(Revue Question De. No 29. Mars-Avril 1979)
Comment choisit-on sa religion ? Pourquoi continue-t-on à la pratiquer ? Questions fondamentales qui rejoignent l’autre vraie question : comment devient-on ce que l’on est ? A.-M. Cocagnac est chrétien : son témoignage, qui ne se veut être que « quelques jalons sur un chemin hasardeux », tente de répondre le plus clairement possible à ces interrogations.
Dans le concert discordant des professions de foi ou d’incroyance qui retentit aujourd’hui, il est normal de se trouver abasourdi. Rien n’est simple. Chacun tente d’exprimer les nuances ultimes de sa pensée ou de ses désirs et se compose volontiers une langue particulière pour dire l’ineffable, Les incertitudes, les différences, les déviances, suscitent des mots nouveaux, fascinants, souvent chaleureux, rarement clairs pour dire le perpetuum mobile de la conscience humaine. L’homme éternellement inquiet se raconte maintenant avec un luxe de détails accumulés depuis deux siècles, par une fervente introspection.
Sans crainte d’augmenter la confusion, je tenterai de dire ici ce qui me maintient dans la voie du Christ dans le paysage de chantiers, de terrains vagues, de décharges et de broussailles que nous offre le monde contemporain. Il me faut donc évoquer l’itinéraire de ma jeunesse, la trajectoire imprévisible qui a fini par me placer sur l’orbite du Christ.
Je n’ai gardé aucun souvenir de mon enfance. Seules quelques histoires pieuses de petits « saints » morts avant l’âge me fascinaient, moins à cause des vertus qu’elles entendaient magnifier qu’en raison du mystère de la mort que, somme toute, elles évoquaient assez bien. Ah si ! j’oubliais : j’ai entendu aussi l’histoire du petit Jésus qui modelait des oiseaux de glaise, soufflait dessus et les laissait s’envoler pour épater ses petits copains. Cette hagiographie misérable avait encore cours vers les années 30. Puis le trou noir spirituel : la messe, vaguement obligatoire, célébrée dans la chapelle d’un lycée qui vivait encore à l’heure concordataire napoléonienne ! Ce fut enfin Paris, l’architecture à l’École des Beaux-Arts, la fièvre de l’adolescence, le long hiver de l’occupation, l’espoir de la Résistance, mais, au fond du cœur, l’inavouable désert…
La musique toutefois s’activait dans les couches profondes de ma conscience. « Sotto voce » elle prononçait sans doute des mots qui devaient scintiller, comme des étoiles lointaines dans le ciel nocturne du cœur. Mais j’avais l’esprit ailleurs, subjugué par la découverte d’un monde de choses passionnantes ou futiles.
J’ai eu l’impression d’imploser
Ça a commencé à dix-neuf ans, à la campagne, au temps des vacances, au sein du bonheur le plus païen, à mille miles de toute influence religieuse, sacerdotale, magistrale ou même tout simplement amicale.
Pendant une quinzaine de jours, de nuits, j’ai brusquement senti la présence d’un Ailleurs ; non pas un espace pascalien infini et effroyable, mais la certitude ou mieux, la pression d’un univers sans limites qui était en même temps conscience, amour, harmonie et joie. J’avais l’impression d’imploser sous l’effet de cette force. Je résistais mal à ses attaques, dormant à peine, mangeant peu, mal à l’aise dans ma peau, brutal avec ceux qui m’interrogeaient, furieux contre moi-même et, secrètement, ravi.
Ne sachant à quel saint me vouer, je m’en fus trouver le Grand Lama local, en l’occurrence le curé d’une petite paroisse landaise, pour lui demander quelques éclaircissements sur cet accident de parcours. Il eut la grande sagesse de m’avouer ses doutes, son incompétence, et de me renvoyer à des autorités supérieures.
Les Dominicains comme ashram
Après maints tâtonnements, je découvris qu’il existait des dominicains. Vue de l’extérieur, leur vie me semblait fascinante. Je me laissais prendre par le Salve Regina des complies, les conférences du père Chenu et, plus tard, les propos du père Maychien. Je sortais d’un épisode guerrier, je n’en étais pas à une folie prés : j’entrai, à corps perdu, chez les dominicains. Comme je serais entré dans un quelconque « ashram ». En vérité, j’ignorais tout du Christ. L’ordre de saint Dominique m’a fait patiemment apprendre mon catéchisme et j’ai tout de suite aperçu quelques clartés ineffaçables. Elles m’ont engagé dans l’Ordre, elles restent pour moi les grands phares de ma navigation. Mon périple est déjà long. J’aurai cinquante-cinq ans cette année et trente ans de vie dans la maison dominicaine. Mes phares brillent toujours. Je dois même avouer que je réserve ma confiance pour ces seuls repères. Bien des balises ont été arrachées par les tempêtes. Certains feux-de-pointe se perdent dans la brume. Sur terre, le clocher des églises ne me sert pas toujours d’amer. Quelques paroles du Christ et l’ensemble de ses actes prophétiques conduisent ma navigation.
Je voudrais ici donner quelques exemples de ce qui me garde dans la voie de l’Evangile. Il y a tout d’abord le mystère de l’enfance. Le Christ a aimé les enfants et ceux qui leur ressemblent. Je ne suis plus très frais, je me retrouve dévêtu de bien des illusions, et pourtant je sens qu’en moi l’enfant n’est pas mort. Je suis profondément soulagé de savoir que cet enfant a des chances d’entrer et de s’épanouir un jour dans le royaume de Dieu, après avoir abandonné (ou liquidé, car les enfants sont sans pitié) le vieux roublard qui m’habite, le clown dont le maquillage commence à couler, le professeur (cet autre comique), et bien d’autres visages qui ne sont heureusement que des masques. Je sais que l’intérêt du Christ pour l’enfance n’est pas mièvrerie. La spontanéité, la fraîcheur, la confiance de l’enfant, sont choses corruptibles. Que reste-t-il à douze ans de cette auréole ? Par contre l’enfant est clairvoyant et cette clairvoyance, conservée, cultivée, ne saurait permettre à l’intelligence de dérailler, à la volonté de se transformer en castration, à la générosité de trop calculer.
Je sais que Dieu prête à l’homme… sa vision de l’homme
La grâce proprement christique commence par préserver dans l’homme cette dotation originelle qui est tout ensemble sa force de vivre et sa chance de tuer sa mort.
Je mentionnerai volontiers en deuxième lieu le précepte de ne pas juger. On trouve certes dans d’autres religions des injonctions d’amour, des préceptes de charité. Les Grecs ont forgé le mot d’agapè, le Bouddha garde pour le monde endolori une éternelle karuna et les musulmans réservent pour leurs frères une immense tendresse. Si l’Evangile n’avait formulé le précepte d’amour qu’en demandant à ses disciples d’aimer Dieu de toutes leurs forces, et son prochain comme soi-même, il demeurerait une équivoque : celle que révèle le terme même de prochain, même après l’illustration de la parabole du bon Samaritain. Le précepte de ne pas juger est la formulation proprement chrétienne de l’amour total : celui que Dieu met en nous pour le rejoindre et pour découvrir en nos frères les images inaltérables de sa splendeur. Ne pas juger, c’est percevoir que l’être ne saurait être identifié à ses actes, bons ou mauvais. C’est discerner la forme divine inaltérable au plus profond d’un cœur. C’est comprendre pourquoi Dieu se complaît en l’homme. Ainsi, la Miséricorde cesse d’être un apitoiement. L’Ancien Testament nous disait déjà que « les entrailles de Dieu étaient bouleversées par la misère de son peuple, comme un père très aimant peut être pris de nausée face au châtiment qu’il se doit d’infliger ». Mais la formulation évangélique est moins anthropomorphique : Dieu prête à l’homme sa vision pour voir l’être divin intact au-delà des fausses gloires ou des condamnations du monde.
Ce précepte est, pour moi, une source intarissable d’espérance.
On désigne tout naturellement le christianisme comme la religion de l’Incarnation. Il est, disent les Conciles, « pleinement Dieu et pleinement homme ». Nous savons maintenant que ces formules ne sont pas des contraintes de l’esprit mais les portes de la perception spirituelle chrétienne. Les portes ouvrent un champ infini, révèlent la multitude des sentiers possibles : elles invitent au travail, pas seulement à la réflexion. Elles proposent la réalisation de l’homme par le pouvoir de la Parole qui l’habite.
Je ne m’accommoderai jamais d’une religion qui détruit toute sensibilité
Mais dans l’Evangile, l’humanité du Christ n’est pas une abstraction. Malgré ses pouvoirs parapsychologiques poussés à l’extrême par la force divine qui demeure en lui, le Christ n’a jamais le comportement d’un surhomme. Il pleure, s’étonne, s’attendrit, s’emporte, ironise. On le voit soucieux, anxieux, triste, fatigué, isolé. Tout culmine à l’heure de sa Passion quand l’Agonie le conduit à vivre, par amour, l’effroi d’une mort pourtant voulue ; à connaître la solitude atroce de l’homme qui décide de mettre un terme à sa vie. La sueur de sang qui découle de la peur m’impressionnera toujours plus que le flot jailli des blessures. Il y a au cœur de l’homme un fond de détresse qui définit sa condition. L’homme souffre radicalement de cette angoisse : c’est d’elle qu’il doit être sauvé. On dit : « du péché ». Certes, mais qui peut finalement discerner dans son péché sa faute de la peine que fait peser sur lui le mal des autres ? Péché d’origine, soit ; mais c’est aussi l’angoisse d’origine, la labilité d’une créature trop consciente pour ne pas s’effrayer et trop faible pour se garantir de cette peur radicale.
La peur du Christ à l’heure de sa mort sauve en nous, non seulement la peur de mourir, mais aussi la peur de vivre. C’est ainsi que se manifeste l’humanité du Christ, non pas l’humanité abstraite des concepts théologiques mais celle, plus concrète, de l’amour fou, de la tendresse capable d’expérimenter les formes impensables de la peur.
Tout ceci m’explique pourquoi je ne m’accommoderai jamais d’une religion qui détruit toute sensibilité. Je n’entends pas par ce terme le flot visqueux des émotions incontrôlées mais un organe très particulier qui permet de percevoir intuitivement « bien des choses cachées dès l’origine ». Cette faculté peut être un don naturel, mais la trace de quelques bonheurs, les cicatrices de certaines épreuves contribuent largement à aiguiser ce sens. Seule la sensibilité peut permettre à la conscience de se retrouver dans le remous des paradoxes et des incohérences, des scandales et des étonnements, dans les parties absurdes que le monde nous contraint parfois à jouer. Radar secret à longue portée, la sensibilité balaye le champ de l’invisible. La grâce du Christ, cloué à vif sur l’arbre ancien de la souffrance humaine, peut dévoiler l’autre emploi d’un sens que l’on prendrait volontiers pour une faiblesse. C’est la sensibilité qui me rendra toujours résistant à toutes les formes de sectarisme, de jansénisme, de puritanisme, ou d’ascétisme stérile.
Paradoxalement la sensibilité illuminée par les passions du Christ peut préserver de l’égocentrisme et éviter à chacun de prendre son nombril pour le mont Garizim ou son hara pour le Fuji-Yama.
Une force me pousse vers les autres religions, une force me ramène au christianisme
L’expérience de mes dix-huit ans m’a donc conduit au christianisme. Mais la même force me pousse sans cesse à connaître les autres chemins qui tentent de conduire l’homme hors de sa propre obscurité. Depuis vingt ans je tâche de comprendre pourquoi et comment vit un moine zen, un bouddhiste tibétain, un brahmane vichnouite, un ascète shivaïte, un Bengali amoureux de sa déesse. Je sens la force de l’islam chiite. J’ai péleriné sur les routes mexicaines dans les pas de Carlos Castaneda. Mes yeux se sont sans doute agrandis. Le zen m’a montré la profondeur de la méditation, le Tibet le génie de la liturgie. Les avatars de Vishnu m’aident à comprendre d’autres formes d’incarnation. La flûte de Krishna charme les cœurs, celle des soufis dit la plainte de l’âme loin de Dieu. Les sorciers mexicains m’ont révélé certaines voies vers le monde mystérieux du « nagual ». J’imagine avec plaisir tous les cheminements spirituels authentiques que je ne connais pas. Je les salue, de loin, de tout cœur, car je ne pense pas qu’ils soient nécessairement l’œuvre du Diable.
Quelle est donc cette force qui me ramène toujours vers ma voie, celle du Christ ? C’est sans doute l’appel très doux d’un être qui ne se crut jamais trop humain, pour manifester sa puissance divine. Un certain âge permet parfois de s’asseoir pour faire le bilan des grandes erreurs et de ses petites horreurs. Mais comme un pêcheur sur la plage fait l’inventaire de sa pêche en rejetant les algues, les bestioles venimeuses, les coquilles vides et les débris, nous voyons enfin paraître le Poisson d’argent qui reflète le Ciel, ce Christ remonté de notre nuit sous-marine, des abîmes océaniques de la peur. Nous voudrions le saisir mais, vif, il nous échappe et, double, plonge dans l’ombre du mystère divin ou retourne au plus intime de nos ténèbres pour exorciser ce démon d’inquiétude qui brouille les eaux profondes de notre cœur.
Dans les hasards de l’existence, chacun voyage comme il peut, certains tout droit, d’autres s’embrouillent au carrefour de leur pensée et de leurs désirs. Je perds parfois la voie romaine pavée de basalte et de certitude mais, par-delà les buissons et les marécages, je sens profondément que mon chemin me mène à destination du Christ.
A.-M. Cocagnac