Aleister Hardy
La statistique appliquée à l'expérience religieuse

Depuis mes années d’étudiant, j’ai pressenti qu’il y a dans la religion quelque chose de fondamental, je dirais d’une importance d’ordre biologique. Rien, je crois, sinon la jalousie sexuelle, n’est plus chargé d’émotion que les sentiments religieux ou les grandes idéologies. Les guerres de Religion ont toujours été plus acharnées que celles dont les objectifs étaient économiques ou territoriaux. Voyez les conflits entre hindous et musulmans, musulmans et juifs, catholiques et protestants. Je suis convaincu que Freud a parfaitement raison : c’est bien la relation parent-enfant qui se trouve personnifiée dans le sentiment d’une communication privilégiée avec un au-delà. Cependant, il me semble que le surmoi n’explique pas entièrement le phénomène.

(Revue Question DE. No 6. 1er Trimestre 1975)

Aleister Hardy est professeur de zoologie à Oxford. Spécialiste du comportement animal, il s’est, d’autre part, beaucoup intéressé à l’étude des coïncidences et à la parapsychologie ; il a écrit un ouvrage en collaboration avec Arthur Koestler sur la notion de hasard. La revue américaine « Psychology Today » a fait paraître un entretien entre un journaliste, David Cohen, et le professeur Hardy. C’est la plus grande partie de ces entretiens (à l’exception d’une discussion terminale sur les travaux statistiques de Rhine concernant la télépathie) que nous reproduisons ici. Aleister Hardy a entrepris en Angleterre une enquête originale sur le comportement religieux de base (expérience spirituelle proprement dite) de ses compatriotes. C’est, en quelque sorte, une tentative comparable à celle du Dr Kinsey sur le comportement sexuel. A notre connaissance, jamais une telle enquête n’avait encore été ébauchée.

Question : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’expérience religieuse ?

A. Hardy : Depuis mes années d’étudiant, j’ai pressenti qu’il y a dans la religion quelque chose de fondamental, je dirais d’une importance d’ordre biologique. Rien, je crois, sinon la jalousie sexuelle, n’est plus chargé d’émotion que les sentiments religieux ou les grandes idéologies. Les guerres de Religion ont toujours été plus acharnées que celles dont les objectifs étaient économiques ou territoriaux. Voyez les conflits entre hindous et musulmans, musulmans et juifs, catholiques et protestants. Je suis convaincu que Freud a parfaitement raison : c’est bien la relation parent-enfant qui se trouve personnifiée dans le sentiment d’une communication privilégiée avec un au-delà. Cependant, il me semble que le surmoi n’explique pas entièrement le phénomène.

Q. : Combien avez-vous recueilli de récits d’expérience ?

A.H. : Le nombre actuel dépasse quatre mille.

Le classement des réponses

Q. : Comment pensez-vous les classer ?

A.H. : J’ai d’abord pensé utiliser une classification biologique : grouper les réponses qui se rapprochent sous la dénomination d’« espèce », en classant comme « genre » celles qui possèdent en commun quelques traits évidents, passer ensuite aux « familles », et ainsi de suite. Mais cela n’a pas marché. J’ai pensé que je pouvais les diviser en deux grands types bien définis : un type plus extatique, dramatique et mystique, d’un côté, et, de l’autre, une conscience spirituelle plus générale, celle de sujets qui se sentent en contact avec quelque puissance ou force transcendantale qu’ils l’appellent ou non Dieu —, une puissance avec laquelle ils ont l’impression de pouvoir communiquer d’une certaine façon et qui paraît, en effet, avoir une influence sur leur vie. J’ai cru pouvoir définir ainsi deux types d’expériences. Mais cela n’a pas été le cas. C’est le plus souvent un mélange des deux. Vous pouvez, par exemple, avoir quelqu’un qui a été athée ou agnostique très longtemps ; brusquement, il éprouve une expérience extraordinaire ; le monde entier lui apparaît comme illuminé par un jaillissement d’allégresse : c’est l’expérience de l’extase. Puis il pense ou dit avoir compris que le monde n’est pas tout à fait ce qu’il croyait ; il commence à s’intéresser à la religion. Ainsi cette expérience se fond dans l’autre type d’expérience. Vous avez donc les deux types. Nous nous sommes ainsi vus forcés d’abandonner toute sorte de classement biologique. Ce dont nous nous servons en réalité est un système d’étiquetage d’expériences. Nous pouvons distinguer environ quatorze grands types. Il y a d’abord ce que nous appelons des expériences sensorielles (les gens qui voient des lumières ou qui ont des visions, entendent des voix, se sentent touchés, etc.). Ensuite viennent les expériences cognitives, affectives et de comportement. Puis les gens qui ont un sentiment de la providence, et ainsi de suite. Tels sont les divers éléments principaux, chacun pouvant être subdivisé en de nombreuses sous-catégories : par exemple, pour les expériences visuelles, nous distinguons les sujets qui ont vu des lumières de ceux qui ont eu des visions globales. De cette façon, n’importe quelle expérience particulière peut être étiquetée avec exactitude. Nous utilisons des chiffres pour les principales expériences et des petites lettres pour les sous-catégories. On pourrait, par exemple, désigner une expérience par le sigle 2b-Dg-7h, et cela nous renseignerait sur tous les éléments que comporterait cette expérience, de même que les symboles So4H2 nous livrent la composition de l’acide sulfurique. Il s’agit donc d’une classification de différents éléments propres à chaque expérience individuelle.

Du questionnaire au sondage psychologique

Q. : Mais y a-t-il encore, dans un plus grand échantillonnage, une majorité particulière qui se dessine ?

A.H. : Il est juste de dire que les réponses proviennent en majorité de femmes. Il se peut que davantage de dames disposent de loisirs pour nous écrire : les hommes sont trop occupés. Mais ce déséquilibre est bien moindre que celui auquel nous avions affaire au début. Et, en ce qui concerne l’âge de nos correspondants, il est probable qu’on trouve une légère baisse au milieu de la courbe. Les gens d’âge moyen peuvent être plus occupés que les autres, mais le fait est qu’ils sont moins enclins à écrire que les jeunes ou que les personnes âgées. Ce n’est là qu’une impression.

Q. : Avez-vous pu parvenir à des conclusions sur la personnalité des gens qui ont des expériences ? Est-ce que tel ou tel facteur de personnalité est signifiant ?

A.H. : Eh bien, non ! Ce sera pour plus tard, lorsque nous en arriverons au stade psychologique. Mais c’est sûrement le cas : William James ne parlait-il pas d’esprits sains et d’âmes malades ? Le professeur Gorensted a comparé ces catégories avec le concept jungien d’extraversion et d’introversion. Et il est probable que l’extraverti typique aussi bien que l’introverti peuvent avoir des façons différentes d’éprouver des sentiments religieux et d’y réagir. Je pense, comme l’a dit Jung, qu’il est beaucoup plus fréquent de trouver un mélange des deux éléments, la personne marquant une propension vers l’un ou vers l’autre, que de trouver une forme nettement définie de l’un ou de l’autre. Mais c’est à ce genre de chose que notre travail nous amènera, j’espère. Comme je le disais, nous ne prétendons être que des naturalistes à notre manière, et j’espère que des psychologues se joindront à nous au fur et à mesure que notre travail progressera. Beaucoup de gens nous disent : « Vous auriez dû commencer avec un questionnaire » bien plus précis, vous vous y prenez beaucoup trop en amateurs. » Je ne pense pas que ce soit juste. Je ne pense pas que nous puissions fourrer sous le nez des gens un questionnaire semblable à une déclaration d’impôts, en leur demandant de le remplir avec les détails de leurs expériences les plus intimes. D’abord ça les rebute et, ce qui est plus important encore, si soigneusement que soient formulées les questions, il est inévitable qu’elles infléchissent quelque peu les réponses. Ce que nous avons donc fait, c’est demander simplement aux gens de nous faire, dans leur propre langage, le récit de ce qu’ils appelleraient une expérience religieuse. Une fois les réponses classées, les membres de mon équipe, selon les aspects particuliers qui les intéressent, relancent ces correspondants en leur écrivant : « Excusez-moi de vous déranger en vous demandant des renseignements complémentaires,  mais vous pourriez nous être d’une très grande utilité dans nos recherches en nous permettant de comparer, et de confronter les différents types et exemples d’expérience particulière qui nous intéressent. Nous vous serions très reconnaissants de bien vouloir répondre à la question suivante. » Et les gens ont été très gentils. Nous recevons maintenant quantité de renseignements sous forme de questionnaires comparatifs. C’est la deuxième étape que nous abordons actuellement.

Notre troisième étape, à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, exige beaucoup d’argent. Elle consistera à recourir aux services des meilleurs instituts de sondage. Le Docteur Michel Argyle, qui est professeur de psychologie sociale dans une université, est très intéressé par cette idée et va se joindre à notre équipe pour l’élaborer. L’un de mes collaborateurs, M. Timothy Birdsworth, est chargé de l’ensemble du projet, et notre programmation est déjà établie : il s’agira d’effectuer des sondages portant sur plusieurs milliers de personnes en leur soumettant des exemples de différents types d’expérience religieuse et en leur demandant si, à un moment ou à un autre de leur vie, elles ont eu le pressentiment d’une expérience de tel ou tel type, ou bien si elles ne se sentaient pas concernées du tout. Nous voulons nous faire une idée de la proportion de la population qui a pu avoir ou ne pas avoir des expériences de cet ordre.

La source du sentiment religieux

Q. : Je suppose que vous seriez d’accord avec James qui dit qu’une psychologie qui ne tiendrait compte que du comportement de l’homme sans se préoccuper de son côté spirituel serait une psychologie incomplète ?

A.H. : Oui, j’en suis tout à fait convaincu. Parce que, comme je l’ai déjà dit, ces pulsions et émotions religieuses sont extraordinairement puissantes. Elles doivent bien avoir une signification profonde. A mon avis, sans elles, on n’aurait pas pu construire notre civilisation. Je crois qu’il y a quelque chose dans quoi l’homme est à même de puiser, qu’il s’agisse d’un inconscient collectif ou de quoi que ce soit d’autre de bien plus grand. Toujours est-il qu’il semble pouvoir y puiser quelque espèce d’encouragement, de secours, de capacité d’accomplir certaines choses qu’il ne pourrait, sans lui, accomplir. De se sentir soutenu par cette force lui permet de surmonter bien des difficultés.

Q. : Est-ce que Jung vous a été utile ?

A.H. : Sa notion de l’inconscient collectif m’intéresse, mais je trouve qu’il est particulièrement difficile de savoir exactement ce que recouvre ce concept. Dans certains de ses ouvrages, l’inconscient collectif semble désigner ce qui unifie toutes les consciences dans le moment présent, la vôtre et la mienne. Notre moi conscient ressemble un peu, comme on dit parfois, au sommet de l’iceberg émergeant de la surface de la mer. C’est ainsi du moins que Jung le décrit quelque part. Pourtant il raisonne ailleurs comme si l’inconscient collectif n’était pas un élément reliant tous les individus dans le présent, mais plutôt quelque chose comme une communication télépathique spirituelle. Cela me semblerait plus conforme à l’idée de quelque chose de sous-jacent à la religion, où chaque homme, en tant qu’individu, puiserait selon ses besoins propres. Une sorte de prière qui ne viserait pas une condition physique particulière, l’aide matérielle ni même la santé, mais un secours dans l’accomplissement de ce que l’homme pressent être le bien. Je crois qu’il est possible d’y trouver un soutien à ses aspirations, non à ses ambitions. Je pense que, si les gens essaient de promouvoir leurs propres ambitions par le recours à cette puissance, ça ne marche pas. Mais je pense, que si vous avez des aspirations, s’il y a des choses que vous voulez faire et qui en valent la peine, alors je crois que ce soutien peut vous être octroyé.

Q. : Pensez-vous qu’une idéologie non religieuse puisse, en fait, satisfaire ce besoin ?

A.H. : Non, je ne le crois pas. Parce que je crois que tout tend à prouver qu’il y a quelque chose de très solide dans ce que les gens retirent des émotions que j’appellerai religieuses. Diverses idéologies profanes, telles que le communisme, peuvent prendre une signification religieuse pour certains, et, effectivement, le Mouvement des Jeunesses hitlériennes, à un moment donné, ressemblait presque à une poussée religieuse de ce type, et l’on pouvait le comparer à une religion. Ils ont pensé qu’ils faisaient partie d’un grand mouvement vers le bien. On n’a qu’à regarder les films pour s’en convaincre ; il y avait là une puissance terrible qui, au début, ressemblait à celle d’une religion.

Q. : Vous pensez donc que cette sorte d’énergie, pour utiliser un terme neutre, peut être source de bien ou de mal ?

A.H. : Je crois que c’est ça. Il y a chez Marrett, dans une de ses conférences, un passage que j’ai toujours aimé et qui dit à peu près la même chose : « Il faut avoir l’honnêteté d’affirmer que l’émotion religieuse est ambivalente, qu’elle excite l’esprit à la fois pour le meilleur et pour le pire. »

Q. : C’est une hypothèse intéressante. En un sens, c’est effrayant. J’ai regardé autour de moi ; j’ai vu quelques-unes des choses pour lesquelles les gens semblent se passionner actuellement : il y a, par exemple, ce jeune hindou insupportable je ne sais pas si vous avez entendu parler de lui —, « le gros gourou ».

A.H.: Ah oui, je suis au courant : le gourou Mahara-ji. C’est l’histoire la plus extraordinaire ! Ce gros garçon semble exercer la plus remarquable influence. A Oxford, il y a un groupe qui vit dans ce qu’on appelle un ashram. Je suis allé leur rendre visite. C’est un groupe de gens sincères. Ils mettent en commun leur argent, ils font le bien et ils vivent comme les premiers chrétiens le faisaient sans doute. Ils subissent d’une manière étrange l’influence de ce garçon, le gourou Mahara-ji. Avec quelques-uns de mes collègues, je suis allé voir Maharaji lors de son apparition à « l’Alexandra Palace ». Je n’ai jamais vu chose pareille. Cette grande salle était pleine (il devait y avoir près de dix mille personnes, jeunes pour la plupart). Lorsque le gourou fit son apparition, on se serait cru à une manifestation des Jeunesses hitlériennes. Cette foule immense levait les bras et criait « Gourou Mahara-ji ! Gourou Mahara-ji ! », et ce gros garçon joufflu apparut dans la lumière des projecteurs, trônant, perché sur une haute estrade tout contre l’orgue. C’était incroyable.

Q. : Avait-il un magnétisme particulier ?

A.H. : J’étais trop éloigné pour vous le dire. Il a parlé pendant près d’une heure. Et il a, de toute évidence, suscité dans les premiers rangs de l’auditoire un enthousiasme frénétique qui a déferlé sur toute la salle. Mais moi, je n’arrivais pas vraiment à entendre ce qu’il professait. On dit qu’en Amérique il a énormément de disciples, que des revues luxueuses lui sont consacrées, etc. Mais je dois avouer que ce groupe d’Oxford a l’air d’être tout à fait sincère. Ce sont des gens qui ont le sentiment de posséder une religion qui les satisfait.

Q. : Laissons de côté, si vous le permettez, ces expériences religieuses spécifiques pour nous tourner vers vos recherches dans le domaine de la télépathie : quel rapport existe-t-il entre cela et vos recherches sur la religion ?

Télépathie et religion

A.H. : La seule raison pour laquelle je m’intéresse à la télépathie est qu’un rapport me semble exister. Si nous pouvons obtenir des preuves expérimentales très solides, vérifiées par des expériences répétées, qui puissent mettre en évidence l’existence de lien autre que physique entre deux esprits, afin de démontrer que l’esprit est un phénomène qui déborde les frontières physiques et chimiques du cerveau, cela bouleverserait de fond en comble les modes de pensée actuels. Cela rendrait plus vraisemblable l’hypothèse de quelque chose comme l’inconscient collectif de type jungien, ou d’une intuition spirituelle collective d’ordre télépathique, ou bien de quelque chose de plus élevé encore, que nous personnifions et que nous appelons Dieu. Cela permettrait, de toute façon, de supposer qu’il y a un élément essentiel de l’univers qui ne se réduit pas à la physique et à la chimie de l’organisme.

Entretien réalisé par David Cohen

Traduction M. Spitzer