Cet article intéressant illustre une vision matérialiste de l’existence qui ne trouve son sens que dans sa propre destruction. 3e Millénaire.
Tout mange et est mangé. Tout détruit et est détruit. Il est de notre devoir moral de riposter à l’Univers
La réalité n’est pas ce que vous croyez. Elle n’est pas le fondement de notre épanouissement joyeux. Elle n’est pas une ressource qui se renouvelle éternellement ni quelque chose qui, sans notre intervention excessive et notre consommation irresponsable, continuerait à se développer harmonieusement dans le futur. La vérité est que la réalité n’est pas aussi bienveillante. Comme tout ce qui existe — les étoiles, les microbes, le pétrole, les dauphins, les ombres, la poussière et les villes —, nous ne sommes rien d’autre que des tasses destinées à se briser sans fin à travers le temps jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à briser. Selon les conclusions des scientifiques au cours des deux derniers siècles, c’est là l’horreur silencieuse qui structure l’existence elle-même.
Nous pourrions penser que cette prise de conscience appartient au passé — un chapitre clos de la science du XIXe siècle —, mais nous vivons toujours les conséquences de la révolution thermodynamique. Tout comme il a fallu des siècles pour que les implications métaphysiques de la révolution copernicienne se dévoilent pleinement, nous n’avons pas encore pleinement saisi les conséquences philosophiques et existentielles de la dégradation entropique. Nous n’avons pas encore conçu la réalité telle qu’elle est réellement. Au lieu de cela, les philosophes s’accrochent à une idée ancienne de l’Univers dans lequel tout ne cesse de croître et de s’épanouir. Selon cette vision, l’existence est bonne. La réalité est bonne.
Mais à quoi ressembleraient notre métaphysique et notre éthique si nous apprenions que la réalité était contre nous ?
Apparemment, la vie prospère sur Terre. Au cours de la longue période de l’évolution, les êtres vivants semblent avoir évolué vers une plus grande complexité, diversité et abondance. Les organismes unicellulaires ont donné naissance à des communautés denses de bactéries. Les trilobites ont développé des yeux composés avec des lentilles cristallines de calcite. Le cerveau des animaux s’est divisé en deux hémisphères, ouvrant de nouvelles frontières à la pensée. Même après cinq extinctions massives qui ont balayé la planète, la vie est revenue encore et encore, se ramifiant en d’innombrables variations de formes et de fonctions dans un renouvellement incessant. Lorsque nous regardons autour de nous, nous pouvons trouver cette « créativité » tout autour de nous : dans les mauvaises herbes qui poussent à travers les fissures des trottoirs urbains, dans l’odeur de la terre humide où fleurissent les champignons, dans le bruit des enfants qui apprennent à parler.
Ces récits de la vie sur Terre suggèrent qu’il y a une logique à tous ces changements : l’Univers n’est pas statique, mais en constante évolution, toujours en mouvement vers de nouveaux ordres, de nouvelles complexités, de nouvelles formes de vie et de pensée. Cette vision de la réalité comme quelque chose de génératif — en perpétuel changement pour le bien et l’épanouissement de tout ce qu’elle crée — a dominé la philosophie occidentale depuis ses débuts. Elle est au cœur de notre métaphysique (la science spéculative de ce que signifie être), ainsi que de nos intuitions éthiques et de nos idéaux esthétiques. En effet, depuis Platon, les philosophes s’accordent généralement à dire que bien vivre signifie s’aligner sur l’ordre rationnel du cosmos. « Vivez en accord avec la nature », exhorte Marc Aurèle dans ses Méditations. Pour ces penseurs, la nature sert de guide éthique à nos actions et de pôle d’attraction à nos idéaux esthétiques, car elle incarne quelque chose de bon.
Nos actions les plus excessives en tant qu’espèce sont parfaitement conformes aux objectifs ultimes de l’Univers
Même au XXIe siècle, cette image de l’Univers influence notre conception de la façon dont nous devrions vivre. Elle alimente nos tourments moraux au sujet du prétendu Anthropocène, l’idée que notre planète a été fondamentalement modifiée par l’action humaine. Elle motive nos tentatives de développer des politiques environnementales « durables » et alimente nos fantasmes d’évasion consistant à « revenir à la nature ». Tout ce qui ne va pas pourrait être corrigé, pensons-nous, si seulement nous pouvions trouver un moyen de vivre dans l’ordre purement créatif et intrinsèquement bienveillant de l’existence.
Malheureusement, ces hypothèses et aspirations de longue date ne sont plus tenables. En fait, nos actions les plus excessives en tant qu’espèce — destruction des forêts tropicales, extinction massive, modification de la chimie des océans, « bombe à retardement pour l’avenir » avec des produits chimiques éternels, etc. — sont parfaitement conformes aux objectifs ultimes de l’Univers.
La réalité, telle que nous la comprenons aujourd’hui, ne tend pas vers l’épanouissement existentiel et le devenir éternel. Au contraire, les systèmes s’effondrent, les choses se dégradent et le temps tend irréversiblement vers le désordre et l’anéantissement final. Plutôt que d’être quelque chose avec lequel s’aligner, l’Univers semble être fondamentalement hostile à notre bien-être.
Selon les lois de la thermodynamique, tout ce qui existe ne le fait que pour consommer, détruire et éteindre, et ainsi accélérer la glissade vers l’anéantissement cosmique. Pour ces raisons, la révolution thermodynamique dans notre compréhension de l’ordre et du fonctionnement de la réalité est plus qu’un simple développement scientifique. Elle est également plus qu’une simple révision de notre compréhension de l’écoulement de la chaleur, et elle ne se contente pas de nous aider à concevoir des moteurs plus efficaces. Elle bouleverse nos croyances communes concernant la nature et la valeur de l’existence, et elle exige une nouvelle métaphysique, de nouveaux principes éthiques audacieux et des modèles esthétiques alternatifs.
La révolution thermodynamique n’est pas le fruit d’un événement ou d’une découverte unique. Elle est le résultat de recherches lentes et minutieuses sur le fonctionnement des moteurs et de la chaleur au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Les premières graines furent semées vers 1712, lorsque le prédicateur baptiste et quincaillier Thomas Newcomen construisit un nouveau type de machine : une machine à vapeur bruyante et sifflante conçue pour pomper l’eau des mines de charbon inondées. Cinquante ans plus tard, l’ingénieur écossais James Watt repensa la conception de Newcomen, améliorant considérablement son efficacité. Le moteur thermique de Watt se répandit rapidement en Europe et au-delà, alimentant les usines, les navires et les locomotives. Pourtant, son fonctionnement restait mystérieux : comment quelque chose d’aussi intangible que la chaleur pouvait-il être transformé en mouvement mécanique ? Et pourquoi cette conversion obéissait-elle à des limites fixes, quelle que soit la sophistication du moteur ?
Au XIXe siècle, le physicien et ingénieur militaire français Nicolas Léonard Sadi Carnot, surnommé le « père de la thermodynamique », a défini la première des lois fondamentales régissant l’écoulement de la chaleur (aujourd’hui considérée comme la deuxième loi de la thermodynamique). Grâce à ses contributions, l’étude des échanges thermiques fut formalisée en tant que domaine de recherche scientifique. Ces recherches furent ensuite systématisées par Rudolf Clausius et William Thomson, 1er baron Kelvin, puis finalement complétées par James Clerk Maxwell, Ludwig Boltzmann et J Willard Gibbs.
Grâce à leur travail exhaustif, les méthodes statistiques nécessaires à la mesure des échanges thermiques ont été clarifiées et perfectionnées. Au XXe siècle, l’ensemble complet des lois formelles de la thermodynamique fut enfin établi. Depuis lors, toutes les branches des sciences naturelles s’appuient sur ces lois pour expliquer la transformation et le fonctionnement de l’énergie sous ses différentes formes : mécanique, acoustique, thermique, chimique, électrique, nucléaire, électromagnétique et rayonnante. Aujourd’hui, ces lois sous-tendent toute notre conception de la réalité et sont utilisées pour expliquer tout, depuis les origines de la vie jusqu’à la fin de l’univers dans son ensemble. C’est cette application constante de la thermodynamique dans toutes les sciences naturelles qui lui a valu son statut révolutionnaire dans notre compréhension contemporaine de la réalité.
La première de ces lois est connue sous le nom de loi de conservation de l’énergie. Elle stipule que l’énergie (qu’elle soit sous forme de mouvement, de matière ou de chaleur) ne peut que changer d’état. En d’autres termes, elle ne peut être ni créée ni détruite. Cela signifie que la quantité totale d’énergie dans un système est en fin de compte constante, même lorsqu’elle semble diminuer en raison de la dissipation de la matière, du ralentissement du mouvement ou du refroidissement. Dans ces cas, l’énergie a simplement pris une forme différente. C’est à partir de cette loi qu’Albert Einstein a dérivé son équation régissant la conversion de la matière en énergie : E = mc². Et c’est grâce à l’extension de cette loi que nous pouvons prédire la puissance productive de chaque « moteur thermique » existant, des moteurs relativement petits qui vrombissent dans nos voitures aux plus grandes étoiles, scintillant à des années-lumière de la Terre.
Le destin lointain de notre cosmos est un état dans lequel toute l’énergie aura été effectivement épuisée
La deuxième loi stipule que l’énergie contenue dans un système donné, qu’il soit complexe et matériel ou simple et rayonnant, évolue de telle manière qu’elle devient moins organisée et moins concentrée au fil du temps. Cette tendance au désordre, connue sous le nom d’entropie, signifie que le flux d’énergie au sein d’un système donné tend régulièrement vers un état d’équilibre absolu dans lequel aucun élément ne possède plus ou moins d’énergie qu’un autre. C’est la loi que les physiciens utilisent pour expliquer pourquoi, selon les mots de William Butler Yeats, « les choses s’effondrent ». Elle sert également à expliquer les différences matérielles entre le passé, le présent et l’avenir, ce qui nous aide à comprendre pourquoi nous percevons le temps comme ne s’écoulant que dans une seule direction : vers la désintégration, qui n’est qu’une autre façon de dire « distribution d’énergie ». D’où notre attente raisonnable de voir les tasses tombées d’une table se briser en petits morceaux, mais nous ne pouvons jamais nous attendre à voir, selon les mots de Stephen Hawking, « les tasses cassées se rassembler sur le sol et sauter à nouveau sur la table ». La deuxième loi de la thermodynamique garantit qu’à mesure que le temps passe, tout finit par « se briser », comme la tasse de thé de Hawking, en morceaux de plus en plus petits jusqu’à ce que tout soit cassé et que nous ne puissions raisonnablement espérer que cela puisse être jamais réparé.
La troisième loi de la thermodynamique conclut que, puisque l’entropie augmente avec le temps, la seule fin logique à la dissipation perpétuelle est un état dans lequel chaque chose existante possède la plus faible quantité d’énergie totale possible. Cet état, connu sous le nom de « zéro absolu », est défini comme une condition dans laquelle aucun échange d’énergie ne peut plus avoir lieu. L’expression ultime du zéro absolu est un système dans lequel il n’existe plus aucune forme d’énergie complexe, seulement une distribution uniforme de rayonnement de fond de faible intensité. Dans ce vide quasi absolu, aucune « chose » ne peut être considérée comme existante, et même la possibilité d’un changement est annulée. C’est cette loi qui permet aux physiciens contemporains d’affirmer avec certitude que, si l’énergie ne peut être ni créée ni détruite (conformément à la première loi de la thermodynamique), elle peut néanmoins « s’épuiser ». Les choses dans cet état n’ont aucune puissance mécanique effective, ne peuvent démontrer aucun mouvement ou changement, et ne peuvent maintenir les conditions minimales pour l’existence même d’objet tangible (c’est-à-dire la liaison chimique). En utilisant cette loi, l’astrophysique contemporaine a conclu que le destin lointain de notre cosmos est un état dans lequel toute l’énergie aura été effectivement épuisée, dissipée ou trop dispersée pour avoir une puissance pratique — une époque connue sous le nom d’« ère sombre » cosmologique.
Une dernière loi, désormais connue sous le nom de « loi zéro », a ensuite été ajoutée aux trois premières lois fondamentales. La « loi zéro » établit une définition cohérente de la température entre les systèmes, indépendamment de leur position entropique relative par rapport au zéro absolu. Mais la force substantielle de la révolution thermodynamique existait déjà dans les trois premières lois. C’est à partir de l’extension et de l’application de ces découvertes fondamentales que les scientifiques contemporains ont complètement révisé notre compréhension de l’origine, de l’ordre, du fonctionnement et de la fin de toute chose.
Selon le physicien Carlo Rovelli, l’influence de ces lois a été si omniprésente que l’histoire du développement scientifique au cours des deux derniers siècles pourrait être résumée comme n’étant guère plus que l’extension de la thermodynamique à presque toutes les branches des sciences naturelles. En conséquence, note-t-il dans Sept brèves leçons de physique (2014), les lois de la thermodynamique sont désormais reconnues comme le fondement des autres lois utilisées dans ces branches. Ainsi, les mêmes lois fondamentales qui ont d’abord été utilisées pour améliorer l’efficacité des machines à vapeur sont désormais considérées comme le principe régulateur unique de « tous les systèmes matériels », comme l’explique le biochimiste Addy Pross dans What Is Life? (2012).
L’acceptation de la thermodynamique est si totale qu’Einstein estimait qu’elle constituait « la seule théorie physique à contenu universel dont je suis convaincu qu’elle ne sera jamais renversée dans le cadre de l’applicabilité de ses concepts fondamentaux ». Il considérait les lois de la thermodynamique comme « le fondement solide et définitif de toute la physique, voire de l’ensemble des sciences naturelles ».
Grâce à ces lois, les astrophysiciens contemporains ont pu reconstituer de manière spéculative la naissance de notre cosmos il y a environ 13,7 milliards d’années et expliquer de manière spéculative l’effondrement final de notre univers à la fin des temps. À une échelle beaucoup plus petite, les biochimistes et les biophysiciens ont utilisé les lois de la thermodynamique pour expliquer comment la vie organique est apparue pour la première fois à partir de la matière inorganique et pourquoi tous les êtres vivants doivent mourir.
Nous n’avons jamais eu une image aussi complète de la réalité qu’aujourd’hui. Nous savons désormais que tout ce que nous sommes et tout ce que nous faisons, en fait tout ce que tout être vivant peut faire, est entièrement défini et circonscrit par la tendance à la dégradation entropique. Les lois de la thermodynamique englobent toute la réalité, du début à la fin, de haut en bas, dans son origine, son ordre et son fonctionnement. Nous existons uniquement grâce à l’échange thermique et travaillons entièrement au service de la dégradation entropique de la réalité prescrite par cet échange.
Les philosophes ont été quelque peu lents à aborder la révolution thermodynamique. Cela s’explique peut-être par le fait que la philosophie contemporaine n’est plus disposée à se laisser guider par les méthodes et les découvertes des sciences mathématiques et matérielles.
Dans le passé, la métaphysique philosophique et les sciences naturelles tournaient l’une autour de l’autre comme des partenaires dans une danse élaborée, chacune s’appuyant sur l’autre et parfois la poussant ou la tirant alors qu’elles tentaient toutes deux de suivre le rythme de la réalité. Depuis Pythagore, traditionnellement reconnu comme le premier à avoir inventé le mot « philosophie », les sciences naturelles et mathématiques étaient considérées comme le guide et l’accompagnateur appropriés de cette danse compliquée. D’où l’injonction de Platon selon laquelle ceux qui cherchaient à étudier la véritable forme de l’être dans son Académie devaient d’abord se familiariser avec les mathématiques et leur application pratique dans les sciences naturelles. L’inscription au-dessus de l’entrée de son Académie disait apparemment : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ».
L’idée que la spéculation philosophique devait être guidée par l’étude mathématique et scientifique de la réalité matérielle a régné sur la métaphysique pendant les 2 000 années suivantes, à quelques exceptions près. Cependant, au cours des deux derniers siècles, un fossé s’est creusé entre l’étude mathématique et scientifique du monde naturel et la métaphysique philosophique. Il existe quelques exceptions notables à cette tendance générale : des philosophes qui se sont efforcés de suivre les travaux des sciences naturelles et de tirer de ce partenariat de nouvelles affirmations métaphysiques.
Les implications métaphysiques, éthiques et esthétiques de la révolution thermodynamique restent largement inexplorées
Prenons l’exemple de Friedrich Nietzsche, l’un des premiers penseurs du XIXe siècle qui vit dans la révolution thermodynamique naissante une voie vers une nouvelle vision du cosmos. Ce qu’il vit n’était ni bon ni mauvais, mais simplement un « monstre de force, sans commencement ni fin ; une somme fixe de force, dure comme l’airain, qui n’augmente ni ne diminue, qui ne s’use pas, mais se transforme ». Cependant, Nietzsche semble avoir négligé les deuxième et troisième lois de la thermodynamique, ce qui complique (ou annule) son optimisme quant au potentiel créatif infini de la réalité. On ne saurait en dire autant de son contemporain Philipp Mainländer, qui s’appuya sur les trois lois de la thermodynamique pour établir les fondements métaphysiques d’une nouvelle philosophie pessimiste. Dans la dégradation et la destruction inévitables, Mainländer vit une nouvelle base pour la résignation morale et le quiétisme qui dominaient les cercles intellectuels allemands de l’époque.
Au XXe siècle, des penseurs comme Isabelle Stengers et Bernard Stiegler se sont inspirés des idées de la révolution thermodynamique pour défendre ce que la première considère comme l’indétermination fondamentale de la réalité et ce que le second considère comme le moteur des développements sociaux et politiques depuis la révolution industrielle. Plus récemment, au XXIe siècle, Shannon Mussett s’est tournée vers les lois de la thermodynamique pour appeler à une nouvelle « éthique du care [1] » pour notre planète et pour les uns les autres, qui selon elle dans Entropic Philosophy: Chaos, Breakdown, and Creation (2022), se justifie à la lumière de la « fragilité » et de la « finitude » nécessaires de notre réalité entropique.
Bien que de telles tentatives pour affronter les implications existentielles de la révolution thermodynamique soient significatives, chacune a soit échoué à en saisir toute la portée philosophique, soit négligé de développer une description systématique de la réalité fondée sur cette compréhension. La tâche philosophique consistant à prendre en compte toute la signification de la révolution thermodynamique reste donc inachevée. Mais cela n’a rien d’inhabituel. Des retards similaires ont suivi les révolutions scientifiques précédentes. Considérons par exemple la découverte de Copernic, publiée au milieu du XVIe siècle, selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil, resta largement ignorée par la philosophie jusqu’à ce qu’Emmanuel Kant la reformule comme un modèle de pensée métaphysique à la fin du XVIIIe siècle. De la même manière, bien que le contenu empirique de la révolution thermodynamique ait été absorbé par les sciences, ses implications métaphysiques, éthiques et esthétiques restent largement inexplorées. La tâche consiste désormais à poursuivre ce travail.
Depuis près d’une décennie, je réfléchis à ces omissions, en essayant de prendre en compte l’image de la réalité que nous offre la révolution thermodynamique.
Nous devons commencer par admettre que l’Univers est fini et qu’il finira par disparaître. De plus, nous devons accepter que la fonction de l’Univers est d’accélérer cette extinction. En d’autres termes, les lois de la thermodynamique révèlent que ce que nous pourrions considérer comme le pouvoir générateur de l’Univers provoque en fait l’anéantissement de tout : l’épanouissement de la vie contribue toujours à l’effondrement final du cosmos.
Même notre Soleil se consume dans cette quête d’anéantissement. Lorsqu’il mourra dans environ 5 milliards d’années, il se dilatera tellement que la Terre sera incinérée et que le système solaire tel que nous le connaissons prendra fin. D’ici là, l’énergie rayonnante du Soleil sera collectée et agrégée par les plantes qui l’utiliseront pour décomposer davantage l’énergie chimique et matérielle latente de notre planète. Le résultat de ce processus photosynthétique, la croissance des feuilles, n’est rien d’autre qu’une petite contribution à la destruction de notre planète. Cela signifie que le chou frisé, les épinards et la laitue accélèrent légèrement la dissolution de la Terre. Et lorsque nous récoltons, nettoyons, mangeons et digérons ces agents entropiques dans l’espoir de nous sustenter, nous ne faisons que contribuer davantage à la désagrégation et à la dissipation de l’énergie dans notre environnement local. Le physicien théoricien Sean Carroll a ainsi conclu que le « but de la vie », d’un point de vue thermodynamique, pourrait se résumer en un seul mot : le métabolisme, qu’il définit dans The Big Picture (2016) comme « essentiellement, la “combustion de carburant” ». Et à cette fin, comme le dit le biochimiste Nick Lane dans The Vital Question (2016) : « La vie ne ressemble pas beaucoup à une bougie, mais plutôt à un lance-roquettes. »
Une métaphysique qui répond à toute l’ampleur de la révolution thermodynamique doit reconnaître la fonction dissipative et destructrice qui se cache derrière la force « générative » qui semble à l’œuvre dans la réalité. Pour ce faire, il faut passer de la métaphysique classique optimiste du devenir à une métaphysique beaucoup plus pessimiste de la finitude absolue et de l’inéluctable dé-devenir (unbecoming) : une métaphysique qui revoit les êtres comme de simples rouages dissipatifs dans une machine destructrice.
De notre point de vue humain, les êtres comme nous peuvent sembler proliférer et gagner en complexité, allant apparemment à l’encontre du flux de l’entropie à travers les processus de naissance, de croissance et de régénération. Mais avec le temps, cette génération et cette croissance apparentes prennent une tout autre dimension.
Nous ne pouvons plus considérer l’existence comme quelque chose d’orienté vers notre épanouissement
La vie est peut-être la conséquence et l’agent les plus efficaces, bien que les moins évidents, de la dégradation thermodynamique dans notre système immédiat, comme l’a montré le biophysicien Jeremy England dans son laboratoire et comme l’a confirmé la biologiste Lynn Margulis dans ses recherches sur le terrain avec son fils, Dorion Sagan. Tout ce qui existe, y compris notre espèce, provient de l’ordre destructeur de la réalité et est à son service. La dégradation semble être l’essence ultime de l’existence, ce qui signifie que notre être doit être compris comme un mode de dé-devenir. Ce n’est qu’une manière supplémentaire d’accomplir l’annihilation ultime de l’Univers.
Une métaphysique du dé-devenir fondée sur la thermodynamique nous oblige à reconsidérer la valeur morale de l’Univers. Après tout, si l’être est exclusivement et entièrement au service de ce dé-devenir, nous ne pouvons plus considérer l’existence comme quelque chose d’orienté vers notre épanouissement. La réalité n’est pas bonne pour nous, comme l’affirment Platon et d’autres philosophes. Au contraire, l’existence est fondamentalement antagoniste et œuvre activement contre elle-même dans la poursuite de l’extinction totale. Ce n’est en rien un bien.
Tout mange et est mangé. Tout détruit et est détruit. Tel est l’ordre inextricable de l’Univers. Pour nous maintenir en vie, nous devons consommer et, ce faisant, absorber, décomposer et dissiper notre environnement immédiat dans un processus qui contribue nécessairement à sa disparition et à la nôtre. Telle est la finalité, la fonction métabolique, de nos vies d’un point de vue thermodynamique.
Si l’on peut tirer une quelconque signification éthique de ce que nous savons aujourd’hui de la nature de la réalité, elle doit être extraite du fait que nous sommes complices du dé-devenir universel de notre cosmos et que nous existons uniquement pour détruire notre environnement et nous-mêmes dans le processus. Il faut également reconnaître le fait que, dans la mesure où tout être a le malheur distinct de pouvoir percevoir et réagir à son destin thermodynamique, il est condamné à connaître la pourriture, la ruine, la maladie et la mort : en un mot, la souffrance.
Nous ne pouvons plus concevoir l’existence comme quelque chose d’ultimement bon. Nous ne pouvons pas non plus la concevoir comme moralement neutre, comme d’autres le voudraient. Au contraire, nous devons reconnaître que la réalité — qui est organisée de manière antagoniste contre tout ce qu’elle crée, et qui est la cause directe de la souffrance de chaque être qu’elle dote de conscience — pourrait être moralement maléfique. Si notre existence signifie être éternellement en guerre avec nous-mêmes et notre environnement, et contribuer activement à la souffrance de tout ce que nous rencontrons sur notre chemin, alors il n’est décidément pas bon d’exister. La vie est une catastrophe morale. Exister, c’est être inévitablement complice d’un ordre qui est entièrement maléfique.
Que devons-nous faire face à cette réalité morale ? Devrions-nous nous retirer de l’existence aussi rapidement et paisiblement que possible ? Ou existe-t-il une autre solution ? Pourrions-nous, par exemple, commencer à considérer la bonté non pas comme quelque chose qui existe en soi, mais comme quelque chose qui existe en relation avec l’ordre moral de l’univers et qui se définit négativement par opposition au cosmos ? La bonté serait-elle alors toute tentative de résister à l’ordre, au fonctionnement et à la fin de la réalité ?
Si être complice du flux destructeur de l’Univers est maléfique, alors la bonté pourrait être redéfinie comme ce qui résiste à la nature et à la structure de la réalité, aussi futile que cela puisse être. La bonté pourrait consister en tout acte qui cherche, même brièvement, à renverser la poussée entropique de l’existence contre elle-même, la tenant à distance, ne serait-ce que momentanément. Nous entrevoyons cette résistance dans les actes de compassion envers ceux qui souffrent et dans les efforts visant à minimiser les dommages que nous infligeons au monde qui nous entoure. Ces efforts comprennent l’adoption de modes de vie qui réduisent notre consommation des ressources de la planète ou, à tout le moins, atténuent les souffrances liées à cette consommation — par le végétalisme, le végétarisme ou le choix de ne manger que des animaux élevés dans des conditions plus humaines et plus saines.
Il existe de nombreuses façons d’envisager davantage une telle éthique de la résistance, tant sur le plan personnel que politique. Nous en pratiquons peut-être déjà certaines sans le savoir. Prenons, par exemple, la pratique de la médecine qui, tout en reconnaissant pleinement la destinée ultime de la vie (c’est-à-dire la mort), s’efforce néanmoins avec une passion inlassable de retarder l’arrivée de ce destin aussi longtemps que possible et de prescrire des modes de vie qui amélioreront la qualité de vie entre-temps. C’est un bienfait assez évident. Ce qui est moins intuitif, c’est que ces efforts ne vont pas dans le sens de la nature. La médecine n’est pas un moyen d’affirmer la direction voulue de la vie et de l’existence, et pourtant, nous considérons le travail des médecins comme « bon ». Ce qui le rend bon, c’est précisément qu’il tente de prévenir, de retarder, de ralentir ou de repousser ce que la nature a prévu. De la même manière, tout effort visant à lutter contre le flux entropique de la réalité et à y résister doit également être considéré comme bon.
Nous ne devrions jamais nous efforcer de vivre en harmonie avec la nature. Cela ferait de nous les complices d’un système entièrement maléfique.
Bien sûr, tous ces efforts contribuent en fin de compte à l’effondrement entropique de la réalité. En prolongeant la vie, la médecine accroît en fin de compte le potentiel entropique global de notre planète : plus il y a de personnes, plus il y a de corps qui « brûlent du carburant ». Mais c’est dans nos efforts, et non dans nos succès, que nous devons rechercher la bonté morale ; de la même manière que c’est dans nos efforts pour élever des enfants en bonne santé et heureux que notre succès en tant que parents doit être jugé, et non dans notre capacité à atteindre ces objectifs. De même, ce n’est qu’à travers nos tentatives de résister à la nature, de résister à l’effondrement entropique de la réalité, que nos normes de bonté peuvent être établies, et non selon qu’ils soient réellement atteignables.
Une fois que nous comprenons la bonté comme quelque chose qui ne peut être atteint qu’en résistant ainsi à l’ordre et au fonctionnement du cosmos, nous pouvons commencer à articuler un système éthique qui prend au sérieux les idées de la révolution thermodynamique. Faire le bien ne signifie pas travailler de concert avec la réalité, et nous ne devons jamais nous efforcer de vivre en harmonie avec la nature. Cela nous rendrait complices d’un système entièrement maléfique. Faire le bien, c’est rompre avec cette complicité, c’est chercher des moyens de démanteler, de résister et de reconfigurer la structure de la réalité afin de neutraliser, d’atténuer ou de perturber sa poussée entropique. Ce n’est qu’en poursuivant le bien de manière négative, par des actes de refus et de résistance, que nous pouvons espérer animer une nouvelle éthique au sein de la métaphysique de la décomposition.
En fin de compte, de telles poursuites éthiques sont vouées à l’échec. Dans un univers régi par les lois de la thermodynamique, tous les efforts visant à préserver la vie ou à protéger les êtres sensibles de la dérive destructrice de la nature sont voués à l’échec. Cela ne doit toutefois pas nous empêcher de résister.
Que devons-nous faire alors ? Le seul « devoir » que nous pouvons provisoirement déduire de la vision de la réalité révélée par la révolution thermodynamique est le suivant : il est de notre devoir de riposter à l’Univers. Car c’est précisément dans la possibilité de riposter à l’horreur morale de l’existence que de nouveaux impératifs éthiques et de nouvelles perspectives esthétiques pourraient voir le jour. Ce n’est qu’en nous efforçant de nous libérer de l’emprise maléfique de la réalité que nous pourrons façonner une éthique et une esthétique à partir de la métaphysique sombre de la dégradation entropique mise à nu par la science contemporaine.
Drew M Dalton est un philosophe américain et professeur d’anglais à l’université de l’Indiana. Il est l’auteur de The Ethics of Resistance: Tyranny of the Absolute (2018) et The Matter of Evil: From Speculative Realism to Ethical Pessimism (2023). Il vit à Bloomington, dans l’Indiana, aux États-Unis.
Texte original publié le 22 août 2025 : https://aeon.co/essays/philosophers-must-reckon-with-the-meaning-of-thermodynamics
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1 NDT : Le terme anglais care est retenu, car les équivalents français — tels que soin, souci, considération ou sollicitude — n’en restituent pas toute la portée.