Carlo Suarès
La fin du grand mythe II

Mais il faut que le grain meure après seulement qu’il a été jeté dans la terre. S’il mourait avant, écrasé ou desséché, sa mort serait aussi stérile. L’être qui dit « je », ce grain de froment, ne doit pas s’annihiler, mais mourir dans le bon sol, il ne doit pas non plus chercher à devenir gigantesque, à se transformer en une maison, en croyant que les fruits viendront quand il sera devenu aussi gros que le monde. C’est ce que l’on croit habituellement. « Je » croit qu’il peut devenir universel, il veut prier Dieu, il veut trouver Dieu, il veut trouver la Voie et la Vérité, « je » est prêt à tout sauf à mourir dans le bon sol.

(Extrait de Carnet No 2. Février 1931)

La Vérité est-elle utile ?

Nous sommes tous ainsi construits que nous brûlons de faire quelque chose pour les autres, d’améliorer les circonstances où se débattent ceux qui souffrent, de soulager, de guérir. À moins d’être des monstres d’égoïsme tous ceux d’entre nous qui se portent bien, qui n’ont pas de malheurs, qui mangent, dorment et se chauffent à leur aise, et ont du temps de libre, désirent faire quelque chose pour les autres, sauf s’ils y ont déjà renoncé pour une raison quelconque. Mais, aussitôt que disparaît une des conditions sur laquelle nous fondions notre tranquillité et notre sécurité, aussitôt que le malheur ou l’âpreté de la vie sous une forme quelconque nous prive des loisirs que nous donnions aux autres, c’est nous qui demandons à être secourus. Si nous avons pu si facilement perdre pied c’est que notre équilibre s’appuyait sur des choses extérieures à nous. Notre être, tel que nous en étions conscients, était une construction dont les fondations ne reposaient pas sur un bon sol, mais sur un amas de choses susceptibles de s’effondrer. Or nous ne pouvons donner que ce que nous avons : le bien que nous dispensions ne pouvait guère être d’une nature plus stable que celui que nous possédions. Ce qui selon nous constituait notre être dépendait de conditions extérieures et fragiles, et son équilibre provisoire n’avait pas une valeur en soi. Notre vraie richesse n’était pas cet équilibre : à chaque instant notre vraie richesse est la capacité que nous pouvons avoir de découvrir un équilibre plus stable que celui que nous possédons.

Si à un stage provisoire d’équilibre, fût-il très instable, on croit pouvoir aider quelqu’un, il est évident et naturel qu’on le fasse de son mieux. Mais l’important est de ne pas attribuer à ce secours une valeur qu’il n’a pas. Plus tard on s’apercevra que si l’on a porté secours en toute sincérité et sans calculs, on s’est secouru soi-même beaucoup plus qu’on n’a secouru les autres. Car un secours que nous portons spontanément et sans trop nous soucier de la perte d’équilibre qu’il entraînera pour nous (et toute action de cette nature est au détriment de l’équilibre d’où elle est partie) nous porte à découvrir pour nous-mêmes un nouvel équilibre, dans la direction de notre bien.

Le secours n’a pas une valeur en soi que l’on puisse apprécier, car, s’il émane d’une position équilibrée sur des données inconscientes qui nous ont fait accepter une orthodoxie traditionnelle, une croyance religieuse ou une morale établie, il n’aura d’autre but que celui de propager cette cause provisoire d’un équilibre imparfait. Les prosélytes d’une tradition, d’une confession ou d’une morale ne se rendent pas compte que cette loi ou cette foi qu’ils veulent considérer comme des remèdes sont essentiellement périssables du fait même qu’elles prétendent exister indépendamment des individus. Cette métaphysique, cette philosophie, ce système du monde, cette morale prétendent avoir une valeur par eux-mêmes, un équilibre objectif. Ils sont donc tous susceptibles de se démolir les uns les autres, indépendamment de nous.

L’homme qui, confortablement assis dans un système, croit aider ainsi les autres, en vérité ne fait que distribuer des fantômes. Une grave illusion dans ce sens est celle dans laquelle sombrent les leaders et les pontifes des mouvements religieux lorsqu’on les invite à rechercher une libération totale. Ils déclarent triomphalement ne pas vouloir abandonner les hommes leurs frères, c’est-à-dire qu’ils veulent demeurer aveugles avec eux, et leur distribuer des systèmes. « Il est égoïste, disent-ils de vouloir se libérer », sans se douter qu’ils défendent ainsi inconsciemment un édifice en équilibre sur des objets destructibles. Leur sophisme à la fois sentimental et théorique fait les pires ravages, car il sollicite tous ceux pour qui il est agréable de se sentir à la fois utile et à l’abri.

Pour être vraiment utile, il faut au contraire abandonner l’illusion personnelle de sécurité. L’homme pleinement libéré n’est, personnellement, ni à l’abri ni en danger, car il n’a plus aucune existence propre. Son équilibre étant l’équilibre ultime, la parfaite harmonie basée sur rien, mais uniquement dynamique, il est, de tous les hommes de la terre, celui qui sans le vouloir est le plus utile aux autres.

Nous verrons comment il peut être utile socialement, même du point de vue technique, et comment par contre le spécialiste d’une technique n’est qu’un élément de chaos s’il n’est pas intérieurement libéré, car il peut fort bien ne pas savoir où appliquer sa technique.

Disons simplement que celui qui se fait le prêtre d’un mythe dans lequel il est installé, loin de résoudre des nœuds de conscience, loin de les ramener à la simplicité d’une liquéfaction, les endurcit en les replâtrant. L’équilibre provisoire ainsi forcé n’est qu’une difficulté de plus dont la victime momentanément soulagée devra se défaire, difficulté grave, comme l’effet d’un stupéfiant.

Qui a fait « cela » ?

Le monde inconscient où chacun vit depuis son enfance, ce monde qui nous a envoûtés, qui nous refuse toute libération, est le terrain rapporté, composé de débris, sur lequel nous construisons l’édifice chancelant de notre identité. Cette identité, la notion même du c je suis », s’efforcera, après être née de l’illusion, de faire durer cette illusion dont toute sa vie dépend. Cette volonté de durer est la cause de la souffrance, et cette souffrance nous oblige à perdre l’équilibre, et nous pousse à chercher sans cesse l’équilibre définitif, le roc de la réalité sans formes. Le « je suis » trouvera tous les prétextes pour se refuser à cet accomplissement qui exige sa destruction, et ira jusqu’à créer un Dieu personnel à son image, c’est-à-dire jusqu’à placer le souverain bien dans ce qui est imparfait par définition.

Nous reviendrons longuement plus loin sur les différentes notions de Dieu. Depuis le Dieu de la Bible, l’Éternel qui parle, agit et intervient dans mille petits détails de la vie, jusqu’à la notion philosophique de l’Être, depuis le Dieu des mystiques jusqu’à celui dont on prouve objectivement l’existence, toutes ces notions, nous verrons qu’elles ne pourraient pas exister si des individus n’étaient profondément enracinés dans l’illusion que leur « je » est indestructible. Cette illusion est la véritable base de toutes les opérations de leur esprit. Leur « je » est leur unique réalité, surtout lorsqu’ils prétendent faire surgir la notion de l’être d’un examen objectif du monde, car comment pourraient-ils le faire s’ils ne posaient pas à priori la réalité de leur « je » devant l’inconnu de « cela » ? Mais au lieu de résoudre « cela » en le devenant, ils prétendent le ramener au sein de leur propre réalité « je », en se demandant « qui a fait cela? » c’est-à-dire « quel est le je qui a fait cela? » car ils ne conçoivent aucune réalité en dehors du « je ». Que « cela » se fasse tout seul, que la vie soit impersonnelle, cela leur semble absurde, impossible, inconcevable, mais qu’un « je » mystérieusement surnaturel, qu’un « je », exaltation de leur « je » propre, ait tout fait, les voici sauvés…

C’est ainsi que s’inventent les causes premières et les cosmogonies. Mais en vérité ces philosophies ne méritent d’être étudiées que pour en dégager la psychologie de ceux qui s’y laissent prendre. Ils sont plongés dans leur mythe, dont le point de départ est une équation non résolue qu’il est assez facile de mettre à jour. Leurs recherches ne sont que des développements de cette donnée inconsciente. Aussi bien, accorder un seul principe à un théologien c’est tout lui accorder. Mais ce premier principe, et la position qu’il est nécessaire de prendre pour l’énoncer ne sont que l’expression d’un mythe.

Nous avons vu dans le premier carnet comment se pose le problème fondamental de l’homme lorsqu’on réduit ses données à leur essence « je » et « cela ». Nous venons également d’indiquer que la Vérité, qui est la résolution de cette équation, est le seul équilibre stable, donc utile. Nous voudrions dans ces pages essayer de montrer en quoi réside cette Vérité non mythique, en quoi elle ne réside pas, et quelle peut être sa puissance.

Bon sol et terrain rapporté

«En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain ne meurt après qu’il a été jeté dans la terre, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits ». Mais le grain ne veut pas mourir, il veut continuer à vivre confortablement et indéfiniment dans le sein d’un grain comme lui, énorme et qu’il appelle Dieu. Ce grain énorme le prendra, le mettra à sa droite, lui dira « tu es sauvé », et pendant ce temps la vie attend qu’un grain veuille bien ne pas « se sauver », veuille bien mourir pour porter des fruits.

Mais il faut que le grain meure après seulement qu’il a été jeté dans la terre. S’il mourait avant, écrasé ou desséché, sa mort serait aussi stérile. L’être qui dit « je », ce grain de froment, ne doit pas s’annihiler, mais mourir dans le bon sol, il ne doit pas non plus chercher à devenir gigantesque, à se transformer en une maison, en croyant que les fruits viendront quand il sera devenu aussi gros que le monde. C’est ce que l’on croit habituellement. « Je » croit qu’il peut devenir universel, il veut prier Dieu, il veut trouver Dieu, il veut trouver la Voie et la Vérité, « je » est prêt à tout sauf à mourir dans le bon sol.

Mais le sol de l’inconscient est un bien mauvais sol; l’état d’hypnose ne vaut rien, ne porte aucun fruit. Si le grain meurt dans un mythe, dans une représentation qu’il s’était faite de la Vérité il ne porte aucun fruit. Tout ce qu’il savait, tout ce qu’il prévoyait en termes de « grain » doit mourir, car le grain avec tout ce qui lui appartient n’est pas du monde de la Vérité. Il est une possibilité de Vérité, il est la Vérité en potentiel, mais la Vérité est une réalisation.

Dans le mauvais sol le grain, le « je », se met à construire, et tous les édifices s’écroulent l’un après l’autre. Mais dès qu’il trouve le bon sol il ne peut plus construire, il ne peut que mourir et porter des fruits. Son œuvre alors n’est plus mesurable avec les mesures qui s’adaptaient aux édifices de tout à l’heure, son langage n’est plus un langage d’édifices, de constructions, d’échafaudages, il devient en apparence négatif : c’est qu’en termes de fructification il est devenu positif. Les « je », absorbés par leurs constructions, ne le voient pas, ne le comprennent pas, n’ont rien à saisir : les mains tendues n’agrippent qu’une invisible transparence, et se retirent déçues. Car ces « je » sont seuls, et sont frappés de stérilité dans leur isolement. Ils « demeurent seuls » car ils n’ont qu’une ambition : demeurer. Ils demandent qu’on les nourrisse, qu’on les porte, qu’on les transporte vers la vie éternelle en les faisant enfler, qu’à leur isolement, à « je » on ajoute quelque chose, une croyance, un dogme, une théologie, une philosophie. Ils veulent être encombrés de bagages, de bagages intellectuels ou mystiques. Tout doit se réunir autour de ce « je » insatiable, obstiné, qui aura recours à toutes les ruses dans le but de durer.

Nous rechercherons le bon sol, nous l’exposerons de notre mieux, mais en termes de fructifications, non en termes de grains qui doivent mourir. Si des « je » ne comprennent pas, malgré la simplicité, ou à cause de la simplicité de la Vérité, nous leur demandons de faire l’effort de renverser leur point de vue, et d’envisager ce que nous disons du point de vue des grains qui sont déjà Morts.

Le bon sol, ce que nous appelions la purification du « je », est tout ce qui le libère, ce qui le fait sortir de l’inconscience.

Toute expérience n’est pas utile

Est utile toute expérience que nous faisons à la recherche du bon sol, est inutile toute expérience qui ne nous oriente pas vers lui. Le « grain qui doit mourir » peut aller se faire peindre en rouge, peut errer d’une cave à une armoire. Si l’expérience ne le rapproche pas un peu du bon sol, sa souffrance ne lui sert à rien. Des vies peuvent se gâcher, des vies entières. En vertu de quel incroyable optimisme des personnes affirment-elles que tout est utile, que toute expérience porte ses fruits, que toute souffrance nous élève? Il y a des souffrances stériles, des sacrifices stériles. Il y a la grande pitié des héroïsmes, des larmes, des agonies stériles. Il aurait suffi parfois d’un simple coup d’œil attentif et intelligent là où toute une vie s’est usée dans des efforts mal dirigés.

La souffrance est toujours une erreur, elle est une rupture d’harmonie entre soi et l’éternel. « La souffrance est sainte », entendons-nous dire, « la souffrance est divine », etc… oui, si nous nous apercevons qu’elle n’est qu’une erreur, et si elle nous apprend à ne plus nous tromper. Reconnaître qu’une peine a été perdue c’est chercher la Vérité ailleurs, donc utiliser cette peine en la condamnant. Mais on exalte au contraire la peine de crainte de sombrer dans le désespoir. Une mère qui s’est exaltée de grands mots, qui s’est nourrie de préjugés religieux et nationaux au point d’envoyer son fils se faire tuer à la guerre, préfèrera souvent mourir plutôt que de reconnaître son erreur inhumaine. Elle cultivera sa souffrance en lui attribuant une valeur positive. Elle se servira de son erreur pour renforcer les erreurs qui en ont été la cause. Elle dira « il n’est pas possible qu’une telle souffrance ait été vaine », elle s’attachera à cette souffrance, elle vivra avec elle, elle s’identifiera à elle, et la rendra complètement stérile.

Ainsi trop souvent la souffrance, pour des raisons sentimentales, et parce que nous refusons d’accueillir le désespoir d’avoir inutilement gâché ce qui nous était le plus précieux, est non seulement inutile mais nous approfondit dans l’erreur. Nous n’acceptons pas que la vie puisse être si froidement cruelle. Mais ce n’est pas la vie qui est cruelle, c’est l’erreur. Et si au lieu d’être sentimental au sujet de notre erreur, nous avons la force de lui donner sa valeur juste, alors, en détruisant tout ce qui nous avait porté aux sacrifices les plus inouïs, nous aurons quelque chance de découvrir la Vérité.

L’inconscient

L’inconscient nous fait agir comme des pantins. Il nous a envoûtés bien avant que nos propres vicissitudes n’aient créé nos complications particulières et les embûches où notre « je » s’isole et se défend. L’inconscient appartient à la race entière, à tous les hommes, il se déroule à travers l’Histoire, il se modifie, évolue selon un certain déterminisme. L’Histoire entière n’est que le rêve qui se cristallise autour de lui. Les hommes et les femmes ne sont que ses instruments. Il est irrésistible, tout puissant, fatal. Il impose les destinées. Il est le Destin lui-même. Chacun s’identifie d’abord à lui, puis ce n’est qu’en lui et à travers lui qu’il se cherche et se trouve, en fonction de lui. Les connaissances des hommes ne sont que ses symboles, leurs délivrances ses représentations, leur évolution son déroulement, leur stagnation son immutabilité. Il a commencé dès la nuit des temps à envoûter. Il a été le maître pendant des millénaires. Il a créé les civilisations, il les a animées, puis il les a faites mourir l’une après l’autre en un cycle gigantesque, ou indéfiniment durer en se répétant.

Aujourd’hui — c’est la première fois peut-être dans l’histoire du monde — nous savons que l’inconscient doit mourir : c’est la naissance de l’humain. L’humain pleinement conscient, l’humain total, l’humain libéré, suprême expression de la Vie universelle, naît aujourd’hui, surgit du mythe, et met fin au mythe, car il en est « l’alfa et l’oméga », le commencement et la fin.

La fin de l’envoûtement

Nous rechercherons patiemment l’origine de l’envoûtement, et la façon dont il a fonctionné à travers l’Histoire. Cela nous semble indispensable, car si nous affirmons aujourd’hui qu’il peut être brisé, il est néanmoins si puissant encore, et si épais, que c’est la Vérité qui est invisible. Nous parlons le langage de ceux qui se sont recréés en dehors du temps, dans une conscience libérée. L’inconscient est au contraire le temps lui-même, et quand nous marquons sa fin c’est la fin des temps que nous marquons. Les temps sont accomplis, et aussi les Ecritures de tous ceux qui avaient vu et compris l’envoûtement. Il s’agit de choses très simples que chacun peut comprendre. Par la seule puissance de la Vérité nous pouvons comprendre la raison d’être de tout un cycle de civilisations, et percevoir que ce cycle est fini. Nous pouvons nous arracher au Destin, le dominer, puis construire, en abandonnant les ruines qui nous entourent, les bases d’une vraie civilisation. Il est indispensable et urgent que nous sortions tout de suite du cauchemar, car la souffrance est devenue démesurée. Le dormeur n’a plus qu’à se réveiller ou mourir.

L’inconscient et le temps

Nous venons de dire que l’inconscient est le temps lui-même. Il convient ici de donner une première explication de ces mots, que nous compléterons plus loin en revenant aux cosmogonies. Pour le moment disons que les races humaines sont, dans la nature, le point où la dualité se perçoit elle-même, et sent que ses deux termes sont antinomiques. L’état humain tel qu’on l’entend généralement est donc par définition l’expression d’une antinomie, mais l’humain véritable dont nous parlons est un état dans lequel l’antinomie est détruite. Nous serons donc contraints d’appeler sous-humain l’état où l’antinomie n’est pas encore résolue, c’est-à-dire celui de presque tout le monde. Nous marquons ainsi que la résolution de l’antinomie au sein de l’universel n’appartient pas au surnaturel mais à l’humain véritable, et que de notre point de vue le surnaturel n’existe pas.

De même nous ne pouvons pas appeler conscient l’état qu’ordinairement on appelle conscient, car cet état repose sur l’antinomie humaine non résolue, comme sur un substratum; il surgit de cette antinomie, mais comme une plante surgit de la terre : ses racines y demeurent cachées et nourrissent toute la plante. Ce qui émerge, ce qui est visible, c’est la « représentation » mythique et le rôle que chacun y joue. Par contre nous appelons conscient l’état dans lequel l’antinomie est résolue, et qui appartient à ce que nous appelons l’humain.

L’inconscient est la position dans laquelle se trouvent, dans les individus et les collectivités, les deux termes non résolus de l’antinomie. Le Mythe est le déroulement de ces données inconscientes qui tendent vers leur résolution; le Mythe est donc le devenir de l’équation non résolue, et le Temps, tel que nous le définissons aujourd’hui, n’est que ce devenir, et n’existe par conséquent plus lorsque la résolution s’est produite. On voit donc que l’état qu’ordinairement on appelle conscient n’est que le devenir de l’inconscient.

Nous ne considérons donc pas, pour le moment, le temps en dehors de l’inconscient humain; nous appellerons temps la notion de durée. Cette notion émane du devenir mythique, elle est ce devenir lui-même.

Nous laissons de côté, pour le moment, les états de la Nature dans lesquels la dualité ne s’est pas posé à elle-même le problème de l’antinomie. Nous appellerons provisoirement état non-conscient (minéral, végétal, animal) celui où la dualité ne s’est pas transposée en une représentation mythique dont les personnages sont des « je » individualisés. Nous reviendrons plus loin sur le temps pré-mythique et non-conscient, en sa qualité de modalité de l’univers manifesté. Nous réservons pour le moment les mots inconscient et temps aux individus humains, isolés dans leur « je », qui, à cause de leur isolement, sont donc la raison d’être et la conséquence à la fois du Mythe, de la notion de durée, et de celle du devenir.

Le Grand Mythe

L’inconscient se transmet à la conscience habituelle des hommes sous des formes symboliques. Ces symboles et tous les rapports qui s’établissent entre eux constituent des drames qui se jouent interminablement. Ces drames sont les mythes. Nous appelons donc mythes des faits réels et des situations réelles, transmis par l’inconscient sous des formes symboliques. Le Grand Mythe est le thème qui a donné naissance à la conscience individuelle isolée. Tout individu pour qui le « je » est séparé des autres « je » au sein d’une antinomie participe à ce Mythe primordial de la séparation. Ce Mythe concerne donc chacun, car il a envoûté chacun. On ne peut s’affranchir du Mythe qu’en brisant le sens de la séparation individuelle. Nous voudrions rendre tangible sa puissance hypnotique afin d’inciter à des libérations. Dès l’instant que nous savons que tel geste, qui nous est familier, appartient au Mythe et non pas à nous, il tombe de nous comme une mécanique inanimée. Ne craignons pas de détruire tout ce sur quoi s’appuyait notre pseudo-entité, car ce qui est susceptible de s’écrouler sous nous, n’a aucune valeur : par définition la Vie est indestructible, et seule la Vie est précieuse. «Je suis la Vie » ont dit ceux qui se sont identifiés à elle, ceux sur qui on a « construit » le plus de religions. Cette Vie qui contient la naissance et la mort est une réalité qui, lorsque tout s’écroulera, pourra enfin émerger.

Le rêve

Pour comprendre ce qu’est « la fin des temps » il nous faut retracer « l’origine des temps ». Pour cela nous allons faire appel à l’analogie du rêve, mais en disant tout de suite que nos vies d’hommes et de femmes ne sont pas semblables à des rêves, mais sont véritablement des rêves.

Dans un rêve la conscience du dormeur se fragmente et un des fragments usurpe l’identité du dormeur, son « je ». Ces fragments de conscience peuvent ne pas se connaître entre eux, ils jouent des rôles, ce sont des personnages qui s’agitent dans un univers qui leur est propre : le rêve. La cause du rêve est la même que celle qui a créé les personnages. Le rêve est inséparable de ces personnages : ce qui se joue, drame ou comédie, est la conséquence directe de leurs caractères. Par exemple, si le personnage qui a usurpé le « je » est le symbole d’une incapacité du dormeur, d’une insuffisance, d’un vice d’origine, il se débat, dans son rêve, afin d’attraper un train qui par définition partira sans lui, ou il essaie d’échapper à des brigands, sans, par définition, pouvoir s’enfuir. Ce qui constitue la vraie nature du cauchemar ce ne sont pas les éléments qu’emprunte le rêve, mais le « manque » de quelque chose, autour duquel le rêve se cristallise. Que ce soit un train à prendre, des brigands qu’il faut fuir, ou simplement des vêtements à mettre pour sortir et qu’on ne trouve pas, le rêve est le même. Le véritable personnage c’est l’imperfection; le personnage qui joue le rôle est le symbole de cette imperfection; et le rêve est une représentation dramatique qui se cristallise autour de lui. Le rêve est la conséquence du personnage. Puisque ce rêve est la représentation d’une certaine incapacité, le personnage se dépêchera, luttera, fera des efforts désespérés, et ne réussira pas puisque précisément il est le symbole d’une incapacité.

Or si nous, personnages humains d’un rêve que nous faisons, parvenons à comprendre que nous ne sommes que les pseudo-entités qui l’ont provoqué, notre attitude par rapport au rêve changera.

Nous sommes des personnages de rêve parce que chacun de nous est un fragment isolé de conscience. Chaque homme croit être une « entité » isolée, il souffre de son isolement, il constate que cet isolement le met en face de toutes les antinomies les plus impossibles à résoudre, il sent confusément que cet isolement n’est pas « naturel », que rien dans la nature n’est frappé de cette malédiction, que l’homme primitif ne l’est pas, il sent peut-être que le Christ, que le Bouddha ne le sont pas. Au-dessous de lui l’homme moyen constate la joie de la nature une, au-dessus de lui la joie de l’unité reconquise. Lui, personnage isolé, se débat pour corriger son rêve, que par définition il ne pourra pas changer, puisque ce rêve, qu’il le sache ou non, est créé par lui. Son isolement est le vice d’origine autour duquel s’est cristallisé le rêve.

Dans son cauchemar il peut bien courir, lutter, s’efforcer de maîtriser les éléments qui se dérobent à lui, se battre contre toutes les difficultés : celles-ci surgiront de nouveau, intactes, indéfiniment. Il pourra essayer l’une après l’autre toutes les armes de ce rêve, l’ambition, la possession, l’amour, la métaphysique ou l’indifférence : rien n’y fera : ce rêve étant la représentation de son imperfection (son sens d’isolement), il ne pourra jamais le dominer qu’en supprimant la cause du rêve, cette imperfection primordiale.

Tant qu’il fondera ses espoirs sur des objets que le rêve lui donne, tant qu’il ne se détachera pas complètement de cette représentation inconsciente pour comprendre enfin la vraie nature de son être, il n’avancera pas d’un pas, sa souffrance sera inutile.

Le temps de rêve

Le temps, avons-nous dit, n’est que la fragmentation de la conscience. La conscience-une, pleinement consciente, n’est pas prise par le temps, elle en est libérée, car elle l’a consommé. Mais un fragment isolé de conscience, qui, à cause de son isolement est imparfait et limité, n’est plus que le jouet inconscient du temps, du temps qui est séparation. Ici encore le rêve nous montre comment se crée le temps, car chaque rêve crée un temps qui lui est propre. Dans un cauchemar la conscience du dormeur s’est fragmentée en morceaux ennemis, c’est-à-dire que le morcellement s’est fait très profondément car les morceaux ne se reconnaissent pas du tout, ne peuvent pas supposer qu’ils appartiennent à la même conscience. Alors le cauchemar qui en réalité a peut-être duré un fragment de seconde donne l’impression d’avoir duré des heures : plus l’isolement des fragments est profond, plus le temps est long. Certains songes au contraire où notre être, par une espèce de révélation, semble prendre contact avec l’essence de lui-même par delà l’isolement habituel où nous nous trouvons, nous frappent par leur intensité indescriptible, foudroyante, inoubliable, nous marquent pour tout le reste de notre existence d’une fulgurante réalité, sans qu’il nous soit possible d’attribuer à ce contact une durée quelconque.

Il en est de même de ces personnages que sont les hommes : ils sont pris par le temps pour la bonne raison qu’ils le fabriquent, par définition. Le temps de chaque individu a une unité de mesure propre, qui varie suivant qu’il se sent plus ou moins isolé, temps qui peut être interminable, qui peut être « l’enfer éternel », si l’élément de conscience s’isole tout à fait, ou qui au contraire peut s’accélérer d’une façon formidable, qui en quelques minutes peut voir se précipiter à lui des centaines de siècles à venir, qui peut se « consommer » totalement jusqu’à être à la fois le commencement et la fin.

On voit par là quelle erreur est celle de placer dans l’avenir une rédemption, un salut, un paradis, une libération, la perfection. « Je ne suis pas assez évolué », pense-t-on, ou « j’attends la grâce », ou « je serai sauvé », ou je trouverai « mon maître », ou « la moksha ». Tout cela veut dire : « je continuerai encore à fabriquer du temps, je n’en ai pas encore assez fabriqué ». Ce qui veut dire encore : « je continuerai à m’isoler, je ne suis pas encore assez isolé ». En plaçant sa délivrance dans l’avenir, on la place donc précisément là où aucune délivrance ne peut jamais se produire.

Si les hommes, personnages de rêve, non seulement comprenaient que le rêve, (le monde tel qu’ils le subissent) est la conséquence de leur imperfection, mais que le « temps » qu’il leur faut pour « chercher » est précisément l’illusion qui prolonge ce rêve, un tel désespoir les saisirait qu’ils en sortiraient instantanément.

De l’étonnement

Mais revenons à l’envoûtement, et ici encore le rêve nous permet de comprendre certaines bases : ce qu’il y a de plus frappant dans un rêve profond c’est l’incapacité que l’on a de s’en étonner. Le « je » qui a usurpé la totalité du « je » habituel du dormeur (et c’est ainsi que chaque individu que l’on rencontre dit « je » en croyant dire quelque chose), ce « je », plus il est immergé dans son isolement, moins il est capable de s’en étonner. Nous avons déjà parlé de cette qualité de l’étonnement, mais nous revenons plusieurs fois aux mêmes choses par des voies différentes. Ce « je » de cauchemar ne s’étonne de rien, bien que son monde soit absurde, invraisemblable, impossible. On se dit en se réveillant que l’on a fait un rêve stupide, mais pendant qu’on rêvait on le trouvait tout à fait naturel.

C’est ainsi que les gens qui se trouvent dans les situations les plus invraisemblables, les plus folles, sont précisément ceux qui acceptent ces situations sans s’en étonner, sans en concevoir la parfaite insanité. Des foules entières, des nations, des continents, peuvent être pris dans une hypnose de ce genre sans que l’évidente insanité collective saute aux yeux de personne. Par exemple : nous souffrons, nous dit gravement tout le monde, d’une crise de production. Mais si l’on a tant produit ce serait l’occasion ou jamais de consommer tranquillement toutes ces richesses sans plus avoir besoin de travailler : non, chaque pays est en révolution parce qu’il a trop de quelque chose, tout le monde est ruiné à cause d’une « surproduction ». C’est que le cauchemar est devenu si profond, l’isolement de chaque conscience humaine si total, que tous ces personnages de rêve en sont venus à ne s’étonner de rien. Tous ces fous, lorsque vous leur dites qu’ils ne sortiront du cauchemar qu’en se réveillant, vous répondent que vous rêvez. Eux, ils ont « l’esprit pratique », c’est-à-dire qu’ils attendent la catastrophe qu’ils ne peuvent pas éviter. Mais en l’attendant, ils s’obstinent à proposer des remèdes qui eux-mêmes appartiennent au rêve, et qui de ce fait n’arrangent rien.

L’utile Vérité

Nous en revenons à dire que seule est utile la Vérité, car elle est en dehors du rêve qui est vicié dans son essence. Si un des personnages du rêve s’éveille et comprend qu’il n’était que le symbole d’une imperfection, voilà qu’il se dissout, qu’il disparaît, car il n’a plus de raison d’être : à sa place naît la conscience de l’éveil, une conscience dont la nature est tout à fait nouvelle, dont la nature loin de pouvoir s’adapter au rêve le détruit. La conscience éveillée appréhende le rêve dans sa totalité. L’individu délivré du cauchemar ne cherche plus à imposer son rêve particulier, à remplacer un rêve par un autre rêve, mais parce qu’il a transpercé toutes les illusions, il entre dans la Vérité, et par conséquent il la fait naître dans le monde.

Une révolution plus grande que celles de tous les temps, la révolution de l’éternité, s’ouvre à nous en déchirant le dernier voile du temps. En dehors d’elle il n’y a point de vie.