Stéphane Lupasco
La connaissance de la connaissance ou mon cerveau comme laboratoire

Quand je dis que mon cerveau est un laboratoire, je précise qu’il s’agit pareillement de phénomènes qui se déroulent dans ma tête à partir de l’expérience que celle-ci a enregistré, sans que pour autant les hommes de science dans les divers secteurs de la recherche aient aperçu leurs propriétés fondamentales, comme la logique qui les engendre, les organise et en constitue comme le moteur.

(Revue 3e Millénaire No 6 Ancienne série. Javier-Février 1983)

Comment travaille un homme comme Stéphane Lupasco (1900–1988) ? « En regardant dans mon cerveau et en analysant ce qui s’y passe », répond-il. Cela parait évident ! Pour lui ! Mais pour nous, il nous a semblé intéressant de lui demander de développer un peu cette réponse, pour lui, banale. En fait cela n’a rien de banal, mais au contraire c’est quelque chose de prodigieux qu’il puisse examiner cette complexe machinerie à fabriquer des théories qui paraissent encore bien difficiles à assimiler par les plus brillants de nos contemporains.

Il est bien entendu que tout se passe, dans l’homme, au moyen de et à travers le système nerveux central, qui perçoit et agit.

Mais justement, ou bien l’on observe les faits dans un laboratoire, et on les manipule pour attirer leurs lois, ou bien des illuminations, des intuitions inconscientes apparaissent, et apportent des solutions à des problèmes que certains savants n’avaient pu résoudre, comme le montre Basarab Nicolescu dans son article de 3e Millénaire « Vision de la réalité et Réalité de la vision », ou bien encore des faits se développant à l’intérieur du cerveau, et c’est ainsi que certaines lois peuvent apparaître : on approche deux pôles électriques, et l’on constate que, s’ils sont de même signe ils se repoussent, de signes contraires ils s’attirent, et l’on tire les lois de l’électrostatique. On greffe du tissu étranger dans un endroit quelconque d’un système vital, et l’on constate que le greffon est détruit : c’est le phénomène de rejet bien connu aujourd’hui. La science avance la plupart du temps par des opérations de laboratoire, où se trouvent les données elles-mêmes que l’on observe et théorise.

Mais il n’en va pas toujours de même. Le vingtième siècle se signale par l’apparition de constructions de la pensée à priori, qui précèdent l’expérience et que celle-ci vérifie quelques années plus tard.

Quelques exemples : la célèbre formule d’Einstein E = mc2 a été émise bien avant que la réduction de la masse à l’énergie fût vérifiée, par son augmentation avec la vitesse de l’électron, quelques années plus tard. Il en est de même de la mécanique ondulatoire de Broglie, qui ne fut constatée, expérimentalement, que quelques années plus tard, par Davisson et Germer. Même le fameux quantum de Planck h? fut imaginé par Planck pour empêcher qu’une équation physique entraîne l’augmentation à l’infini de l’énergie par la fréquence.

Quand je dis que mon cerveau est un laboratoire, je précise qu’il s’agit pareillement de phénomènes qui se déroulent dans ma tête à partir de l’expérience que celle-ci a enregistré, sans que pour autant les hommes de science dans les divers secteurs de la recherche aient aperçu leurs propriétés fondamentales, comme la logique qui les engendre, les organise et en constitue comme le moteur.

Je citerais en premier lieu l’apparition expérimentale de la contradiction dans l’expérience de l’onde qui est à la fois un corpuscule et du corpuscule qui est à la fois une onde. Au lieu de tenter, comme on l’a fait et comme on le fait encore de nos jours, de ramener tout à l’onde ou tout au corpuscule, pour éviter cette contradiction, je me suis emparé d’elle, en dépit des habitudes tenaces de non-contradiction de tous les cerveaux, et j’ai inventé une logique du contradictoire. Les faits m’ont apporté et m’apportent toujours des vérifications de cette logique.

Par exemple : l’énergie, que tout le monde connaît, dont tout le monde parle, avec laquelle tout scientifique est aux prises, d’autant plus qu’à partir de la prodigieuse découverte d’Einstein ci-dessus citée, on sait que tout se ramène à de l’énergie. Et cependant, l’homme de laboratoire extérieur non cérébral, qui se trouve toujours en sa présence, ne sait pas, ne connaît pas ses propriétés intrinsèques et sa logique immanente. Aussi, en voyant que l’énergie est soumise à l’entropie progressive, c’est-à-dire à une dégradation lorsqu’elle se trouve dans un système fermé, ce qui montre une homogénéisation progressive, d’autre part en voyant, dans mon cerveau bien entendu, qu’une matière, la matière vivante, est une activité d’hétérogénéisation progressive, en présence de ces voies de l’énergie j’ai dû convenir que l’énergie possède en elle-même deux orientations divergentes et contradictoires, de l’homogénèse et de l’hétérogénèse, qui sont celles de la contradiction A et non-A.

Cependant, dans mon cerveau j’ai dit que si tout était encore en progression vers l’homogénéisation du deuxième principe de la thermodynamique, c’est que quelque chose s’opposait à cette homogénéisation totale, qu’il y avait un obstacle, qui ne peut être que celui de l’hétérogénéité. Ni Prigogine, ni avant lui Boltzmann ne se sont posés le problème de l’origine et de la possibilité de l’état primordial d’hétérogénéité pour qu’il y ait homogénéisation progressive. Même l’énergie dissipative qu’invoque Prigogine n’est pas explicable, car, qu’est-ce qui fait qu’il y ait dissipation ? quelque chose doit exister qui la provoque.

Il apparaît ainsi une deuxième loi de l’énergie, celle de la potentialité et de l’actualisation, deux notions absolument capitales. Pour qu’il y ait homogénéisation qui s’actualise progressivement, il a fallu qu’il y ait actualisation initiale de l’hétérogénéité, laquelle se potentialise au fur et à mesure de l’actualisation de l’homogénéité.

Je me suis dit, dès lors, que dans ces conditions, la matière vivante est une actualisation progressive de l’homogénéité, et c’est ce qui se passe dans tout système vital, quel qu’il soit, si on le scrute dans ses moindres détails, et que l’immunologie met nettement en évidence aujourd’hui.

Ainsi, ont apparu dans mon cerveau les propriétés de l’homogénèse et de l’hétérogénèse, et celles de la potentialité et de l’actualisation.

Mais, en songeant que tout système, par exemple, atomique, moléculaire, n’est possible que par l’attraction et la répulsion, je me suis dit qu’il faut, pour qu’un système existe expérimentalement et logiquement, que ses constituants s’attirent et se repoussent en même temps, car s’ils s’attirent seulement ou s’ils se repoussent seulement, il n’y a pas de système possible. Or, pour qu’ils ne se repoussent pas à l’infini ou s’attirent rigoureusement, il faut que ses dynamismes antagonistes passent seulement d’un certain état d’actualisation à un certain état de potentialisation. Je découvre ainsi à la fois la loi de l’antagonisme : tout élément implique un élément antagoniste dont l’actualisation entraîne la potentialisation de l’autre, c’est la loi des systématisations de l’énergie : attraction et répulsion, homogénéité et hétérogénéité – car, si ces éléments sont tous homogènes ils s’accumulent dans un magma, il n’y a plus de système, s’ils sont hétérogènes, ils s’éparpillent dans une diversification illimitée.

Le principe de Pauli vient confirmer également d’une manière éclatante ces considérations. On sait qu’en vertu de ce principe tout électron, tout proton, toute particule dite matérielle, mais non le photon constitutif de la lumière, s’excluent mutuellement, dans un atome ou dans un gaz, de leurs états quantiques : aucun ne peut avoir les mêmes nombres quantiques. C’est là une hétérogénéisation, une individualisation de ces particules qui, par ailleurs, sont identiques : même masse, même charge électrique, même vitesse, etc. Ce principe est à la base des différents atomes de la Table de Mendeleïev, c’est en vertu de ce principe que les électrons ne s’accumulent pas tous sur la même orbitale, à partir de l’hydrogène qui a un seul électron, vers l’uranium qui en a 92.

Mais, un système qui est négatif ou qui est positif, par un surplus d’électrons ou un déficit, va attirer un système à charge électrique opposée, et c’est ce qui va former les systèmes de systèmes. C’est ainsi que j’ai découvert, élaboré et diffusé la notion de système de systèmes, avec une suite de systèmes de systèmes de systèmes, etc., constituant les échafaudages des objets macrophysiques et biologiques.

Je note en passant, ce que je signale depuis des années, que le principe de Pauli est à l’origine des systèmes vitaux, et que la vie, par là même, se trouve déjà dans le noyau atomique, dont les nucléons obéissent également à ce principe d’exclusion.

Mais voici, dans mon cerveau, une autre considérable découverte : la troisième matière énergétique et l’état logique qui la commande. Son histoire est intéressante parce qu’elle s’est révélée à moi-même en formalisant ma logique du contradictoire, c’est-à-dire en partant d’un axiome de base et en déduisant par ses symboles algébriques l’opération que l’énergie engendre d’elle-même. Il faut naturellement pour le comprendre, se reporter à mes ouvrages. Mais, ce qui s’est passé, c’est qu’il est apparu diverses implications en chaîne, dont l’une caractérise la matière macro-physique avec la progression de l’entropie ou homogénéisation, une autre caractérise la matière vivante par une progression et une complexification de l’hétérogénéisation, en lutte toutes deux par des actualisations et des potentialisations, dont l’une domine statiquement l’autre, et en fin une troisième intermédiaire, où les énergies antagonistes ne s’actualisent et ne se potentialisent qu’à demi, dans une semi-actualisation et une semi-potentialisation respectives et réciproques, constituant une troisième logique, la logique que j’ai appelée de l’état T, du tiers-inclus, car dans la logique classique et toutes les logiques connues, il y a une actualisation rigoureuse du oui ou du non, de A ou de non-A, alors que nous nous trouvons ici dans une contradiction la plus forte où deux dynamismes ou énergies antagonistes coexistent au même degré d’actualisation et de potentialisation du oui plus ou moins non et du non plus ou moins oui. Or, cette logique de l’état T s’avère, chose étonnante, être celle du noyau atomique et en même temps, comme je l’ai montré dans mes travaux, du système neuro-psychique de l’homme. De toute façon, d’ailleurs, qu’elle soit une réalité objective ou non, elle existe dans la logique de l’énergie en vertu de sa constitution intrinsèque. Si l’on n’est pas d’accord avec son existence nucléaire ou neuro-psychique, telle que je l’ai découverte après coup, elle existe dans mon cerveau qui s’en est saisi par la réalité déductive de la formalisation algébrique de l’énergie. Mais, je crois qu’elle est sans doute la structure du noyau atomique, car sa densité énergique, sa résistance et la difficulté qu’on éprouve à le désintégrer, prouvent que là les énergies antagonistes s’équilibrent puissamment et on le constate par la puissante énergie dont il faut le bombarder pour le faire éclater, puissance qui consiste vraisemblablement à augmenter fortement certains dynamismes au détriment des autres qui s’y opposent. D’autant plus que le principe d’exclusion de Pauli opère également dans le noyau atomique contre ce qu’on appelle le « répulsif-cor » ; nous avons ici une forte attraction des nucléons contre ce « répulsif-cor » sans lequel il n’y aurait pas de nucléons.

En ce qui concerne le système nerveux central, tout particulièrement celui de l’homme, je découvre ici les deux forces d’homogénéisation et d’hétérogénéisation contradictoires, dans un équilibre de semi-actualisation et de semi-potentialisation, notamment des influx afférents et efférents et des organisations antagonistes des neuro-transmetteurs des synapses, constituant un état dit normal, forces qui sont en dernière analyse les forces macro-physiques et les forces biologiques. Et, ce qui le montre le plus nettement c’est précisément les états mentaux anormaux, les psychoses, qui se caractérisent par l’actualisation prédominante et même insistante des uns ou des autres dynamismes en équilibre conflictuel, donnant naissance, par exemple, à la schizophrénie ou à la psychose maniaco-dépressive comme à la mélancolie ; ici l’on voit comment ces énergies antagonistes en équilibre se déséquilibrent en fonction de certaines d’entre elles au détriment des autres plus ou moins fortement potentialisées.

Toutes ces constatations sont issues du laboratoire cérébral, et se trouvent ensuite vérifiées par l’expérience : du moins expliquent-elles certains phénomènes nucléaires et neuro-psychiques.

Naturellement, il est assez difficile et subtil d’établir une frontière nette en ce qui concerne les phénomènes du laboratoire objectif et ceux du laboratoire mental. Les exemples pourtant que je viens de donner montrent quand même la différence qu’il y a entre une élaboration théorique à partir de la manipulation des faits et celle qui est issue du cerveau lui-même, et que l’expérience objective vérifie après coup.

Sans doute, cette possibilité et cette liberté de l’imaginaire peut être dangereuse. Combien de malades mentaux ai-je rencontré à Sainte-Anne, imaginant et construisant des représentations du monde. Aussi le cerveau comme laboratoire doit-il être particulièrement surveillé et contrôlé a posteriori, en chacune de ses démarches a priori, lesquelles doivent partir des faits enregistrés par le système psychique. Ainsi, la logique trialectique que j’ai élaborée avec cet état T, si important, résulte de l’examen mental de la microphysique qui révèle le contradictoire. Dans mon cerveau, la logique trialectique des trois valeurs n’est pas une invention mais une découverte mentale à partir des processus et des opérations des phénomènes énergétiques, c’est dans ce sens que je considère que mon cerveau est mon laboratoire.

Sans doute s’agit-il de la connaissance de la connaissance, la connaissance mentale de la connaissance scientifique expérimentale, la conscience de la conscience qui lui procure les données enregistrées par les phénomènes neuro-psychiques de la perception et de la motricité ou action.

Mais il faut qu’une discipline scientifique extrêmement rigoureuse préside aux élaborations intra-mentales du laboratoire psychique.

Que si ce laboratoire mental est celui de la destinée des hommes et des peuples, c’est-à-dire un laboratoire mental politique, on voit rien qu’à lire l’Histoire ou la simple destinée d’un homme quelconque le nombre de réussites et de catastrophes que ce laboratoire mental politique engendre. Sans doute la bataille d’Austerlitz a-t-elle été conçue dans le cerveau de Napoléon, mais la campagne de Russie également !

L’imaginaire est une arme aussi prodigieuse que redoutable. Gare à ceux qui la manipulent en toute liberté, quels en sont les garde-fous ?

Je crois peut-être les trouver dans la logique à trois valeurs et sa trialectique, dont il faut se pénétrer et s’armer en présence des êtres et des choses, mais cela c’est une toute autre histoire.