Martin Ratte
L’insight

Krishnamurti nous encourage à nous comprendre. Cette compréhension de soi, il la nomme « insight ». Cet insight n’est pas une compréhension ordinaire. En le réalisant, on se comprend si radicalement que l’on s’en trouve complètement changé. Plus précisément, en comprenant sa structure mentale à travers un insight, cette structure serait balayée, rendant possible une vie au-delà […]

Krishnamurti nous encourage à nous comprendre. Cette compréhension de soi, il la nomme « insight ». Cet insight n’est pas une compréhension ordinaire. En le réalisant, on se comprend si radicalement que l’on s’en trouve complètement changé. Plus précisément, en comprenant sa structure mentale à travers un insight, cette structure serait balayée, rendant possible une vie au-delà du mental. Inutile de dire, dans ces conditions, que l’insight est un processus hautement souhaitable, une vie libérée du mental étant pour le moins une condition enviable. Cet article n’a pas pour ambition d’en savoir plus sur la nature et les vertus d’une telle vie, mais plutôt de s’intéresser au processus qui y conduit et que nous venons d’évoquer : l’insight. En quoi consiste l’insight ? Voilà la question centrale à laquelle cet article tentera de répondre. Nous verrons aussi qu’aucune méthode ni aucun contrôle ne facilite cette compréhension de soi.

Un premier regard sur l’insight

Je définis l’insight comme une observation de soi par laquelle la nature ou l’essence de ce que l’on est — l’essence de notre mental — nous est révélée. L’insight est donc quelque chose de tout à fait particulier, car une observation normale ne révèle pas l’essence de ce qui est observé. Par exemple, si j’observe une rose, une couleur, une forme et une odeur me seront révélées, mais certainement pas l’essence profonde de cette fleur. De même, lorsque le méditant observe ses pensées, il voit des mots défiler dans son esprit, mais leur essence, leur origine profonde, lui restent inconnue. Donc, je le répète, l’observation typique de l’insight est tout à fait unique, car, par elle, on comprend l’essence de ce que l’on est, c’est-à-dire de nos pensées, ce qu’elles signifient profondément et qu’elle est leur valeur. Un exemple serait de mise pour illustrer cette capacité de l’insight à révéler l’essence des choses.

Supposons que mes pensées me font craindre de ne pas trouver d’emploi. Si j’avais un insight sur ces pensées, je les observerais et, dans cette observation, je pourrais voir toute leur dynamique. Je verrais notamment qu’elles s’articulent autour d’une croyance. Par exemple, je pourrais croire qu’après avoir tant essayé en vain de me trouver un emploi, les dés sont jetés et qu’il m’est désormais impossible d’en décrocher un. Par un insight sur mes pensées toutes empreintes de peur, je verrais clairement qu’elles reposent sur cette croyance. Ce n’est surtout pas tout. Dans une observation typique de l’insight, je pourrais voir que ces pensées ne sont que dans ma tête et qu’elles ne sont donc que virtuelles, de simples images. Je les trouverais donc fausses, et même absurdes ou stupides, car il est effectivement insensé de prendre pour le réel de simples projections mentales. Je les trouverais aussi dangereuses, car nos peurs nous font faire le pire, dont verser dans la violence. Ce qui aura ainsi été compris en observant ces pensées, ce sont leurs caractéristiques essentielles, que j’ai appelées leur essence [1].

Notre définition de l’insight, selon laquelle il consiste en une observation de soi permettant de révéler l’essence de ce qui est observé, pourrait être complétée et enrichie. Dans les sections suivantes, nous allons apporter cet éclairage supplémentaire.

Des éclaircissements sur l’insight

Vous observez quelque chose si vous avez cette chose devant vous et sous vos yeux. De même, l’insight, en tant qu’observation de soi, se produit seulement lorsque l’objet de l’insight — mes pensées — est présent sous « l’œil » de mon esprit. Par exemple, je ne peux pas avoir maintenant un insight sur ma peur si je ne la vis pas et ne l’observe pas actuellement. M’imaginer en train d’avoir peur ou simplement réfléchir à une peur que je traîne depuis longtemps, alors que je n’éprouve à l’instant même aucune peur, ne me permettra pas de comprendre profondément cette peur, en tout cas, pas de la façon que permet un insight. Donc, tous ces psychologues qui, dans leur bureau, vous font parler de votre peur, alors que vous n’éprouvez aucune peur à ce moment-là, et qui vous font croire qu’en discutant ainsi de votre émotion, vous pourrez la comprendre et vous en libérer, vous disent des sornettes. Une morale peut être tirée de ceci : ne fuyez pas vos moments de souffrance, comme lorsque vous ressentez de la peur ou de la tristesse. C’est durant ces moments-là que surgit l’occasion de vous comprendre vraiment en profondeur.

Pourquoi, maintenant, une compréhension de soi profonde et radicale devrait-elle reposer sur un acte d’observation et non pas sur un acte d’imagination ou de réflexion ? À mon avis, c’est parce que, au moment d’observer ma peur, par exemple, c’est avec une émotion réelle que j’entre en relation, tandis que si je ne fais que réfléchir à ma peur ou me l’imaginer, ce ne sont qu’avec des images et des virtualités que j’entre en relation. Une relation avec quelque chose de réel est beaucoup plus forte et porteuse de vérités qu’une relation avec des images. La compréhension fondée sur une relation avec des images sera cosmétique et imaginaire, donc très superficielle — certainement pas radicale — tandis qu’une compréhension basée sur une relation réelle, observationnelle, sera vraiment révélatrice.

De cette caractéristique fondamentale de l’insight, qu’il est fondamentalement un acte d’observation, découle une autre de ses propriétés essentielles : l’insight suppose une posture de neutralité ou de non-réactivité. De manière générale, l’observation est en effet un acte où nous mettons en suspens nos réactions face à ce que l’on observe. J’observerais bien mal les choses si je réagissais à elles. L’observation propre à l’insight sera donc une observation où nous ne réagissons pas à nous-mêmes — à nos pensées. Admettons, mais alors, comment nos esprits réagissent-ils aux choses ? Ils réagissent en pensant ceci ou cela à leur sujet. Donc, la neutralité signifie de ne pas réagir par des pensées. Mais l’insight est une observation de nos pensées, de notre mental. Par conséquent, avoir un insight sur ses pensées, cela signifiera de ne pas réagir à elles en les jugeant, en se disant par exemple « Ah non, pas cette pensée-là » ou bien « Super ! Comme cette pensée est parfaite ! », mais simplement de les observer passer.

Une observation neutre et sans réactivité, comme celle qui se rencontre dans l’insight, implique ensuite ceci : cette observation est directe, non médiatisée par des pensées. En effet, nous venons de dire que la neutralité implique de ne pas porter de pensée sur ce que l’on observe. Donc, une observation neutre se caractérise par ceci qu’il n’y a pas d’intermédiaire de pensées entre l’esprit qui observe et l’observé. Autrement dit, cette observation crée un rapport direct, sans médiation, avec les choses, et notamment avec nos propres pensées.

Nous venons de dire que l’observation inhérente à l’insight se caractérise par une absence de réactions faites de pensées, plus précisément, que cette observation rejoint nos pensées sans y réagir en y pensant, de sorte que ce contact avec nos pensées est direct. Comment être sans réaction face à ce que l’on observe ? Cette absence de réaction s’explique par la nature non-duelle de cette observation.

Par « observation non-duelle », je veux dire que l’observateur, durant l’observation, s’est éclipsé, si bien qu’il ne reste que l’observé — donc, exit la dualité observateur-observé. Maintenant, si le moi (ou l’observateur) n’est plus là, il n’y aura effectivement pas de réaction face à ce qui est observé, car c’est toujours le moi, avec ses désirs et ses valeurs, qui réagit à ce qu’il observe. Donc, sans moi (ou observateur), pas de réaction, mais seulement un silence et une observation neutre et directe de nos pensées

Cette non-dualité, caractérisée par un retrait de l’observateur et une place exclusive donnée à l’observé, implique au moins encore deux choses importantes à propos de l’observation typique de l’insight.

Pour commencer, le retrait de l’observateur implique que cette observation n’est pas consciente, ou plutôt, qu’elle est consciente d’une manière tout à fait particulière. Dans des actes de conscience ordinaires, nous prenons conscience de notre moi en train de prendre conscience de quelque chose. Plus précisément, dans la conscience ordinaire, le moi est présent à l’arrière-plan de l’acte de conscience. Certains disent même que ce moi à l’arrière-plan est nécessaire pour qu’il y ait conscience. En effet, n’est-ce pas moi qui ai conscience, de sorte que si mon moi n’est pas là au moment d’avoir conscience, on ne peut pas vraiment parler de conscience. Or, dans la conscience propre à l’insight, le moi s’est retiré — rappelez-vous-en ! Cette conscience est donc différente de celle que l’on connaît tous, et il n’est pas du tout ridicule de dire qu’elle flirte avec une forme d’inconscient. En tout cas, une chose est sûre : cette conscience est bien particulière. Pour la suite des choses, nous n’explorerons pas davantage cette question de la conscience, bien qu’il y ait encore beaucoup de questions à se poser à ce sujet.

Une dernière caractéristique de l’observation propre à l’insight mériterait d’être soulevée. Encore une fois, cette caractéristique découle du caractère non duel de cette observation, c’est-à-dire du fait que l’observateur y est absent.

Le retrait du moi signifie que l’observation propre à l’insight est complètement ouverte. Essayons de voir pourquoi. Le moi donne une direction à ses intentions. C’est que le moi a des désirs et des croyances, et celles-ci donnent une direction, une orientation aux gestes intérieurs ou extérieurs que le moi pose. Or, donner une direction, c’est exclure les autres directions. Donc, quand je m’observe avec un moi en arrière-plan, je ne m’ouvre pas complètement, une véritable ouverture n’excluant rien. Par suite, en ne s’appuyant pas sur le moi et sur sa pensée, l’observation typique de l’insight cesse d’exclure, ce qui en fait un processus d’ouverture complète. En observant mes pensées, lors de l’insight, je m’ouvre complètement à elles.

Voilà, j’ai terminé les éclaircissements que je voulais apporter sur l’insight et plus particulièrement sur l’observation qui le soutient. En résumé, voici ce que j’ai dit de cette observation : cette observation est une ouverture complète sur soi-même ; elle est neutre, c’est-à-dire sans réaction de pensées et de jugements face à soi-même, donnant à cette observation un caractère direct, sans médiation par des pensées ; et ce qui est observé dans cette observation occupe tout l’espace de la conscience, l’observateur y étant absent. Ce dernier point signifie que cette observation est non duelle, et si vous avez bien lu les dernières pages, vous aurez compris que toutes les caractéristiques de cette observation découlent de son caractère non duel. Ce sont, me semble-t-il, les points essentiels à retenir de nos dernières réflexions.

La découverte de l’essence

Essayons maintenant de comprendre comment l’observation inhérente à l’insight, telle que décrite dans les dernières pages, nous permet de découvrir l’essence de notre pensée.

L’observation propre à un insight est une observation directe de l’observé. C’est ce que nous avons déjà vu. Or, en percevant quelque chose directement, c’est-à-dire sans pensée qui dresse un mur ou un voile entre mon esprit et cette chose, je ne peux qu’atteindre l’essence de cette chose. Voilà donc une première raison à l’appui de l’idée que cette observation permet une découverte de l’essence des choses. Il existe d’autres raisons pour appuyer cette idée. Cette observation de soi, avons-nous vu, se caractérise par une ouverture complète. Mais s’ouvrir complètement à quelque chose, cela ne peut que nous révéler son essence. Aussi, nous avons vu que la conscience typique de cette observation de soi était une conscience sans moi à l’arrière-plan et donc seulement une conscience de l’observé. Or, lorsque l’observé prend ainsi toute la place, les chances de saisir son essence sont plus qu’évidentes. Enfin, comme cette observation est un acte authentique d’observation, c’est-à-dire une observation neutre, sans réaction en faveur ou en défaveur de l’observé, on comprend encore une fois qu’elle puisse nous faire accéder à l’essence de ce qui est observé.

Un effet de l’insight

L’un des effets de cette observation empreinte d’insight est celui-ci : cette observation nous libère de ce qui est observé, et donc de nos pensées et de notre mental. L’insight sur soi-même nous fait voir que notre monde de pensées, notre monde mental, est souvent faux et stupide, voire dangereux. Mais si mon esprit, mon cerveau — pas moi, en tout cas ! — réalise que quelque chose est stupide, faux et dangereux, il va mettre cette chose de côté. Ainsi, si l’on retourne à mon exemple de la peur entourant ma recherche d’emploi, voici ce que l’on peut dire : en ayant un insight sur ces pensées à la base de ma peur, je verrai que ces pensées sont stupides, fausses et dangereuses. Mon esprit mettra donc fin à ce genre de pensée, de sorte que je ne vivrai plus cette peur. L’observé aura été dissous.

Sans méthode ni contrôle

On apprend à utiliser une méthode. Lorsqu’une méthode est apprise, elle est forcément mémorisée. Sa mémorisation peut comprendre deux étapes. À force de pratique et de répétitions, les règles de la méthode, initialement enregistrées dans la mémoire déclarative, s’enregistrent ensuite dans une mémoire dite procédurale. Une fois que la méthode est intériorisée et intégrée dans la mémoire procédurale, la méthode s’exécute automatiquement et spontanément, alors que, dans la mémoire déclarative, elle s’exécutait avec effort et réflexion. Cela étant dit, peut-on penser qu’une méthode puisse nous permettre de nous observer de façon à créer un insight ? Je ne le pense pas. Nous avons vu que l’insight reposait sur une perception directe, c’est-à-dire sur une observation sans pensées qui viennent s’interposer entre notre esprit et l’observé. Cela signifie que cette observation ne repose pas sur la mémoire, car la mémoire implique l’apparition de pensées. Donc, en tant qu’une méthode s’apprend et devient ainsi quelque chose de mémorisée, elle ne peut permettre une observation propre à un insight.

Vous me direz sûrement que pour s’observer, il n’est nul besoin de méthode. Il suffit de poser un geste d’observation. Cela se fait tout seul, spontanément, ajouterez-vous. Mais si je vous dis que cette observation est très difficile à accomplir, vous me répondrez peut-être alors que vous y arriverez en vous y entraînant. La question à se poser est alors celle-ci : sur la base d’un entraînement, est-il possible d’arriver à s’observer de la manière souhaitée ?

Avec quoi s’entraîne-t-on lorsqu’on veut réussir à s’observer ? On s’entraîne évidemment avec des actes d’observation. On exécute des actes d’observation jusqu’à ce que l’on parvienne à s’observer d’une façon jugée satisfaisante. Maintenant, à chaque fois que je pose un acte d’observation, je donne une direction différente à mon acte. Par exemple, je fais attention à ceci plutôt qu’à cela. Or, l’observation inhérente à l’insight est complètement ouverte, et donc sans direction — une direction exclut les autres directions et n’est donc pas une ouverture complète. Ainsi, l’observation de soi caractéristique de l’insight ne peut pas être le fruit d’un entraînement.

Vous pourriez ne pas être d’accord avec l’une des prémisses du dernier argument. Vous pourriez me dire qu’il est faux de dire qu’en s’entraînant, on ne peut que poser des actes d’observation ayant une direction. Vous pourriez me dire qu’ultimement, avec un peu de chance, vous pourriez arriver à accomplir un acte d’observation sans direction aucune. Votre prise de position me semble erronée : lorsque je m’entraîne afin de m’observer, mes actes d’observation sont évidemment intentionnels ; or si je fais quelque chose intentionnellement, j’adopte toujours et inévitablement une direction. Vous n’acceptez pas l’idée qu’un acte intentionnel suppose inévitablement une direction ? Ceci pourrait bien vous faire changer d’idée. Pour avoir l’intention de faire quelque chose, je dois me faire une idée de cette chose. C’est cette idée que j’aurai l’intention de réaliser ! Mais une idée, s’il s’agit de la réaliser, nous invite toujours à prendre une direction. En effet, une idée contient toujours une quantité limitée d’information, et si je veux la réaliser, elle me pousse ou me dirige vers la réalisation de cette information, cela à l’exclusion de l’information qui lui échappe. Une intention, en tant qu’elle se base sur une idée, exclut donc toujours certains aspects des choses. Autrement dit, comme je le disais, elle donne une direction et en exclut d’autres. Je me permets donc de répéter qu’elle ne peut pas être à la base d’un acte complètement ouvert — l’ouverture inclut tout et son information est donc infinie, contrairement à celle des idées, qui est limitée.

Tout cela est peut-être vrai, mais alors, me demanderez-vous, si cette observation tout en ouverture n’est pas le fruit d’une intention, comment est-elle seulement possible ? Je dois vous avouer que je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas moi qui, habité d’une intention, vais à la rencontre de cette ouverture, mais elle qui vient à moi. Sa visite est une grâce.

Conclusion

L’insight est donc une observation de nos pensées par laquelle leur essence se révèle. Dans cet article, nous avons précisé la nature de cette observation et proposé une explication de sa capacité à nous faire découvrir l’essence de nos pensées. Nous avons également vu que percevoir l’essence de nos pensées opère une transformation de notre esprit. C’est qu’en percevant l’essence de nos pensées, on constate que plusieurs d’entre elles sont fausses et stupides, ce qui pousse le cerveau à les mettre de côté. Autrement dit, l’insight nous libère du mental, car une activité mentale est précisément une activité de pensées. Est-il souhaitable de ne plus vivre de manière mentale ? Absolument ! Vivre mentalement, c’est se demander comment devenir ceci ou cela — heureux, riche, intelligent, etc. Le mental est donc impliqué dans un temps psychologique, dans le devenir. Ainsi, en se libérant du mental, on cesse de vouloir devenir ceci ou cela et on commence enfin à Être. On se libère du temps psychologique et on entre dans une dimension d’intemporalité : celle de l’Être. L’insight nous ouvre donc à l’Être, ce qui est immense, que dis-je, cela est extraordinaire, inouï et bien plus encore.

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1 Ne concluez pas des dernières paroles que tout usage de la pensée est absurde et stupide. Dans des contextes utilitaires ou techniques, la pensée est un outil indispensable et merveilleux. Pour des précisions à ce sujet, je renvoie le lecteur à un article que j’ai écrit et qui a été publié dans le blog du 3millénaire : Le karma, et comment s’en libérer ?