Martin Ratte
La liberté intérieure

Se libérer du joug d’autrui ouvre sans doute la porte sur une certaine forme de liberté. Cette liberté conquise est toutefois extérieure, en ce sens que la contrainte qui nous asservissait et dont on s’est émancipé était extérieure à soi. Dans cet article, il sera précisément question de liberté, mais pas d’une liberté qui dépend […]

Se libérer du joug d’autrui ouvre sans doute la porte sur une certaine forme de liberté. Cette liberté conquise est toutefois extérieure, en ce sens que la contrainte qui nous asservissait et dont on s’est émancipé était extérieure à soi. Dans cet article, il sera précisément question de liberté, mais pas d’une liberté qui dépend du monde extérieur. Nous discuterons de liberté intérieure. Celle-ci se rencontre très rarement chez les gens. Nous sommes en effet presque toujours asservis par nous-mêmes. En quel sens pouvons-nous être nos propres geôliers, et qu’est-ce que cela signifie que de nous libérer de nous-mêmes et ainsi de gagner une liberté intérieure ? Telles seront les questions centrales de cet article. Nous verrons que notre absence de liberté intérieure vient du fait que nous nous sentons forcés de réagir à nous-mêmes, si bien que cette liberté intérieure consistera à être témoin ou spectateur de nos actions et de nos vécus. Comme vous pourrez le constater, cela ne nous réduit nullement à un état de passivité béate face à nous-mêmes, mais peut au contraire se traduire par une activité hautement vivante.

Comprendre nos deux moi

J’aimerais attirer votre attention sur deux dimensions de votre personne. D’abord, nous sommes des êtres qui agissent et pensent en se contrôlant consciemment. Cette dimension de notre personne apparaît lorsque nous sommes confrontés à une situation pour laquelle nous n’avons pas de réponse toute faite à offrir. Ainsi, en face d’un problème de mathématique difficile ou à la suite d’une demande inconsidérée de ma copine, je pense de manière délibérée et réfléchie, en exerçant un contrôle conscient sur mes pensées. Également, si les choses se révèlent trop belles pour être vraies, je me mettrai aussi à penser de manière délibérée et réfléchie. Par exemple, si ma partenaire m’annonce qu’elle veut un enfant de moi, je n’aurai pas de réactions toutes faites ou automatiques à lui adresser. Cette situation sera donc un beau « problème », et je contrôlerai ma pensée et mes paroles pour « gérer » de mon mieux cette annonce. Qui contrôle ainsi ses pensées ? C’est moi ? Ce moi qui s’évertue à contrôler sa pensée en délibérant et en réfléchissant, je l’appellerai le moi contrôleur.

La seconde dimension du moi est à maints égards opposé au moi contrôleur, dont nous venons d’esquisser les grands traits. À force de me contrôler face à tel ou tel genre de situation, c’est-à-dire en répétant mes actes de contrôle, ces derniers deviennent progressivement automatiques et spontanés. Par exemple, alors que j’étais tout jeune, je devais contrôler ma pensée pour appliquer correctement un algorithme de soustraction sur des grands nombres. C’est le moi contrôleur qui était alors à l’œuvre, mais à force de pratiquer et de répéter cet algorithme, ce dernier est devenu automatique en moi. Je n’ai plus eu besoin de réfléchir consciemment pour l’exécuter. Mes pensées sont alors devenues automatiques et spontanées. De même, si je suis un tout nouveau père, je dois réfléchir énormément avant d’agir comme tel. Je dois me demander constamment ce qui est bien et mal lorsque j’agis en tant que père. À la longue, toutefois, mes actions de père deviennent automatiques et spontanées. Je n’ai plus besoin de penser avant d’agir. Je suis spontanément un père. Cette dimension incrustée en moi et qui est automatique et spontanée, je l’appellerai le moi réel, car il ne fait aucun doute que lorsque j’agis spontanément comme un père, je suis beaucoup plus réellement un père que si je dois constamment réfléchir à la façon dont je devrais agir pour en être un.

Le moi réel est à l’origine de nos émotions et de nos humeurs. Ce ne sera pas très difficile à montrer. D’abord, nous avons dit que ce moi était à la base de notre pensée automatique et spontanée. Le moi réel est donc constitué d’automatismes. Or, ce qui est automatique possède une souplesse bien limitée. C’est en étant conscient et en délibérant que nous pouvons gagner davantage de souplesse face aux choses et aux imprévus [1]. Donc, répétons-le : notre moi réel n’est pas vraiment souple ; il ne s’adapte pas à toutes les situations. Que se passe-t-il maintenant lorsque survient justement une situation face à laquelle je (mon moi réel) n’ai pas de réponse automatique et spontanée à offrir ? Mon moi réel, étant rigide ou sans souplesse face à cette situation, sera évidemment ébranlé. Cette déstabilisation s’exprimera, vous l’avez deviné, par une émotion. Par exemple, si Julie me dit qu’elle me quitte, cette nouvelle bouleverse complètement le rôle de copain que j’endosse et qui, par l’habitude, s’est incrusté dans mon esprit en termes d’automatismes. Cette déstabilisation s’exprimera par une émotion, sûrement de la tristesse. Ensuite, alerté par cette tristesse, mon moi contrôleur apparaîtra et essaiera, en réfléchissant, de résoudre ce problème que Julie me pose.

Une chose importante doit maintenant être dite à propos du contrôleur. Celui-ci, comme nous l’avons dit, essaie de résoudre les problèmes. Comment est-il informé de la présence d’un problème ? Il l’est à travers l’émotion du moi réel. Rappelez-vous que l’émotion de ce dernier surgit lorsqu’il n’est pas capable de gérer la situation — autrement dit, lorsqu’il rencontre précisément un problème. Donc, comme je le disais, l’émotion alerte le contrôleur de la présence d’un problème chez le moi réel. Demandez-vous maintenant ceci : est-ce que j’essaierais de résoudre le problème que pose le départ de ma compagne si ce départ ne me causait aucune tristesse ? Évidemment, si je ne ressentais aucune tristesse, le départ de ma copine ne serait plus un problème pour moi. Donc, ma tristesse, fondamentalement, est ce qui est problématique pour moi. C’est principalement elle que j’essaie d’éliminer. Comment essaierai-je de l’éliminer ? J’essaierai d’éliminer ma tristesse en intervenant sur ce que je considère comme sa cause — le départ de ma copine. Par exemple, pour ne plus la vivre, je pourrai me mettre en tête de reconquérir ma compagne. D’autres pourraient prendre des moyens diamétralement opposés à celui que je viens d’énoncer. Par exemple, le bouddhiste croit qu’il est en dernière instance le responsable ou la cause de sa tristesse. Il essaiera donc de se libérer de sa tristesse en jouant dans sa tête et en recourant à des techniques de méditation bouddhiste. Mais, toujours, il s’agit en dernière instance d’éliminer sa tristesse. Donc, ultimement, le contrôleur réagit à son émotion. Je me permets de le répéter : le moi contrôleur réagit aux émotions. Ce point sera particulièrement important dans les lignes qui suivent, sur la liberté.

La liberté

Qu’est-ce que cela signifie d’être libre intérieurement ? Cela signifie sûrement d’avoir une vie intérieure qui n’est pas contrainte ou forcée de prendre telle ou telle direction. Cela étant dit, posons-nous la question suivante : est-ce que ma vie intérieure est libre, sans contrainte, si ma copine me dit qu’elle ne veut plus de moi ? Non, absolument pas ! C’est que cette nouvelle me rend triste, et je ne suis pas du tout libre face à cette tristesse. Mais, me direz-vous, le moi contrôleur n’est-il pas libre de faire ce qu’il veut face à cette émotion du moi réel ? Plus précisément, ne puis-je pas penser ce que je veux par rapport à elle. Apparemment, je peux même me dire des choses contradictoires à son sujet, comme : « Maudite tristesse, comme je te déteste ! » ou « Chère tristesse, comme tu es intéressante et un indice de ce qui se cache en moi ! ». Donc, en étant capable de produire les pensées que je désire, ne suis-je pas libre face à ma tristesse, celle de mon moi réel ? Non, vous ne l’êtes pas du tout. Être libre par rapport à sa tristesse, cela signifie entre autres de ne pas se sentir forcé de réagir à elle. Ce n’est pas du tout ainsi que vous vous sentez. Vous vous sentez obligé de réagir à votre tristesse. Vous n’êtes donc pas libre. Être libre intérieurement, ce serait se foutre de sa tristesse, car c’est en s’en foutant qu’on ne se sent pas obligé de réagir à sa tristesse, à sa peur, ou quelle que soit son émotion.

Ainsi, vivre librement, c’est non pas réagir à la partie automatique en soi — notre moi réel et à ses émotions —, mais la laisser être et la laisser interagir avec le monde.. Vous me direz probablement que la partie automatique en moi, celle qui me fait avoir des émotions et des actions automatiques, est conditionnée. Comment puis-je alors dire que laisser aller cette dimension automatique en mon esprit constitue un processus de liberté ? On peut parler de liberté ici, car je suis libre de laisser être ou d’interrompre ce processus automatique. Cette partie de mon esprit, celle qui laisse être ou qui interrompt mon processus automatique, est donc, elle, libre. C’est de sa liberté que je parle.

Je viens d’affirmer qu’en plus de pouvoir laisser aller un processus automatique, je peux l’interrompre. Mais si je l’interromps, est-ce que cela ne revient pas à y réagir ? En fait, non, il est possible de l’interrompre sans y réagir par des pensées. Je m’explique.

Agir automatiquement est assez souvent un processus adapté à l’environnement. Par exemple, avoir peur d’un serpent à proximité de moi et m’en écarter automatiquement, sans y réfléchir, est certainement un processus automatique intelligent. De même, lorsque je me brosse les dents automatiquement ou que je me rends en auto chez mon épicier en conduisant automatiquement, il ne fait pas de doute que ces actions automatiques sont adaptées. Être libre, ce sera notamment laisser aller ces actions automatiques sans y réagir par des pensées.. Ce sera simplement observer et vivre ces automatismes, les laisser être, parce que mon esprit les trouve appropriés. Maintenant, certains automatismes ne sont pas appropriés du tout. Supposons que mon patron me traite durement au bureau. À chaque fois que je le vois dans les parages, j’éprouve alors de la peur et automatiquement je l’évite, tout pénétré que je suis par ce sentiment d’effroi. Cet automatisme est certainement inadapté. Ne pas être libre, ce sera réagir à cette peur et à ces automatismes en essayant, par la réflexion et la pensée, de résoudre l’impasse dans laquelle je me trouve. C’est à cette conclusion que nous sommes arrivés plus haut. D’ailleurs, à mon avis, cette manière de vivre dénuée de liberté, c’est-à-dire ce recours à la réflexion et à la délibération, résout rarement nos problèmes. Ce n’est qu’en me sentant libre par rapport à mon automatisme et donc en n’y réagissant pas par des pensées que je peux changer mon automatisme en quelque chose de vraiment adapté. Pourquoi la non-réaction face à mon automatisme (et donc ma liberté face à lui) serait-elle porteuse d’un changement vraiment profond ? Nous en revenons donc à la question que nous nous sommes posée plus haut : comment puis-je interrompre mon processus automatique sans y réagir ? Essayons enfin de répondre à cette question.

En ne réagissant pas à ma peur face à mon patron et à la pensée automatique créatrice de peur, qu’est-ce que je fais ? J’observe tout simplement cette pensée et cette peur. En effet, observer quelque chose, c’est ne pas y réagir. Or, observer attentivement et complètement quelque chose, c’est saisir l’essence de cette chose [2]. Donc, en ne réagissant pas à ma peur et à mes pensées automatiques, je comprends clairement de quoi il en retourne de ces automatismes. Je comprends notamment ceci à leur égard : ils sont stupides et dangereux. En effet, il est ridicule de penser que si je passe devant mon patron, il va encore m’écraser ; personne ne peut m’écraser, sinon moi-même. Donc, je le répète, en observant mes pensées automatiques et ma peur non moins automatique, je comprends qu’elles sont stupides et dangereuses. Or, lorsque l’esprit perçoit qu’une chose est stupide et dangereuse, il s’en détourne naturellement. Donc, en ayant observé son automatisme inadapté, l’esprit l’écarte. Vous comprenez donc que la liberté (ou la non-réaction) peut nous faire interrompre notre automatisme. Mais la liberté peut-elle nous faire changer de route ? Peut-elle nous faire prendre un nouveau chemin ? Absolument ! Quelle route prendrons-nous, maintenant que nous avons écarté notre automatisme inadapté ? À mon avis, cette route en sera une qui est absolument adaptée à la situation. Justifions cette affirmation..

Cette non-réactivité (ou cette liberté) suppose la « mort » du moi contrôleur. C’est que ce moi, étant pétri de désir et d’objectif, ne peut que réagir à ce qu’il vit, dans le but d’atteindre ses objectifs. Par exemple, le moi contrôleur a sûrement l’objectif d’être heureux, de sorte que s’il se sent triste, il ne pourra pas faire autrement que de réagir à sa tristesse en essayant de l’éliminer. Ainsi, je le répète, la non-réactivité, et donc la liberté, suppose la « mort » du moi. Mais si mon moi contrôleur disparaît, il n’y aura plus de division entre lui et ce qu’il observe. En effet, pour qu’il y ait une division entre ce moi et ce qui lui fait face, ce moi doit évidemment être présent. Or, s’il n’y a plus de division, il y a unité. Plus précisément, il n’y aura que l’observé. L’observé, ici, ce sont mes automatismes et le monde auquel je réagis de manière automatique. Or, ces automatismes et leurs interactions avec le monde constituent ma vie. Donc, la non-réactivité ou la liberté signifie de faire un avec sa vie. Dans cette unité avec la vie, cette dernière ne peut que « me » suggérer des réponses ou des actions en harmonie avec la vie. Vous comprendrez donc que la réponse à mon problème, une fois que j’aurai reconnu que mon automatisme est inadapté à ma vie, sera une solution pleinement vivante.

Liberté et amour

Nous venons de voir que la liberté nous fait agir de manière pleinement vivante. Ce n’est pas tout : une action pleinement vivante correspond très souvent à de l’amour. La liberté est donc liée à l’amour : essayons de comprendre davantage pourquoi il en est ainsi.

Nous avons dit que l’esprit libre fait un avec ce qu’il est. Comme il est un ensemble d’automatismes, il fait un avec ses automatismes. Comment se comprend-il ? Comment comprend-il ses automatismes ? D’abord, rappelez-vous que la liberté implique une compréhension de notre essence, celle de nos automatismes. Or, il s’avère que chaque humain, dans son essence, est toute l’humanité. Autrement dit, nos automatismes, dans leur essence, sont tous semblables, chez tous les humains. Comme le disait Jiddu Krishnamurti, je suis le monde, chacun de nous est le monde. Telle est la vérité que je comprends en observant librement mes automatismes et mon moi réel. Donc, en faisant un avec lui-même et en comprenant très profondément qu’il est le monde, l’esprit libre fera un avec l’humanité. Or, faire un avec l’humanité, cela ne peut que nous faire aimer l’humanité. Cela revient à éprouver une énorme compassion pour elle. Ainsi, être libre, c’est prendre un chemin d’amour et de compassion.

Or, éprouver de l’amour, c’est certainement désirer quelque chose : le bien d’autrui. Mais une question se pose ici. Si je vis dans le désir, ne vais-je pas rejeter les états du monde ou mes propres états, s’ils ne correspondent pas encore à ce que je désire ? Je ne crois pas. Le désir pour autre chose nous fait rejeter notre situation actuelle lorsqu’un moi contrôleur s’attache à ce désir ; autrement dit, si ce désir est le désir du moi contrôleur. C’est que mon moi s’identifie à son désir, de sorte que le moi a toujours ce désir à l’esprit. Ainsi, sous l’emprise d’un moi, mon désir étant toujours présent à mon esprit, je ne peux que rejeter et donc me diviser de l’état du monde qui ne correspond pas à ce que je désire. Il en va tout autrement si je me suis libéré du moi et que « je » désire néanmoins quelque chose. Si j’ai un désir sans être habité d’un moi, je ne m’identifierai évidemment pas à ce désir. Or, si je ne m’y suis pas identifié, ce désir ne sera pas à l’avant-plan dans mon esprit. Il sera à l’arrière-plan, de sorte que je pourrai me donner complètement à la situation, aussi « imparfaite » soit-elle. Un exemple serait utile ici. Si je gravis une montagne, j’ai certainement le désir d’arriver au sommet, et c’est ce désir qui me fait grimper cette montagne, mais même dans ces conditions, je peux vivre pleinement chacun de mes pas durant cette ascension, cela sans penser à mon arrivée au sommet. C’est précisément ce qui arrivera à mon action si elle est mise en branle par un désir qui n’occupe pas de place dans mon esprit, comme c’est le cas lorsque le moi est absent.. Ainsi, comme l’esprit libre s’est libéré du moi, cet esprit se sentira traversée d’un désir qui ne ruine en rien l’éclat et la valeur de la situation actuelle et présente, aussi éloignée de son désir soit-elle.

Liberté, peur et désir

Un autre aspect remarquable de la liberté est qu’elle nous libère de la peur. Nous pouvons ressentir de la peur en étant confrontés à une situation présente. Par exemple, en face d’un serpent présentement à mes pieds, j’ai peur. Cette peur, comme nous l’avons dit, est intelligente et adaptée. Donc, l’esprit ne l’écartera pas. Je peux aussi avoir peur devant mon patron, s’il m’a souvent parlé avec dureté. Cette peur, comme nous l’avons vu plus tôt, est inadaptée. L’observation de cette peur nous en libèrera, comme vu plus haut dans cet article. Ces deux formes de peur, toutes deux provoquées par des stimuli réels et présents, n’épuisent pas les états de peur qu’il est possible de ressentir. À mon avis, nous avons très souvent peur d’éprouver dans le futur des émotions déplaisantes. Par exemple, tout seul chez moi, je peux me mettre à penser que j’aurai de nouveau peur en voyant mon patron demain au bureau. En imaginant la peur que j’aurai peut-être demain, j’en aurai peur. J’aurai peur d’avoir peur. Ainsi, ce soir-là chez moi, je n’aurai pas vraiment peur de mon patron, mais plutôt peur d’avoir peur de lui. Ou encore, si un de mes parents est malade et qu’il ne lui en reste probablement plus longtemps à vivre parmi nous, je m’imaginerai que je serai triste lors de sa disparition. Je pourrais alors avoir peur d’être triste. Ici aussi, je n’aurais pas peur du décès de mon parent en tant que tel, mais j’aurais plutôt peur d’être triste de sa disparition. À mon avis, la plupart de nos peurs sont de ce type, c’est-à-dire des peurs qui concernent des émotions que nous pourrions ressentir dans le futur. Or, lorsque l’on est libre, ce genre de peur disparaît complètement. En effet, nous avons vu plus haut que la liberté signifiait que l’on ne réagit pas à ses émotions, et ne pas réagir à ses émotions, cela suppose ni plus ni moins que l’on se fout d’elles. Ainsi, être libre, c’est se balancer de la possibilité d’avoir peur en revoyant son patron, c’est se ficher de la possibilité d’être triste lorsque notre parent nous quittera. Vous voyez donc clairement que la peur de vivre telle ou telle émotion est complètement hors-jeu chez un esprit libre.

La liberté intérieure implique également la disparition d’une certaine sorte de désir, que je qualifierais d’égocentrique et qui est, pour la plupart d’entre nous, la seule sorte de désir que nous connaissions. Lorsque vous désirez quelque chose, vous désirez surtout ressentir du plaisir en expérimentant cette chose. Ainsi, la personne qui désire le bien d’autrui désire surtout revivre de la joie en voyant bien portante cette personne. Si je ne croyais pas ressentir de la joie en voyant quelqu’un en état de bonheur, je ne désirerais pas son bonheur. Je ne m’y opposerais pas, certes, mais je ne le désirerais pas non plus. Ce genre de désir, chez la personne libre, aura de toute évidence disparu. C’est que nous avons vu que cette personne se fout de ses émotions. Elle se fichera donc de vivre de la joie. Elle ne sera donc plus animée par des désirs égocentriques liés à ses propres émotions.

En conclusion

La liberté, avons-nous dit, suppose de ne pas réagir à soi, c’est-à-dire ne pas réagir à son vécu émotionnel et à ses pensées non délibérées ou non réfléchies — bref, à ses pensées automatiques. Pour ne pas réagir et rester immobile, le moi contrôleur doit s’être retiré, car c’est lui qui réagit à nos vécus. Ainsi, sans moi contrôleur, nous pouvons décider de laisser aller nos automatismes ou encore de les interrompre et de leur substituer un chemin qui soit plus adapté à la vie et à l’amour. Mais qui décide de cela : de laisser être les automatismes ou de leur substituer des actions en résonance avec la vie ? Faut-il faire intervenir un autre moi, un moi supérieur, le vrai Soi, comme on dit quelquefois dans les milieux spirituels ? Je ne crois pas que cette hypothèse soit nécessaire. À mon avis, ce qui prend la décision, si je puis dire, c’est la conscience elle-même. Nous pourrions aussi parler de l’Être. Celui-ci serait le moteur de cette résonance avec la vie et qui nous porte à vivre pleinement et avec amour. C’est cette conscience ou cet Être qui ferait un avec la vie et rendrait possible cette harmonisation avec elle.

Une dernière réflexion mériterait d’être menée. Nous avons vu que la liberté venait en observant nos automatismes, dont nos pensées automatiques, plutôt qu’en y réagissant. Or, pour l’essentiel, notre pensée automatique est en dessous du seuil de la conscience. J’oserais même dire que cette pensée est inconsciente. La conclusion suivante s’impose alors : vivre librement, c’est être conscient de l’inconscient.

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1 Il est intéressant de souligner au passage que la pensée et la réflexion peuvent aussi perturber une action automatique qui se déroule très bien. Par exemple, si je suis en pianiste en train de jouer un morceau que je connais bien, le fait de réfléchir et de douter de ma performance pourrait perturber mon exécution automatique de ce morceau. Donc, certes, en raison de la souplesse de la pensée consciente, ce genre de pensée peut quelques fois résoudre un problème, mais cela peut aussi en causer.

2 Cette thèse, selon laquelle l’observation d’un phénomène nous révèle son essence, vous apparaît peut-être étrange. Pour une défense et une explication de cette thèse, j’invite le lecteur à consulter mon article intitulé L’insight et publié dans le blog du 3e millénaire.