(Revue Question De. No 9. 4e trimestre 1975)
On peut se demander pourquoi l’affirmation la plus fantastique de la science contemporaine, à savoir que l’univers a commencé il y a une quinzaine de milliards d’années, n’a jusqu’ici suscité aucune réflexion approfondie, aucune pensée originale1, et pourquoi on n’en trouve pour ainsi dire pas trace chez les philosophes. Quoi donc ! La science, qui est la seule source de connaissance indiscutée, vous donne à entendre qu’il n’existe pas d’éternel devenir, que le fond des choses est aussi caduc que l’homme lui-même, que l’arrière-plan cosmologique plus ou moins explicite de toutes vos conceptions n’est qu’illusion et rêverie, et vous continuez de gloser Platon, Descartes, Hegel, Marx, ou bien à vous amuser très obscurément à des problèmes de langage que l’informatique (à votre insu) est en train de résoudre les uns après les autres ?
Silence surprenant, mais peut-être compréhensible. Les philosophes ont des raisons de se tenir à distance prudente de la science. D’une part, celle-ci ne cesse d’investir les problèmes ci-devant philosophiques et de les livrer à la mesure et au calcul : la logique, la causalité, le temps, l’espace, la psychologie, que sais-je ! Tout cela, qui était « au programme » dans les manuels de philosophie il y a cent ans, a changé de mains. C’est devenu matière de mathématiques ou de laboratoire. Aussi, pour être tranquilles et rester entre soi, une bonne part des philosophes ont-ils cherché refuge dans l’histoire de la philosophie, le commentaire érudit des philosophies anciennes. Et, d’autre part, chat échaudé craint l’eau froide : les placards et les greniers de la philosophie sont bourrés de systèmes imprudemment construits sur des idées scientifiques abandonnées ensuite par la science, et donc aussitôt périmés. L’univers né d’un Big Bang il y a quinze milliards d’années, est-ce bien définitif ? Les astronomes, gens féconds, ne vont-ils pas trouver autre chose, abandonnant sur le carreau les faiseurs de système trop pressés ? Méfiance ! Méfiance !
Le « dieu cosmique » de l’Antiquité
Méfiance justifiée notamment par le souvenir du fourvoiement le plus illustre de l’histoire de la philosophie. Quand, dans la dernière partie de sa vie, Platon découvre grâce à Eudoxe et à d’autres astronomes que, fait unique dans le monde observable, tous les mouvements des astres obéissent aux lois de la raison, il en déduit que ces astres sont la suprême raison, qu’ils sont dieu. Pendant des siècles après lui, toute la civilisation antique adorera le dieu cosmique « découvert » par Platon. Une immense littérature religieuse et philosophique naîtra de ce culte qui, longtemps encore après la diffusion du christianisme, constituera le fondement de toute paidéïa, de toute éducation.
Et que finira-t-on par trouver, même des siècles plus tard ? Que la « divine raison » des planètes, ce n’est, tout bêtement, que la gravitation, la petite formule algébrique définissant la chute d’une pomme.
On serait donc bien imprudent de ne pas examiner à la loupe ce qui, dans la vision d’un Grand Dessein animant toutes choses, relève d’hypothèses toujours révisables, et ce qui relève de faits indubitables et matériellement avérés que l’on retrouverait inchangés dans toute nouvelle théorie.
La science indestructible
Tout, en effet, dans le discours scientifique n’est pas semblablement exposé à la remise en question qu’entraîne le progrès des connaissances : les descriptions et les mesures, qui, certes, peuvent toujours être améliorées, résistent par nature à tous les changements. La description et les mesures platoniciennes du mouvement des planètes restent aussi valables dans un ordinateur de la Nasa que sous les ombrages du Lycée. L’ordinateur donne les mêmes chiffres, mais avec plus de décimales. C’est tout. Il est plus rapide, plus précis que les astronomes grecs, il obtient ses résultats par des voies différentes. Mais si ses résultats sont meilleurs, ils n’en restent pas moins les mêmes. Ce « même » là, qui décrit les faits, est indestructible. Il survit à tous les changements, puisqu’il constitue la part de la science fournie par la nature, celle qui ne dépend en rien des variations et des métamorphoses de l’esprit.
Le style d’humour de la Nature
Venons-en à ce Big Bang qui tant effarouche les philosophes. J’ai dit qu’on les comprend. On les comprend d’autant mieux que quelques astronomes, très rares certes, mais fort compétents, mettent en doute cette expansion de l’univers commencée par un Big Bang. Leur chef de file est M. Jean-Claude Pecker, professeur au Collège de France et directeur de l’Institut d’astrophysique. Depuis quelques années, Pecker et ses amis recherchent et rassemblent des faits qui paraissent en contradiction avec la théorie d’un univers en expansion, donc ayant commencé à une certaine date calculable. Indépendamment, lors d’un tout récent congrès de cosmologistes réuni à Dallas, d’autres savants ont à leur tour signalé des faits qui, dans des domaines différents de celui qu’explore Pecker, mettent, eux aussi, en difficulté la théorie de l’expansion.
Pour l’instant, les faits avérés qu’explique la théorie du Big Bang restent bien plus nombreux que les faits non moins avérés qui semblent la mettre en difficulté. Aussi presque tous les astronomes s’en tiennent-ils à elle. Oserai-je le dire pourtant ? Je ne serais pas étonné qu’un de ces jours expansion de l’univers et Grand Boum initial finissent par devoir être mis à la retraite comme l’ont été jusqu’ici l’une après l’autre toutes les idées qui voulaient imposer une borne aux choses. Je risque cette prophétie en me fondant sur un argument de mon cru qui me paraît très bon (en toute simplicité) : c’est qu’un Grand Boum permettant à l’homme de mesurer le Grand Tout ne fût-ce que dans une seule direction (le passé), cela n’est pas conforme au style d’humour de la Nature ! Pas du tout, du tout ! Son style, c’est au contraire de toujours décourager l’humaine présomption conformément à ce que j’appellerais le Principe de Pascal : « L’imagination se lasse plus tôt de concevoir que la Nature de fournir. » Que la Nature se lasse de fournir à quinze milliards d’années quand on remonte son passé, je trouve cela mesquin ! Ce serait bien la première fois que la Nature se lasse quelque part !
La poubelle aux fossiles
Je vais maintenant exposer pourquoi, de toute façon, cela n’a aucune importance et que le Grand Dessein dont j’ai parlé se montre encore plus clair et plus indubitable quand on ne considère que les faits dont aucune théorie ne pourra jamais changer la signification. Je prie le lecteur d’être très attentif à surveiller dans ce qui va suivre tout ce qui pourrait être théorie subreptice. Quant à moi, je ne vois que des faits bruts. Quand on creuse le sol, on trouve des fossiles. On les trouve empilés et superposés dans l’ordre où ils ont vécu, exactement comme les détritus d’une poubelle sont empilés et superposés dans l’ordre où on les a jetés : les plus récents dessus, les plus anciens au fond. A mesure que les êtres vivent et meurent, leurs restes viennent se déposer sur ceux des êtres qui les ont précédés. Quand un géologue parle, par exemple, de « dévonien supérieur » , « moyen, », « inférieur », cela veut dire que le « supérieur » est dessus, l’« inférieur » dessous, le « moyen » entre les deux, et cela veut dire aussi que le « supérieur » est le plus récent, l’« inférieur » le plus ancien, et le « moyen » chronologiquement intermédiaire2.
Comme tous les collectionneurs, les géologues classent leurs trouvailles. Ils font alors une découverte remarquable. Si, disposant, disons, sur une table tous les fossiles qui se ressemblent, ils les rangent par ordre de complexité, soit les plus simples à gauche et les plus complexes à droite, il se trouve que cet ordre est aussi celui dans lequel ils étaient empilés dans le sol : les plus simples dessous, les plus complexes dessus. Ou bien si, au lieu de les ranger par ordre de complexité, ils choisissent de disposer à gauche ceux qui étaient dessous et à droite ceux qui étaient dessus, il se trouve que cet ordre est exactement le même que dans le premier cas : celui de la complexité croissante3.
Ce fait, appelé « évolution », peut être exprimé ainsi : tous les êtres vivants sont apparus suivant un ordre, celui de la complexité croissante. Ou encore : à mesure que la terre a vieilli, des êtres de plus en plus complexes sont apparus à sa surface. Il existe des « théories de l’évolution » : lamarckisme, darwinisme, néo-darwinisme. Ce sont des théories. Elles essaient d’expliquer l’évolution. Mais l’évolution elle-même n’est pas une théorie. C’est l’ordre dans lequel on découvre les fossiles quand on creuse le sol. Aucune théorie nouvelle, aucune découverte ne peut rien changer à cet ordre-là, qui est celui dans lequel sont empilés les uns sur les autres les fossiles que vous trouveriez en creusant sous le fauteuil où vous lisez ces lignes.
La corrélation entre le temps et la complexité est si impérieuse que lorsqu’on montre à un géologue un fossile qu’il ne connaît pas, il peut dire sur-le-champ à quel niveau on l’a trouvé. Et inversement, quand on cherche un « chaînon manquant », on sait d’avance le niveau où on le trouvera. C’est ce que le paléontologiste Pierre de Saint-Seine a appelé « les fossiles au rendez-vous du calcul ».
Une mesure de l’hominisation
J’ai appelé « Grand Dessein » l’inlassable obstination de la Nature à évoluer vers la pensée, vers une pensée de plus en plus complexe, vers l’humain, puis vers le surhumain. Cette obstination, on la voit à l’œuvre dans toutes les grandes lignées animales au long de l’histoire terrestre, que ces lignées aboutissent ou non à l’homme. Elle peut prendre toutes sortes de formes, sociale chez les insectes, individuelle chez les mollusques, individuelle et sociale chez les oiseaux, les poissons, l’homme. Si l’on a le droit d’appeler « hominisation » l’évolution vers un psychisme toujours plus complexe, alors l’hominisation est visible d’un bout à l’autre de la nature vivante terrestre, et elle est visible depuis les origines de la vie. Mais je prendrai ce mot dans son sens étroit, celui de transition de l’animal à l’homme et, là encore, je m’en tiendrai aux faits.
Vers la fin de l’ère tertiaire vivaient plusieurs espèces de primates dont certains avaient deux mains et marchaient debout. Depuis une quinzaine d’années, on ne cesse de retrouver leurs ossements fossiles surtout en Afrique orientale et australe. Ces primates avaient un cerveau de même volume que nos chimpanzés. Sur les moulages intérieurs de leur crâne, on ne voit pas d’aire du langage. Leurs restes ne sont mêlés à aucune trace d’activité « intelligente ». Ce n’étaient pas des hommes.
Si, à partir de ces primates verticaux, on classe par rang d’âge tous les crânes fossiles connus en commençant par les plus anciens et jusqu’à celui du premier être sachant domestiquer le feu, voici comment s’alignent les capacités crâniennes mesurées en centimètres cubes4 :
435, 480, 480, 500, 540, 500, 530, 530, 633, 684, 652, 750, 775, 780, 850, 890, 915, 915, 975, 1 000, 1015, 1 029, 1 030, 1 030, 1 225.
Une plante qui pousse, qui parfois perd son rameau de pointe (cinquième et dixième nombres), mais dont rien n’arrête la croissance : telle est l’image que suggèrent ces nombres. Cette plante est l’espèce humaine en son printemps. La dernière mesure de la série est celle du crâne de l’Homme de Pékin, qui, pour la première fois et à jamais, éleva sur le seuil de sa caverne la barrière du feu entre lui et « les bêtes ». Comme l’écrit Tobias (pp. 114 et 115), l’expansion progressive de la capacité crânienne « est la tendance la plus extraordinairement soutenue dans l’évolution morphologique des Hominidés. Elle est la marque la plus continue, la plus durable et la plus caractéristique de l’hominisation. »
L’homme du futur a déjà existé
Bon, dira-t-on, mais l’hominisation ne conduit qu’à l’homme. Même si cette tendance est la « plus durable » et « la plus extraordinairement soutenue », dire qu’elle ira plus loin que l’homme, c’est faire de l’évolutionnisme spéculatif. C’est rêver.
Revenons donc aux chiffres donnés plus haut. On y voit que parfois le « rameau de pointe » semble mourir sans descendance, relayé par une lignée moins évoluée qui poursuit le mouvement et bientôt dépasse le point un instant atteint précédemment par d’autres : ce qui, en effet, s’est trouvé confirmé par les découvertes postérieures au livre de Tobias (1971). Actuellement, devant leur collection de crânes fossiles, les paléontologistes constatent que l’apparition de l’homme moderne ne s’est pas produite sur une lancée unique, mais de façon buissonnante. Maintes fois des lignées d’hominidés promptement disparues se sont trouvées plus hominisées que la nôtre, en avance sur elle, dotées d’un cerveau plus développé. Un observateur extérieur eût à ce moment-là parié sur elles. Puis, pour des raisons qu’il est impossible de reconstituer après tant de millénaires (hasards et périls de la lutte pour la vie), ces lignées de pointe s’éteignaient. Mais un peu plus tard, d’autres lignées rattrapaient et dépassaient, comme je l’ai dit, le point précédemment atteint. C’est l’une d’elles, entre beaucoup d’autres éteintes en route, qui a abouti à notre espèce actuelle.
Le premier enseignement de ces faits est que l’homme actuel n’est en aucune façon le résultat d’un « improbable miracle », comme l’a écrit un auteur mal informé du passé de notre espèce : parmi tant de lignées en voie d’hominisation, il était inévitable que l’une arrivât première au point où nous en sommes.
L’homme actuel est si peu un improbable miracle que ce point où nous en sommes… a été atteint et dépassé par une autre lignée disparue il y a une quinzaine de milliers d’années en Afrique du Sud ! Je donne ici, d’après Tobias, p. 100, les capacités de quelques-uns de ces crânes fossiles et l’endroit où ils ont été trouvés (rappelons-nous que le volume moyen de nos crânes contemporains est de 1350 centimètres cubes) :
Naivasha : 1 453 ; Gamble’s Cane : 1 470 ; Asselar : 1 520 ; autre crâne de Gamble’s Cane: 1 530 ; Fish Hoek : 1 550 ; Taforalt : 1 647 ; Boskop : 1 650 ; Matjes River : 1 660.
« Ces crânes, écrit le paléontologiste Loren Eiseley5, sont une caricature de l’homme moderne, non point à cause de caractères primitifs, mais au contraire, d’extraordinaire façon, parce qu’ils le dépassent en modernité. Ils sont comme une mystérieuse prophétie, un avertissement. Car au moment même où ceux qui étudient l’espèce humaine s’efforcent de dessiner l’image de l’homme futur6 voilà qu’ils découvrent que cet homme du futur a déjà été, qu’il a vécu, et qu’il a disparu. »
« … Vous qui me lisez, poursuit Loren Eiseley, vous êtes pour la plupart de race blanche. Il vous plaît de penser que l’homme du futur sera blanc. Mais l’homme du futur a déjà existé, et ce n’était pas un Blanc. Il vivait en Afrique. Son cerveau était plus volumineux que le nôtre. Sa face était droite et petite, presque celle d’un enfant. Il était le produit plus avancé d’une évolution tout à fait semblable à la route sur laquelle, nous disent les anthropologues, nous sommes encore en train de voyager… »
Le futur antérieur
Ces « crânes du futur » retrouvés en Afrique ne garantissent ni ce que sera l’homme de demain ni même qu’il existera encore. Si tout était garanti, notre liberté ne servirait à rien. Ils ne nous montrent qu’une chose : qu’une fois déjà au moins dans le passé la Nature nous a conduits au-delà de nous-mêmes. Et non pas par erreur ou miracle, mais sur une lancée aussi vieille que le passé lui-même.
Je ne sais pas d’où nous venons. Qui le sait ?
Peut-être n’y eut-il jamais de Big Bang. Où que puisse atteindre notre pensée, peut-être ne trouvera-t-elle jamais devant elle que des lointains toujours renouvelés au fond d’inscrutables ténèbres. C’est, quant à moi, ce que je penche à croire. Ma destinée, celle des hommes, se noue et se dénoue dans l’interminable tempête d’un océan sans rivages. L’étrange est que j’y sois perdu et que pourtant je voie où me porte sa vague, cette vague qui m’a fait, où ma pensée est née, où bientôt elle s’éteindra, non sans laisser sa trace, non sans se survivre.
Le monde où je fais ma brève apparition aurait pu n’être que ce conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot, dont parle Shakespeare. Plein de bruit et de fureur, ce conte l’est, à coup sûr. La révélation presque infiniment inattendue de la science, c’est qu’il a un sens, qu’il signifie quelque chose.
Peu importe que l’univers soit en expansion quand nous savons que la pensée, elle, universellement, l’est. Sur les décombres des corps qui passent et meurent, elle seule, entre toutes choses, ne cesse de grandir vers plus d’intelligence, plus de conscience, inventant en leur temps l’amour, la pitié, l’espérance, la révolte même. Et l’homme, entre tous les êtres que sa vague traverse, est celui qui, pour la première fois, découvre cette vague qui le porte. L’homme est la vie qui s’éveille et se voit. Je ne me lasse pas de cet éveil.
Aimé Michel
1 Sauf de la part de ceux que Raymond Ruyer appelle « gnostiques » (cf. R. Ruyer : la Gnose de Princeton, Paris, Fayard, 1974). Mais ces gnostiques sont des savants et ils pensent beaucoup et ne publient guère.
2 Il va sans dire que la poubelle subit parfois quelques secousses, ce qui était dessus pouvant alors passer dessous. Et il va sans dire que ce genre de bouleversement est familier aux géologues qui le reconnaissent aussi aisément que je reconnais les pages mélangées de mon manuscrit.
3 Le lecteur qui a pris au sérieux mon invitation à soupçonner toute introduction d’une théorie subreptice demandera peut-être ce qu’est cette « complexité ». Précisons donc que c’est quelque chose d’objectif, susceptible même d’être compté en unités d’information (bits).
4 P.V. Tobias : The Brain in Hominid Evolution (New York, Columbia University Press, 1971, p. 99). Tobias est professeur d’anatomie à l’université de Johannesburg.
5 Loren Eiseley: The Immense Journey, p. 127 (New York, Random House, 1958). Loren Eiseley est professeur à l’université de Pennsylvanie.
6 Supposé avoir continué à évoluer au cours du futur dans les mêmes directions qui ont enfanté l’homme moderne.