Pierre d’ANGKOR – Itinéraire d’un Pèlerin de l’Absolu 1953
CHAPITRE V
EXPÉRIENCE MYSTIQUE ET HAUTE SCIENCE
« Heureux qui a gardé la jeunesse de son appétit métaphysique! »
PEGUY
Ainsi que nous l’avons dit, les religions, si vénérables soient-elles, ne peuvent nous donner la réelle connaissance. Elles nous apportent une connaissance symbolique, approximative, et souvent altérée, hélas, de la science des Maîtres. Si haute soit cette dernière, elle n’est pourtant que la connaissance d’autrui et n’est donc, pour nous, qu’une connaissance de seconde main. Or, la vraie connaissance n’est pas basée sur l’autorité extérieure de qui que ce soit. Connaître, c’est apprendre par soi-même et non par personne interposée. La vraie connaissance est personnelle, initiatique : elle résulte d’une illumination intérieure de l’âme, d’une extension de notre propre conscience, d’une expérience vécue. Sur quoi porte cette expérience? De tout ce que nous avons dit précédemment, il résulte deux conclusions : La première est que Dieu ou l’Être en soi, dans sa nature absolue, non-manifestée, est inconnaissable, au sens précis de ce mot, mais qu’Il peut être atteint, perçu, dans l’expérience transcendantale de l’union mystique. C’est là, peut-on dire, un postulat de l’expérience mystique universelle.
La seconde est que cet Absolu en tant que manifesté dans et par l’univers visible et invisible, en tant qu’Il fait l’Unité de Vie et d’intelligence de cet Univers (Logos, Ishvâra, etc.) est connaissable. Cet univers, qui personnifie l’Absolu, est alors objet de ce que nous appelons la science, celle-ci n’étant que l’étage, inférieur en quelque sorte, d’une science intégrale que nous nommons la Haute science.
D’où résulte la division de ce chapitre.
I. L’expérience mystique de l’Union divine.
Les sages et les saints, à quelque climat religieux qu’ils appartiennent, nous disent tous que pour atteindre l’Absolu, le Suprême, il nous faut une puissance supérieure à l’intellect. Pourquoi donc notre intellect ne peut-il y suffire ? Pourquoi ne pourrait-il, sinon nous faire comprendre, du moins nous faire connaître l’Absolu, en retrait en quelque sorte de l’existence manifestée? Et si, comme l’affirme la Bible, l’homme est créé à l’image de Dieu, pourquoi ne pourrions-nous, à l’instar des théologiens, attribuer à l’Absolu Lui-même, au Non-manifesté, ces trois facultés humaines que les religions attribuent au « Seigneur » de l’Univers, à sa Vie manifestée, soit la Volonté, la Sagesse et l’Amour, portées toutes trois à la suprême puissance? [1]
Pourquoi donc là où règne l’Absolu, l’Etre en soi (et non la dualité opposée Dieu et le monde) ne peut-il y avoir ni intelligence, ni amour, ni activité, au sens humain de ces mots ? Un tel problème est-il insoluble ? Dépasse-t-il trop notre esprit ? Ou bien au contraire la réponse est-elle simple? Cette seconde hypothèse semble vraie, du moins du point de vue simpliste de notre logique : car comment l’intelligence serait-elle possible dans l’unité, l’homogénéité absolue, c’est-à-dire là où il n’y a rien à connaître, là où il n’y a pas la dualité du connaisseur et de l’objet à connaître puisque, par hypothèse, l’Absolu est seul. Mais pourquoi l’Absolu ne pourrait-il se connaître par réflexion sur Lui-même ? Parce que se connaître comme Soi implique un non-soi auquel on s’oppose, donc la dualité. Pour que l’Absolu puisse se connaître comme Moi unique, Il doit donc se différencier, se dédoubler en quelque sorte, en s’opposant fictivement quelque chose qui ne soit pas Lui. D’où la création de ce Non-Moi, l’univers, qui, dans l’Absolu, ne peut apparaître que comme réalité illusoire, passagère, mayâvique, reflétant comme dans un miroir magique un mirage limitatif de Lui-même. Il est évident que, du point de vue absolu, ce Non-Moi n’est rien, mais en tant qu’Idée divine il devient quelque chose. Les univers périodiques et temporels [2] sont donc le moyen par lequel l’Absolu exprime éternellement ses possibilités indéfinies d’existence manifestée, et se connaît Lui-même. Néanmoins l’Existence ne peut jamais entamer l’intégrité de l’Être en soi, non-manifesté ; le relatif ne peut modifier, ni augmenter, ni diminuer, l’Absolu. De même, aucun attribut de l’Existence ne peut convenir à l’Être en soi, qui est impensable. Non-manifesté et manifesté forment pourtant inséparablement la Réalité-une, comme est une l’aiguille de la boussole qui est blanche en haut et noire en bas, et qui est pourtant la même aiguille, subissant une identique impulsion qu’elle traduit par des mouvements inverses vers des pôles opposés : Absolu-existence, aspir et expir de Brahman, l’Unité de l’Être.
Nous disons donc que les univers périodiques, procédant les uns des autres et qui se succèdent éternellement, sont les seules manifestations possibles par lesquelles se traduit à Elle-même l’Intelligence de Dieu ou Conscience absolue. Ainsi, lorsque l’Absolu cesse d’être comme tel, en quelque sorte, la dualité apparaît : Dieu et le Monde, le Créateur et sa créature. L’intelligence (l’étymologie du mot l’indique : inter legere) implique donc non pas unité, mais dualité et multiplicité. Comment en effet dans l’Absolu, dans la Réalité-une, homogène, pourrait-il y avoir cette multiplicité de rapports que suppose le jeu de l’intelligence? Il y a ici contradiction formelle [3]. L’intelligence, c’est le discernement entre des similitudes, des différences, des analogies, des oppositions, des nuances, Elle suppose la diversité hétérogène, et exclut donc l’unité. Elle crée des barrières, des limitations. Nous sommes ici dans le domaine du relatif, non de l’Absolu. L’intelligence ne peut donc naître qu’au sein d’une multiplicité d’êtres ou d’essences qui entrent en contact, en relations mutuelles. Il en est de même de la Volonté qui doit trouver hors de soi un terrain pour s’extérioriser, se manifester, et de l’Amour, qui suppose également un autre que soi-même, sur qui se porter. Du point de vue simplement logique donc, la notion double du Soi divin, corrélative à celle du Non-Soi, est contradictoire, nous l’avons dit, avec la notion totalitaire de l’Absolu, lequel représente la Réalité homogène, sans attributs, sans qualités (Nirgunâ Brahma).
C’est ce qu’exprimait la Sagesse hermétique du Pymandre : « Dieu n’est pas une intelligence mais la cause qui fait que l’intelligence existe ; Il n’est pas un Esprit mais la cause qui fait que l’esprit existe ; Il n’est pas la lumière mais la cause qui fait que la lumière existe ». Il transcende en fait toutes nos catégories parce qu’Il transcende la mayâ de l’existence. L’Unité de l’Etre est au delà de toute dualité manifestée : le bien et le mal, le statique et le dynamique, le continu et le discontinu, etc. Mais l’Univers, sa manifestation, est tout cela. L’Existence universelle est la trinité divine : Intelligence, Amour, Volonté. Nous disons donc que du moment que l’Absolu (solutus ab omni re) entre en relations, en tant que créateur, avec un Non-Soi, un Univers, il sort de sa condition absolue pour devenir le Seigneur, le Démiurge (Logos, Ishvara, Saguna, Brahma), le Soi qui s’oppose un Non-Soi, une Ame qui se distingue et s’oppose au Corps qui la limite [4]. Le Créateur est donc conditionné par sa création même.
Pour autant que la raison humaine puisse ici s’exercer sans dérailler, on pressent ainsi le pourquoi de cette manifestation périodique de l’univers. C’est le réveil cyclique de l’intelligence, de l’amour, de l’activité au sein de l’Absolu, le rythme éternel, les jours et les nuits de Brahman. Dieu a besoin du monde pour que puisse naître la Conscience de Soi. La Conscience absolue est une potentialité infinie et c’est seulement par le contact avec le non-soi que peut se développer graduellement en l’Unité la conscience de soi par le développement des facultés de sensation, d’émotion, de désir, sources de l’intelligence et de pouvoirs plus élevés. Sans ce dédoublement, sans la perception d’une opposition, la conscience de soi demeurerait impossible.
Il en est de même d’ailleurs pour l’homme microcosme du macrocosme. L’homme apprend à se connaître, à discerner qu’il a une âme, quand il sent en lui une opposition entre des aspirations supérieures et ses instincts, ou les appétits de son corps. C’est toujours par des oppositions, par des dédoublements successifs (moi physique, moi émotif, moi mental) que l’individu apprend à se connaître mieux, à s’approfondir, à distinguer sa nature essentielle de ses instruments de conscience. Et il en est de même aussi, je l’ai dit, de cet autre aspect de la conscience qu’est l’amour. L’amour implique cette dualité, celui qui aime et celui qui est aimé. Avant de pouvoir passer au pôle divin de l’amour cosmique, de l’amour créateur qui se déverse avec la joie du don gratuit dans la création toute entière, l’être doit passer par l’apprentissage de l’amour égoïste, de l’amour qui prend pour soi, pour le petit moi particulier, à l’effet d’apprendre petit à petit par la déception et la douleur à transcender ce moi égoïste et séparatif. Et il en est encore ainsi pour la volonté particulière de l’homme, en tant qu’elle méconnaît la loi cosmique, qu’elle se dissocie d’avec la Volonté-une de l’univers et prétend s’opposer à elle.
Ainsi donc s’éveillent progressivement dans l’univers les pouvoirs divins de l’Intelligence, de l’Amour et de la Volonté universels, attributs de la Vie cosmique : potentiels seulement dans l’Absolu, ils apparaissent personnifiés, limités, dans le Soi cosmique, dans le « Seigneur » de l’Univers.
Mais ce « Seigneur », ce Logos de l’Univers, qui, à nos regards, se confond avec l’Absolu, comment pouvons-nous le connaître, si, ainsi que le disent les Sages, Il échappe en soi à l’emprise de notre intellect, si nous ne pouvons l’approcher par les détours du raisonnement, le définir, le cerner, par des attributs, des concepts, des images, bref par un langage emprunté à notre monde sensible et qui nous ferait verser dans l’anthropomorphique ? Une autre voie, nous assure-t-on, nous est ici ouverte. Là où l’intellect se montre impuissant, la force de l’amour peut nous mener. Et il semble qu’ici encore tous les grands mystiques soient d’accord. L’intelligence, nous disent-ils, étant la faculté supérieure du « moi » est influencée par les passions du « moi » et sujette à l’orgueil. Elle nous perd. Rappelons ici la parabole de l’Evangile. Jésus nous présente la parabole du Père accueillant avec amour, sur le seuil de sa demeure, l’enfant prodigue, la brebis perdue, rentrant au bercail. Pourquoi donc la brebis s’est-elle perdue? Parce qu’elle a suivi les fantaisies dangereuses de l’intellect. L’orgueil l’avait perdue, mais elle est rédimée par l’amour du foyer natal.
Ici aussi, nous trouvons chez Krishnamurti un enseignement analogue, mais explicité plus directement et non sous le voile d’une parabole. Il nous dit qu’on n’atteint pas le Réel par la pensée conceptuelle, mais par l’Amour. Est-ce à dire qu’il faille dissocier l’amour de l’intelligence et exclure celle-ci dans cette approche ou cette recherche de Dieu? Non certes, et nous voyons les mystiques chrétiens eux-mêmes le reconnaître. Sans doute, tous les vrais mystiques, chrétiens et non chrétiens, reconnaissent-ils cette nécessité d’imposer le silence aux puissances du sentiment, de l’imagination et de la pensée discursive, avant d’aborder les sommets de l’union mystique. Pourquoi? Mais parce que ces puissances en nous sont naturellement orientées vers le monde sensible. Or, comme le dit la grande sainte Thérèse d’Avila, « nous devons être endormis pour les choses de la terre ». Mais ce sommeil ne doit pas être l’annihilation de la faculté. Ce sommeil momentané de la pensée a pour but de permettre à notre faculté intellectuelle de changer son orientation. Il lui faut apprendre à se hausser à un plan supérieur où elle devra s’éveiller. Faire taire le mental, soit la pensée et l’imagination, ce n’est donc pas les supprimer, les détruire, pour s’abandonner à une hébétude aveugle, passive et purement sentimentale. François d’Osuna, qui fut le maître de sainte Thérèse et influença toute sa pensée, insiste à plusieurs reprises sur le caractère intellectuel de l’expérience mystique : « C’est, dit-il, la partie la plus haute de la raison qui s’unit immédiatement à Dieu par amour et non pas d’une façon discursive », car alors « cessent presque complètement les opérations des puissances » [5]. Il semble donc que l’intelligence elle-même doive en quelque sorte se scinder et que ce soit à ses activités inférieures, orientées vers la terre, qu’il importe surtout d’imposer le silence. Et aussi, ajouterons-nous, à ces préformations mentales, qui empêchent le plus souvent les mystiques des diverses religions de comprendre, de saisir le sens ou la vraie signification de leurs visions quand celles-ci ne rentrent pas exactement dans les cadres rigides de leurs croyances. Nous en verrons un exemple.
Krishnamurti nous dit également que ce qui nous fait voir ce qu’il nomme le Réel, ce n’est pas le sentiment aveugle de l’amour, mais ce qu’il appelle l’amour-lucidité. L’amour-lucidité, qu’est-ce, sinon l’amour éclairé, illuminé par l’intelligence, les deux ne faisant plus qu’une seule faculté? Loin donc d’isoler ou d’opposer l’intelligence et le sentiment, il les conjugue à une octave supérieure, les associant étroitement en une faculté nouvelle, unique, l’intuition spirituelle, perception ou vision extatique, qui, unifiant le connaisseur à son objet, lui permet ainsi d’atteindre le Réel, l’Unité. Répétons ici le mot de sainte Thérèse elle-même : « Dans l’extase, l’esprit de l’âme devient une même chose avec Dieu ».
On le voit, c’est partout et toujours le même enseignement des Sages et des Saints concernant l’union ou la fusion divine : L’Eternel est Un et l’Un ne peut être rejoint par l’homme que lorsque son « moi » particulier est transcendé, dépassé.
Est-ce à dire maintenant que l’individu qui rejoint ainsi l’Unité se perde entièrement dans la Divinité ? L’individualité est-elle alors dissoute, anéantie à jamais ? La réponse que l’on nous donne est négative. Un vieux texte sanscrit exprime par une image poétique ce retour à l’Unité : « La goutte d’eau retourne à l’Océan sans s’y perdre ». Mystère suprême assurément. Ce que l’on nous affirme, c’est que l’individualité elle-même n’apparaît plus alors comme une entité séparée, distincte, mais comme une potentialité, un mode particulier, unique, original, de manifestation dans l’Absolu, doué des mêmes propriétés et que Celui-ci contient en Lui-même sans en être autrement affecté — ni enrichi, ni appauvri — dans sa propre substance. Mais hâtons-nous de quitter ces sommets où sombre notre raison.
Comment, dira-t-on, pouvons-nous savoir que cet Absolu existe réellement, que nous ne sommes pas ici le simple jouet de notre imagination mystique, de notre besoin d’amour, si notre intellect lui-même n’est pas à même de déceler et de prouver cette existence réelle ? C’est un fait, nous l’avons dit, que tout homme découvre, ressent en lui, ce sentiment ou cette idée de l’Absolu. D’où lui viennent-ils donc, puisque, de toute évidence, l’expérience de la vie quotidienne ne les lui donne pas ? Si l’adage scolastique « Nihil est intellectu quod non prius fuerit in sensu » était vrai, comment expliquer que notre intelligence eût jamais pu concevoir l’idée abstraite de l’absolu, de l’infini, de l’éternel? Nos sens ne nous donnant que l’expérience du temporel, du limité, du relatif, comment notre intelligence eût-elle pu tirer de ses propres perceptions sensibles une idée ou un sentiment qui en sont exactement l’opposé et la négation? C’est bien la preuve, nous objectent les sceptiques, que ces pseudo-notions d’absolu ou d’infini ne sont que des concepts négatifs, ne reposant sur aucune réalité effectivement perçue !
Mais ne faudrait-il pas aussi bien alors en dire autant de la faculté d’abstraction elle-même qui distingue et élève l’homme au-dessus de l’animal ? Et si leurs sens ne perçoivent que la multiplicité des êtres et des choses, cette constatation empêche-t-elle l’intelligence de nos sceptiques de percevoir l’unité du monde? La réponse est spécieuse, protesteront ceux-ci, car l’intelligence perçoit entre les êtres et les choses une quantité de liens et de rapports qui les unit, les relie les uns aux autres ; elle perçoit l’harmonie universelle-qui découle de ces rapports et prouve une unité sous-jacente à ce tout harmonieux. C’est là à la fois une perception et une conclusion de l’intelligence, auxquelles nos perceptions sensibles, si elles leur demeurent étrangères, servent du moins de voie d’accès. Il y a donc bien une base objective à cette perception de l’unité du monde. Mais en est-il bien de même, ajoutent-ils, pour les notions d’absolu, d’infinité, d’éternité ? Comme elles ne peuvent se rapporter à rien de ce que nous connaissons par expérience sensible, comment ne pas les considérer comme purement imaginaires, c’est-à-dire comme les créations subjectives de notre seule pensée? C’est ce qu’affirment en conclusion nos contradicteurs qui les traitent d’illusions et de vieilles superstitions, fruit d’une formation atavique de notre cerveau par des enseignements millénaires.
Au surplus, sans recommencer ici la querelle des universaux du Moyen-Age — entre réalistes, conceptualistes et nominalistes — on peut se demander si nos abstractions ont vraiment quelque réalité en dehors de l’esprit qui les crée, si elles ont aucun fondement dans le réel objectif. L’esprit moderne se gausse des « archétypes » de Platon, bien qu’un revirement se fasse jour aujourd’hui, et que les doctrines psychanalytiques de C. G. Jung par exemple nous y ramènent. Mais nos sceptiques ne veulent rien entendre dans cet ordre d’idées. Ils contestent que ces notions abstraites d’absolu, d’infini, d’éternel, puissent contenir quelque réalité positive. Ce sont, nous disent-ils, des notions négatives, résultant de l’avidité de l’homme, de ses désirs toujours inassouvis, qui lui font reculer sans cesse, dans l’espace et dans le temps, des bornes imaginaires, et prendre ainsi ses espoirs et ses croyances pour la réalité même. L’absolu, l’éternel, l’infini, n’existent pas, concluent-ils.
A ces objections des sceptiques, qu’il s’agit ici de purs concepts négatifs ne répondant à aucune réalité objective, l’expérience et le témoignage des grands mystiques répondent unanimement. Dans tous les temps, dans tous les lieux, ces êtres d’élite nous présentèrent l’union avec le Divin comme l’expérience positive la plus sublime. Ils ont atteint, nous disent-ils, ce Pôle supérieur d’où émanent la lumière et la force universelles, Centre transcendant et vivant dont la réalité positive a effectivement transformé leur existence, car il est la source divine de toutes les valeurs humaines. Et la vie merveilleuse de ces hommes d’exceptionnelle grandeur fut la plus éloquente confirmation de la véracité de leurs dires et de l’authenticité de leur réalisation. Elle prouve à l’évidence qu’il ne s’agissait pas, dans leur cas, d’une simple vue de l’esprit, d’une théorie abstraite, mais d’une expérience vécue, réalisée dans les profondeurs de leur âme ; qu’il ne s’agissait pas non plus d’expériences isolées, mais de faits au contraire qui se succédèrent et se vérifièrent tout le long des siècles, au cours de l’Histoire. L’Histoire nous confirme en effet que ces grands Etres ne furent nullement des malades, des neurasthéniques, des égarés de l’esprit, tels qu’on s’efforce de nous les décrire, mais au contraire des hommes ou des femmes supérieurement équilibrés dont la vie toute entière s’inspira des œuvres admirables qu’ils créèrent. Animées par leur intelligence et par leur cœur, ces œuvres ont parfois transformé l’esprit des siècles et on voit leur influence perdurer et s’étendre, toujours aussi profonde, jusqu’à nos jours. Telle l’œuvre des grands fondateurs de religions : un Bouddha, un Zoroastre, un Moïse, un Christ. Pourrait-on davantage traiter de fous ou de déséquilibrés un François d’Assise, un saint Dominique, un Ignace de Loyola, un Vincent de Paul, pour ne citer que quelques noms chrétiens ? Ou de nos jours, et sous un autre climat religieux, tel grand yogui ou philosophe de l’Inde, dont la vie entière témoigne d’un étrange accord entre une sagesse immémoriale avec la science moderne la plus avancée?
En dépit des mœurs et des préjugés qui longtemps paralysèrent leur action, l’Histoire ne nous montre-t-elle pas également le rôle joué parfois par les femmes, une Jeanne d’Arc, une sainte Thérèse d’Avila, une sainte Catherine de Sienne, une Isabelle la Catholique, pour nous borner aux premiers noms qui nous viennent à l’esprit ? Aujourd’hui encore, comment ne nous inclinerions-nous pas avec respect devant trois noms de femmes, ignorées du grand public, l’une d’elles même indignement calomniée, mais dont le rôle occulte fut considérable aux yeux des initiés, tant par la vulgarisation des doctrines vénérables de l’Inde en notre Occident, que par leur rénovation de la Sagesse des Mystères et de l’ésotérisme chrétien ? Ce furent à la fin du siècle dernier et au début du nôtre : H. P. Blavatsky, Anna Kingsford et Annie Besant [6].
Enfin, comment devons-nous juger notre Krishnamurti dont la vie et l’enseignement se déroulant sous nos yeux en un merveilleux équilibre, dépasse de si haut nos normes habituelles et confond si souvent nos esprits?
Mais même, je le répète, si nous mettons à part ces Etres exceptionnels et leur témoignage, pour nous en rapporter à l’humaine nature en général, nous ne pouvons méconnaître ce fait que l’homme est fondamentalement un être d’aspirations religieuses, puisque, ainsi que je l’ai dit, c’est en chacun de nous qu’existe ce besoin, cette aspiration, vers l’absolu et l’infini. Mais ce besoin même, n’est-il pas une simple illusion de notre part, comme l’affirment les sceptiques? Ou, quand il s’agit de l’expérience des grands mystiques chrétiens, ne nous heurtons-nous pas ici à des faits miraculeux ou surnaturels, comme l’affirment les catholiques?
La double affirmation, matérialiste et catholique, ne peut nous satisfaire. Si des aspirations aussi fondamentales se trouvent inscrites dans notre nature même, ne devons-nous pas en conclure logiquement qu’elles répondent à quelque chose réel, de positif, de naturel, qui les justifie? Si elles étaient sans fondement dans la nature même, pourquoi existeraient-elles en nous ? La nature crée-t-elle jamais rien d’inutile ? Ou qui n’ait un but, une raison d’être ? Ne se propose-t-elle pas toujours une fin dans l’évolution des êtres, dans l’élaboration de leurs facultés, la formation de leurs organes, spécialisés pour une fonction? Sans doute, la nature n’est pas infaillible, comme le devrait être le Dieu créateur du monde, que nous enseigne la religion. Elle fait des essais plus ou moins maladroits ; elle commet des erreurs, aboutit à des échecs, crée des monstres qu’elle doit éliminer. Mais ces monstres sont des anomalies, des exceptions rares, des « ratés » de la nature, tandis qu’il s’agit ici de l’espèce humaine dans sa formation normale, son orientation naturelle, ses tendances les plus élevées. Nos aspirations profondes nous révèlent donc les intentions de la Vie à notre égard. Si elles existent, c’est qu’elles correspondent à quelque chose de positif, en nous ou hors de nous. S’il en était autrement, si leur présence en nous était gratuite, sans raison d’être, et sans qu’aucune réalité y réponde, alors, il nous faudrait admettre ce paradoxe que la Nature nous trompe en créant en nous des désirs inutiles, des aspirations qu’elle ne peut satisfaire, et qu’en nous trompant, en nous illusionnant ainsi, c’est elle-même qu’elle trompe et qu’elle déçoit en nous. Rejetant une telle absurdité, nous admettrons donc que nos tendances ou aspirations profondes ont une justification et tendent vers quelque chose de réel. Mais ce réel inconnu, où le chercherons-nous alors ? Cette Unité suprême, à laquelle tous aspirent, que notre intelligence n’atteint pas, mais avec laquelle nous pouvons fusionner dans l’amour, comment la trouver, la réaliser ? S’il est établi que nous ne la trouvons pas dans le monde extérieur où, nous l’avons dit, notre expérience ne découvre que le multiple, le changeant, le relatif, mais rien d’absolu, d’éternel, d’infini, alors c’est bien dans notre monde intérieur que nous sommes contraints de la chercher et de la trouver. C’est ce que nous affirmé aujourd’hui encore Krishnamurti. Ce n’est que lorsque nous aurons effectivement découvert en nous-même cet Absolu en tant que réalité que nous pourrons également Le découvrir au dehors, dans la nature entière. Ici aussi, le mystique chrétien confirme : « Je te cherchais vainement hors de moi, mon Dieu, et je ne te trouvais pas, parce que tu étais en moi. » (Saint Augustin). La Réalité suprême doit donc être cherchée et trouvée en nous-même, et nous ne la trouverons en nous que quand nous aurons démoli le bastion défensif de notre moi particulier — le multiple — qui nous empêche, seul, d’atteindre au Centre de notre être. Voilà pourquoi depuis le « Gnôti seauton », le Connais-toi toi-même des anciens, les Sages nous disent, et nous répètent à l’envi cette même vérité que Krishnamurti précise encore davantage en insistant aujourd’hui sur la nécessité pour chacun de prendre une conscience plus nette du processus de la formation de ce « moi », qui se recrée sans cesse en nous, sous l’élaboration de nos égoïsmes et de nos craintes. Cette création sans cesse renouvelée d’un « moi » factice, illusoire, changeant, doit prendre fin, nous dit-il, pour que l’homme puisse réaliser effectivement sa libération de toutes ces chaînes qui l’entravent et l’emprisonnent dans l’illusion. Il atteint alors au Centre Unique de lui-même et de toute chose ; alors il perçoit aussi que ce Centre, s’il est inconnaissable, impensable, n’est néanmoins pas, ainsi que le remarque Bourget, un abstrait, puisque le monde réel naît de Lui. Du fait pourtant qu’il est inconnaissable, il demeure voilé à nos regards dans une « aura » de silence. Son approche mystérieuse est précisée, dans un petit livre mystique, d’une manière qui souligne la nécessité du détachement préalable de toute notion expérimentale, sensible ou conceptuelle « Attache-toi fermement », y est-il dit, « à ce qui n’a ni substance, ni existence. Ecoute uniquement la Voix qui n’a pas de son. Fixe ton regard exclusivement sur ce qui est invisible aux sens internes comme aux sens externes » [7].
II. La Haute Science.
Cet Absolu inconnaissable se manifeste, avons-nous dit, en tant qu’univers connaissable. Celui-ci est à la fois un et multiple, invisible et visible. Cet inconnaissable et ce connaissable, l’antique religion du Bouddhisme en exprimait l’antithèse par les notions de Nirvâna et de Samsâra, qui étaient donc comme les deux faces opposées mais complémentaires de la même Réalité, comme l’avers et l’envers de cette Réalité. « Samsâra », c’est l’aspect dynamique, temporel, l’état des manifestations multiples et passagères de l’Être, son emprisonnement existentiel dans le cycle périodique des renaissances et des morts alternées ; Nirvâna, c’est l’aspect statique, éternel, non-manifesté de l’Être, sa libération de cette chaîne des métempsychoses indéfinies.
L’Univers est donc l’aspect connaissable de l’Absolu. L’univers visible est l’objet de nos sciences positives, celles-ci s’appuyant sur une méthode basée sur l’observation, l’analyse, et l’expérimentation. Nos savants spécialisés s’efforcent ensuite, par des procédés de raisonnement inductif ou déductif, d’harmoniser leurs conclusions particulières dans une philosophie scientifique de l’ensemble du Cosmos, n’aboutissant jamais qu’à une synthèse incomplète que leur intuition tend à parfaire par une sorte de vision de l’esprit, vague encore, mais unitaire. Les deux méthodes, je l’ai dit précédemment, doivent se prêter un mutuel appui. La recherche objective et expérimentale, basée sur l’observation et le raisonnement discursif, doit se compléter par celle qui s’appuie sur les pouvoirs subjectifs de l’imagination et de l’illumination intuitive. Bouddhistes et Pythagoriciens ont ainsi découvert dans le passé, à l’aide de cette double méthode conjuguée, des lois physiques, astronomiques, cosmologiques, que notre science contemporaine a confirmées depuis lors.
Et depuis le Moyen-Age jusqu’à nos jours, des hommes de pure science, un Kepler jadis, un Henri Poincaré, un Painlevé, aujourd’hui, insistent sur le rôle joué par cette mystérieuse faculté intuitive dans la découverte de vérités scientifiques qui longtemps recherchées par eux par les voies expérimentales et rationnelles leur avaient toujours échappé. La vie recèle en nous des pouvoirs que notre conscience ignore. La Vie, disait le philosophe William James résoud aisément des problèmes que notre raison déclarait insolubles. Et Henri Bergson n’a-t-il pas démontré que notre intelligence était un instrument figé, inapte à saisir la mobilité des phénomènes vitaux, et qu’il fallait y suppléer par une faculté supérieure, laquelle s’unifiant à son objet, pouvait saisir le mouvement de la vie et la comprendre ? Les deux méthodes doivent donc demeurer étroitement associées pour se contrôler mutuellement et faire progresser la science, la méthode scientifique, expérimentale et inductive, travaillant en quelque sorte de bas en haut, et la méthode intuitive et déductive, de haut en bas.
Au contraire, quand il s’agit d’aborder la connaissance des mondes invisibles ou métaphysiques, autrement dit pour la réalisation de la science transcendantale, les deux méthodes doivent s’unifier, se conjuguer si étroitement qu’elles n’en font plus qu’une, la vision intuitive devenant la méthode expérimentale elle-même par l’union mystique de l’observateur avec son objet qui est à la fois l’un et le tout. A cette connaissance accèdent par la perception directe, la vision illuminatrice, les Sages, les Grands Voyants, les Initiés. Par eux, la haute science nous fut transmise au travers des âges par une tradition occulte ininterrompue, « Guruparampara ». Echappant aux profanes, fruit de l’expérience transcendantale, la haute science ne peut s’acquérir, nous l’avons dit, que par une initiation intérieure de l’âme, un éveil progressif de la conscience spirituelle. Celle-ci s’effectuait, dans l’antiquité, par l’initiation aux petits et aux grands Mystères, Mystères sacrés au cours desquels un monde supérieur s’ouvrait graduellement à l’œil du myste, de l’épopte. J’ai dit le respect religieux et l’enthousiasme profond qu’éveillait chez les plus grands esprits du passé l’institution des Mystères, ainsi que le secret rigoureux qui les entourait et mettait les vérités dévoilées à l’abri de la curiosité des foules que leurs dispositions intérieures rendaient inaptes à les recevoir.
L’institution des Mystères a été universellement répandue dans tout le monde antique [8] et il semble bien qu’un lien occulte, tenant à une inspiration originelle commune, les ait reliés les uns aux autres. C’est un fait en tout cas que les plus grands esprits du passé ont tenu à se faire initier aux mystères des différents pays qu’ils visitaient. Après Orphée lui-même, nous rapporte la tradition orphique, Pythagore, Hérodote, Platon, Pausanias, Plutarque, Apollonius de Tyane, Apulée, etc. furent non seulement de grands voyageurs qui, quelques-uns poussant jusqu’au cœur de l’Asie, eurent à cœur de se faire initier aux Mystères rencontrés sur leur route, mais aussi peut-être de grands missionnés chargés de relier entre eux les différents centres initiatiques par la revivification de cette vérité occulte qui fut leur base commune : la sortie du cycle terrestre des réincarnations indéfinies et le retour à la Vie véritable, la patrie céleste, originelle. Cette vérité, qui, nous l’avons vu, ne pouvait être exprimée que sous le couvert d’une allusion voilée ou d’un mythe symbolique, était, pour l’initié, l’objet d’une perception psychique. A cette expérience directe et personnelle, l’on n’atteignait toutefois que moyennant des épreuves sévères qui étaient comme un moyen de contrôle extérieur de la purification préalable de l’âme de l’initié : car les Mystères furent un élément purificateur dans les religions antiques [9]. « Des cultes (Délos par exemple) exigeaient non seulement les mains pures, mais le cœur pur », écrit J. Marqués-Rivière [10]. Quoiqu’il en soit, il semble bien que ce fut moins une vérité particulière que recherchaient ces Sages que les aspects multiples d’une Sagesse universelle.
Parmi tous ces Mystères, les plus célèbres certes furent ceux d’Eleusis. Ce sont les Orphiques qui ramenèrent de Samothrace à Eleusis une doctrine qui passa, en se transformant du reste extérieurement, d’Égypte en Crète, puis, par le chemin des îles, en Troade, puis en Thrace, d’où Orphée était originaire, puis en Grèce et en Sicile [11]. C’est l’Égypte en effet qui, en Occident tout au moins, semble avoir été la mère, l’initiatrice, de tous ces Mystères. C’est d’Égypte, nous affirment, d’après d’antiques traditions, Hérodote, Plutarque et Diodore de Sicile, qu’Orphée apporta les Mystères en Grèce, changeant les noms d’Osiris et d’Isis en ceux de Dionysos et de Déméter. Les Mystères d’Eleusis comportaient pourtant des différences notoires d’avec ceux d’Égypte, résultat de leur fusion syncrétiste d’avec ceux de Thrace, patrie d’Orphée, et avec ceux de Crète également, ceux-ci ayant subi la double influence de l’Égypte et de l’Asie Mineure, peut-être celle aussi plus lointaine de l’Inde et de l’Iran. J’ai montré comment les mythes religieux, dévoilés dans les Mystères, dissimulaient sous leur affabulation légendaire et populaire, une signification profonde, ésotérique, alors que, pris dans leur sens littéral, ils ne représentent qu’une suite d’histoires, parfois poétiques mais souvent aussi saugrenues ou révoltantes. Telles apparaissent certaines légendes apparemment scabreuses des Dieux de la Grèce, de l’Inde ou d’autres mythologies. Dans la Bible aussi le littéralisme conduit souvent à des absurdités et l’on ne voit pas pourquoi les commentateurs prétendent réserver exclusivement à la légende du Paradis terrestre un sens allégorique qu’ils se refusent ensuite à admettre pour d’autres récits, telles les histoires de Caïn et d’Abel, d’Esaü et de Jacob, de la Tour de Babel, de Jonas et de la baleine, du passage de la Mer Rouge, etc., qu’ils entendent dans un sens historique aussi absurde que rigoureux. C’est ce que comprenait, au début de notre ère, le philosophe préchrétien, Philon-le-Juif, qui, nous l’avons dit, ne croyait pas déroger aux vraies traditions d’Israël en expliquant par le symbole et l’allégorie le sens anthropologique de la Bible, dont il considérait le sens apparent, historique ou légendaire, comme une simple figure.
Ne voyons-nous pas, d’ailleurs, saint Paul lui-même, son contemporain, nous dire (I Cor. X, 11) « qu’il faut prendre comme de simples figures certains récits bibliques comme ceux de l’Eternel guidant les Hébreux dans une colonne de fumée pendant le jour et de feu pendant la nuit, du passage de la Mer Rouge, du baptême des Hébreux en Moïse? Quant à la manne et à l’eau du rocher d’Horeb, c’est la nourriture et le breuvage spirituels. La circoncision n’est pas celle qui se fait dans la chair, elle représente le sceau de la Justice (Rom. II, 28). La circoncision du Christ consiste à dépouiller le corps des péchés de la chair (Coloss. II, 2). Saint Paul dit qu’il faut entendre allégoriquement l’histoire de Sarah et d’Agar. Agar est l’esclave qui ne donne que des fils nés selon la chair, tandis que Sarah ne donne que des fils nés de l’Esprit. (Galat. IV, 22-31) [12] ».
Un des plus grands génies de la Renaissance, Léonard de Vinci, n’en jugeait pas autrement du mystère chrétien lui-même. « Sans doute », écrit à ce propos Marcel Brion, « Léonard, s’il s’interrogeait sur la signification des grands mythes chrétiens, devinait-il que ceux-ci racontent dans une affabulation dramatique la tragédie éternelle de l’homme qui est celle de la perte de l’Unité. Perte de l’unité que le péché originel et la tour de Babel. Retrouver l’unité pour le Chrétien, c’est redécouvrir le chemin vers Dieu, et quoiqu’il ne fût pas chrétien, ou ne le fût qu’à sa manière… Vinci savait que dans l’Unité seule réside le Principe divin vers la connaissance et la possession duquel il s’efforçait. Unité signifiait pour lui union, c’est-à-dire identité et identité avec le Principe divin et l’Énergie cosmique qui, dans sa conviction religieuse, ne font qu’un » [13].
Vinci, on le voit, apparaît ici comme un véritable initié, rejoignant la Sagesse des Mystères antiques. C’est au cours d’initiations graduelles, par une réalisation expérimentale, disons-nous, que s’effectuait pour l’initié à ces Mystères cette séparation de l’âme et du corps, qui dévoilait à ses yeux ouverts, les conditions de la Vie dans l’au-delà, les Mystères de la Vie et de la Mort, la vision des mondes supérieurs. « C’était un enseignement théogonique et cosmogonique », écrit à ce sujet H. P. Blavatsky. « Le modus operandi de l’évolution graduelle du Kosmos, des mondes, et finalement de notre terre, des Dieux et des hommes, tout cela était communiqué symboliquement. Les grandes représentations publiques, qui se donnaient pendant les fêtes des Mystères, avaient pour témoin la foule qui adorait aveuglément les vérités qui y étaient personnifiées. Seuls les hauts initiés, les époptes, comprenaient leur langage et leurs significations réelles ». Pourquoi? Parce que seuls, ils étaient devenus des « voyants » véritables. La plupart des auteurs qui ont traité des Mystères anciens — ceux d’Eleusis notamment (Victor Magnien, Alfred Loizy, etc.) furent incapables de discerner le vrai caractère de l’institution, la véritable portée d’actes tout imprégnés d’un souffle mystique impliquant des réalités d’un ordre transcendantal. Ils n’ont vu à Eleusis qu’un ritualisme formaliste, une suite de représentations symboliques de la foi commune, incapables par ce seul caractère d’amener une transformation profonde dans l’âme des candidats. Ils n’ont pas compris que le vrai but auquel visaient ces formes extérieures et symboliques était d’éveiller chez les candidats à l’initiation ces pouvoirs intérieurs d’extase, de vision mystique, l’épopteia, laquelle faisait de l’homme un initié véritable, un homme « né à nouveau », c’est-à-dire devenu clairvoyant dans un autre monde.
Les représentations scéniques n’étaient donc que la figuration allégorique des visions de l’initié. Nous en avons comme preuve le témoignage formel des anciens. Dans « Phèdre », Platon assimile la vision des initiés à celle que possédait l’âme spirituelle avant son union avec le corps — où elle est enfermée, nous dit-il, comme l’huître dans sa coquille — vision d’apparitions parfaites, immuables et béatifiques, ajoute-t-il. Platon s’exprime avec toute la prudence qui était requise quand on parlait des Mystères. Mais Plutarque, Proclus, Apulée, furent plus explicites à une époque où le secret semble être devenu moins rigoureux. Plutarque nous dit que les âmes sont délivrées des corps et pénètrent dans le domaine de ce qui est pur, invisible, immuable et contemplent la beauté divine dont ne peuvent parler des lèvres humaines. Et, de son côté, Proclus précise que les Dieux y apparaissent dans une pure lumière sous des formes variables et parfois sans forme.
Au moment de l’initiation aux Mystères d’Eleusis, écrit l’auteur des « Philosophoumena », le hiérophante s’écriait d’une voix forte : « La divine Brimo a enfanté Brimos », c’est-à-dire « la Forte a enfanté le Fort ». Dans la Chine Shintoïste, nous trouvons également ce texte, bien antérieur au Christianisme : « Le Saint n’a point de père ; il est conçu par l’intervention céleste… Sa mère, la Vierge pure, enfante sans lésion, sans douleur et sans tâche » (Kog-Yang-Tseu). La divine Brimo, la Vierge pure, c’est l’âme régénérée. Il ne peut être question ici d’une mystérieuse parthénogénèse sur le plan physique, mais d’une transfiguration psychique ou spirituelle de l’âme humaine qui lui fait enfanter l’homme nouveau. A Eleusis, durant la nuit sacrée des grands Mystères, se célébrait le rite symbolique de la hiérogamie entre le hiérophante et la prêtresse de Déméter, en commémoration du mariage entre Zeûs et la Déesse. D’aucuns ont voulu voir là un geste érotique, un rite de nature sexuelle, mais l’auteur des « Philosophoumena » fait remarquer que le hiérophante — lequel n’était pas mutilé comme les prêtres d’Attis — se réduisait à l’impuissance en buvant de la ciguë et avait renoncé à tout commerce charnel. « Il serait donc téméraire », conclut justement Marquès-Rivière à ce propos [14], « de ne voir qu’une simple union sexuelle dans un rite où l’opérateur s’est réduit à l’impuissance. Il faut donc qu’il y ait autre chose et que le Mystère d’Eleusis soit d’un autre ordre ».
Parlant des Mystères d’Egypte, le même auteur nous cite un texte des Pyramides qui semble bien étrange par son audace : « Toi, le ressuscité », y est-il dit, « tu commandes aux Dieux ; si lui, le ressuscité, veut que vous mourriez, ô Dieux, vous mourrez : s’il veut que vous viviez, vous vivrez ». « De telles phrases », remarque Marquès-Rivière, « n’étaient pas dites au peuple, car elles étaient dangereuses ». Elles n’en exprimaient pas moins cette vérité même de la Sagesse universelle : quand, par l’initiation, la Réalité Suprême est atteinte, tous les Dieux disparaissent, tous les Walhallas s’écroulent, dans le mystère suprême de l’Unité.
On comprend dès lors l’enthousiasme des anciens à l’égard des Mystères. Au VIIe siècle avant notre ère, un verset d’un hymne homérique relatif à Eleusis, déclare : « Heureux celui des hommes vivant sur la terre qui a vu (ces choses) ! Mais celui qui n’a pas été initié aux (cérémonies) sacrées et celui qui y a eu part n’auront jamais la même destinée dans les vastes ténèbres ». — « Heureux », dit à son tour le poète Pindare, « celui qui a vu ces mystères avant de descendre sous terre : il connaît la fin de la vie, il en connaît le commencement donné par Zeûs ». — Et Sophocle : « O trois fois heureux ceux des mortels qui, après avoir contemplé ces mystères, iront dans la demeure d’Hadès, ceux-là seuls y posséderont la vie : pour les autres, il n’y aura que souffrances ». Citons encore Platon lui-même : « Celui qui arrivera chez Hadès sans avoir pris part à l’initiation et aux mystères sera plongé dans la boue ; au contraire, celui qui aura été purifié et initié vivra avec les Dieux » [15].
Comment ne pas rapprocher ici la vision de saint Paul (II Cor.) de celle de l’initié? « Je connais un homme en Christ », écrit saint Paul, « qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait) et je sais que cet homme-là fut enlevé dans le Paradis et qu’il entendit des mystères qu’il n’est pas permis à un homme de révéler ». Saint Paul fut un initié chrétien, car il y eût aussi un mystère chrétien que l’Église a oublié et dont elle ne sait plus rien nous dire.
« Analogies toutes de surface avec le paganisme », protesteront les catholiques. « Les Evangiles sont sans mystères : tout a été révélé ! » Parler ainsi, c’est méconnaître que c’est saint Paul lui-même, et les premiers Pères de l’Église à sa suite, qui ont insisté sur la réalité et l’importance du mystère chrétien. Dans sa 1re épître aux Corinthiens, l’apôtre oppose les saints, les « parfaits » aux simples fidèles — ses épîtres fourmillent de termes techniques empruntés aux mystères païens — insistant sur le fait qu’il est une hiérarchie dans la connaissance de ce mystère. Aux chap. II et III, il parle de la Sagesse parfaite de Dieu qu’il prêche aux parfaits dans le mystère. Cette Sagesse, dit-il, il ne peut la communiquer à ses correspondants, car elle ne peut être perçue que par ceux auxquels l’Esprit de Dieu l’a révélée, en qui l’Esprit de Dieu s’est manifesté. Seul, dit-il, l’esprit divin peut connaître ce qui est de Dieu. Voilà pourquoi, seul aussi, l’homme spirituel peut connaître la Sagesse secrète (id. 10-16). Aussi l’apôtre ne peut-il la leur enseigner mais seulement la dévoiler partiellement. Il ne peut leur parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes encore charnelles, comme à de petits enfants en Jésus-Christ, auxquels on ne peut donner que du lait et non encore des viandes solides (III, 1-2). Il doit donc se borner à poser le fondement comme un sage architecte ou maître constructeur, expression employée dans les mystères anciens pour désigner l’adepte ayant le droit d’enseigner aux autres. N’est-il pas curieux que de tels discours soient adressés par lui non à des néophytes, à des catéchumènes, mais à l’Église de Corinthe, c’est-à-dire à l’assemblée des chrétiens de cette ville, à des fidèles, baptisés, confirmés et admis à la communion eucharistique?
Dans l’épitre aux Hébreux encore — jugée apocryphe par la critique mais authentique par l’Église —l’apôtre reproche à ses correspondants d’en être restés aux premiers éléments de la foi. Il les conjure d’aborder au degré supérieur, c’est-à-dire à la connaissance spirituelle de ceux « qui ont été une fois éclairés », dit-il, « qui ont goûté le don du ciel, qui ont été participants du Saint-Esprit ». Il s’agit donc bien ici du don d’épopteia des mystères, d’une connaissance directe, initiatique, d’une vision illuminative transcendante. Le mystère chrétien, à l’instar des mystères antérieurs, implique donc une initiation graduée, une ouverture progressive des portes de l’intelligence, un épanouissement intérieur de la conscience spirituelle de l’homme, engendrant la connaissance par la voyance. Le mystère chrétien rejoint ainsi les mystères antiques dont le but et la raison d’être étaient, avec la préservation de la Sagesse universelle, l’ascension et l’accession de l’homme à une condition surhumaine. « Dans son 4e livre », écrit H. P. Blavatsky, « Zozime expose que les initiés appartenaient à toute l’humanité », et Aristide appelle les mystères « le temple commun à toute la terre ». Au surplus, tous ces Mystères, si importants qu’ils fussent, n’étaient jamais qu’une préparation à l’initiation intérieure demeurant toujours confinée dans le secret de l’épanouissement de la conscience individuelle.
Nous disons donc que saint Paul nous présente le Mystère Chrétien avec les caractères mêmes des anciens mystères, c’est-à-dire non comme une révélation publiquement dévoilée à tous, mais au contraire comme une connaissance à degrés initiatiques, dont lui, Paul, se fait, au nom de son Maître, l’initiateur, le hiérophante. C’est là, quand on y réfléchit, un fait bien étrange. Nul exégète catholique, nul théologien, n’ignore en effet les sentiments de répulsion, d’horreur profonde, qui animaient les premiers chrétiens et les Pères de l’Église à l’égard du paganisme et de ses mystères. Cette horreur était telle que les apologistes chrétiens, tels saint Justin et Tertullien, n’hésitèrent pas à attribuer à la malice de Satan ces rapports étroits, ces analogies mystérieuses, que l’on constate entre enseignements païens et chrétiens. Il s’agirait là, affirment-ils, d’une singerie diabolique destinée à discréditer à l’avance la religion nouvelle. L’explication certes était enfantine. Néanmoins, ce parallélisme demeure un fait, et si saint Paul et les Evangélistes, en dépit de toute l’horreur que leur inspiraient les doctrines des Gentils, ont consenti à ces rapprochements, à ces analogies, à ces similitudes d’épisodes, de terminologie, de doctrine même et de rites, y a-t-il une autre explication vraisemblable que l’existence réelle d’un lien occulte les reliant entre eux, païens et chrétiens, lien qui leur imposait, malgré eux, cette attitude, ou encore qu’ils ne furent pas libres d’agir autrement, n’ayant fait qu’obéir à leur Maître et aux directives qu’ils en avaient reçues? Il ne s’agit donc pas ici d’une attitude d’opportunisme de leur part, ainsi qu’on l’a supposé, c’est-à-dire d’une volonté délibérée d’user de ce moyen hypocrite pour s’attirer l’adhésion des Gentils et faciliter leur conversion, en surprenant leur bonne foi. Ce serait là une sorte d’escroquerie morale.
Il ne s’agit pas davantage d’un hasard syncrétiste dont saint Paul et les Evangélistes auraient été les dupes involontaires, et qui aurait rapproché tardivement au point de les apparenter des enseignements supposés contradictoires. Non, c’est une volonté expresse qui a opéré ce rapprochement, imposé par une réalité occulte, et cette volonté n’a pu émaner que du Maître lui-même et non des disciples, sous peine à ceux-ci de trahir celui-là!
Quoiqu’il en soit, les premiers Pères de l’Église envisagèrent comme saint Paul le Mystère Chrétien. Saint Polycarpe, évêque de Smyrne, disciple de saint Jean, déclare dans une lettre aux Philippins qu’il n’a pas encore l’avantage de connaître le sens caché des Ecritures. Saint Ignace, évêque d’Antioche (69 ap. J.-C.) établit la gradation dans son initiation au Mystère et en marque les étapes successives. Dans sa lettre aux Ephésiens, il déclare, lui évêque pourtant, qu’il n’en est encore qu’aux premiers éléments de la Sagesse. Dans sa lettre aux Tralliens, il annonce que la haute intelligence des choses célestes lui a été donnée mais qu’il ne peut les leur révéler, parce qu’ils sont encore trop petits enfants dans la foi pour les comprendre. Enfin, dans sa lettre aux Romains, il dit qu’il a été reçu disciple. Il ne l’était donc pas avant, malgré sa dignité d’évêque.
Au IIe siècle de notre ère encore, nous voyons Clément d’Alexandrie reprendre le mot de gnose dans le sens où l’entendait saint Paul (epignosis) et déclarer que « seul le gnostique est capable de comprendre et d’expliquer les Écritures ». Clément d’Alexandrie, écrit Magnien, « chrétien et souvent fort hostile aux Mystères helléniques, a cependant suivi la marche ascendante des Mystères éleusiniens… » (dans les sept chapitres de ses « Stromates »).
Origène, à son tour, nous dit que l’enseignement chrétien comporte un triple sens : la chair, ou le sens littéral, pour les chrétiens ordinaires ; l’âme, pour ceux qui en retiennent les formes conceptuelles ; l’esprit, pour ceux qui atteignent à la pleine intelligence ou perception du sens spirituel. Si, pour donner un exemple concret, nous tentons d’appliquer une telle distinction graduée à un dogme particulier, celui de la Vierge-Mère par exemple, nous dirons que les apparitions de Marie sur les plans physique et psychique sont comme la chair et l’âme de ce dogme. Ces apparitions sont curatives et bienfaisantes. Elles répondent à la compréhension limitée, aux aspirations, aux besoins des fidèles, à la compréhension qu’ils ont du rôle de Marie, mère du Christ. Elles déclenchent dans le malade une force psychique de guérison. Mais sur le plan anagogique ou spirituel, Marie, nous l’avons dit, représente un aspect du Divin. Elle est devenue la figure symbolique de l’Éternel Féminin, de la Substance primordiale, la Vierge immaculée qui, fécondée par l’Esprit, est la Mère universelle. Marie, la mère de Jésus, fut mystiquement associée à ce triple aspect, divin, cosmique et humain [16].
Quoiqu’il en soit, c’est un fait que toute notion du Mystère Chrétien, ainsi compris, disparut quasi soudainement à partir du deuxième siècle dans l’Église de Rome, quand l’élément latin, moins cultivé, l’emporta sur l’élément grec. De même que les chrétiens hellénisants, représentés par saint Paul, avaient, au cours de l’expansion chrétienne du premier siècle, triomphé des judéo-chrétiens primitifs, que représentaient saint Pierre et les autres apôtres, de même ils succombèrent à leur tour au siècle suivant contre les groupes latins, plus incultes, d’Afrique et de Rome, grâce surtout à l’accession au siège de Rome d’un membre de ce dernier groupe, le pape Victor (189 ap. J.-C.). Ces luttes ont été mises en relief par E. Buonaiuti, professeur ecclésiastique de l’Histoire du Christianisme, à l’Université Royale de Rome. Un disciple de celui-ci, Ambrogio Donini, nous a montré dans une étude sur la vie et les écrits de saint Hippolyte que celui-ci, dernier des Pères de l’Église de Rome parlant grec, fut considéré par un groupe important comme évêque de Rome contre l’évêque latin, le Pape Calliste. Il est intéressant de souligner qu’Hippolyte considérait ce dernier comme le représentant d’une secte dont il condamne les doctrines dans sa « Réfutation de toutes les hérésies », écrite entre 220 et 230. L’Église passa habilement sur le différend qui les opposa en canonisant plus tard les deux adversaires. Pourtant le pape Calliste apparaît dans l’Histoire comme un personnage fort peu recommandable : « esclave, banquier, banqueroutier, suicidé, repêché, mis au pétrin, perturbateur public, condamné aux mines de Sardaigne… », écrit de lui Dom Leclercq, dans son « Dictionnaire d’archéologie religieuse ».
Quoiqu’il en soit, il est certain que, défavorisé par les circonstances concomitantes, le caractère ésotérique du Mystère Chrétien, ignoré ou incompris de la masse, contribua grandement à son oubli, même parmi le clergé, et à sa disparition officielle et définitive au sein de la religion nouvelle. Ainsi est-il devenu aujourd’hui l’hérésie majeure, parce que la plus dangereuse pour la tradition littérale. « Mais pourquoi », demandera-t-on, « aurait-on maintenu ce caractère ésotérique à la dispensation nouvelle au lieu de cette large exposition publique de l’enseignement que le Christ semblait avoir encouragée? » — Peut-être suffirait-il ici de rappeler à nouveau sa parole qu’il ne convient pas de jeter des perles aux pourceaux. Si donc le caractère ésotérique a été maintenu dans le Mystère Chrétien au même titre que dans les Mystères antérieurs, c’est évidemment pour des raisons identiques. Hermès Trismégiste nous les expose clairement. Parlant de la Sagesse d’Égypte, le Pymandre nous dit :
« Evite d’en entretenir la foule, non que je veuille lui interdire de la connaître, mais je ne veux pas t’exposer à ses railleries. Qui se ressemble, s’assemble. Entre dissemblables, il n’y a pas d’amitié. Les leçons doivent avoir un petit nombre d’auditeurs ou bientôt elles n’en auront plus du tout. Elles ont cela de particulier que par elles les méchants sont poussés encore davantage vers le mal. Il faut donc te garder de la foule qui ne comprend pas la vertu de ces discours. — Que veux-tu dire, mon Père? — Voici mon fils. L’espèce humaine est portée au mal : le mal est sa nature et lui plaît. Si l’homme apprend que le monde est créé, que tout se fait selon la Providence et la Nécessité, que la nécessité, la destinée, gouverne tout, il arrivera sans peine à mépriser l’ensemble des choses, parce qu’elles sont créées, à attribuer le vice à la destinée et il ne s’abstiendra d’aucune œuvre mauvaise. Il faut donc se garder de la foule, afin que l’ignorance la rende moins mauvaise en lui faisant redouter l’inconnu » [17]. C’est donc ce pragmatisme moral qui justifie en tout temps l’ésotérisme de la Haute Science ou Sagesse universelle.
Ceci pourtant n’est encore que le côté secondaire, l’aspect inférieur en quelque sorte du secret des mystères antiques. Une raison plus profonde, plus intérieure, plus grave, justifiait ce secret ainsi que la rigueur des épreuves auxquelles était soumis le candidat à l’initiation : c’est le danger qu’eût représenté l’initiation prématurée pour celui dont la préparation, autrement dit l’éveil intérieur, eût été insuffisant. Écoutons ici encore Rudolph Steiner [18] qui expose et résume admirablement toute la question :
« Plutarque parle des terreurs des initiés avant la révélation finale et les compare à une préparation à la mort. Un certain genre de vie devait précéder les rites des mystères. Il avait pour but de réprimer la sensualité. Le jeûne, la vie solitaire, certaines mortifications y contribuaient. Les choses auxquelles l’homme s’attache dans la vie ordinaire devaient perdre toute valeur pour lui. La direction de sa vie de sensation et de sentiment devait changer du tout au tout. Impossible de douter du sens de ces exercices et de ces épreuves. La sagesse qu’on offrait à l’initié ne pouvait produire son effet sur son âme que s’il avait précédemment transformé le monde intérieur de sa sensibilité. On l’introduisait dans le monde de l’esprit. Il devait contempler un monde supérieur, mais sans les exercices et les épreuves, il n’aurait pu entrer en rapport avec ce monde. Ce rapport était la condition de l’initiation… »
L’occultiste allemand précise comme suit les dangers et les risques que courait le candidat : « L’homme entré dans cette voie », écrit-il, « court un risque terrible. Il se peut qu’il ait perdu le sens de la réalité immédiate sans en acquérir un nouveau. Il flotte alors dans le vide. Il se fait l’effet d’un défunt. Les anciennes valeurs se sont effondrées, sans qu’il en ait vu surgir de nouvelles. Le monde et l’homme ont disparu à ses yeux. Il est descendu dans le monde infernal. Il accomplit sa traversée du Hadès ou de l’Enfer. Heureux s’il ne sombre pas pendant le passage et si un monde nouveau s’ouvre à ses yeux. Ou il disparaîtra du monde visible, ou il y rentrera comme un être transformé. Dans ce dernier cas, un nouveau soleil et une nouvelle terre seront devant lui. A ses yeux, l’univers est rené du feu spirituel… Ne sont-ce pas des dangers réels, ceux dont parlent les mystères? N’est-ce pas ravir à quelqu’un le bonheur, n’est-ce pas lui faire prendre la vie en horreur que de le conduire à la porte des enfers? Elle est terrible la responsabilité dont on se charge par là. Et pourtant devons-nous nous soustraire à cette responsabilité? Telles étaient les questions que l’initié (l’initiateur ?) devait se poser. Il était d’avis que sa science était à l’âme populaire ce que la lumière est à l’obscurité. Mais dans cette obscurité habite un bonheur innocent. Le myste était d’avis que troubler ce bonheur sans nécessité est un sacrilège… »
Comment l’homme insuffisamment prêt ne sombrerait-il pas en effet dans le gouffre sans fond du désespoir, si, prématurément, il voyait éclater les murs de ce « moi » avec lequel il s’identifie et qu’il considère comme le tout de lui-même?
Aussi Steiner, dont tout ce chapitre sur les mystères serait à citer, conclut, en rejoignant ici la Sagesse du Trismégiste : « La sagesse des mystères ressemble à une plante de serre chaude qui doit être cultivée et soignée dans un espace clos. Celui qui la transporte dans l’atmosphère de la vie quotidienne, la pose dans un air où elle ne peut respirer. Elle s’évanouit devant le jugement caustique de la science et de la logique moderne. Dépouillons donc pour un temps notre éducation qui nous vient du microscope et du télescope; oublions la mentalité que les sciences naturelles ont créée dans notre esprit, purifions nos mains devenues lourdes et rudes à force de manier des scalpels et des acides, pour pénétrer dans le pur temple des mystères. Il y faut la spontanéité du cœur et la fraîcheur du sentiment. Notre temps qui ne place la connaissance que dans les plus grossières réalités, a peine à croire que dans les choses les plus hautes, la perception dépende d’un état d’âme. »
Mais si l’initiation dépend d’un état d’âme, d’un éveil de la conscience, elle représente essentiellement un phénomène individuel. Comment parler alors de haute science ou de sagesse universelle? Ne doit-on pas au contraire tirer argument, contre l’unité de cette sagesse, de l’infinie diversité que l’on rencontre dans la vision des initiés, des occultistes et des saints ? La réponse est que les saints de toutes les religions ont des visions en conformité avec leurs croyances particulières et ces divergences ne sont pas moindres, certes, entre les perceptions clairvoyantes des occultistes de diverses écoles. N’y aurait-il donc ici que des phénomènes de subjectivité pure? Non, car à ces visions subjectives particulières correspondent objectivement des variétés innombrables de réalités différentes. Celles-ci, s’expliquent :
1° par le niveau différent, psychique ou spirituel, atteint par le voyant. Ces différences de niveau entraînent nécessairement de grandes divergences dans la vision et la compréhension ;
2° par le fait de l’ampleur et de la richesse des mondes invisibles, où il n’est aucune raison de supposer que les visions puissent différer moins en variété, bien au contraire, qu’elles ne diffèrent pour chacun de nous sur le plan physique ;
3° par la considération que si nous gravissons une montagne sur des versants différents nous aurons, tous, des points de vue, des perspectives, des aperçus différents, et que ce n’est qu’arrivé au faîte que le sage, l’initié, ayant atteint le sommet, l’Unité, pourra, par l’union divine, réaliser une vue juste, correcte et synthétique de l’ensemble du Cosmos.
Ce n’est donc qu’en passant par des états gradués, par la purification progressive de l’esprit et du cœur, que nous réaliserons le but de l’initiation. Le Sage est l’homme qui a universalisé son esprit et impersonnalisé ses sentiments, en les dépouillant de toute passion personnelle. Or, il est manifeste que les saints eux-mêmes, produits par les religions, ne sont pas, à cet égard, des hommes vraiment libres, indépendants, universels. Grands par leurs vertus, leur esprit est paralysé, emprisonné, dans leurs croyances confessionnelles. D’autre part également, savants et philosophes nous apparaissent-ils comme moins engagés dans leurs préjugés et leurs passions personnels que les simples mortels ? Seul donc le Sage, l’initié supérieur qui transcende son moi, ses préjugés, ses passions, atteint à la vision parfaite, à la haute science. Celle-ci néanmoins demeure raillée par nos savants positivistes : les visions sont classées par eux comme des phénomènes pathologiques, des créations aberrantes de l’esprit.
J’ai déjà souligné la fausseté d’un tel jugement. Dire qu’il n’y a chez les saints qu’hallucinations et déséquilibre de l’esprit, généraliser chez eux quelques désordres nerveux, accessoires, pour prétendre qu’ils ne sont tous que, des dégénérés, des malades ou des fous, prouve tout simplement une ignorance complète des vraies données du problème.
Toute l’Histoire prouve, je le répète, que les grands saints se sont distingués, au cours des siècles, par une santé spirituelle et morale parfaite, par un équilibre de toutes leurs facultés, équilibre qui leur a permis d’accomplir les plus grandes choses dont notre terre a été le témoin. Même si nous laissons de côté ces noms sacrés qui viennent sur toutes les lèvres, pour ne considérer que des disciples, tels les fondateurs des grands ordres religieux, un saint Benoit, un François d’Assise, un Ignace de Loyola, une sainte Thérèse, nous voyons qu’ils ne furent pas seulement ces créateurs, ces réalisateurs, ces organisateurs d’œuvres, mais que tous furent en même temps des voyants et que c’est sur cette voyance, cette expérience personnelle et directe, qu’ils ont fondé leur activité bienfaisante. Et que nous disent-ils eux-mêmes de cette forme de connaissance et de sa valeur? Qu’elle est en eux le fruit d’un état sublime de la conscience, auprès duquel toute autre connaissance et toutes nos petites certitudes terrestres sont peu de chose. Aussi nos philosophes les plus éminents reconnaissent-ils la haute valeur de l’expérience mystique, sur le seul témoignage de l’Histoire et des grands exemples qu’elle offre à nos méditations. Sans doute les saints, ayant un mental étroitement modelé par la rigueur des dogmes, ne peuvent-ils tirer tout le fruit de ces illuminations sublimes dont l’apriorisme confessionnel leur ferme la juste compréhension. Aussi leurs visions demeurent-elles souvent confuses à leur entendement : « J’étais comme quelqu’un qui ne sait rien : j’avais dépassé toute science », nous dit saint Jean de la Croix… « Et plus haut je montais, moins je comprenais : c’est le nuage qui illumine la nuit. Celui qui comprend cela, ne sait plus rien : il a dépassé toute science. En vérité, celui qui monte si haut, annihile son moi, et ce qu’il savait précédemment semble toujours et toujours diminué. Sa connaissance s’accroît tellement qu’il ne connaît plus rien… ! » Il semble bien que la science ici dépassée que vise le saint soit la science théologique, mais que la crainte de l’hérésie, conjuguée avec l’esprit d’humilité, l’empêche de formuler sa pensée de façon plus explicite, ou même de saisir le sens intelligible de sa vision.
Mais pourquoi le discrédit est-il jeté sur ce don de haute voyance non seulement par les incroyants mais par tant de croyants eux-mêmes qui se piquent d’avoir un esprit positif ? Pourquoi est-il décrié comme chimérique sous le nom d’illuminisme ? Tout d’abord, parce que beaucoup se refusent, par l’effet d’un simple préjugé, à faire le départ entre ce qui est pathologique et ce qui ne l’est pas, entre les hallucinations d’un malade, d’un paranoïaque, et les visions réelles de personnes saines et équilibrées. Ensuite, parce que beaucoup aussi se trouvent déconcertés par cette infinie variété et diversité de perceptions que l’on rencontre parmi les visionnaires, ainsi que nous l’avons dit. Il n’y a pas, en effet, que la vision spirituelle de Dieu : il y a aussi ce qu’on appelle les pouvoirs psychiques — les « siddhis » des Indous. Ceux-ci sont des pouvoirs réels mais inférieurs de perception — visuelle, auditive, tactile, etc., — dans des régions plus secrètes, plus profondes, de notre ambiance que celles que perçoivent nos sens physiques. Voyants, occultistes, théosophes, nous exposent ici une doctrine basée sur des expériences millénaires. Que nous ayons pu ou non la vérifier par nous-même, cette doctrine — mieux que le haussement d’épaules par lequel on l’accueille généralement — semble mériter que nous l’étudiions impartialement et que nous l’accueillions, à titre d’hypothèse suggestive. Les pouvoirs psychiques, nous dit-on, exposent le voyant inexpérimenté à des erreurs, à des illusions, à de réels dangers même. Quels sont ces dangers ? En quoi consistent-ils ? Ce qui rend ces pouvoirs si souvent décevants et dangereux, c’est que les perceptions, à ce niveau de la voyance, apparaissent comme colorées, déformées, par les passions, les préjugés, les sentiments personnels du clairvoyant, lorsque celui-ci est insuffisamment évolué ou purifié, c’est-à-dire dégagé des limitations de son « moi ». Il s’agit ici, en effet, redisons-le, du milieu psychique, c’est-à-dire du milieu substantiel de nos pensées, de nos sentiments, où ceux-ci s’expriment, s’objectivent dans des formes correspondantes de matière subtile, formes qui deviennent alors perceptibles à tout autre voyant. Il s’agit donc pour celui en qui ce pouvoir s’est éveillé de discerner avec beaucoup de soin, dans ce milieu même, hostile ou favorable, entre toutes ces formes qui l’entourent, et qui peuvent l’obséder, s’il n’y prend garde ; entre celles notamment qui ne sont que l’expression de ses sentiments personnels, la création bonne ou mauvaise de son propre mental ou de celui d’autrui, et, d’autre part, les formes — êtres ou choses — qui y ont au contraire une existence indépendante de lui, quelle qu’en soit la nature. Pour mieux comprendre cette création d’images — ne les percevons-nous pas chacun de nous la nuit dans nos rêves ? — il faut se rendre compte que, pour notre état de conscience actuel, nos pensées et nos sentiments demeurent quelque chose de purement subjectif, mais que, pour celui dont la vision psychique ou mentale est développée, à ces réalités subjectives correspondent extériorisées dans l’ambiance mentale immédiate de celui qui les crée, des formes objectives adéquates, lesquelles, pour être faites de matière plus subtile que celle perceptible à nos sens ordinaires, n’en sont pas moins tout aussi réelles et parfois fort puissantes. De telles formes sont donc animées, vitalisées, colorées, par la force même et la qualité de la pensée ou du sentiment — individuel ou collectif — qui leur a donné naissance, qui les nourrit et les entretient [19]. Le monde psycho-mental est ainsi tout autour de nous un monde ouvert au voyant, monde plein de vie intense, d’animation, de mouvement, constituant des milieux bienveillants ou hostiles, avec des êtres bons et mauvais suivant les milieux perçus : il est l’aspect invisible de notre monde. C’est l’avers dont notre monde est l’envers. Rappelons-nous le mythe de la caverne de Platon. En cet aspect de l’univers, invisible pour nous, se reflète tout le passé, tout le présent. Ainsi s’expliquent les visions psychiques d’un Platon (dans le mythe d’Er l’Arménien), d’un Dante, d’un Swedenborg, d’un William Blake, décrivant leurs tableaux animés de l’au-delà, les merveilles du ciel, les horreurs de l’enfer ; comme aussi s’expliquent ces visions de la vie du Christ, perçues dans l’astral [20] par la pieuse Catherine Emmerich. La mémoire de la nature — l’Akasha des Hindous — est un livre immense ouvert à la vision clairvoyante de chacun, mais qu’il est difficile de lire correctement, car le voyant y perçoit les événements, mais toujours en fonction et en perspective déformante de ses passions et de ses croyances les plus chères. Seul, redisons-le, l’initié qui atteint l’Unité peut réaliser la pure et correcte vision divine. Bref, si les visions psychiques nous dévoilent les paradis variés des religions, la vision spirituelle seule nous permet d’atteindre la Réalité suprême. Les premières appartiennent au moi temporel de l’homme, la seconde, à son âme transcendante (sa triade spirituelle — Atma, Buddhi, Manas).
La rigueur des conditions nécessaires pour atteindre aux degrés initiatiques et à la connaissance supérieure qu’ils confèrent, explique la rareté même du phénomène. Aussi la science ignore-t-elle cet ordre de choses. C’est un fait aujourd’hui que ni la science ni la philosophie ne nous ont rapproché d’une connaissance plus étendue du monde occulte. Passe encore pour la science analytique, dira-t-on, mais comment la philosophie intuitive n’a-t-elle pas réussi, avec l’amélioration progressive de l’esprit humain lui-même, à nous donner de l’univers intégral une synthèse meilleure, une vision plus compréhensive. Or, depuis les temps éloignés de l’Inde et de la Grèce, ce sont toujours les mêmes positions antagonistes que l’on constate entre les doctrines des philosophes, comme si cette opposition même tenait à des différences entre des familles d’esprits, revenant, toujours les mêmes, s’affronter périodiquement sur terre, au cours du temps. « La philosophie », écrivait François Mentré [21], « découvre le fond des âmes. De là l’aspect que présente son histoire : on y démêle de larges courants issus d’antiques traditions qui groupent à chaque âge les esprits congénères et qui circulent à travers les œuvres les plus éloignées et les plus indépendantes ». — Si donc les conceptions philosophiques sont perdurables, conclut-il, c’est que « chacune d’elles porte l’empreinte d’une forme de l’esprit humain ». Conception excessive, si on prétend en conclure que la philosophie spéculative n’a de valeur que subjective, sans correspondre à rien de réel en dehors de la pensée qui la crée. Pour erronée que puisse être une conception de l’univers, elle n’en est pas moins, si faussée et déformée qu’elle soit, une représentation du réel objectif.
Nous avons dit le rôle joué de tout temps par la faculté intuitive dans la genèse de bien des découvertes scientifiques. Déjà le vieux Platon nous décrivait (dans sa 7e lettre) le mécanisme de l’intuition : « Il faut », nous dit-il, « une longue intimité avec l’objet de la connaissance et un effort assidu pour en pénétrer le fond. Alors il semble qu’une étincelle jaillisse et allume dans l’âme une lumière qui, dès lors, s’entretient d’elle-même ». Nombre de savants anciens et modernes ont vérifié, par leur expérience personnelle, l’exactitude de ce texte. La naissance de la lumière intuitive requiert donc le plus souvent une longue et préalable gestation intellectuelle. Pourtant ce n’est pas l’intellect proprement dit qui la produit, mais cette faculté nouvelle de l’esprit, cette puissance distincte, qui, nourrie, couvée, par les efforts de l’intellect, s’épanouit brusquement comme une lumière de perception directe, de vision spirituelle. C’est comme si l’individu, dans son effort pour hausser sa conscience à un niveau supérieur, y accédait brusquement par l’éveil soudain d’un pouvoir nouveau de connaissance, quelque chose comme une fenêtre qui s’ouvrirait subitement en son âme sur cette région sublime des vérités éternelles et des lois transcendantes qui régissent notre monde… C’est exactement ce que nous dit de l’invention et de son mécanisme mystérieux le savant Louis de Broglie : « Tout s’est passé », nous dit-il, « comme si en inventant des conceptions nouvelles, il (le savant) n’avait fait que déchirer un voile, comme si ces conceptions existaient déjà éternelles et immuables dans quelque monde platonicien des Idées pures ».
Mais qu’est-ce qui explique alors, dira-t-on, cette stagnation de l’esprit philosophique depuis des âges ? Car il est de fait que la philosophie demeure sur ses positions, confrontant éternellement ses mêmes problèmes.
La stagnation de l’esprit philosophique résulte, disons-nous, de l’extrême rigueur des conditions requises pour le développement de l’intuition spirituelle. Si la philosophie piétine sur place depuis tant de siècles, le fait ne résulte nullement d’une prétendue incapacité de notre esprit à pénétrer dans un domaine qui lui serait forclos, ainsi que le prétendent conjointement, nous l’avons dit au début de ce livre, la science et la religion. Il procède de la nature même de notre faculté intuitive qui, dans quelque domaine où elle s’exerce, science, art, philosophie ou religion, ne peut s’épanouir que chez l’homme suffisamment pur d’esprit et de caractère, devenant effectivement voyance spirituelle, chez l’initié véritable, le hiérarque, c’est-à-dire le vrai Maître de la Sagesse ayant évolué en lui cette vision clairvoyante de l’esprit. Or, le malheur est précisément que la méthode de connaissance dite intuitive a été le plus souvent utilisée par des hommes qui, inaptes encore à percevoir, par l’intuition, les réalités invisibles et les grandes lois cosmiques, remplacèrent celle-ci les uns par des abstractions ou des imaginations dont ils tirèrent ensuite un aperçu synthétique mais erroné de l’univers — ce fut là l’erreur des philosophes — les autres par des dogmes religieux que leur foi aveugle en la Révélation surnaturelle leur imposait comme explication du mystère universel — ce fut là l’erreur des théologiens. Sans doute pour ce qui concerne la philosophie, nous avons assisté au cours des siècles à un riche développement de la pensée philosophique. Nul ne pourrait nier qu’à toutes les époques de l’Histoire, il y eut des penseurs éminents, mais le fond des problèmes n’a pas bougé, redisons-le, les positions premières demeurent inchangées, les solutions ne paraissent avoir en rien progressé. Et telle est donc la vraie raison, selon nous, du piétinement sur place de l’humanité dans le domaine philosophique et religieux. D’une part, l’intuition véritable, laquelle est clairvoyance et vision directe de l’esprit, fut virtuellement perdue, reléguée de plus en plus dans les « Adyta » des Mystères et des initiations secrètes, développée seulement par quelques personnalités rares et exceptionnelles, celles-ci d’ailleurs devenant de plus en plus rares au fur et à mesure que les hommes se matérialisaient davantage, que les mystères se corrompaient, et que les vrais Maîtres se retiraient de la scène du monde ; d’autre part, les apriorismes philosophiques et les préjugés religieux, non seulement paralysèrent la vision intuitive libre, mais encore entravèrent durant de longs siècles le développement de ces méthodes expérimentales qui devaient créer la science. D’âge en âge, en effet, n’avons-nous pas vu le monde nous offrir, en un déroulement ininterrompu, ce tragique et décevant spectacle : l’humanité aspirant sans relâche à la connaissance libre, à l’épanouissement de ses facultés spirituelles, mais ayant à lutter sans trêve contre la domination des clergés pour dégager lentement et péniblement de la gangue théologique l’indépendance de la science, de la philosophie, de la religion?
Soit, dira-t-on, mais pourquoi les philosophes, eux, qui, à toutes les époques, furent des esprits plus libres, ne purent-ils donc faire progresser en eux-mêmes cette vision intuitive de l’esprit, en dépit de toutes les contraintes théologiques?
Parce que, répétons-le, l’intuition ne peut s’éveiller vraiment et s’épanouir que dans des conditions bien déterminées : un corps purifié par des pratiques d’hygiène et une diététique appropriée, une conscience, réellement affinée et spiritualisée, ceci impliquant une intelligence libre de préjugés et de préventions, un caractère noble et désintéressé de toute visée personnelle d’ambition ou de lucre. La conscience individuelle est comme un miroir qui ne peut refléter exactement la lumière universelle de l’Esprit que quand l’intelligence et le cœur, ne faisant plus qu’un, sont suffisamment purifiés de toute souillure, c’est-à-dire affranchis, dépouillés de leur ignorance, de leurs passions personnelles. La vraie perception spirituelle exige donc la purification préalable, physique et mentale, de l’individu. Seuls, nous dit l’Évangile, les cœurs purs verront Dieu, c’est-à-dire la Vérité. Comment s’étonner, dans ces conditions, que la vision intuitive, même chez les philosophes, qui ne sont pas des hommes meilleurs que les autres, n’ait pas progressé de l’antiquité à nos jours ? Aujourd’hui, comme il y a trois mille ans, outre une alimentation grossière et désordonnée qui empoisonne les corps, les traditions aveugles, les conventions étroites, les préjugés ataviques, sociaux ou religieux, comme aussi les passions, les rivalités, les intérêts, obscurcissent le cœur, faussent et déforment l’intelligence des hommes, qu’ils soient philosophes ou simples mortels. Quel qu’il soit donc, l’individu demeure, aussi étroitement que par le passé, le prisonnier des déformations, des limitations qui l’enserrent de toute part. Certes, il y a le progrès scientifique qui nous émerveille : mais celui-ci n’a en rien fait progresser l’homme intérieur, l’homme moral. Voilà donc pourquoi la claire vision spirituelle de l’homme est restée stagnante, paralysée autant, sinon même plus, qu’elle ne l’était jadis, dans un passé lointain. Voilà aussi pourquoi les vrais initiés demeurent si rares, si exceptionnels, poignée infime, disséminés de par le monde, et y vivant le plus souvent inconnus. C’est leur expérience pourtant qui a créé la haute science, celle-ci demeurée ignorée du profane.
Aujourd’hui pourtant — est-ce le signe d’une ère nouvelle qui s’annonce ? — cette tradition ésotérique a été partiellement dévoilée et la science transcendantale, jadis apanage de ceux auxquels, seul, l’éveil intérieur de leur âme permettait d’y accéder, a fait l’objet d’une large et publique exposition dans le magistral ouvrage de H. P. Blavatsky : « La Doctrine Secrète », somme de sagesse dont l’auteur, du reste, ne fut que le porte-parole de deux Maîtres orientaux, prenant sur eux la responsabilité d’une divulgation publique, contraire à la tradition, mais que l’état actuel du monde paraissait rendre opportune et nécessaire à leurs yeux.
Telle se présente donc, de nos jours, la Haute Science, devant une religion qui lui demeure irréductiblement hostile et une science qui, enorgueillie de ses succès, raille impitoyablement tout ce qui, échappant à ses instruments de laboratoire, ne tombe pas dans les champs limités de son observation étroite et des pauvres déductions rationnelles qu’elle en tire.
[1] Sat (Etre), Chit (intelligence), Ananda (félicité), nous dit la Sagesse Védantique (Inde).
[2] Il va de soi que le temps a d’autres mesures encore que notre temps terrestre qui n’en est qu’un aspect fort limité.
[3] De là la notion théologique d’un Dieu unique en trois personnes distinctes.
[4] Si vaste soit-il, l’univers est fini, nous dit Einstein.
[5] « L’intuition mystique de sainte Thérèse », par Louis Oescklin, docteur ès lettres. – Presses Universitaires de France.
[6] Respectivement auteurs de « La Doctrine secrète », de « Perfect Way » et du « Christianisme ésotérique », pour ne citer que des œuvres maîtresses.
[7] « La Lumière sur le Sentier » (Adyar).
[8] En Égypte, les Mystères d’Osiris et d’Isis, en Grèce, les Mystères d’Apollon et ceux, les plus importants de tous, d’Eleusis; en Syrie et en Phrygie, les Mystères d’Adonis et de Cybèle, en Perse, les Mystères de Mithra, en Thrace, les Mystères Orphiques, et ceux plus mystérieux encore des Cabires (Égypte, Grèce, Asie Mineure), etc., etc.
[9] V. sur la réforme purificatrice opérée par Orphée : Platon, Lois, livre V.
[10] D’après P. Roussel : « Délos, Colonie Athénienne », Paris, 1916.
[11] Victor Magnien « Les Mystères d’Éleusis ».
[12] L. Revel : « Vers la fraternité des Religions ».
[13] Nouvelles Littéraires, 10-4-52.
[14] Histoire des doctrines ésotériques (Payot).
[15] Textes cités d’après G. Méautis : « Les Mystères d’Eleusis ».
[16] L’erreur théologique fut d’avoir transposé sur le plan physiologique de la conception du Christ une Vérité métaphysique et symbolique. L’épisode de l’Annonciation est une interpolation alexandrine inspirée des légendes païennes relatives aux hommes supposés nés d’un Dieu et d’une mère mortelle. Saint Paul ne sait rien à ce sujet : il dit Jésus « né sous la loi ». L’Évangile le proclame « fils de David » et donne sa généalogie par Joseph, descendant de David. Aucune autre allusion ne confirme cette naissance miraculeuse et le contexte même des Evangiles la dément. Lorsqu’à l’âge de 12 ans, Jésus est découvert dans le temple parmi les docteurs, et en d’autres circonstances encore, les Evangiles nous montrent la mère de Jésus, son père putatif, ses frères, inquiets, doutant de sa mission, craignant même « qu’il n’ait perdu l’esprit » ? Comment sa propre mère eût-elle pu douter de lui, si sa naissance eût été miraculeuse ? (Marc III, 21, 311 – Luc II, 48, 50 – Matth XIII, 57.)
[17] Citation d’après Marquès-Rivière (op. cit.).
[18] Op. cit.
[19] Leur durée, nous dit-on, est en raison directe de leur intensité et de leur précision.
[20] Expression employée par les occultistes pour désigner le domaine psychique.
[21] « Espèces et variétés d’intelligences » (Bossard – Paris).