Albert Blackburn
La Compréhension holistique

Traduction libre Lorsque l’on cesse de chercher à échapper à la douleur et à la souffrance intenses résultant d’un problème, il y a une libération du connu, qui invite à une compréhension holistique. Gabriele Blackburn : Al, qu’entends-tu par compréhension holistique ? Veux-tu dire qu’il y a différents niveaux de compréhension ? Albert Blackburn : Je pense qu’il est […]

Traduction libre

Lorsque l’on cesse de chercher à échapper
à la douleur et à la souffrance intenses résultant d’un problème, il y a
une libération du connu, qui invite à une
compréhension holistique.

Gabriele Blackburn : Al, qu’entends-tu par compréhension holistique ? Veux-tu dire qu’il y a différents niveaux de compréhension ?

Albert Blackburn : Je pense qu’il est assez évident qu’il existe différents niveaux de compréhension. Nous pouvons les voir à l’œuvre dans notre vie quotidienne, dans les professions que nous exerçons, et dans tout ce que nous faisons dans notre vie quotidienne.

G : Qu’est-ce que tu veux dire ?

A : Eh bien, au niveau physique, par exemple, nous devons apprendre à conduire une voiture, et nous devons apprendre à effectuer le travail particulier que nous avons choisi pour gagner notre vie. Nous devons apprendre à effectuer certaines actions physiquement, n’est-ce pas ?

G : Oui.

A : Cela nécessite donc une compréhension à ce niveau particulier.

G : Cela demande de la technique.

A : Nous l’appelons technique, mais ce que nous voulons vraiment dire est compréhension ; comprendre comment faire quelque chose de manière efficace afin de pouvoir effectuer un travail. Au niveau émotionnel, nous pouvons aimer ou ne pas aimer notre travail ou notre profession ; c’est assez évident. Certaines personnes aiment leur travail et font un bon travail, tandis que d’autres détestent leur travail, et cela se reflète dans le travail qu’elles font. Il y a donc aussi une compréhension au niveau émotionnel, n’est-ce pas ?

G : Oui.

A : Nous pouvons aussi voir intellectuellement la valeur du travail que nous faisons en relation avec nous-mêmes et la société, ou voir le mal que nous pourrions éventuellement faire à notre société ou au monde en général. Nous pouvons donc comprendre ces choses d’un point de vue intellectuel. Du moins, nous affirmons que nous les comprenons. L’homme qui travaille à la construction de bombes atomiques, par exemple, dit qu’il comprend son travail. Il a l’impression de comprendre la technique physique impliquée, il comprend sa relation émotionnelle avec elle, et il la comprend intellectuellement parce que le gouvernement (ou la personne qui l’a embauché) lui a fourni une justification, et il y croit.

Mais n’est-il pas nécessaire d’aller plus loin ? Au lieu de simplement comprendre quelque chose à ces trois niveaux — les niveaux sur lesquels la plupart des gens vivent leur vie — n’est-il pas nécessaire d’atteindre un niveau de compréhension plus profond pour qu’une personne soit un membre intégré, intelligent et responsable de notre société ?

G : Il y a, peut-être, une certaine confusion concernant la compréhension intellectuelle et la véritable compréhension. Peut-être pourrais-tu explorer cela un peu plus, car beaucoup de gens pensent qu’ils comprennent parfaitement les choses.

A : Je pense que c’est assez évident. Par exemple, nous connaissons des gens qui écoutent certains enseignants religieux depuis de très nombreuses années ; ils ont l’impression de comprendre complètement ces enseignants, mais cette compréhension ne se reflète pas dans leur vie quotidienne. En d’autres termes, il y a un grand écart entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font réellement dans le monde. C’est pourquoi je pense que ce sujet particulier est très important. À première vue, il peut sembler plutôt inintéressant, il peut sembler être un sujet que nous connaissons tous, mais je ne pense pas que ce soit le cas. C’est la raison pour laquelle j’aimerais explorer ce sujet de manière plus approfondie.

Explorons la question de savoir ce que signifie réellement la compréhension holistique. Lorsque j’utilise ce terme, j’entends la compréhension à tous les niveaux : le niveau physique, le niveau émotionnel et le niveau mental, mais aussi le niveau plus profond où tous ces éléments sont intégrés et appliqués à des situations de vie réelle, de sorte que ta vie est changée par cette compréhension. Cela peut t’amener à abandonner un travail particulier, ou même à effectuer mieux le travail ; cela peut aboutir à toutes sortes de choses. Mais le fait est que la compréhension réelle à ce niveau profond peut changer fondamentalement ta vie. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il est important d’étudier ce sujet en profondeur.

G : Eh bien, à n’importe quel niveau de compréhension, le résultat est l’action. Suggères-tu qu’il y a aussi différents types d’actions ; qu’il y a des actions incomplètes, partielles, fragmentaires comme celles qui résultent de la nécessité de gagner sa vie ? Ou bien insinues-tu que s’il y a une compréhension holistique, il peut y avoir une action véritable, totalement spontanée, qui est aussi holistique ?

A : Laisse-moi poser cette question : Quand voulons-nous comprendre quelque chose ? En d’autres termes, quelles sont les conditions qui se produisent dans la vie et qui nous amènent à vouloir comprendre une situation dans laquelle nous nous trouvons ?

G : Il pourrait y avoir de nombreux précurseurs.

A : Je ne le pense pas. La souffrance ne me pousse-t-elle pas à comprendre pourquoi je souffre, afin de pouvoir éliminer la douleur ? La souffrance est un précurseur, n’est-ce pas ?

G : Oui.

A : Si j’ai mal, que ce soit une douleur physique ou psychologique, je suis motivé pour comprendre la situation et éliminer la douleur, n’est-ce pas ?

G : Il semble que oui.

A : En d’autres termes, la souffrance (d’un type ou d’un autre) semble faire partie intégrante de notre vie quotidienne, et c’est l’une des forces motivantes fondamentales qui nous pousse à nous regarder en face, et à examiner une situation, afin d’apporter un changement.

G : Oui.

A : Donc, au lieu de condamner la souffrance, au lieu d’essayer d’échapper à la souffrance, peut-être devrions-nous l’accueillir ; non pas en allant la chercher (puisque tu n’as pas besoin de la chercher), mais en essayant d’examiner la situation objectivement.

G : Oui.

A : Elle est toujours là, et elle viendra, tu sais ; il n’y a aucun problème pour la trouver.

G : En fait, si tu demandes à la vie de t’apporter une compréhension plus profonde, tu sais ce qui se passe !

A : Oui.

G : Beaucoup de choses commencent soudainement à t’arriver.

A : Tu as raison. Donc, si cela est vrai — ce qui semble être le cas — alors la question importante est la suivante : À quel niveau cherchons-nous la compréhension nécessaire pour soulager la douleur, la souffrance ou le chagrin ? La cherchons-nous uniquement sur le plan physique ? La cherchons-nous à un niveau émotionnel ou intellectuel ? En d’autres termes, la recherchons-nous à un niveau superficiel, ce qui signifie que nous voulons marchander avec la vie : Nous voulons échanger cette souffrance particulière contre une autre chose, et nous sommes prêts à donner autant, à faire autant, si la vie nous donne autant en retour.

G : Oui ; au début, la réaction de chacun est toujours de se débarrasser de la souffrance, d’éliminer la douleur.

A : Je pense que c’est une réponse naturelle, mais je pense aussi que la souffrance fait partie intégrante de la vie. C’est peut-être dans l’ordre des choses qu’il y ait de la souffrance, car s’il n’y avait pas de souffrance, nous n’enquêterions sur rien. Si nous étions dans un état agréable tout le temps, nous ne remettrions jamais en question nos valeurs. Il n’y aurait aucun changement, aucune évolution (ou quoi que ce soit d’autre), si tout le monde était complètement heureux et satisfait. Il s’agit donc peut-être de quelque chose d’inhérent auquel on ne peut échapper ; mais on peut le comprendre, et en le comprenant, on élimine l’agitation mentale et psychologique. Tu peux toujours souffrir physiquement, mais au moins tu ne te bats pas psychologiquement, ce qui, à mon avis, intensifie l’ensemble.

G : Il n’y a rien d’aussi efficace que de souffrir physiquement ou d’entendre la sentence de mort d’un médecin — quelqu’un qui nous dit qu’il ne nous reste que x jours, semaines ou mois à vivre — pour provoquer un changement radical dans notre vie.

A : C’est certainement vrai.

G : Donc la première réponse à la souffrance est une réaction, et c’est simplement un désir de changer la situation, pas de la comprendre.

A : Cela soulève une autre question : D’après toi, qu’est-ce qui empêche la compréhension de se faire de manière holistique, plutôt que superficielle ? Quels sont, selon toi, les facteurs qui empêchent cela ?

G : Eh bien, un facteur vient d’être mentionné : Si nous réagissons simplement pour échapper à la souffrance, il n’y a pas de réel intérêt à comprendre la cause fondamentale de la douleur. Nous nous adressons à quelqu’un d’autre pour l’éliminer : les médecins, les autorités, notre patron au travail, notre mari, ou toute autre personne dont nous pensons qu’elle peut nous aider à échapper à notre douleur et à notre souffrance. Nous travaillons de l’extérieur vers l’intérieur. Et comme notre réaction pour échapper à la douleur est si forte, nous ne sommes même pas intéressés à en chercher la cause.

A : Cela soulève une autre question : Quand la compréhension peut-elle avoir lieu ? Ne doit-elle pas toujours avoir lieu dans le moment présent ? On ne peut pas comprendre quelque chose dans le passé ; on ne peut pas le comprendre dans le futur ; il faut le comprendre maintenant. La pensée implique toujours un événement qui s’est produit dans le passé ; la compréhension doit avoir lieu dans le moment présent. Alors qu’est-ce qui nous empêche d’être dans le moment présent ? Nous en avons déjà discuté et nous sommes arrivés à la conclusion que la pensée et le contenu de la conscience humaine — toutes nos idées, nos opinions et les conclusions auxquelles nous sommes arrivés — semblent nous empêcher de vivre dans le moment présent. Si cela est vrai, comment pouvons-nous nous surprendre en train de nous laisser aller ou de nous identifier à un train de pensées au moment même où nous devrions observer une situation afin de la comprendre ? Comment cela peut-il se produire ?

G : Cela semble assez difficile, parce que si mon intention est d’échapper à la souffrance constante résultant d’une situation ou d’un problème, je vais utiliser tout ce que je peux ; en d’autres termes, je vais utiliser tout mon sac d’astuces, tout ce qui est dans mon champ de conscience, ou je vais chercher davantage de connaissances afin de réarranger les faits, ou d’attaquer la douleur. Encore une fois, c’est ma première réaction. Je ferai tout pour éliminer cette souffrance. Je vais suivre un programme d’exercices physiques, faire de l’exercice ou suivre un régime pour guérir mon corps. Je vais consulter une autorité qui m’expliquera mes réactions émotionnelles. J’irai voir d’autres autorités qui me diront quoi faire ou penser à propos de la douleur, ou comment vivre avec elle et rester quand même heureuse, etc. Je m’adresserai à quiconque ou à tout ce qui est disponible pour m’aider à réorganiser et à changer, bien avant de me pauser et d’essayer réellement de découvrir pourquoi je souffre, pourquoi j’ai cette souffrance ou ce chagrin.

A : Peut-être que la réaction que tu viens de décrire, qui semble extrêmement répandue, est ce qui empêche la compréhension de progresser au-delà des trois niveaux les plus bas ; nous nous sommes contentés de comprendre un problème aux niveaux physique, émotionnel ou intellectuel. C’est peut-être la raison pour laquelle l’humanité n’a pas changé fondamentalement depuis de nombreux siècles. Nous avons changé nos idées, et nous avons changé toutes sortes d’autres choses, mais un véritable changement (qui résulte en un sentiment d’amour, de coopération et de responsabilité entre les êtres humains) n’a pas eu lieu.

G : Il y a tellement de gens dans le monde qui me disent qu’ils savent comment soulager mes souffrances.

A : Je sais, mais ce n’est qu’une idée.

G : Il y a encore d’autres personnes qui me disent comment vivre avec la souffrance et être quand même heureuse. Et puis il y a ces gens qui disent que c’est bien de souffrir ; de rester avec ; c’est la voie pour gagner du mana, ou de s’asseoir à côté de Dieu, ou de n’importe quoi d’autre.

A : Oui, mais le fait d’accepter les explications ou les conseils que les autres nous donnent lorsque nous sommes dans cette situation maintient notre compréhension aux niveaux les plus bas.

G : Exactement.

A : C’est ce que je veux dire. Ce que j’essaie de souligner, c’est le fait qu’il existe une compréhension holistique qui surpasse les trois niveaux inférieurs de compréhension.

G : Alors quand quelqu’un veut-il vraiment comprendre ? Tu as posé cette question plus tôt.

A : On veut comprendre lorsqu’on souffre vraiment.

G : Devrons-nous toujours être confrontés à une grande crise et sentir que nous sommes dos au mur ?

A : Je ne le pense pas, mais généralement nous laissons les choses en arriver là avant de vraiment explorer notre situation.

G : Oui.

A : Un autre point à considérer est le suivant : Quand sommes-nous prêts à renoncer à ces concepts ? Dans quelles conditions ne sommes-nous pas disposés à revenir aux opinions des autres, aux conseils des autres, ou aux réponses qui existent dans notre propre champ de conscience ? Quand sommes-nous prêts à les abandonner et à faire face à une situation à n’importe quel moment (qui est toujours le moment présent), sans revenir à tout cela ; dans quelles conditions sommes-nous prêts à le faire ?

G : Si je vois qu’aucun de ces conseils ne fonctionne et que je continue à souffrir, je commence à vouloir assumer la responsabilité de ma propre vie et de toute souffrance que je vis. J’arrête de blâmer les facteurs extérieurs ou les autres pour ma situation et je regarde ce qui se passe réellement, et je suis prête à faire face à « ce qui est », c’est-à-dire à la réalité de la situation.

A : Dirais-tu, par conséquent, qu’il est presque obligatoire d’essayer d’abord tout ce à quoi tu peux penser pour soulager une situation ? Tu essaies toutes tes idées personnelles, tu essaies toutes les idées que d’autres personnes te donnent ; tu essaies à peu près tout ce que tu peux. En d’autres termes, tu dois être confronté à la situation, à la souffrance, à la douleur, au malheur, sans aucune possibilité d’y échapper.

G : Alors on voit qu’on doit soi-même s’en occuper. Personne ne peut le faire pour nous.

A : C’est exact. Ne devons-nous pas être dans une situation presque désespérée avant de pouvoir trouver la conscience dans le moment présent ? Toute idée ou toute échappatoire que j’ai essayée dans le passé est une évasion du présent. Toute idée que j’ai acquise auprès de quelqu’un d’autre, et dont je pense qu’elle soulagera la situation, m’empêche d’être consciente dans le présent. Elles me placent toutes dans le domaine de la pensée, loin du présent.

Si tout cela est vrai, alors — lorsque tu es face à face avec une situation que tu ne peux pas supporter, que tu ne veux pas supporter, que tu veux vraiment changer à un niveau profond ou comprendre — il peut y avoir une compréhension à ce moment précis. Il peut y avoir une compréhension, une compréhension holistique d’une situation qui te dépasse. En d’autres termes, puisque tu as exploré la partie physique de la situation, que tu as exploré son contenu émotionnel et que tu as exploré toutes les idées qui y sont impliquées, tu es dégagée à ces niveaux, tu es libre du connu à ces niveaux. Tu es libre de ce qui est connu sur ce type particulier de souffrance et libre de la manière traditionnelle d’y échapper. Et dans cette libération du connu, tu es face à face avec le moment présent, face à face avec les faits eux-mêmes. Cela entraîne une intégration, n’est-ce pas ? Avant, on pouvait dire qu’il y avait une dualité : Il y avait toi, et il y avait l’idée de comment tu allais échapper à la situation. Il y avait toi, et l’opinion que quelqu’un d’autre t’avait fournie. Il y avait toi, et une méthode reconnue pour soulager la douleur. Par conséquent, il y avait toujours une dualité.

G : Les méthodes reconnues peuvent aider un peu, me permettre de continuer, de poursuivre ma vie.

A : Certainement ; mais c’est ce que tout le monde fait, et c’est la raison pour laquelle les choses ne changent pas fondamentalement. Les situations sont allégées ; nous nous adressons à une autorité qui nous donne un nouveau nom pour une certaine situation, et nous lui versons généralement beaucoup d’argent, mais cela n’entraîne pas un changement fondamental, car dès que l’attrait du nouveau nom s’estompe, nous sommes de nouveau confrontés à la souffrance.

Ce que j’essaie de souligner, c’est que la compréhension holistique signifie une compréhension intégrée. Toi et la souffrance ne faites qu’un. Tu es libre du connu. Auparavant, le connu t’empêchait d’affronter la souffrance de front ; le connu t’empêchait de comprendre la situation de manière holistique, mais maintenant tu en es libre parce que tu l’as examiné en profondeur, et tout cela s’est transformé en cendres dans ta bouche. Tu es enfin face à face avec ta douleur, et dans cette confrontation avec elle telle qu’elle est, il y a intégration complète entre toi et la souffrance. Il n’y a plus de « toi » qui souffres, il n’y a que la souffrance. Il peut alors y avoir une compréhension holistique, qui peut éliminer la souffrance. Elle n’élimine peut-être pas la partie physique de celle-ci, mais elle élimine les problèmes psychologiques associés à la souffrance.

G : Dirais-tu qu’on doit passer par là à chaque fois ? Qu’on doit être prêt à enquêter sur la souffrance ?

A : Je ne dis pas que tu le dois ; je dis simplement que cela semble être la façon dont les choses fonctionnent. C’est ainsi que nous nous comportons tous face à la souffrance. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour l’éliminer. Nous commençons par des petites choses superficielles — comme changer notre environnement, ou autre — au niveau physique. Si cela ne fonctionne pas, nous nous attaquons à l’aspect émotionnel. Nous pouvons aller voir un psychologue ou un psychiatre, ou quelqu’un d’autre, pour obtenir une aide psychologique. Ensuite, nous explorons la situation sur le plan intellectuel. En d’autres termes, nous faisons tout sauf affronter les faits. Le résultat est une impasse ; toutes ces choses deviennent des cendres dans notre bouche, car elles sont inefficaces. C’est alors, et alors seulement que nous sommes réellement confrontés à la situation, et qu’il y a une intégration complète entre nous et la souffrance, et qu’il n’y a plus de dualité. Lorsqu’il n’y a plus de dualité, la compréhension holistique peut avoir lieu. Et la compréhension holistique n’est pas une création de notre moi ; elle ne fait pas partie de la conscience humaine. Les alternatives que nous avons explorées faisaient toutes partie de la conscience humaine, des avenues que l’humanité a poursuivies pendant des milliers d’années dans une tentative d’éliminer la peur, la peur de la mort, et de tout ce dont l’humanité a eu peur.

G : Je me demande si tu n’omets pas une étape ici. Tu suggères que si nous cessions de chercher à l’extérieur de nous-même les moyens d’éliminer un problème qui cause de la souffrance, une compréhension holistique peut se produire. Je pense qu’il y a quelque chose de plus à faire : Je pense que l’on doit examiner cette douleur, cette souffrance, ce problème, d’un point de vue entièrement nouveau. Il faut la laisser se dévoiler. Nous devons observer ce qui nous fait souffrir, sans essayer de le changer, de nous y adapter ou de l’écarter, ce qui est difficile. Il faut vraiment s’intéresser à l’ensemble du mouvement de la douleur et du chagrin et voir d’où il vient, car la souffrance a tendance à s’identifier à la souffrance antérieure. Il faut donc regarder en arrière, comprends-tu ce que je dis ? Laisser la souffrance se dévoiler, voir sa relation avec d’autres événements de notre vie ; voir si elle a un sens ; voir pourquoi elle est là, comment elle est apparue, etc. Je ne suggère pas qu’on l’analyse, mais plutôt que l’on reste si conscient que l’on perçoit toute sa signification. Nous ne pouvons pas nous contenter de dire : « J’ai une douleur, je ne peux rien faire » et nous attendre à ce qu’elle disparaisse d’elle-même. Ce n’est pas le cas. Nous avons à y travailler dans une certaine mesure.

A : N’est-ce pas là la limite supérieure de la recherche intellectuelle ? En d’autres termes, nous poussons notre capacité intellectuelle à examiner la situation jusqu’à ses limites.

G : Non, je ne suggère pas que nous l’examinions ou l’analysions intellectuellement. J’ai dit la percevoir, l’observer.

A : Oui, mais le point que nous devrions mentionner ici est que la perception ne fait pas partie du processus de la pensée ; la perception est au-delà de celui-ci. La perception est l’autre facteur qui peut provoquer un changement radical ou transformation.

G : Donc, on doit simplement rester avec, la percevoir, en être conscient aussi de toutes ses implications ; juste l’observer.

A : Oui, mais le fait est que tu ne peux pas le faire avant d’avoir enquêté en profondeur sur tous ses autres aspects. Je parle ici en termes pratiques. Intellectuellement, nous ne le faisons pas toujours, mais j’ai constaté que dans mon propre cas — et je pense que cela s’applique à la plupart des gens — nous essayons d’abord toutes les autres étapes. Nous n’irons pas tout de suite jusqu’au bout. Nous allons essayer les choses simples, en espérant sortir de la situation aussi facilement que possible.

G : Oui.

A : Puis, lorsque chacune de ces choses s’est avérée inefficace, nous sommes de plus en plus contraints à un état de perception pure dans lequel toutes les idées disparaissent. En d’autres termes, ce n’est que lorsqu’on est libre du connu — le connu étant toutes les idées de l’humanité — qu’il peut y avoir une perception pure, dans laquelle une compréhension holistique peut avoir lieu.

G : On doit rester avec le problème jusqu’à la fin et le laisser circuler et se déployer, et se révéler à nous (ce qui peut être très douloureux), et juste l’observer. En laissant tomber ce que nous pensons à son sujet, le connu ; à chaque fois, un peu de la douleur s’en va, elle semble se consumer, d’une certaine façon. C’est ce que je voulais dire par « aller jusqu’au bout ».

A : Mais je ne pense pas que nous puissions le faire intellectuellement de cette façon. Je pense que la vie doit nous pousser de plus en plus loin du connu avant que quelque chose ne se produise, et je ne pense pas que l’on puisse décider de le laisser se produire. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une décision consciente, car toute décision consciente va toujours dans l’autre sens ; la décision consiste toujours à fuir la douleur. Je pense donc qu’il faut d’abord avoir tout essayé. Nous devons avoir vraiment tout essayé avant que ce processus ne puisse se produire.

Si ce dont nous avons parlé jusqu’à présent est vrai, ne perdons pas le temps à penser que quelque chose à un niveau superficiel sera vraiment efficace à long terme. Si l’on voit à quel point de tels changements doivent être superficiels, alors on n’y consacre pas trop de temps. La plupart des gens sont convaincus que l’on peut résoudre le problème de la souffrance soit physiquement, émotionnellement ou mentalement ; ils peuvent passer toute une vie à tourner en rond sans jamais y échapper. Mais si toi ou moi avons vu le caractère fallacieux de cette ligne de conduite, ou à quel point elle est inefficace, alors nous pourrions y consacrer un peu de temps, mais nous n’y consacrerons pas toute notre vie. Nous passerons d’une chose à l’autre assez rapidement, et nous arriverons au point où il y a une liberté du connu, à ce moment-là cette compréhension intégrée, holistique, pourra prendre place. N’est-ce pas vrai ?

G : Oui.

A : Tout dépend de notre niveau de maturité.

G : Je pense que tu soulèves maintenant le point qu’il y a une autre approche. Tu dis qu’il est possible de rester avec notre souffrance et notre douleur, en l’observant et en la laissant nous montrer d’où elle vient, et au fur et à mesure qu’elle se déploie, elle va diminuer. C’est comme éplucher un oignon ; si nous enlevons une couche après l’autre, lorsque nous arrivons au fond ou au centre de l’oignon, il ne reste peut-être plus rien.

A : Je pense que cela soulève la question suivante : Pouvons-nous nous surprendre en train de revenir à une explication ou à une idée préconçue, lorsque nous sommes confrontés à une situation qui exige de la compréhension ?

G : C’est possible.

A : Cela semble être une chose assez difficile à faire, car lorsque nous sommes au milieu de la bataille, pour ainsi dire, nous sommes tellement pris dedans, tellement identifiés à elle, qu’il est difficile d’être objectif. Mais je pense que nous devons nous rendre compte à l’avance que toutes les philosophies, toutes les opinions, toutes les explications, toutes les autorités (y compris la nôtre) nous fournissent des idées que nous superposons entre nous et la situation. Si nous nous en rendons compte à l’avance, et que nous en avons vu le danger, il y a une possibilité de nous surprendre en train de le faire.

G : Alors la douleur elle-même peut être la lumière rouge, le signal de danger.

A : Oui, la douleur peut agir comme un réveille-matin. Je pense qu’au moins nous devons en avoir vu la logique ; c’est-à-dire que nous devrions avoir vu la logique dans le fait que si nous superposons une idée, ou une philosophie, ou une opinion, ou l’autorité de quelqu’un d’autre (même la nôtre) entre nous et la souffrance, nous créons automatiquement une situation duale — il y a une dualité. Il y a nous et l’idée, la souffrance et l’idée, tout cela fait partie d’un processus dual, et il ne peut y avoir de compréhension holistique lorsque le dualisme existe. Si nous pouvons comprendre cela à l’avance, au moins intellectuellement, alors lorsque le réveille-matin de la souffrance sonne, ou qu’une situation inconfortable se présente, il est possible que nous nous surprenions à revenir à l’une de ces explications. Puis, dans cette prise de conscience, dans l’intégration de ce moment, il peut y avoir un insight de la situation et une compréhension à un niveau plus profond qui la clarifie de sorte qu’elle ne reviendra jamais. Il n’y a pas d’ajournement, il n’y a pas de substitution d’une pensée positive à une pensée négative, ou quoi que ce soit de ce genre. Il y a une élimination réelle de ce problème particulier, parce que nous l’avons complètement compris à un niveau très profond.

G : C’est le « je » qui souffre, c’est l’ego qui souffre, c’est le contenu de ma conscience, mon image de moi-même qui souffre, qui ressent la douleur. Qu’est-ce qui voit qu’il existe une autre approche de cette douleur ?

A : Tout d’abord, qu’appelle-t-on la douleur ? La douleur peut exister à plusieurs niveaux différents. Il y a la douleur physique, qui peut être le résultat naturel d’une indiscrétion de notre part, impliquant peut-être quelque chose dans notre régime alimentaire, notre façon de vivre, notre style de vie, ou autre, ou elle peut être la conséquence d’un dysfonctionnement héréditaire de notre système, résultant du fait que l’un de nos ancêtres a transgressé les lois de la nature et n’a pas vécu selon l’ordre de la vie. Nous pouvons donc naître avec un corps exposé à la douleur. Mais je pense que c’est la douleur psychologique qu’il faut comprendre.

Dirais-tu que la douleur psychologique découle de la prise de conscience que la vie vient de nous présenter une facture pour quelque chose, une distraction ou un amusement que nous voulions ? Comme je l’ai dit l’autre jour, la vie est comme un grand magasin, et tu peux avoir tout ce que tu veux ; tous nos désirs ont un prix, mais généralement ce n’est pas manifeste, ou nous ne regardons même pas. Nous ne voulons pas. Nous sommes tellement enchantés par le produit que nous souhaitons acquérir que nous ne voulons même pas regarder le prix. On pourrait donc dire que la douleur psychologique associée à ces choses se produit lorsque le paiement arrive à échéance. Nous recevons soudain une facture par la poste à laquelle nous n’avions même pas pensé. Nous pensions que notre acquisition était gratuite, mais soudain nous recevons une facture que nous devons payer.

G : Oui. La douleur psychologique semble dépendre complètement de mes désirs : « Je veux ceci », et si je l’obtiens, je suis heureuse, mais si je ne l’obtiens pas, il y a de la douleur. C’est ce qu’il faut retenir.

A : Oui. N’avons-nous pas déterminé que la perception directe est nécessaire au moment où quelque chose se produit pour qu’il y ait compréhension ? Il doit y avoir une perception directe ; il ne peut y avoir aucun apport d’idées ou de conclusions à l’avance, ou quoi que ce soit de ce genre. Il doit y avoir une perception directe, ce qui implique de s’affranchir du connu, du passé, des idées que nous avons ; et dans cette perception directe, la compréhension holistique se produit. Je ne la considère pas comme faisant partie de « moi » ; je ne pense pas qu’elle fasse partie de la conscience humaine. C’est une compréhension qui vient de la perception directe.

Un autre point qui ressort est qu’il doit y avoir une expérience réelle de la souffrance, n’est-ce pas ? On ne peut pas simplement en avoir une idée. En d’autres termes, si nous ne souffrons pas en ce moment même, mais que nous essayons de résoudre notre souffrance en ce moment même, la seule chose que nous puissions faire est d’intellectualiser la situation. Nous devons attendre que la vie nous confronte à nouveau à la situation (ce qu’elle fera) ; en effet, si nous n’avons pas résolu une certaine situation et qu’elle fait partie de notre conditionnement, la vie va la porter à notre attention encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin nous y fassions face.

G : Elle sera répétée.

A : Il y aura une répétition continue tout le temps. Nous ne pouvons donc pas nous contenter d’enquêter sur quelque chose intellectuellement. Comme nous l’avons mentionné l’autre jour, lorsque nous avons parlé de l’exploration intellectuelle de la Russie ou d’un autre pays, nous ne le faisons pas réellement. Je ne pense donc pas que nous devrions nous inquiéter qu’une situation se répète ; si elle fait partie de nous, elle se reproduira à une occasion future, et notre attention complète sera requise à ce moment-là si nous voulons la comprendre.

G : Dans une situation de crise, le contenu émotionnel peut être si écrasant que l’on est incapable de regarder, d’observer ou de percevoir avec une quelconque objectivité.

A : Si nous observons les faits, si nous sommes libres des échappatoires connues de cette situation particulière dans laquelle nous sommes impliqués, et si nous avons vu que nous ne pouvons rien y faire, alors je pense que dans ce moment de non-savoir, la coupe est vide ; notre coupe psychologique personnelle est vide et quelque chose d’autre peut y entrer ; je pense que ce quelque chose d’autre est l’intelligence.

G : Mais le « je » veut faire quelque chose à propos de la situation. Toute la lutte provient du fait que le « je » veut faire quelque chose. Et dès que tu me suggères que je ne peux rien faire pour résoudre un problème, la douleur augmente ; la crise semble être bien pire ; les flammes montent plus haut. Je suis complètement dos au mur quand tu me dis que je ne peux rien faire pour résoudre un problème en utilisant ce que je sais déjà.

A : Je ne dis pas que tu ne peux rien faire pour résoudre un problème ; tu dois découvrir que tu ne peux rien faire. S’il y a une idée dans ton esprit que tu peux faire quelque chose, pour l’amour de Dieu, vas-y, fais-le, et laisse-le se transformer en cendres dans ta bouche. C’est ce que nous faisons tous la plupart du temps.

G : Je commence à le reconnaître. La minute où je commence à percevoir que je ne peux rien faire pour résoudre un problème, celui-ci semble devenir écrasant. Mais je dois peut-être persévérer avec ce sentiment, et savoir que je ne peux plus le manipuler. Cela crée une sorte d’énergie, et une volonté de regarder la douleur, de voir d’où elle vient et de la suivre jusqu’à ce que je puisse en atteindre la source. En d’autres termes, je dois la laisser s’épuiser. Il y a un moment où je dois être prête à bouger avec la douleur, et à prendre une nouvelle direction avec elle.

A : Ce que j’essaie de souligner, c’est que cela ne se fait pas au niveau conscient. Je ne crois pas que cela puisse être planifié. Quand je repense à ma propre vie passée, et que je me souviens d’avoir été dans ce genre de crises, je vois que je me serais enfui de toutes les manières possibles. Je ne pense pas que l’on puisse dire consciemment : « Très bien, je vais faire face à cette situation, je vais mettre de côté toutes mes échappatoires, je vais mettre de côté toutes mes idées. » On ne peut pas le faire consciemment, car lorsqu’on est dos au mur, on va essayer tout ce qui est possible. Ce n’est que lorsque la vie nous a poussés à l’extrême que nous allons faire face au problème. Il ne s’agit pas d’être prêt à l’affronter ; nous l’affrontons parce que nous n’avons nulle part où aller, puisque nous avons essayé toutes les autres échappatoires possibles. Je pense que c’est ce sentiment d’impuissance totale qui crée la peur de ne pas pouvoir affronter la douleur. Nous savons que nous ne pouvons pas l’affronter par nous-mêmes. Nous avons tout essayé. Nous nous sentons complètement incapables d’affronter la situation, et cela provoque la peur, et engendre la connaissance — la connaissance intuitive, instinctive — que nous n’avons pas l’énergie pour faire face à la situation. C’est ce sentiment d’inadéquation qui nous pousse à chercher de l’aide, n’est-ce pas ? Nous allons chercher de la consolation auprès de quelqu’un d’autre — nous allons voir un psychologue, un psychiatre ou qui que ce soit pour obtenir des conseils — parce que nous savons instinctivement que nous ne pouvons pas faire face à la situation nous-mêmes, que nous n’avons pas ce qu’il faut pour le faire. N’est-ce pas vrai ?

G : Oui.

A : Donc, c’est vraiment se mettre sur l’autel de la vie et laisser la vie faire sa volonté sur nous, n’est-ce pas ?

G : Oui, ça l’est.

A : Mais nous ne le faisons pas consciemment. Nous ne disons pas : « Très bien, la vie exerce ta volonté sur moi. » Nous ne le faisons pas, mais c’est en fait ce qui se passe. Nous sommes sur l’autel de la vie. Nous sommes en train de nous faire griller à point dans notre souffrance, et nous n’avons pas l’énergie pour y faire quoi que ce soit. Et c’est dans cette extrémité que le processus alchimique a lieu.

G : Qu’est-ce que tu veux dire ?

A : La compréhension holistique se produit. L’intelligence naît. Notre compréhension holistique de la situation produit de l’énergie, qui provient d’une source extérieure à nous-mêmes et la situation est affrontée. Nous ne mourons pas sur l’autel de la vie, nous ne sommes pas exterminés, nous n’arrivons pas à une fin complète, nous ne sommes pas réduits à un état de néant complet. Au contraire, une transformation intérieure a lieu. Le papillon émerge du cocon. C’est apparemment ce qui se passe, mais le fait est que nous ne pouvons pas le faire consciemment ; tu ne peux pas décider de le faire à l’avance. Tout ce que tu peux faire, c’est d’enquêter sur toutes les échappatoires que tu as toujours utilisées dans le passé pour t’extraire des problèmes, et lorsque tu les trouves inefficaces, alors (et seulement alors) tu peux affronter la situation. Alors, peut-être que la compréhension holistique se produira, et peut-être pas. Si tu as la moindre idée de le faire dans ce but, c’est une autre échappatoire. Tu dois voir que tu ne peux pas du tout négocier avec le problème ; il ne doit pas y avoir de marchandage. Tout ce que tu peux faire, c’est laisser ta curiosité, ton instinct inné de questionner et de chercher, te porter jusqu’au point où quelque chose peut vraiment t’arriver.

G : Oui.

A : Cela n’entraîne-t-il pas une véritable compréhension ? Et si tu as expérimenté ce processus au moins une fois en rapport avec un petit problème mineur, ne serait-ce pas vraiment le début de la foi ?

G : Une connaissance intérieure qu’il existe une autre voie…

A : On peut l’appeler foi ; on peut aussi l’appeler confiance, par exemple. Si une personne avait un penchant religieux, elle pourrait dire que c’est la foi en Dieu, ou la foi en la vie, la foi qu’il existe quelque chose qui dépasse l’entendement humain — quelque chose qui peut intervenir, et qui intervient, lorsque nous avons fait tout notre possible pour soulager une situation et que rien de ce que nous avons fait n’est efficace. Alors, et seulement alors, quelque chose d’autre peut se produire ; et quand cela se produit, c’est l’origine de la foi, n’est-ce pas ? Si je saute d’un haut bâtiment et que je fais l’expérience directe des résultats de la loi de la gravité en voyant mon corps s’écraser sur le sol à la fin de la chute, j’acquerrai certainement une certaine forme de foi, n’est-ce pas ? J’aurai au moins la foi en la loi de la gravité !

G : Et c’est en dehors du champ de la conscience aussi.

A : Bien sûr, tout cela l’est. Tu sais, je pense que la foi est une chose intéressante, parce que j’ai l’impression que c’est quelque chose qui manque à la plupart des gens, surtout dans cette ère matérialiste et scientifique dans laquelle nous vivons. Je pense que les gens manquent de foi.

G : Le processus de la pensée n’engendre pas la foi.

A : Je pense que ce point mérite d’être exploré un peu : C’est-à-dire, comment la foi naît-elle ? Comment la foi naît-elle dans nos vies ?

G : Eh bien, revenons un peu en arrière. Beaucoup de gens diraient qu’ils ont foi en leur propre capacité intellectuelle, c’est là qu’ils mettent leur foi. Ils fonctionnent entièrement par l’intellect, et il leur apporte un certain sentiment de sécurité ; ils ont une foi dans leur connaissance.

A : Le scientifique a foi en sa science ; le biologiste, par exemple, a foi en la biologie.

G : La plupart des gens ont foi en eux-mêmes, car ils savent que leur esprit peut résoudre les problèmes de la vie jusqu’à un certain point, ou du moins jusqu’à ce qu’ils rencontrent une situation où la douleur et la souffrance sont telles que rien ne fonctionne.

A : C’est exact. Dirais-tu que l’insight est peut-être la première étape ? Nous avons tous eu des insights de temps en temps, n’est-ce pas ? On peut les appeler des inspirations soudaines, on peut les appeler des visions claires, mais nous avons tous eu de telles insights, probablement quotidiennement. Nous avons des insights même dans les petites choses. Mais qu’est-ce que nous faisons habituellement avec un insight que nous avons ? Que lui arrive-t-il la plupart du temps ? Il tourne en rond dans notre esprit, n’est-ce pas ? Au lieu de convertir l’insight en action directe, nous nous livrons à une gymnastique mentale. Nous justifions notre incapacité à suivre l’insight que nous venons d’avoir, et nous donnons des raisons pour ne pas le suivre. Nous disons : « Je n’ai pas le temps de le faire maintenant. J’ai un travail, je suis impliqué dans ceci ou cela, et je ne peux pas le poursuivre maintenant. » Nous justifions notre inaction, nous en tirons des conclusions, et ainsi de suite.

Par exemple, les gens écoutent Krishnaji depuis de très nombreuses années. Ils vont l’écouter — ou n’importe quel autre grand maître d’ailleurs, il n’est pas nécessaire que ce soit Krishnaji — ils vont l’écouter et se laisser emporter par sa personnalité, par quelque chose qu’ils sentent être là ; ils ressentent une autreté, une qualité « autre » chez lui. Et ils sont d’accord avec ce qu’il dit à ce moment-là, parce qu’ils sont emportés par la force de sa conviction à ce moment-là. Et peut-être décident-ils sur le chemin du retour qu’ils vont poursuivre l’insight particulier qu’ils ont eue ; ils vont vivre une vie différente. Ils vont s’efforcer de mettre en pratique ce qu’ils ont vu comme étant vrai. Mais alors, que se passe-t-il ? Ils commencent à l’analyser, à peser le pour et le contre : Est-ce que cela va me rapporter quelque chose, est-ce que cela va me coûter quelque chose ? Si je mets cela en pratique, que vont en penser mes amis, que va en penser ma famille ? Cela va-t-il nuire à mon travail ou à ma position dans la vie ? Et donc l’énergie qui a été créée — l’énergie qui est innée, qui est inhérente à l’insight — est dissipée dans le processus de la pensée, n’est-ce pas ?

G : Oui, exactement.

A : Donc, ils ne convertissent pas l’insight en pratique réelle. Cela ne descend pas sur le plan physique comme une action, et donc aucune foi n’est née, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de foi dans ce genre d’action incomplète.

G : Non.

A : On peut donc écouter Krishnaji ou quelqu’un d’autre, année après année après année, et rien ne se passera dans notre vie. Nous avons nous-mêmes constaté cela maintes et maintes fois. Nous connaissons beaucoup de gens qui sont dans cette situation. Ils peuvent citer Krishnaji à l’infini, et ils connaissent toutes les réponses.

G : Ou ils peuvent citer Jésus, ou le Bouddha ; tu sais, on ne peut pas blâmer l’enseignant pour l’insuffisance de l’étudiant.

A : Exactement.

G : Mais tu posais une question sur l’insight, dont nous avons parlé l’autre jour ; il me semble que chaque fois qu’il y a une petite clarté, un insight de taille moyenne ou un très grand insight dans une situation de crise, cela crée sa propre énergie ; cela crée sa propre lumière. Et c’est cette énergie qui entraîne ensuite une transformation, un changement, une résolution de la souffrance ou du problème.

A : C’est vrai, mais ce que je disais à l’instant, c’est que l’énergie est là, dans l’insight original.

G : Oui.

A : Et cette énergie est généralement dissipée dans des pensées égocentriques : Qu’est-ce que je vais gagner ou perdre personnellement ?

G : Oui, cela peut arriver.

A : S’il n’est pas dissipé dans le processus de la pensée, l’insight est parfois si fort, et la conviction si forte, ce qui aboutit à un acte d’héroïsme. Il y a une action directe. Et au moment où nous voyons que quelque chose doit être fait et que nous le faisons, nous servons de canal à la vie dans cette action, n’est-ce pas ? Comme nous le disions l’autre jour, nous agissons comme un canal pour une énergie qui n’est pas de notre fait, et nous faisons descendre cette énergie sur le plan physique. Mais ce faisant, nous ne sommes qu’un canal. Nous sommes engagés dans ce que j’appelle une action holistique, et cela entraîne une compréhension holistique à un niveau profond.

La compréhension holistique pourrait être un autre nom pour la foi, n’est-ce pas ? Parce qu’une fois que tu as fait quelque chose de manière holistique — une fois que tu as effectué une action holistique — tu sais que tu as fait la bonne action. La plupart des gens, à un moment donné de leur vie, ont fait quelque chose comme ça. Ils ont agi spontanément, soit parce qu’ils ont vu que c’était juste, soit parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix ; tout s’est passé si vite que le processus de la pensée ne pouvait pas entrer en jeu et interférer avec la réponse. L’ego a dû se tenir à l’écart pour le moment, bien qu’il se soit probablement immiscé plus tard lors de la relecture ou du montage de l’action par l’esprit, qui a produit un souvenir de la situation. Mais au moment même de l’action, il y avait une action directe. Et il y avait de l’énergie dans cette action ; il y avait de la compréhension dans cette action ; il y avait une compréhension holistique à un niveau très profond. Intérieurement, tu réalises que cela s’est produit ; tu ne serais peut-être pas capable d’agir consciemment à nouveau, mais intérieurement, tu sais que tu as agi correctement.

G : Oui, on peut à nouveau ouvrir la porte à cette connaissance intérieure.

A : Plus souvent tu le fais, plus souvent tu agis comme un canal pour la vie, et en cela il y a une compréhension holistique de la vie. Tu réalises alors intérieurement que toi, en tant qu’ego, tu n’es rien. Tu peux utiliser tes pensées et tes idées comme des outils, mais elles ne gouvernent pas ta vie. Quelque chose d’autre dirige ta vie, quelque chose d’extérieur à toi. Tu deviens alors une travailleuse pour le monde ; tu aides le monde. Tu contribues à la situation dans laquelle tu te trouves. Tes relations avec ta famille, tes amis et tous les autres sont les bonnes relations.

G : Tu dis donc que lorsque nous ouvrons la porte à un nouveau regard sur nous-même, un insight peut se produire, qui apporte une compréhension complète, holistique, qui à son tour résout la douleur et la souffrance et entraîne une action directe, et de là naît la foi : une foi en la vie.

A : Correct. Le point que j’essaie de souligner est qu’aucune des bonnes choses de la vie — l’amour, la compassion, l’amitié, l’honnêteté, l’intégrité, la compréhension holistique — n’est une entité séparée. Elles font toutes partie de cette intelligence innée qui régit le monde, et dont toi et moi pouvons être une partie consciente lorsque notre coupe est vide, lorsque nous sommes libres du connu, libres du contenu de la conscience humaine. Nous sommes capables de l’utiliser comme un outil, mais nous en sommes libres lorsque nous n’avons pas besoin de l’utiliser. Lorsque nous sommes libres de cela, notre coupe est vide, et une autreté peut s’y déverser. Cette autreté contient tout. Elle contient la compréhension, elle contient la solution à tous les problèmes. Elle engendre un processus de guérison en nous. Elle régénère chacun d’entre nous. On constate que tous les petits défauts et toutes les petites lacunes que nous avions commencent à s’évaporer à la lumière de l’intelligence. On constate que des changements se produisent en nous et ils ne proviennent pas de notre ego. On ne veut pas être meilleur, on ne pense pas à être de plus en plus vertueux ou n’importe quoi d’autre. Mais il y a une transformation de notre état intérieur, de sorte que ce que nous manifestons au monde extérieur est le reflet des changements intérieurs provoqués par l’intelligence.

G : Peut-être que la chose la plus positive que nous pouvons faire pour vivre de cette façon — pour vivre le type de vie différent dont nous parlions l’autre jour — est de mettre continuellement de côté le connu, de faire taire le processus de la pensée. L’utiliser quand il est nécessaire, mais le mettre de côté quand il est inefficace, quand nous voyons qu’il ne nous aide pas à résoudre nos problèmes. Plus nous pouvons mettre la pensée de côté, plus nous pouvons ouvrir la porte à une compréhension holistique.

A : Mais il est important de reconnaître que l’on ne peut pas consciemment mettre la pensée de côté ; elle disparaît simplement au moment de la prise de conscience, et l’intelligence voit alors la bonne action à entreprendre. Je pense que le premier pas à faire est de voir (au moins intellectuellement) que ce que je décris est vrai, et on ne peut pas le faire sans expérimentation. On doit être prêt à expérimenter avec notre propre vie ; nous devons être prêts à essayer des choses. N’accepte personne comme une autorité ; réalises que toi, et toi seule, peux vraiment comprendre ce qu’est la vie. Quand tu fais cela, tu es ouverte à cette autreté. Tout ce que toi ou moi pouvons faire, c’est de nous réveiller et d’être attentifs. Tu ne peux pas t’éveiller consciemment, mais si tu as déblayé le terrain, éliminé les mauvaises herbes, débarrassé autant que possible du connu, cela peut arriver.

G : On doit voir la nécessité de faire cela.

A : Oui, alors cela peut se produire. Tu ne peux pas t’éveiller consciemment, mais cela peut arriver, cela peut se produire. Et c’est ce qui amène vraiment la transformation intérieure radicale dont Krishnaji et d’autres grands enseignants ont parlé.

Si nous avons la capacité d’agir directement après un insight, alors la foi (qui peut être appelée compréhension holistique) est née. L’insight possède une énergie qui peut résoudre tous les problèmes, une énergie qui ne diminue pas avec la mauvaise santé, ou avec quoi que ce soit d’autre. Cette énergie crée une vie holistique dans laquelle il n’y a pas de conflit. Il n’y a pas de problème psychologique hérité du passé, car on les affronte au fur et à mesure qu’ils se présentent ; on les affronte avec une perception directe, et non avec des idées. Alors, il y a la fin de la souffrance et le début d’une vie holistique.