Martin Ratte
La souffrance psychologique

Comment guérir de sa blessure ? Vous vous posez sûrement cette question. À mon avis, on peut se guérir de sa blessure si on observe ses pensées et ses images de « moi blessé », ainsi que ses émotions, de même que tout le jeu que ces éléments jouent entre eux pour créer de la souffrance. En les observant, je peux comprendre que ce que je vis là est complètement absurde, que tout cela est basé sur de simples pensées, des images, et qu’il est ridicule de vivre dans ce monde imaginaire et surtout de le tenir pour réel.

La souffrance psychologique est une souffrance du moi, tandis que la souffrance physique concerne le corps. Ces deux formes de souffrance entretiennent certainement des liens étroits. Par exemple, la souffrance psychologique, par somatisation, peut engendrer des maladies douloureuses, tandis que, à l’inverse, une douleur physique persistante peut occasionner des souffrances psychologiques, telles que la détresse ou l’anxiété. Aujourd’hui, je ne me pencherai pas sur ces liens entre souffrance physique et souffrance psychologique ; je vais plutôt me concentrer sur la souffrance psychologique, celle qui affecte le moi. L’idée centrale développée au cours des prochaines pages est fort simple : on souffre psychologiquement en se faisant une image de soi-même comme étant en train de souffrir. Cette dernière idée est présentée et explicitée dans la première partie de cet article. Dans la deuxième partie, je me demande comment la souffrance psychologique peut nous blesser intérieurement — blesser notre moi. Nous comprenons tous comment une douleur physique peut occasionner une blessure corporelle, mais comprendre comment la souffrance psychologique peut laisser une trace en soi, sous la forme d’une blessure intérieure, n’est pas si évident. J’essaierai, dans la mesure de mes capacités, d’expliquer l’apparition de ces blessures. Dans la troisième et dernière partie, j’essaie de rendre évidentes certaines des difficultés qui se dressent face à celui qui veut dépasser sa souffrance. Aussi, avant de commencer, j’aimerais informer le lecteur que plusieurs des idées de mon article — mais pas toutes ! — ont été inspirées par les paroles et écrits de Virgil Hervatin et de Krishnamurti. Je ne peux pas garantir qu’ils auraient été d’accord avec toutes les idées défendues ici, mais ils se seraient certainement reconnus dans certaines d’entre elles. Bonne lecture !

La souffrance

Nous vivons en développant des habitudes que nous finissons par intérioriser. Par exemple, vos relations avec votre conjoint ou votre conjointe ont suivi certaines régularités, de sorte que vous avez développé des habitudes entre vous, et ces dernières, avec le temps, ont été intériorisées. Elles font désormais partie de votre personne : vous êtes une personne qui vit de telle et telle façon avec votre partenaire. À mon avis, cela vaut aussi pour la personne que l’on pourrait qualifier d’Éveillé, comme Krishnamurti, Virgil et quelques autres. Ces personnes très rares ont aussi intériorisé certains patterns ou régularités rencontrés dans leur vie.

Maintenant, que se passe-t-il lorsque l’un de ces patterns profondément ancrés en vous est perturbé. Eh bien, cette perturbation pourrait bien créer une émotion en vous. Si votre conjointe, après toutes ces années de vie commune, vous dit qu’elle vous quitte, alors votre habitude solidement enracinée est soudainement ébranlée, et cette perturbation pourrait très certainement s’exprimer par de la tristesse, entre autres émotions. Cette tristesse qui vous a envahi constitue-t-elle déjà une souffrance ? Pas encore. Je m’explique.

Pour que mon émotion me fasse souffrir, je dois réagir mentalement à elle. Plus précisément, je dois réagir à cette émotion en me représentant — en représentant mon moi — comme étant souffrant à cause d’elle. C’est à cause de cette représentation ou de cette image d’un moi mal en point que je souffre. Plus précisément, cette image de moi sera à mes yeux réelle, de sorte que je serai vraiment convaincu de souffrir, et par cette certitude, je souffrirai vraiment. Comme vous le voyez, la souffrance psychologique est fondée sur de l’imaginaire. Illustrons ce qui vient d’être dit par un exemple.

Supposons de nouveau que ma copine m’apprend qu’elle me quitte. Immédiatement, je ressens de la tristesse. Je réagis alors à cette tristesse très rapidement, immédiatement, en me faisant une image de moi où je me vois comme souffrant, ou encore, en me disant : « Cette tristesse et cette décision de ma copine me font mal, tellement mal ! ». Ce sont ces pensées et ces images — ces représentations de mon moi — qui portent ma souffrance psychologique. En fait, je crois instantanément à la réalité de ces images, de sorte que je suis sûr de souffrir, et en étant sûr de souffrir, je souffre vraiment. Comme je vous le disais, la souffrance est fondée sur de l’imaginaire.

Après ce que nous venons de dire, revenons quelque temps au cas de l’Éveillé. Celui-ci, parce qu’il a intériorisé certains patterns, vivra aussi des émotions lorsque ces patterns sont perturbés par les aléas de sa vie. Certes, mais souffrira-t-il, lui aussi, en ayant des émotions ? Non, l’Éveillé ne souffrira pas, car il ne créera jamais cette image de « moi souffrant » en réaction à son émotion. Il ne vit pas dans les images. S’il n’évoque pas ce genre d’image, que fait-il alors en face de son émotion ? Il l’observe tout simplement, de même qu’il observe la situation qui l’a provoquée — par exemple la décision de sa partenaire de le quitter. Dans cette observation sans images, il entretient une relation d’unité avec sa vie.

Une remarque serait encore intéressante à faire à propos de l’observation sans image dont il vient d’être question : cette observation ne peut que dissoudre l’émotion. D’abord, remarquez que ce moi, ou cette image d’un moi, nous divise de notre émotion. En effet, si mon esprit représente ce moi comme souffrant à cause de cette émotion, ce même esprit, à travers les yeux de cette image, ne pourra précisément que rejeter son émotion. Donc, tant que cette image du moi est là, présente dans l’esprit, il ne peut y avoir qu’une séparation entre elle et mon émotion. Et au contraire, si cette image n’est plus là, l’esprit fera un avec son émotion, puisque plus rien ne s’y opposera. C’est sur la base de cette unité avec mon émotion que celle-ci se dissipera. Pour le comprendre, considérez ceci. Si « je » fais un avec mon émotion et la situation qui l’a occasionnée, « je » fais un avec ma vie — mon émotion et ma situation sont constitutives de ma vie ! Dans cette unité avec ma vie, je ne peux que me sentir traversé par une énergie très forte, celle de la vie. Mon émotion, en face de cette énergie, ne peut que se dissoudre.

Se sentir blessé

Il vous est sûrement déjà arrivé de vivre un événement souffrant. Quelque temps plus tard, voire des mois ou des années après, il se pourrait que vous portiez encore cette souffrance. Vous avez alors été blessé. D’où vient cette blessure ? Évidemment, elle s’est produite parce que vous avez souffert lors de cet événement. Certes, mais comment cette souffrance a-t-elle pu donner lieu à une blessure, à quelque chose de brisé en vous qui reste et résiste au temps ?

Comme vu précédemment, au moment de vivre une émotion, je réagis en pensant que j’ai mal, que je suis brisé. Or, toute pensée est mémorisée. Donc, en me disant que je suis brisé, j’enregistre dans ma mémoire que je le suis. À mon avis, ma blessure vient tout simplement du fait que j’ai mémorisé ou enregistré cette image de moi. Vous comprendrez alors que, en mon esprit, quelque part dans ma mémoire, je suis blessé.

Évidemment, nos blessures sont de gravités variables. Qu’est-ce qui fait qu’une blessure est plus grave, plus fortement ancrée dans ma mémoire qu’une autre ? À mon avis, cela dépend de la façon dont je me suis représenté ou imaginé. Plus précisément, plus je me dis que je suis mal en point, et plus j’y mets de la conviction, plus ma blessure sera profonde et gravée dans ma mémoire. Qu’est-ce qui fait que je me dis davantage mal en point dans cette situation plutôt que dans telle autre ? Cela dépend de la partie en moi qui a été déstabilisée. Si un événement a déstabilisé une habitude faiblement intériorisée, je ne me jugerai pas si mal portant, tandis que si l’événement vient remettre en question une habitude très fortement intériorisée, je me verrai comme vraiment très mal. Par exemple, si la fermeture du café du coin vient déstabiliser mon habitude d’y prendre un petit-déjeuner le matin, je ne me jugerai pas si souffrant, car cette habitude était somme toute bien isolée et pas vraiment essentielle. À l’inverse, la perte d’un être cher perturbe tout un faisceau d’habitudes fortement intériorisées, de sorte que je me dirai avec une conviction très grande que je suis vraiment mal en point par cette perte. Une blessure profonde viendra alors se loger quelque part dans ma mémoire.

Quelles sont les conséquences de ma blessure ? Elle fera en sorte que le moindre événement me fera penser à mon ami disparu, et surtout que je me rappellerai sans cesse que je suis quelqu’un de blessé. Je vivrai dans ces images de blessure, dans ce monde imaginaire, et ma souffrance tout imaginaire se perpétuera. Aussi, ces pensées pourront occasionner, et occasionneront presque inévitablement, des émotions négatives, qui me feront penser encore plus à moi comme quelqu’un de blessé, ce qui me fera avoir encore plus d’émotion, ce qui…, m’enfermant dans un cercle vicieux de souffrance difficile à supporter.

De plus, je crois même que les gens développent souvent une habitude consistant à se remémorer à toutes les sauces leur image de soi blessé. Par exemple, il peut arriver qu’un matin, pour une raison ou pour une autre, notre corps soit tendu ou intérieurement inconfortable. C’est alors que des gens, après avoir vécu un drame dans leur vie, ressortent leur image de moi blessé à l’occasion de cet inconfort intérieur, croyant que ce dernier vient de leur blessure alors qu’il peut venir pour des raisons toutes autres — une nuit agitée, une dispute la veille, etc. De toute évidence, en ressortant sans arrêt sa blessure, même lorsque les circonstances ne la concernent pas vraiment, cette personne approfondit et entretient sa blessure.

Comment guérir de sa blessure ? Vous vous posez sûrement cette question. À mon avis, on peut se guérir de sa blessure si on observe ses pensées et ses images de « moi blessé », ainsi que ses émotions, de même que tout le jeu que ces éléments jouent entre eux pour créer de la souffrance. En les observant, je peux comprendre que ce que je vis là est complètement absurde, que tout cela est basé sur de simples pensées, des images, et qu’il est ridicule de vivre dans ce monde imaginaire et surtout de le tenir pour réel. Aussi, je verrai que vivre dans ce monde imaginaire est dangereux, qu’il me fait sombrer dans de très grands moments de souffrance et qu’il peut même me porter à la violence envers moi-même ou autrui. Mais lorsque l’esprit comprend par insight que quelque chose est ridicule et dangereux, il l’écarte de sa manière de fonctionner. En fait, il se pourrait que ces images se manifestent encore quelque temps, mais elles ne seront plus vues comme réelles, car une telle prise de position sera considérée comme absurde et dangereuse par mon esprit. Ces images seront donc vues pour ce qu’elles sont : de simples images dont on doit se foutre. En m’observant et en ayant cet insight sur mes pensées et ces images, je me serai donc libéré de l’emprise de cette image d’un moi blessé, de sorte que je ne souffrirai plus [1].

Je viens de proposer une façon de se guérir de ses blessures : en observant ses pensées et ses images. Il faut aussi noter qu’il y a moyen, dès le départ, de ne pas se blesser du tout. Pour ne pas vous blesser, ne vous faites pas d’images de vous lorsque vous vivez quelque chose de déstabilisant ; limitez-vous à vivre directement votre émotion et votre situation sans verser dans l’imaginaire. À ce moment, vous n’enregistrerez rien dans votre mémoire, de sorte qu’aucune blessure ne viendra y trouver une place.

De la possibilité de dépasser la souffrance

Vous pourriez être tenté de me dire que si on réagissait positivement à nos émotions négatives, en ne nous imaginant pas souffrants mais bien portants, on aurait résolu ce problème de la souffrance. Je rejette catégoriquement cette pseudosolution.

Tout d’abord, la tristesse, la peur et les autres émotions négatives ne peuvent qu’être des facteurs de souffrance pour le moi. Donc, en présence de ces émotions, il n’est pas possible pour le moi de se représenter comme bien-portant. Mais qu’est-ce qui m’incite à affirmer qu’une émotion comme la tristesse ou la peur ne peut être qu’un facteur de souffrance pour le moi ? N’avons-nous pas dit qu’il était possible d’être en paix avec ces émotions et de faire un avec elles. Certes, nous l’avons dit, mais une telle prise de conscience est impossible pour notre moi. Cela ne sera pas vraiment difficile à montrer. La tristesse, comme les autres émotions négatives, survient à l’occasion d’une déstructuration des habitudes du moi. Rappelez-vous de ce qui a été dit plus haut à propos de l’apparition des émotions. Lorsque ma copine m’annonce qu’elle me quitte, mon moi, ma personnalité, se « décompose », et mon émotion est précisément l’expression de cette décomposition. Vous comprenez, dans ces conditions, que cette tristesse sera toujours synonyme de souffrance pour le moi — se décomposer est douloureux ! C’est pourquoi le moi ne pourra pas vraiment s’imaginer comme bien portant s’il vit une émotion de peur ou de tristesse. Il ne pourra se représenter que comme mal portant. La piste de solution entrevue au début de cette section, selon laquelle nous pourrions, en présence d’émotions négatives, nous libérer de notre souffrance en nous représentant comme bien-portants, doit donc être rejetée.

D’ailleurs, en y réfléchissant bien, pourquoi la personne prendrait-elle la peine de s’imaginer comme bien portante alors même qu’elle éprouve de la peine ou de la peur ? Ce serait sûrement pour ne plus souffrir de cette tristesse. Si j’étais cette personne, je me dirais par exemple ces paroles : « Puisque tu souffres, Martin, essaie de te dire que tu ne souffres pas ! ». On le voit, il y aurait, à la base de cette tentative, de la souffrance déjà bien présente. Il y aurait derrière cette représentation d’un moi bien portant une représentation d’un moi mal portant. La souffrance, par cette image d’un moi bien portant, serait simplement dissimulée. Ce n’est pas en maquillant sa souffrance qu’on la dépasse.

Ainsi, après tout ce que nous avons dit, il est clair que pour se sortir de sa souffrance, une chose s’impose : ne plus réagir à ses vécus en faisant apparaître une image du moi. Est-ce possible ? Plus haut, dans la section 2 de cet article, nous avons brièvement décrit une façon d’y arriver : en nous observant et en ayant un insight sur soi. J’aimerais maintenant vous présenter une autre façon de mettre le moi en retrait.

Votre moi, à chaque fois qu’il éprouve de la souffrance, est habité par un désir fondamental : éviter cette souffrance. En fait, le moi a probablement deux désirs fondamentaux : celui de trouver du plaisir et celui d’éviter la souffrance. Sans ces désirs, on ne peut pas parler d’un moi. Un moi qui ne pense pas à trouver du plaisir ou qui ne cherche pas à éviter la souffrance est impensable. Donc, en abandonnant cette recherche pour éviter la souffrance, le moi se retirerait. Comment arriver à un tel abandon ? Je ne développerai pas ici une réponse complète à cette question, car j’ai déjà essayé d’y répondre ailleurs [2]. Mais je ne peux néanmoins m’empêcher de vous dire ce qui suit au sujet de cet abandon.

Comment cherchons-nous à éviter la souffrance ? Cette recherche se base sur ce que l’on connaît. Nos connaissances sont les outils que nous utilisons pour éviter de la souffrance. Donc, si je me rendais compte que je ne sais pas du tout comment éviter ma souffrance, que ferais-je ? Comme je me retrouverais sans outil pour éviter ma souffrance, j’abandonnerais cette recherche. Je le répète : j’abandonnerais cette recherche ! Cet abandon se produit donc en constatant notre ignorance, en nous disant : « Je ne sais pas ». C’est ainsi que par cet aveu d’ignorance, le désir d’éviter la souffrance cesse et que le moi se retire inévitablement. Sans ce moi, vous ne souffrez plus — il n’y aura plus personne, plus aucune image, pour souffrir !

Conclusion

La fin de la souffrance n’est pas uniquement une affaire personnelle, profitable seulement pour sa petite personne. Dépasser sa souffrance, c’est rejoindre l’autre, c’est avoir de la compassion pour lui. J’aimerais défendre cette idée dans la conclusion de cet article.

Ne pas réagir à son émotion en s’imaginant mal en point — donc ne pas souffrir —, c’est vivre pleinement son émotion. Pourquoi cela ? Parce qu’en ne faisant pas apparaître de moi après que mon émotion a surgi, il n’y aura que mon émotion dans mon esprit — pas de moi qui refuse cette émotion ! Dans cette non-réactivité, donc, « je » ferais un avec mon émotion. C’est ce que j’appelle vivre pleinement son émotion. Qu’implique le fait de vivre aussi complètement son émotion ? Mes émotions — tristesse, colère, haine, peur, etc. — sont celles de l’humanité. Nous sommes tous traversés par ces vécus. Donc, en vivant mes émotions aussi pleinement, je rejoins l’humanité, je me sens uni à elle. Ce n’est pas tout : je sais que les émotions de mes frères et sœurs d’humanité les font souffrir. Ou plutôt, je sais que par l’introduction de leur moi en réaction à ces vécus émotionnels, ils souffrent beaucoup, beaucoup trop. Alors, me sentant uni à eux, il est inévitable qu’une grande compassion naisse à leur égard.

Ainsi, seul celui qui a dépassé la souffrance connaît la compassion. Car si je souffre, c’est que, à travers mon image de moi souffrant, je me sépare de mon humanité (de mes émotions), et si je me sépare de mon humanité, je ne peux évidemment pas connaître la compassion. À l’inverse, si j’ai transcendé la souffrance, je n’ai plus d’image de moi qui me sépare de mon humanité, de sorte que je rejoins l’humanité, d’où l’apparition inévitable de compassion dans mon cœur.

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1 Pour celui ou celle que cela pourrait intéresser, j’ai écrit un article sur le concept d’insight dans le Blog du 3e millénaire, sous le titre de L’insight.

2 Pour vous faire une idée du lâcher-prise, ou en tout cas une idée qui correspond à la mienne, vous pouvez lire dans le blog du 3e millénaire mon article intitulé Le lâcher-prise.