Jacqueline Kelen
La femme, le désir et la peur

Il est difficile d’entrevoir des solutions à cette violence, à cette peur, car elles renvoient au cœur humain et non à une quelconque loi de sécurité. Au lieu de se construire un abri antiatomique, l’être humain a pour tâche urgente de s’ouvrir, de s’éveiller, de lâcher prise. Car avoir peur c’est presque toujours avoir peur de perdre, avoir peur de mourir.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

De son verbe passionné, Jacqueline Kellen nous parle du rapport constant entre peur et désir, qui régit une part essentielle de l’échange entre hommes et femmes. Nostalgie d’une harmonie à vivre au quotidien.

Lorsque, dans notre société à la bonne conscience et fière de ses acquis, j’entends affirmer que « la femme est l’égale de l’homme », je rétorque avec quelque provocation : « le jour où il y aura autant d’hommes que de femmes à se faire agresser, interpeller dans la rue ou violer, on parlera d’égalité… »

Car la question est bien là : non dans l’égalité, mais dans la différence entre l’homme et la femme. Celle-ci, par son étrangeté, peut attiser chez l’homme la curiosité, l’intérêt, mais aussi le pouvoir et le désir sexuel qui le plus souvent se réduit à un désir de domination et de profanation. La peur que peuvent éprouver certains hommes devant la femme va se muer chez eux en volonté de nier la différence et la liberté de l’autre. Ayant peur d’eux-mêmes, de leurs propres fantasmes et ténèbres intérieures, ils vont tenter d’exorciser ou de juguler leurs angoisses en les projetant sur l’autre, sur la femme qui, selon leur triste et sombre imagi­nation, ne peut être qu’une sorcière, une débauchée, une femme facile, une allumeuse. La violence n’est souvent qu’une peur retournée.

L’Histoire et la Mythologie sont emplies de ces faits violents qui prennent les femmes, le corps des femmes pour victimes. Sans doute parce que l’Histoire (y compris l’histoire des religions) n’est que l’histoire des faits masculins, des valeurs masculines qui prônent la conquête, le pouvoir, la force et la domination. La seule façon d’expliquer les viols et les mutilations sexuelles (des pieds réduits des Chinoises de l’Antiquité à l’excision encore largement pratiquée aujourd’hui et aux femmes-girafes) est la peur que l’homme éprouve devant la femme, le corps de la femme. Ces agressions, blessures et violences corporelles ont aussi pour sens de domestiquer la femme, de la réduire en esclavage et d’abord en la faisant taire.

Il y a, me semble-t-il, un lien évident chez l’homme entre le verbe proféré et le phallus comme il y a chez la femme une relation analogique entre la bouche (gardienne de la langue, appelée justement « maternelle ») et le sexe, entre voie haute et voie basse, oralité et mise au monde. Violer une femme signifie la réduire au silence — un silence de mort et de néant. Faire taire la femme (en la bâillonnant, en la masquant de façon concrète ou symbolique, en parlant d’elle comme d’un objet ou en parlant à sa place) est aussi une manière de viol, plus insidieux et plus ou moins admis.

Aux premiers temps de Rome, Lucrèce violée se donne la mort. De nos jours, les femmes violées se sentent honteuses et préfèrent se taire, garder une blessure difficile à oublier plutôt que témoigner, parler à voix haute de ce qui leur est arrivé. Si l’on regarde du côté des mythologies, une figure de femme paraît exemplaire : il s’agit de Philomèle, fille du roi d’Athènes. Non seulement Térée, son beau-frère, la violente mais il l’enferme et lui arrache la langue. La courageuse Philomèle ne faiblit pas et peint sur une toile sa sinistre aventure, qu’elle envoie à sa sœur Procné. Les deux femmes se vengeront de Térée en lui offrant comme repas son propre fils, Itys. Et, grâce aux dieux, elles échapperont à la terre cruelle en étant métamorphosées, l’une (Philomèle) en rossignol, l’autre (Procné) en hirondelle. Le chant demeure, insaisissable, le chant de la féminité toujours reniée, toujours perdue.

Et le viol commence par le voyeurisme : c’est Penthée qui épie les danses et les cérémonies des Ménades, c’est le roi David qui surprend Bethsabée pendant ses ablutions, la fait quérir et la possède séance tenante puis la renvoie chez elle en pleurs, c’est Raymondin qui veut voir sa femme Mélusine dans son bain… Ces regards, qui sont toujours des regards profanateurs, n’aboutissent qu’à la mort du voyeur ou à la perte de la femme. Mélusine surprise s’envole et disparaît, l’enfant que Bethsabée violée mettra au monde ne vivra pas, Penthée meurt déchiré et décapité, comme les vieillards qui ont tenté de salir la chaste et belle Suzanne, comme Holopherne qui a voulu réduire à son désir Judith la forte, la belle de Dieu.

C’est au nom des mêmes valeurs masculines — mieux vaudrait dire mâles — c’est aussi pour calmer leurs peurs devant la puissance fémi­nine, que les hommes depuis si longtemps ont voulu dominer la nature, meurtrir terres, mers et forêts : cette Terre-mère était foisonnante et porteuse de vie et les inquiétait par sa prodigalité même, par son iné­puisable fécondité. On sait aujourd’hui, en notre âge de fer, où cette conquête née d’une peur primitive a mené…

Aux cultes de la Grande Déesse ont fait suite les religions patriarcales. À la terreur sacrée qui peut emplir un disciple devant les mystères de la vie a succédé la crainte du châtiment venu d’un Dieu courroucé et vengeur. À une sexualité ressentie sacrée, lien et porte entre terre et ciel, s’est substituée une sexualité profane qui a asservi le corps à diffé­rents impératifs (plaisir, argent, pouvoir, procréation, etc.) : à ce stade d’asservissement, pornographie, « libération sexuelle » ou sexualité pro­grammée, impuissance ou « nouvelle chasteté » sont d’une certaine façon équivalentes, témoins d’une même mutilation, la coupure d’avec la source sacrée. La Grande Déesse a été remplacée par Pan, vous savez, ce dieu qui fut proclamé roi de l’Univers et qui ressemblait en tous points (cornes, sabots, corps velu et voix rocailleuse) à un satyre ! C’est à ce satyre, qui agressa maintes nymphes, que nous devons le mot « pani­que ». L’univers est en proie à la peur parce que, depuis Pan et bien avant lui, on a refoulé, nié, massacré les nymphes, disons les valeurs féminines, parce qu’on a violé Lucrèce ou Philomèle, parce qu’on a répudié Mélusine ou Bethsabée.

Il est difficile d’entrevoir des solutions à cette violence, à cette peur, car elles renvoient au cœur humain et non à une quelconque loi de sécurité. Au lieu de se construire un abri antiatomique, l’être humain a pour tâche urgente de s’ouvrir, de s’éveiller, de lâcher prise. Car avoir peur c’est presque toujours avoir peur de perdre, avoir peur de mourir.

Comme femme, devant l’agression de certains regards ou comporte­ments masculins, j’hésite entre Judith, Philomèle et Suzanne : celle qui coupe la tête de l’homme, qui tranche ce désir ténébreux ; celle qui persiste et témoigne, et de la blessure fait un chant ; celle qui reste sereine car ces regards ne peuvent saisir ni souiller l’être profond. Comme femme, devant les violences perpétrées par certains hommes, je ressens plus le mal que la peur : je souffre de ce que la lumière, la pureté sont encore et toujours blessées, la confiance bafouée, l’amour insulté.

S’il n’y avait en moi ce sens aigu de la solidarité et de la complicité entre femmes qui me fait hurler et maudire au nom de toutes mes sœurs bâil­lonnées, enfermées, excisées ou violées, s’il n’y avait en moi ce cri de la Nature fouillée et massacrée, je ne saurais devant la violence de l’autre que pleurer ou prier. Pour moi, je n’ai pas peur : c’est ma façon d’innocence.

Et sans doute revient-il à la femme, par sa patience, par son espoir, par son don d’éveiller les sources enfouies, sans doute lui revient-il de transmuter la peur en clarté, la violence en harmonie, et le désir en amour. Mais pour accomplir cette mission en notre âge de fer, la femme doit être prudente autant que sage, éviter bien des pièges, et se garder (en silence, en solitude, voire en chasteté), se garder proche du Mystère et de la Divinité.

Jacqueline Kelen

« Tout ange est terrible.

Pourtant, malheur à moi – fatals oiseaux de mon âme,

je vous invoque sachant qui vous êtes. »

RILKE

« Je parle de la peur. La peur est grain de foi. Les peuples encore jeunes ont peur. De quoi ont-ils peur ? De l’inconnu. Qu’est-ce que l’inconnu ? Ce qui les dépasse. Votre loi est la joie non la peur, car le grain a déjà germé, et lorsqu’il a germé il disparaît et la peur cesse. »

DIALOGUES AVEC L’ANGE