de la chute de l’homme. Au lieu de servir à son évolution spirituelle, l’intelligence servit à l’avilissement et à la dégradation de l’homme. Mais ces considérations nous mènent à découvrir dans le récit de la Genèse un sens plus précis encore.

Un sens psychologique. Si vraiment, ainsi que nous le disent Philon-le-Juif et Plutarque, les Ecritures et les Mythes ont ce caractère de nous présenter une histoire allégorique de l’âme humaine, alors il est logique d’admettre que les personnages qui figurent dans ces mythes et légendes sont aussi des personnifications symboliques de l’un ou l’autre aspect psychologique de l’être humain. Et de même que saint Paul interprète les personnages bibliques de Sarah et d’Agar, femmes d’Abraham, comme figures symboliques pour désigner la filiation des fils du Patriarche selon l’esprit et selon la chair, de même, nous verrons en Jéhovah, la nature divine de l’homme qui se manifeste dans sa conscience profonde comme voix divine, tandis que Satan sera la personnification symbolique de ses instincts égoïstes et passionnels, dérivant de sa nature inférieure ou animale. De même encore, Adam et Eve seront deux aspects ou principes différents de notre nature. L’âme humaine (la femme, la partie sensible de l’homme) oubliant la voix divine (Jéhovah-l’esprit) et tentée par le désir (le serpent, l’âme animale) sollicite l’intelligence et entraîne au péché l’homme corporel (Adam) : car Adam représente l’homme de péché, l’intelligence orientée vers la matière, de même que le Christ représente l’homme spirituel, c’est-à-dire cette même intelligence, mais unifiée avec son Père (l’Esprit). La femme, disons- nous, symbolise l’âme : quand elle est esclave du péché, elle est Eve ; quant au contraire, régénérée par l’Esprit divin, elle écrase la tête du serpent, c’est-à-dire vainc la nature égoïste et sensuelle de l’homme, elle devient Marie, mère du Sauveur, c’est-à-dire de l’homme régénéré et divin. Il apparaît ainsi clairement que la chute d’Eve entraînant celle d’Adam n’est que l’histoire allégorique et psychologique représentant la partie sensible et féminine de l’homme faisant choir sa partie raisonnable, son entendement. Dans le récit même de la Genèse d’ailleurs on voit déjà mentionnées les deux femmes : à côté d’Eve, figure de l’âme pécheresse, il y en a une autre, en retrait, promise dans l’avenir, la femme divine qui écrasera la tête du serpent et mettra au monde le Sauveur : autrement dit, de notre nature animale est né l’homme de désir, de notre nature supérieure devra naître en chacun l’homme nouveau, régénéré. Il semble d’ailleurs que tous les mythes anciens tournent toujours autour de l’énigme de cette dualité psychologique qui nous divise et à laquelle correspond également une double science opposée dont les symboles bibliques sont l’arbre de vie et l’arbre de la science, représentant l’un la connaissance supérieure, la science de l’âme, et, l’autre, la science extérieure, celle du monde matériel, mise trop souvent, au service de l’égoïsme et des passions.

Ce même symbolisme se retrouve d’ailleurs presque partout. Dans les légendes Brahmaniques, on rencontre pareillement deux femmes, deux déesses qui s’opposent. La Vinata, déesse céleste du jour, et la Kadrou, déesse de la nuit : « La femme céleste », nous dit Lamairesse [12], « devient temporairement l’esclave de la Kadrou, jusqu’à ce qu’elle soit délivrée par son fils, type du génie solaire ». Dans le mythe orphique aussi, deux femmes, deux sœurs ennemies : Agavê, mère de Dionysos-Zagreus, c’est l’âme qui enfante l’homme de désir, voué à la perdition ; Sémelé, mère de Dionysos-Sauveur (Eleutheros), l’âme supérieure, mère de l’homme divin.

Mais d’autres significations encore sont impliquées dans le récit. Signalons encore :

Un sens métaphysique, qui résulte de la divinité essentielle de l’homme. Le symbolisme ancien représentait souvent, nous l’avons dit, l’Esprit, le Principe divin en l’homme, sous l’image d’une étincelle, échappée ou contenue dans la Flamme divine : « Je vois une flamme, ô Gurudéva, et je vois des étincelles sans nombre qui brillent dans la flamme, sans s’en détacher » [13]. La flamme, c’est l’Unité du Verbe créateur (Ishvâra) ; les étincelles monadiques sont ce pôle divin en l’homme d’où descend en chacun la grâce salvatrice qui nous aide à atteindre notre libération. Ce sont les véritables « fils de Dieu ». De cette unité originelle — le pôle-esprit de l’Univers — découle donc le corollaire de l’étroite solidarité qui associe tous les hommes aux actes de chacun, symboliquement au « péché » de nos premiers parents. Tel est le vrai sens de la faute originelle retombant sur l’humanité entière et résultant de l’Unité de l’Esprit. Mais, d’autre part, il apparaît que, du point de vue opposé, le pôle matière — autrement dit sur notre plan de conscience où les hommes apparaissent tous au contraire comme des entités distinctes, séparées, isolées les unes des autres dans le temps et l’espace — cette unité d’essence et, partant, cette solidarité des actes entraînant la déchéance de toute l’humanité par la faute d’un seul est quelque chose d’inconcevable. Le dogme théologique renferme même une contradiction. Si l’âme est créée à sa naissance seulement, comment a-t-elle pu participer au péché d’Adam ? [14] Du point de vue ésotérique, au contraire, ce dogme représente une vérité occulte, mais, comme toujours, rendue méconnaissable. « Le désir de manifestation d’Ishvâra (le Verbe) agit dans ces portions intégrantes de Lui-même (les étincelles) et les porte vers le monde matériel » [15]. L’Esprit unique, intégrant l’universalité des esprits, l’Homme céleste, est descendu sur la terre, s’est incarné dans le monde, par un acte de suprême sacrifice (toutes les religions nous parlent de ce sacrifice divin originel, l’agneau immolé dès la fondation du monde). Son reflet, son image, sur le plan terrestre, c’est-à-dire l’homme, l’Adam terrestre, a subi comme son prototype divin, cette même attraction de la matière : « En bas comme en haut », nous dit l’adage hermétique, ainsi que la Sagesse Cabalistique. Mais cette loi d’analogie est ici une loi de réflexion et cette réflexion de l’esprit dans la matière apparaît, comme toute réflexion, avec des caractères inversés. Le monde matériel a exercé son attraction à la fois sur l’Être spirituel — l’Étincelle divine — et sur son ombre — l’Adam terrestre.

Seulement les mobiles auxquels ils obéissent tous deux sont d’ordre inverse. L’Esprit divin de l’homme agit par don d’amour, l’homme terrestre par égoïsme et passion coupable. L’Homme céleste descend dans la personne humaine pour sauver l’homme de péché, une ombre, un reflet de Lui-même, créé à son image, auquel Il a donné la vie et la conscience, et qui, sans ce secours, se perdrait dans les fondrières de l’orgueil et de la sensualité. L’Esprit vivant descend en l’homme (involution dans la matière) pour que l’homme puisse remonter vers l’Esprit (évolution en l’homme de chair de la conscience divine).

L’action et la réaction, la descente et la remontée, sont égales, correspondent : c’est une loi de la création, une loi d’équilibre. La réaction de l’homme vers la matière est donc fatale et la chute de l’Adam terrestre quasi inévitable, jusqu’à ce que notre personnalité parvienne à dominer cette attraction et à remonter l’arc ascendant de l’évolution en rejoignant, par la conscience, son pôle spirituel. Ce cycle est à proprement parler le cycle de l’évolution de l’homme : avant de pouvoir devenir un Dieu conscient en Dieu (l’Absolu) l’homme doit faire l’apprentissage de ses pouvoirs divins par la maîtrise graduelle de l’Esprit sur les plans inférieurs de la Nature. Dans ce but, l’Esprit a dû y vivre avec une conscience limitée à ces plans : il a dû vivre dans des personnalités successives qui n’étaient que les créations de ses désirs. Il s’est identifié à chaque fois avec ses créations et ce fût là le péché d’Adam le péché de toute personnalité humaine de s’être identifié avec son « moi », c’est-à-dire sa nature éphémère, égoïste, passionnelle, animale, alors que la voix intérieure de sa conscience profonde (Jéhovah) lui rappelle incessamment qu’il est un être spirituel et que son « Soi » divin est caché au tréfonds de sa nature. Tel est donc le sens métaphysique du récit de la Genèse. Lorsqu’au sortir du règne animal l’Être s’est individualisé au stade humain, il s’est trouvé par l’éveil de son intelligence sur un plan supérieur au plan de la conscience physique : c’est le « Jardin d’Eden », le plan de la conscience mentale, le plan de l’intelligence.

Lors donc que cette intelligence naissante ne put résister, et succomba aux sollicitations de cette nature animale qu’il avait dépassée, l’homme fut chassé de l’Éden et, sous l’action naturelle de la loi du « Karma » (loi de cause à effet), il retomba dans l’incarnation terrestre — il revêtit des vêtements de peau, nous dit la Bible — engrené par ses désirs renaissants dans la « Maya » des métempsychoses indéfinies. Mais l’homme n’est pas que cet « Adam », ce moi qui succombe : il est aussi l’Étincelle divine, le Verbe éternel, le Rédempteur intérieur, promis dès le moment de sa chute. Si donc le péché originel fut pour l’homme de s’être identifié, victime de sa désobéissance ou de son ignorance, avec son moi terrestre, en goûtant, en vue de fins égoïstes, de l’arbre de la science, la rédemption sera pour lui de retrouver la vraie vie, en s’identifiant à son Principe divin, dont les activités sont symbolisées dans le mythe par l’arbre de vie.

Un sens physiologique. Il nous faut aussi, en dépit de son étrangeté, signaler ici brièvement ce sens, en raison d’une tradition, qui est aussi universellement répandue chez tous les peuples de l’antiquité que celle de l’Age d’Or. Selon cette tradition, l’humanité aurait, à un certain stade primitif de son évolution, passé de l’état androgyne à son état actuel des sexes séparés. L’étrangeté même de cette tradition la ferait rejeter de prime abord comme enfantine, si son universalité même, je le répète, ne l’imposait à notre attention. Nous ne parlerons pas des arguments qu’à tort ou à raison l’on prétend tirer ici de la clairvoyance occulte. Mais on la trouve exposée dans le « banquet » de Platon. Si fantaisiste que nous paraisse le discours d’Aristophane, il ne l’était pas aux yeux des Grecs, ce qui prouve que la tradition leur était bien connue. Et cela nous fait peut-être moins sourire aujourd’hui que l’érudition contemporaine nous apprend que la même doctrine se retrouve dans le « Pymandre » Égyptien, dans les « Védas » de l’Inde, dans le « Zend-Avesta » de la Perse, dans le livre « Eulya » de la Chine, dans la « Kabbale » juive. Il semble au surplus que le texte de la Genèse confirme en quelque sorte une tradition semblable, puisqu’au chapitre I, 26-27, il est dit que Dieu créa l’homme mâle-femelle, et non mâle et femelle, comme l’ont fait des traducteurs. La création d’Eve n’intervient que postérieurement, au Chapitre II, 18-22 : « Le Seigneur dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul : faisons-lui une aide qui soit en face de lui… Et le Seigneur, de la côte qu’il avait tirée d’Adam, forma la femme et l’amena à Adam ». Ceci ne peut signifier qu’une absurdité, si cela ne représente allégoriquement un changement de méthode dans la procréation, résultant de la séparation des sexes.

Darwin semble avoir eu l’intuition de la vérité occulte lorsqu’il écrivit ces lignes : « Il semble qu’un progéniteur lointain de toutes les races de vertébrés ait été hermaphrodite ou androgyne ». Le Dr Pascal qui décrit, d’après la « Doctrine secrète » de H. P. Blavatsky, les différentes phases successives de ce processus de différenciation des sexes, fait cette remarque que « L’androgynat existe encore dans une immense partie de la nature — chez bien des plantes et des animaux rudimentaires — et la physiologie reconnaît dans l’homme les organes rudimentaires qui représentent encore l’androgynat primitif » [16]. Le récit de la Genèse se rapporterait donc à cette mystérieuse transformation physiologique de l’humanité qui, en déchaînant les passions sexuelles aurait été la cause immédiate de la chute de l’homme.

Il est un autre point encore du dogme chrétien que je voudrais signaler ici brièvement parce que sa connaissance ésotérique projette sur ce sujet obscur un flot de clarté : c’est le dogme de la communion eucharistique, apparenté à un rite initiatique, quasi universellement répandu dans le monde antique, bien antérieurement au Christianisme. Certes, il semblera blasphématoire aux chrétiens que l’on tente d’établir un rapport, un rapprochement quelconque, entre de vieux rites initiatiques païens et l’épisode évangélique de la dernière Cène. Toutefois, il ne peut y avoir de blasphème que dans l’intention. Ce qui nous semble blasphématoire, à nous, c’est qu’on puisse a priori et par un simple préjugé de l’esprit, rejeter des rapports ou des rapprochements suggestifs qui pourraient nous révéler, et, s’il est nécessaire, rectifier à nos yeux, les vraies intentions du Christ dans un épisode, dont le sens réel aurait été, pour des raisons d’ailleurs compréhensibles, ultérieurement dénaturé et inexactement rapporté. En bref, la question qui se pose est celle de savoir si les premières générations chrétiennes, bouleversées par les terribles événements survenus et influencées ultérieurement par la prédication de saint Paul commentant ces mêmes événements, n’ont pas interprété l’épisode de la dernière Cène comme destiné par le Christ à préfigurer sa passion, sa mort et sa résurrection, alors qu’il n’aurait été, dans sa pensée réelle, que la célébration du rite traditionnel et quasi universel de communion avec la Vie Logoïque, incarnée dans l’univers entier, avec cette Vie qui, par l’intermédiaire de l’astre solaire, figure symbolique du Logos, fait mûrir le blé et la vigne — le pain et le vin — nous envoie sa chaleur et sa lumière et, par son mouvement apparent autour de la terre, fait vivre, mourir et renaître annuellement la nature entière. Ce rite en usage chez un grand nombre de peuples anciens [17] l’était aussi chez les Thérapeutes d’Égypte et les Esséniens de Palestine, avec lesquels le Christianisme primitif eût tant d’affinités et de ressemblance qu’il semble, au jugement de beaucoup de critiques, n’avoir été qu’une réforme de l’Essénisme. Composé de pain et d’eau, le repas rituel des Esséniens avait le sens d’un sacrifice et se présentait comme une cérémonie religieuse de communion fraternelle. Aux temps primitifs, telle semble aussi avoir été la forme première de la communion chrétienne, si nous en croyons Clément d’Alexandrie, un Père grec du IIe siècle, lequel nous rapporte (Stromates XII) qu’à une époque primitive une partie des Chrétiens communiait sous les espèces du pain et de l’eau, suivant en cela, remarque-t-il, la coutume des Esséniens. Ailleurs encore (Paedagogium IV), il déclare que le mélange d’eau et de vin dans l’Eucharistie, mélange qui se pratiquait en son temps, représente l’union de la loi nouvelle et de la loi ancienne. « L’eau ». explique-t-il, « est l’ancienne loi… le vin est le sang du Christ qui est le fondement de la loi nouvelle ». Or, c’est là la doctrine même instaurée par saint Paul, telle qu’elle fut rapidement généralisée après lui. Il semble que les Evangiles eux-mêmes d’ailleurs aient conservé quelques traces de l’usage primitif abandonné, puisque Marc et Luc, nous rapportant les préparatifs du dernier repas, mettent dans la bouche de Jésus cette parole : « Allez en ville, vous rencontrerez un porteur d’une cruche d’eau, et en quelque lieu qu’il entre, suivez-le et dites au maître de la maison « Le Maître vous envoie dire : « Où est le lieu où je dois manger la Pâque avec mes disciples? »

Tout ce passage semble assez énigmatique. Peut-être ce détail de la cruche d’eau est-il insignifiant ; peut-être au contraire est-il une allusion à un signe secret d’affiliation où se reconnaissaient Esséniens et Thérapeutes. En tout cas, s’il fut omis par Matthieu et Jean, ne serait-ce pas qu’il fut jugé compromettant pour la pratique nouvelle qui s’était établie?

Ce n’est pas que le Christ proscrivît l’usage du vin. L’épisode des Noces de Cana où Jésus change l’eau en vin, prouve nettement le contraire, si cet épisode est historique toutefois, et non simplement symbolique. Aux Thérapeutes également, d’ailleurs, le vin n’était pas interdit, mais au jour solennel de leur repas rituel, lequel survenait toutes les 7 semaines, c’est-à-dire au 50e jour (7 x 7), la seule boisson autorisée était de l’eau pure, le seul aliment, le pain et le sel. Après ce repas, nous rapporte Philon-le-Juif, ils chantaient des chœurs qui se prolongeaient toute la nuit, puis, ajoute-t-il, comme il arrive dans les fêtes de Bacchus, ils parviennent à un état extatique, « enivrés du vin de l’amour de Dieu et demeure jusqu’au matin dans cette noble ivresse ».

Le rapprochement avec les fêtes de Bacchus est curieux quoiqu’il demeure douteux que l’usage du vin pût amener les fidèles de Bacchus à une égale pureté dans l’extase.

Mais pourquoi l’usage ancien aurait-il été abandonné? Pourquoi, par cette substitution du vin à l’eau, le sens même du repas rituel, célébré par jésus, selon la coutume essénienne ou thérapeute, aurait-il été altéré, transformé en une sorte de rite préfiguratif de sa propre mort et du sang versé sur la croix ? Cette déformation serait le résultat de la vieille superstition que nous avons déjà dit avoir été partagée par tout le monde antique, et singulièrement par le peuple juif lui-même, la croyance à la vertu apaisante et propitiatoire du sang versé en sacrifice. Ses disciples croyaient que Jésus était le Messie et quand ils virent leur Maître livré au supplice ignominieux de la croix, ils crurent, après l’événement et une fois revenus de leur stupeur et de leur premier abattement, que le sacrifice sanglant d’une victime aussi illustre et innocente avait été agréable à Dieu, le sang versé propitiatoire au genre humain tout entier, suivant l’antique préjugé « qu’il était bon qu’un homme mourût pour tout le peuple ».

C’est donc le rapport qui fut supposé avoir existé entre les événements sanglants du Calvaire et l’épisode de la dernière Cène qui explique que l’on ait altéré, défiguré, dans la suite, le sens même du repas rituel célébré par Jésus, en faisant du pain et du vin (substitué à l’eau) les apparences symboliques et sensibles sous lesquelles le Maître offrait lui-même son corps et son sang pour le salut du monde, comme si Jésus avait voulu célébrer à l’avance sa propre mort, consentie, voulue, préméditée ! Mais où serait alors le crime du peuple juif ?

Quoiqu’il en soit d’ailleurs et que la thèse ici défendue soit vraie ou fausse, il est trois considérations qui nous paraissent s’imposer concernant l’interprétation traditionnelle du banquet eucharistique.

La première, c’est que les récits des Evangiles, relatifs à cet épisode, ne sont en somme qu’une amplification du récit de saint Paul (I Cor. XI, 23-29), récit qui est la plus ancienne version des faits. Or saint Paul nous dit lui-même qu’il s’agit pour lui d’une révélation, d’une vision de sa part, et non d’un récit basé sur le témoignage d’autrui, c’est-à-dire des commensaux du Christ.

La seconde remarque est que si, en dépit de cette constatation, nous admettons tout de même l’historicité du fait, encore faudrait-il prouver que l’épisode a été exactement rapporté et qu’il eut réellement ce caractère prophétique que saint Paul et les Évangélistes lui attribuèrent par la suite : car si le croyant est tenu ici d’accepter, les yeux fermés, les solutions de la foi, l’homme qui revendique le droit de réfléchir librement est fondé au contraire à se poser ces questions.

Enfin, quel qu’ait pu être le caractère véritable de l’épisode de la dernière Cène, on peut aussi se demander si ceux-là même qui nous le transmirent ne méritèrent pas ce reproche que le Christ adressa précisément aux apôtres qui ne comprirent ses paroles que dans le sens le plus étroit et le plus littéral. On sait les subtilités théologiques auxquelles donna lieu ultérieurement le dogme de la transsubstantiation. Selon ce dogme, tel qu’il fut défini par l’Église sur la foi des textes scripturaires pris à la lettre, le pain et le vin, dans le sacrement eucharistique, perdent, par la consécration, leur substance propre pour être changés en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ. Ce ne sont plus dès lors, sur l’autel, que les apparences (les accidents) du pain et du vin, la réalité, la substance, c’est le corps et le sang du Christ Jésus lui-même. Une telle compréhension représente-t-elle bien la pensée du Maître ? Dans l’Evangile selon saint Jean (ch. VI), nous voyons que Jésus reproche à ceux qui l’écoutent de prendre à la lettre et dans un sens matérialiste les paroles rituelles : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang… C’est l’esprit qui vivifie », ajoute-t-il, « la chair (c’est-à-dire la lettre) ne sert de rien. Mes paroles sont esprit et vie ». Or les Chrétiens en affirmant que le pain et le vin deviennent réellement, dans le sacrement, le corps et le sang du Christ, ont-ils jamais fait autre chose que de s’attacher étroitement au sens littéral des paroles rituelles, au lieu d’en saisir l’esprit, c’est-à-dire le sens symbolique ou spirituel?

Mais comment comprendre alors l’épisode du banquet eucharistique, si nous envisageons la double hypothèse qu’il s’agit là réellement d’un épisode historique et, d’autre part, que les versions évangéliques de l’épisode sont suspectes de l’interprétation tendancieuse qui fut imaginée après coup par la foi chrétienne, influencée par la passion et la mort de Jésus? Et encore, nous disent les catholiques, que pourrions-nous savoir, dans cette dernière hypothèse, du haut mystère célébré par le Christ et ses apôtres, en dehors des Ecritures qui, seules, le relatent et l’interprètent?

Pour nous qui croyons sincèrement que, derrière les rites, les pratiques, les dogmes religieux, se cache presque toujours une vérité première, altérée ou déformée, ainsi que nous l’avons dit, nous estimons que pour comprendre le caractère vrai, original, du mystère célébré par le Christ, il nous faut, une fois de plus ici, mettre l’épisode en rapport avec les rites similaires des Mystères antiques, en lesquels l’agapè, ou banquet rituel, était soit un rite symbolique, soit une étape initiatique de ces mystères.

Nous avons dit aussi les rapports étroits que Jésus semblait avoir noués avec les Esséniens et les Thérapeutes et le grand rôle que jouait dans ces associations pieuses le banquet rituel. Or, il semble que dans le Christianisme primitif, le banquet eucharistique ait présenté ce même caractère d’un repas pris en commun, tel qu’il se célébrait chez les Esséniens et les Thérapeutes. Ne voyons-nous pas en effet saint Paul, dans sa première épitre aux Corinthiens, reprocher aux fidèles de cette Église d’avilir et de dénaturer le « repas du Seigneur » en venant en hâte, chacun, manger son repas en particulier sans attendre les autres, et en se permettant des excès de table, de façon, dit-il, que les uns ne trouvent pas à manger à leur faim (?) , tandis que les autres ont fait bombance (I Cor. XI, 22, 33-34). Même en faisant abstraction de ceux qui commettent ces excès, un repas rituel où chacun peut légitimement manger à sa faim, voilà qui ne cadre guère avec le sacrement de communion, tel qu’on le comprend aujourd’hui !

Le sens du banquet rituel dans les mystères anciens, et tel que le concevait vraisemblablement Jésus lui-même en le célébrant avec les apôtres, était en rapport étroit avec l’idée du sacrifice divin dans la création [18] et avec celle, ainsi que nous l’avons dit, d’une participation directe à la Vie divine, à la Vie du Logos, auquel les offrandes étaient consacrées. Nous croyons d’ailleurs qu’il n’y a pas de génération spontanée dans les institutions et que pour comprendre le symbolisme des formes religieuses les plus évoluées, les plus purifiées, on ne peut les dissocier entièrement des formes même primitives dont elles sont graduellement dérivées. Celles-ci ont pu être grossièrement superstitieuses et d’apparence absurde. Nous avons dit précédemment qu’à l’arrière-plan des superstitions se cache souvent quelque vérité profonde, ésotérique, que l’inconscient social perçoit sans pouvoir encore se la formuler à lui-même, ni l’exprimer d’une manière rationnelle. Il ne doit donc pas nous être interdit de rechercher les premiers fondements du rite de communion dans les sociétés les plus primitives, quelle que soit la forme rudimentaire et barbare sous laquelle ce rite, quasi universel, se retrouve alors. C’est ainsi que nous le rencontrons dès le stade totémique. Le « totem », on le sait, représente généralement un animal ou un végétal, dont le clan ou la tribu porte le nom, et qui est l’ancêtre commun divinisé, dont tous les membres sont censés descendre. Or, tous les peuples, y compris les Sémites, ont passé par le stade totémique. L’idée en soi du totem est manifestement puérile et superstitieuse. Pourtant, il n’est pas déraisonnable de penser que peut-être elle se réfère occultement à quelque réalité transcendantale : la parenté universelle des êtres dérivés d’une même source divine originelle et leur filiation sur l’échelle ascendante de la Vie. Une idée aussi élevée dépasse naturellement de beaucoup le niveau de la conscience du primitif qui ne peut encore la saisir et l’imaginer que sous la forme concrète et naïve d’une filiation supposée dans une lignée imaginaire, animale ou végétale.

Quoiqu’il en soit, pour le primitif, l’animal ou le végétal « totem » est « tabou », c’est-à-dire que nul ne peut le manger, mais, à certaines époques, après un rituel de purification et un cérémonial propitiatoire, on l’immolait en sacrifice pour le manger en un banquet sacré. La consommation de sa chair était alors censée faire participer chacun des convives aux vertus divines de la victime sacrifiée.

Ces rites, si saugrenus qu’ils paraissent, se retrouvent néanmoins aussi à des stades de civilisation beaucoup plus avancée. C’est ainsi que les Egéens qui découpaient et mangeaient leur taureau sacré, ou les Egyptiens qui pratiquaient des rites similaires, étaient des peuples déjà hautement civilisés et cultivés. Sans doute, leur rite de communion semble-t-il être, à première vue, une survivance barbare, anachronique, de l’âge totémique, par lequel ils passèrent dans leur enfance. Si le rite a perduré néanmoins, le fait ne peut s’expliquer que s’il est justifié, rationnellement, par un symbolisme secret, incompris du profane. Il serait contradictoire, en effet, nous l’avons déjà fait remarquer, de supposer que dans le seul domaine religieux des peuples aussi avancés en civilisation eussent conservé la mentalité prélogique des primitifs. Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé que chez ces peuples (Égypte, Crète, Perse, etc.), le rite totémique ne tarda pas à se mélanger ou à s’exprimer en fonction du mythe solaire. L’ancêtre commun, c’est le démiurge, représenté par le soleil. Le Dieu-Soleil est alors figuré, suivant les époques et les pays, soit par un taureau, soit par un bélier ou les poissons (Oannès – Vichnou), selon le signe correspondant du Zodiaque, dans lequel se trouve le soleil à l’équinoxe du printemps (Pâques). On croit dès lors participer à la vie divine du Cosmos, en consommant ce jour-là, dans un repas rituel, l’animal symbole, le taureau ou le bélier sacré (l’agneau pascal), immolé en sacrifice. La fréquence et les modalités du rite pouvaient naturellement varier grandement, s’avilir de superstitions grossières, mais il semble que la même signification occulte ait été à l’origine de toutes ces pratiques et ait présidé à leur instauration première. Si donc le bœuf sacré était noyé au bout de 25 ans dans une fontaine sacrée, consacrée au soleil [19], si le taureau sacré était découpé en morceaux et mangé en Crète [20], s’il était égorgé en Perse par les prêtres de Mithra, si l’agneau pascal était rituellement abattu et consommé par les Hébreux, c’étaient là, aux yeux des initiés, de pures cérémonies symboliques, commémoratives du sacrifice divin qu’impliquait la « résurrection », soit le perpétuel renouvellement de la vie dans la création universelle. Dès lors, le rite sacrificatoire, accompli selon les règles, était censé avoir, en vertu du symbole de la résurrection, une vertu bénéfique. Le sang de la victime sacrifiée régénérait la nature — de là le baptême du sang dans le mithraïsme — faisait fructifier les biens de la terre, tandis que la puissance même du Dieu solaire, que figurait l’animal rituellement immolé, passait dans l’âme de l’officiant sacrificateur. Après cela, la victime était consommée dans un repas de communion qui permettait à tous les participants de bénéficier de sa vertu régénératrice. Le dieu victime devenait ainsi un dieu rédempteur ou sauveur.

Quoiqu’il en soit et d’où qu’il vienne, nous ne pouvons que constater ce parallélisme des croyances et pratiques dans les diverses mythologies antiques. Qu’il s’agisse de dieux solaires ou lunaires, ou de dieux de la végétation, liés les uns aux autres d’ailleurs, qu’il s’agisse de Mardouk (Assyrie), de Thammuz (Babylone), d’Attis (Phrygie), d’Adonis (Syrie), d’Osiris (Égypte), ou de Mithra (Perse), le trait le plus saillant de leur histoire mythologique, nous dit Charles Guignebert, « c’est qu’ils sont censés mourir à une certaine époque de l’année pour ressusciter bientôt, mettant ainsi au cœur de leur fidèles une douleur profonde et une allégresse délirante » [21]. Cette commémoration périodique de la mort et de la résurrection annuelles du dieu cosmique se célébrait à deux époques, à l’équinoxe d’automne et à celle du printemps. Mais le plus souvent mort et résurrection sont réunies en la même fête de Pâques. Elle est alors caractérisée par un double rite, le sacrifice de l’animal symbole et le repas de communion.

« N’importe quel historien des religions », écrit à ce propos Edouard Dujardin, « … sait aujourd’hui quelle valeur sacramentelle les repas sacrés ont eu dans toutes les religions, l’école anthropologique a établi depuis longtemps qu’en participant à une même nourriture, les hommes ont cru créer entre eux un lien, un lien matériel, facteur d’un lien spirituel. On sait même qu’un très grand nombre de ces repas sacrés avaient pour objet l’absorption même de la chair du dieu » [22].

S’offusquera-t-on d’un pareil rapprochement avec la Cène chrétienne ? Mais c’est saint Paul lui-même qui rapproche ces rites les uns des autres pour les opposer d’ailleurs. Ne nous dit-il pas que manger les viandes consacrées aux démons, c’est communier avec eux (I Cor. X, 20), tandis que manger le pain dans le banquet eucharistique, c’est communier avec le corps du Seigneur? (id. 16). Mais tout ceci est pareillement absurde, peut-on faire remarquer, si c’est pris à la lettre. Tout ceci ne dépasse pas le stade de la mentalité totémique et révèle une mentalité illogique de primitif, si cela ne renferme pas un sens ésotérique, un mystère connu des initiés, ce mystère étant celui de l’Unité de la Vie sous-jacente à la multiplicité des formes et le banquet sacré étant la communion symbolique des participants à cette Vie, dont le perpétuel sacrifice est le pouvoir régénérateur de la nature entière.

J’ai dit que le soleil fut désormais chez les peuples de haute civilisation la figure symbolique, non plus de la vie du clan ou de la tribu, mais de la Vie cosmique sous son double aspect créateur et régénérateur. Et vraiment l’on ne voit pas quel plus beau symbole les peuples auraient pu choisir que celui de l’astre du jour qui distribue libéralement sa lumière et sa chaleur, fait vivre ici-bas tous les êtres, mûrir les moissons et les fruits de la terre. Le fait que le même Dieu apparaît dans beaucoup de cultes anciens, tantôt comme Dieu du soleil, tantôt comme Dieu de la végétation, ou comme incarné dans l’animal sacré, l’animal-symbole, ou encore dans un homme divin, Osiris, Apollon ou Dionysos, prouve à l’évidence que la seule Divinité, ésotériquement parlant, est la Vie cosmique qui soutient et anime pareillement toutes choses, les hommes, les animaux et les plantes. Et l’on voit ainsi par quelle suite logique, le blé et la vigne, le pain et le vin, représentant les fruits de la terre mûris au soleil ont été pris comme les symboles naturels les mieux appropriés de cette Vie universelle, la chair et le sang du Dieu Cosmique, du démiurge solaire [23]. Le polythéisme gréco-romain personnifia par deux divinités — Cérès et Bacchus — les réalités figurées par le pain et le vin.

« Aux Ambarvalès, les fêtes données en l’honneur de Cérès (Déméter) », écrit H. P. Blavatsky [24], « l’arval, l’assistant du Grand Prêtre, vêtu de blanc immaculé, plaçant l’Hostia (les offrandes du sacrifice) , un gâteau de blé, de l’eau et du vin, goûtait le vin des libations et le donnait à goûter à tous les autres. L’oblation ou offrande était alors élevée par le Grand Prêtre. Cette offrande symbolisait les trois royaume de la nature : le gâteau de blé, le règne végétal, le vase du sacrifice ou calice, le règne minéral, et le pall (l’écharpe) du hiérophante dont une extrémité était posée sur la coupe contenant le vin de l’oblation, était fait en pure laine blanche de toison d’agneau » [25].

A Rome, avant Numa, on présentait comme offrande rien que des fruits de la terre. Mais après Numa — un initié — les pures traditions se corrompirent et l’usage s’introduisit des sacrifices sanglants. Sur l’animal offert en sacrifice, on jetait au préalable une pâte, faite de farine de blé (froment à Rome, orge en Grèce) appelée « mola » — d’où le verbe immoler. Le prêtre sacrificateur goûtait ensuite le vin, en offrait aux assistants, puis le versait entre les cornes de la victime (libations). Dans le Christianisme, le Verbe assimilé au soleil, le Christus-Sol, devient le « Messias » (de messis : moisson), celui qui fait lever les moissons, germer le blé et mûrir la vigne produisant le vin servant au sacrifice de la messe. Jésus se dit la vigne, et son père, le vigneron. C’est de « Messis » d’ailleurs que vient le mot de « Messe », et c’est toujours ce même symbolisme solaire qui a fait donner à l’hostie, au pain eucharistique, dans l’ostensoir d’or, la forme même du soleil éparpillant ses rayons. Et de même que dans la religion grecque de Dionysos-Bacchus (culte orphique), ce dieu s’offre en libations aux dieux pour que les hommes atteignent à la félicité, de même, mais par une incompréhension étrange du caractère symbolique du rite célébré, la foi catholique nous enseigne que, dans le messe, c’est le sang réel du Christ qui, sous les espèces du vin, est offert en libations pour le salut du genre humain.

Que ce rite de communion fut un rite universel, antérieur au Christianisme, nous est prouvé par la Bible elle-même qui nous montre le personnage mystérieux de Melchissédek offrir le pain et le vin à Abraham. Le pain et le vin apparaissent comme les substituts de tous ces breuvages symboliques conférant l’immortalité divine : l’ambroisie, le nectar des dieux chez les Grecs, le Sôma védique, l’haôma mazdéen, l’hydromel des Scandinaves, etc. Chez les Hébreux, disons-nous, le pain et le vin étaient joints aux offrandes animales (les pains de proposition), et le fait de consommer les objets sacrifiés à Jéhovah impliquait alliance et communion avec Lui, nous dit saint Paul (I Cor. X, 18). Les trois parties principales de la messe qui résument tout ce rituel, l’offertoire, la consécration et la communion, représentent donc les phases d’un cérémonial dont le sens symbolique véritable fut ultérieurement modifié sous l’influence des circonstances que nous avons dites. Quelle que tardive que soit l’interprétation que lui donnèrent, après la mort du Maître, saint Paul et les premiers Chrétiens, on peut donc admettre que Jésus ne fit, dans l’épisode de la Cène, que célébrer, dans son sens antique et traditionnel, le rite de la communion sous les espèces du pain et du vin, symboles de la Vie divine qui anime toute chose de son souffle créateur. Et que, de même que le Hiérophante des Mystères, unifié à son Dieu, parlait en son nom, de même jésus, un avec son Père, Grand Prêtre du Dieu cosmique, dit à ses apôtres, en leur présentant les mets rituels : « Prenez et mangez, ceci est mon Corps, ceci est mon Sang ».

Une pareille exégèse ésotérique devrait s’appliquer à tous les dogmes du Christianisme pour pénétrer la véritable signification spirituelle de ceux-ci. Ainsi la religion de l’Esprit vivant pourrait-elle triompher du fétichisme de la lettre morte qui prévaut aujourd’hui. Ainsi la matière religieuse deviendrait-elle un aliment assimilable à l’esprit et au cœur de l’homme, vraiment digne du nom d’homme. Ainsi la foi religieuse, illuminée par l’inspiration spirituelle — la grâce intérieure — refoulerait-elle dans l’ombre la croyance fanatique, irrationnelle, qui règne souverainement dans tous les milieux chrétiens, et qui n’est, à tout prendre, qu’une attitude butée, obstinée, de l’esprit, faite de superstition craintive et de préjugé aveugle.

Faut-il ajouter qu’un travail identique devrait être entrepris à l’égard des mythes, légendes, croyances, des religions antiques. Le vrai catholicisme, en effet, est ésotérique, universaliste, et transcende toutes les religions positives qui se sont succédées dans l’Histoire. Mais un tel travail excéderait manifestement tant les limites de ce livre que les capacités de son auteur. L’œuvre néanmoins serait bien digne de tenter quelqu’érudit de l’avenir qui joindrait à ses qualités d’historien et de psychologue, celles, beaucoup plus rares encore, de l’initié. Ainsi serait reconstituée l’unité ésotérique de la Révélation primitive.


[1] A l’exception pourtant de l’enseignement des anciens Mystères (Egypte, Grèce, etc.) qui était secret, ainsi que nous le verrons.

[2] La personnalité remarquable mais si complexe d’H. P. Blavatsky a été l’objet de calomnies, d’attaques injustes et furieuses, de rancunes aussi et de moqueries, inspirées par la haine compréhensible de tous ceux dont, sans ménagements, elle attaquait les croyances et les préjugés, et dont, théologiens ou savants, elle ébranlait le crédit et le prestige dans le monde. A ceux qui voudraient être renseignés exactement sur cette grande âme, sur sa science profonde et mystérieuse, sur son véritable caractère, nous ne pouvons que recommander ici le beau volume biographique que lui a consacré William Kingsland, un auteur anglais de valeur qui l’a intimement connue : « The real H. P. Blavatsky ». (London, John Watkins, 1928.)

[3] Revue « Lucifer », avril 1891.

[4] Œuvres complètes de J. de Maistre (vol. V, p. 239 — 1884).

[5] Des Dieux et du Monde.

[6] Dans le « Figaro Littéraire », art. d’André Rousseaux « Platon et les mystères d’Eleusis ».

[7] Critique du livre de G. Méautis : « Platon vivant » (Albin Michel).

[8] Le bandeau (strophion) et la robe de pourpre étaient « les signes de l’initiation sacerdotale ».

[9] Lactance reconnaissait, au IVe siècle de notre ère, que les livres hermétiques étaient considérés comme documents authentiques de l’ancienne théologie des Égyptiens et, de nos jours, le déchiffrement des hiéroglyphes confirme le bien-fondé de cette assertion. Cfr Louis Ménard : Hermès Trismégiste. Introduction, et Moret : Mystères Égyptiens, ch. II.

[10] R. Steiner : « Le mystère chrétien et les mystères antiques » (Perrin).

[11] « Les Mystères d’Éleusis », par G. Méautis, professeur à l’Université de Neûchatel (Ed. La Baconnière).

[12] « L’Inde avant le Bouddha » (Flammarion).

[13] « Doctrine secrète ».

[14] Au surplus, quelle injustice et quelle partialité de la part du Créateur, faisant naître une moitié de l’humanité sous une loi de perdition et l’autre moitié sous celle de la Rédemption.

[15] A. Besant : « La Généalogie de l’Homme » (Public. théosophiques Paris).

[16] « La sagesse antique à travers les âges » (Art indépendant).

[17] Dans la maison des Mystères, à Pompéi, les fresques représentent vraisemblablement les rites ou les étapes de l’initiation orphique : la prise d’habit (Syndon), la catéchèse, l’agape ou communion, l’annonciation, la passion (flagellation) , préludes à la mort et à la résurrection.

[18] Vraisemblablement, pour commémorer le sacrifice primordial du Logos, lequel pour évoluer le monde a consenti à limiter son infinitude dans les limites de la création.

[19] On sait que par suite du mouvement rétrograde apparent du ciel (précession des équinoxes) le soleil semble entrer tous les 2.160 ans environ dans un autre signe du Zodiaque. Il lui faut ainsi 25.000 et des ans pour faire le tour complet de la zone zodiacale. Ce chiffre de 25.000 ans, c’est la grande année solaire, la grande année selon Platon, considérée dans toute l’antiquité, Egypte, Grèce, Chaldée, Inde, comme le cycle le plus important. Le chiffre 25 était, peut-être pour cette raison, pris comme symbole de la grande année solaire.

[20] Suivant la fable grecque, Zeus, le Dieu du Ciel, s’était, sous le nom de Dionysos, incarné dans un taureau qui fut tué, dépecé et mangé par les Titans. Ce n’est évidemment pas pour commémorer un tel crime pour lequel les Titans furent foudroyés que les mystes de Dionysos agissent de même en tuant et en mangeant leur taureau sacré : mais c’est parce que ce qui est un crime dans la fable est au contraire devenu pour eux un sacrifice rituel qui leur permet de communier avec la Vie divine, mystérieusement incluse dans le symbole consacré.

[21] « Le Christianisme antique » (Flammarion).

[22] « Grandeur et décadence de la Critique » (Messein).

[23] Les fêtes en l’honneur d’Apollon, Dieu solaire, fils du Dieu suprême (Zeûs), était dans la mythologie grecque, célébrées par une hécatombe solennelle de 100 têtes de bétail qui donna son nom au mois de juillet : « Hecatombéon ».

[24] « Les origines du rituel dans l’Église et la Maçonnerie ».

[25] C’est l’origine du « pallium » porté par le Pape, et qui est pareillement fait de laine blanche, bordée de croix.