Robert Amadou
La symbolique respectueuse

Il est un temple hindou, décrit par Alexandre David-Néel, dont la dernière salle, où peu ont droit d’entrer, recèle le grand secret : elle est vide, comme est vide la Kaaba de La Mecque, la Maison de Dieu. La vacuité, cependant, n’est pas le néant, d’après les bouddhistes, et, pour les musulmans, il n’y a pas de réalité… excepté la Réalité. Que signifie ce mot ? Que rencontre-t-on, qui rencontre-t-on au-delà des apparences et quand on a compris que tout est apparence, irréalité ? La langue s’embarrasse, elle se paralyse. Si l’étant lui-même n’était qu’un grand genre (Platon termine le Sophiste avec ce choc terrible), quid, quem au-delà de l’étant ?

(Revue Question De. No 17. Mars-Avril 1977)

Robert Amadou présente dans cet article l’ouvrage de René Alleau : « la Science des symboles » (paru aux éditions Payot). Cette science des symboles ou « symbolique générale » ne doit pas être confondue avec le symbolisme. Robert Amadou rappelle l’exacte signification de ces termes. La symbolique est une discipline scientifique toute nouvelle, née il y a à peine une vingtaine d’années, grâce aux travaux collectifs de spécialistes de sciences humaines, de mathématiques, de physique, etc.

René Alleau, qui dirigeait aux éditions Retz la collection « Bibliotheca hermetica » (textes anciens fondamentaux de l’hermétisme occidental), philosophe, historien, présente par cet ouvrage l’ensemble des données fondamentales des méthodes, des structures et des problèmes de la symbolique générale. Ce livre, qui fera date, apportera donc de précieux renseignements sur l’état des recherches interdisciplinaires actuelles dans le domaine de l’étude des symboles.

Le symbolisme aide à vivre

Voici un livre considérable : la Science des symboles, par René Alleau. Il peut faire date. Tous les vrais amis de l’homme véritable et d’une véritable civilisation, qu’il a dessein de servir — tous les humanistes —, le liront dans cet espoir. Ils y aideront, avec gratitude, tant par le service du livre même qu’en le commentant et en obéissant, par leurs propres travaux, dont les plus hauts déborderont l’intelligence, à son incitation d’allure tranquille, mais angoissée. Ici l’on ne voudrait qu’expliciter un peu ce dessein, sublime au sens exact, et relayer cette incitation ; aider à comprendre cet ouvrage très fort qui s’explique si bien lui-même.

Rien de pis, au domaine contemporain d’une connaissance éclatée, que le concordisme, si ce n’est la traduction toujours traîtresse, la réduction, l’inversion. D’un vocabulaire l’autre, d’une mentalité l’autre. Satan est le père du mensonge.

Il n’est pas vrai que les sciences de la matière, fût-ce la biologie, fût-ce l’anthropologie, réinventent, à leur manière, les vérités qu’on peut dire spirituelles à seule fin de marquer qu’elles révèlent d’un autre ordre. Il est faux, il est incohérent, après avoir prétendu découvrir ces vérités et respecter leur qualité spécifique, de prétendre que le traitement auquel les astreint l’épistémologie des sciences du premier ordre permet d’en bénéficier, alors qu’il les récupère.

Les sciences dites « humaines » sont encore des sciences de la matière, c’est-à-dire qui croient à la matière et croient en elle. L’expression, une fois de plus, « adjective » abusivement ; les relations effarouchent. Mais l’abus nous alerte aussi quant au fond. En fait, « sciences humaines » signifie que les disciplines en question — sciences de l’homme à parler juste — composent ensemble avec les sciences mathématiques, physiques, naturelles (quel symptôme encore, cet emploi restrictif !) la science au sens moderne, exclusif et très étroit du terme, puisque l’homme, y compris la transcendance et la subjectivité (la transcendance ou la subjectivité) dont il paraissait témoigner, est décrété justiciable de la même et unique théorie de la connaissance, d’une méthodologie même et unique, du moins dans sa racine.

Le contraire des sciences humaines en général, c’est la science sacrée ; et nulle autre qui soit pleinement humaine. Le contraire de la science sacrée, c’est donc, en particulier, les soi-disant sciences de l’homme.

Quoi de plus facile, quoi de plus déroutant, de plus pervers que d’objectiver le sujet, de dépersonnaliser la personne et le personnel, de construire un système à partir d’un antisystème et un discours sur un antidiscours, puis de substituer l’idole à la réalité ! Au bout du compte, quelque néo-gnose, prétendument venue d’Extrême-Occident, contredira la gnose en la contrefaisant. Mais, quand les hommes d’équipage jouent avec l’albatros, ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Quant à voler…

Or le deuxième moment de la démarche n’est pas inhérent au premier, quoique le danger menace de céder à l’élan. Mais, une fois évités le concordisme et la récupération, il reste licite de réfléchir intellectuellement sur des données qui s’annoncent incapables d’une conceptualisation et d’une verbalisation adéquates — qui, par conséquent, ne sont jamais entièrement données — et de poser ce caractère de nécessaire partialité comme l’un des éléments, voire la clef de voûte, du système, du discours où cette réflexion s’organise ; comme son point de fuite, pour changer d’image. Démarche licite sur pareil parcours, et même heureuse. En effet, cette reconnaissance du sacré par le profane, de l’homme intégral par les sciences humaines, dans leur impuissance relative, ne rend pas seulement hommage à la vérité. Puisque cette vérité, avec les vérités subsidiaires qui en émanent, est vivante, exigeante, attrayante, magnétique de même que toute vie — et cette vie-là anime tout —, de l’affirmer et de confesser un échec à la posséder tout entière, c’est d’un coup la désigner aux distraits ; c’est, d’autre part, indiquer une autre voie d’accès, que sa vue d’ailleurs éclaire. Par analogie. Par l’analogie qui sera le sésame du cercle intime au domaine de la connaissance, d’où s’accomplit le tour du propriétaire. Le domaine de la connaissance s’élargit alors aux dimensions de la réalité ; ou vice versa. D’une méthodologie fondée sur l’analogie s’induit une théorie de la connaissance qui habilite l’imagination et le désir et s’exhale une métaphysique de la volonté et de la représentation. La théologie ne réfère désormais qu’à la Sagesse et la théodicée au Vide, la morale à la sagesse et au vide : « théosophie », renseignera l’étiquette.

J’anticipe. J’anticipe sur le propos de définition et de logique que je vais rappeler et sur la philosophie que j’en tirerai, développé l’un et implicite l’autre dans le livre de René Alleau.

Le symbolisme et la science

La Science des symboles porte en sous-titre : Contribution à l’étude des principes et des méthodes de la symbolique générale.

Cette contribution est aussi et d’abord une introduction. René Alleau aimerait qu’on la dît un isagoge ; il apprécierait sans doute moins qu’on parlât en l’espèce d’une initiation, car c’est d’une initiation intellectuelle qu’il s’agit, et un chapitre de son livre insinue que cette formule serait pur non-sens. Puisse le lecteur avoir pressenti de quel genre est l’ouvrage et de quelle longue portée. La symbolique générale, ou la science des symboles (acceptons l’équivalence par provision), ne doit pas être confondue avec le symbolisme. Ce terme, désignant exactement l’usage de ces signes connus dès la plus lointaine préhistoire, convient seulement à la matière et aux objets de cette discipline scientifique nouvelle apparue voilà une vingtaine d’années à peine en France, en Suisse, en Belgique et au Canada. Elle s’est édifiée peu à peu, grâce à la collaboration de spécialistes des sciences humaines, mathématiques et physiques, appartenant, pour la plupart, aux milieux universitaires.

Telle est, selon René Alleau, cette symbolique générale qui donne son titre et son thème au livre où il en expose, d’après le sous-titre, les principes et les méthodes, et où il en précise la terminologie.

On devine qu’une équivoque affecte le mot « science ». Il dépend de nous de gagner à ce jeu. La science des symboles n’est pas une science au sens où la symbolique générale et les diverses disciplines dont elle est le carrefour sont des sciences. Mais cette science-ci peut offrir un tremplin vers cette science-là. Cette offre est le dessein de René Alleau.

De la symbolique générale, nouvelle branche des sciences humaines, peu importe ici — encore que je n’aie garde de m’en inquiéter efficacement ailleurs — l’emploi où d’autres la contraindront, même parmi ses fondateurs ou ses praticiens, avec lesquels il serait offensant de confondre notre auteur. Alleau, pour sa part, a élaboré un discours rigoureux sur le discours épars de la symbolique générale. Et son discours débouche sur un antidiscours, logiquement non dit.

Il démontre, en effet, sans forcer, presque sans qu’il y paraisse, que le progrès des sciences humaines, dont les sciences de l’homme, mène à une impasse. A la fin de cette impasse, gardons les yeux ouverts : nous apercevrons un autre monde avec lequel ce monde-ci est imbriqué, qui s’avoue dès lors insuffisant et second. Mais, pour participer à l’autre monde (car la vue de l’esprit qui le signale n’en procure pas la connaissance), il faut avoir de l’oreille, une oreille que René Alleau compare avec l’oreille musicale, où il entre du talent et de l’exercice. Une autre métaphore — un vrai symbole — évoquerait l’ouverture d’un troisième œil, au milieu du front ou au fond du cœur. Oserai-je ajouter : du cœur au ventre et du ventre au cœur ?

La science des symboles est la science sacrée. La symbolique générale est une interdiscipline, comme on dit aujourd’hui, mais y confluent des disciplines toutes humaines. La symbolique générale apprivoise l’homme soi-disant de science, c’est-à-dire, nonobstant les degrés, chaque moderne Occidental, à la science des symboles, science par excellence, d’un autre ordre que la sienne. La symbolique générale n’est pas la science des symboles, sauf au sens restrictif du mot « science ». Mais elle la réhabilite à distance : la symbolique générale ou la symbolique respectueuse. Mieux, elle la rend désirable, et le désir de la posséder suscitera, pour en approcher, des moyens normaux, analogues.

La somme de René Alleau ne souffrirait pas d’être résumée en quelques pages : son efficacité lui vient, ainsi qu’il convient, de sa propre méthode. Mais, afin d’illustrer la situation ambiguë de la symbolique générale, que l’usage équivoque du mot « science » manifeste dans le livre d’Alleau, peut-être doit-on souligner un détail : la symbolique générale — science des symboles en vue d’une autre science des symboles — s’oppose à la sémantique générale ou plutôt à sa vocation. En effet, par sémantique générale, on entend, depuis Korzybski, une psychosociologique du signe ; le signe y est défini comme un instrument univoque, analytique et contraignant (toute réaction psychique répond à un signe et tout signe déclenche une réaction psychique) de communication sociale, dont la sémantique générale propose, s’agissant notamment du langage articulé, non seulement une théorie et une critique, mais une pédagogie et, le cas échéant, une thérapeutique.

La sémantique générale ne saurait donc intéresser la science des symboles ni même la symbolique générale qui en aplanit les chemins — voix de René Alleau criant dans le désert de Sorbonne —, sauf parce qu’elle minore la valeur du seul signe qui soit de son ressort et que la symbolique générale s’occupe de signes autres que le symbole afin de distinguer celui-ci et de le faire valoir. Et même de l’opposer à d’autres signes. Car le symbole est, au contraire du signe selon Korzybski, multivoque, synthétique (« holistique » serait meilleur), libérateur enfin. S’il aliène, c’est pour le bien et pour bonifier.

(Entre le signe linguistique et le symbole, René Alleau a proposé dès 1958, et il reprend aujourd’hui son invite, de conférer au signe arbitraire et conventionnel, tel le symbole mathématique par exemple, le nom synthème. Cette proposition mérite le succès. Que de confusions elle préviendrait !)

Roland Barthes a raison d’écrire que, « pour la conscience symbolique, le symbole est beaucoup moins une forme (codifiée) de communication qu’un instrument (affectif) de participation. Le mot symbole, ajoute Barthes, a maintenant quelque peu vieilli ; on le remplace volontiers par signe ou signification. Ce glissement terminologique traduit un certain effritement de la conscience symbolique, notamment en ce qui concerne le caractère analogique du signifiant et du signifié ».

L’aveu ! Ce n’est pas par hasard que la civilisation scientifique, par référence à une science promise au scientisme, a rejeté en marge l’analogie, et le symbole.

« Analogie » est le mot de la science des symboles

L’analogie est en effet le mot de la science des symboles ; l’être des symboles ou plutôt du symbolisme. René Alleau le remémore, quand il établit que l’analogie instaure la symbolique générale, cette science exacerbée.

Le rapport, en symbolique, importe plus que les termes. C’est encore trop peu dire. Tout terme est analogue et ne se peut concevoir, ou imaginer — qui est être davantage, car c’est réaliser — seul. Aussi bien, le rapport lui-même n’importe que dans l’expérience — ne serait-il que dans l’imagination ? — et l’expérimentateur n’échappe pas à l’analogie universelle — la créerait-il ?

Cette analogie met, entre les êtres, « le plus beau des liens » ; elle donne « au  tout unité, cohésion et amitié avec soi-même ». Après Platon, Proclus répète : l’analogie est « ce lien qui possède un pouvoir d’unifier les choses divisées, de rassembler les choses pluralisées, de maintenir en cohésion les choses dispersées ».

René Alleau, dans son livre, ignore Platon et les néo-platoniciens, qui s’appelèrent parfois « analogistes ». Le nom de Platon figure incidemment à la page 85 et à la page 145, mais si incidemment que l’index le néglige, ou bien est-ce un acte manqué ? Mais Alleau invoque, en revanche, l’autorité d’Aristote et de plusieurs scolastiques. C’est simple paradoxe. Le dessein d’Alleau met en cause le produit des sciences de l’homme. Socrate, chez Platon, dont le « connais-toi toi-même » exhorte à une expérience métaphysique, ni Platon et les siens ne toléreraient ces sciences-là, qui sont agréables à la postérité d’Aristote. Et Alleau ne veut que mener son lecteur au bout de l’impasse, avec leur caution, tandis que Gilbert Durand, par exemple, dont Alleau reproduit en annexe un article sur « l’univers du symbole », ne répugne pas, dans ses ouvrages, à ouvrir la perspective platonicienne et même à citer des philosophes maudits, c’est-à-dire philosophes de nature et de conscience maudites, ou théosophes. Mais, selon le dessein de René Alleau, tel au moins que je le perçois, il m’incombe d’énoncer les thèmes occultes où il renvoie scientifiquement. Comment, dès lors, ne pas en appeler au platonisme et vanter surtout en Aristote le mérite de favoriser une interprétation néo-platonicienne de Platon ? Sans préjudice des rencontres que provoqueraient certaines interprétations de l’analogie de l’être selon Aristote : Alain de Lille, pour citer un nom, déduit de cette analogie de l’être — que d’autres interprétations laisseraient traduire « analogicité de l’être » — la participation de l’homme aux divers degrés de l’être et ainsi avec tous les ordres de la création.

Analogie et homologie : ne pas confondre. Mais ne pas non plus passer trop vite. Dans l’homologie, la similitude est entre les structures ; dans l’analogie, entre les fonctions. C’est le distinguo banal. Mais, si l’homologie en reste aux structures, c’est aux structures superficielles, et l’analogie engage aussi des structures, mais ce sont des structures profondes qui déterminent les fonctions et nous dictent que l’être du symbole est dans le rapport.

Du rapport, cependant, lui-même analogique, entre structures profondes et structures superficielles, surgissent les signatures. La science selon Paracelse consiste à reconnaître les signatures des choses, et cette dernière expression sied aussi à Jakob Böhme. Cette « science » ressortit à la symbolique.

L’universalité de l’analogie et l’unité corollaire du monde garantissent l’existence de symboles naturels. Les symboles, au sens exact du terme, sont tous d’origine non humaine, non pas à cause des grands initiés ou des extraterrestres, mais parce qu’ils sont d’origine naturelle, parce qu’ils sont naturels ; que dis-je ? parce qu’ils sont la nature, la nature naturée, la Nature.

Un modèle de réalité s’ensuit : la connaissance en sera holistique ou elle ne sera point.

Les catégories de temps, d’espace, de causalité, naturelles et normales dans le modèle scientifique classique de la nature et dans la conscience tenue pour normale ici et aujourd’hui qui y correspond, n’ont plus cours. C’est pourquoi les rapports d’analogie peuvent être dits « non temporels » et « non spatiaux ». Ils sont intentionnels aussi. Inconnaissables — irréels ? — sans une intention analogue. « L’analogie est la vie même », écrit encore Proclus. Universelle, elle aussi, l’énergie, selon un vocabulaire différent et, elle aussi, analogue.

Relations d’énergie subtile (qui se matérialiserait en énergies ordinaires scientifiquement repérables sur des vecteurs électrique, magnétique et électromagnétique) et correspondances symboliques : deux expressions intellectualisées de l’analogie immanente.

D’un côté donc, le principe, la logique de l’identité ; de l’autre, le principe, la logique de l’analogie. D’une part, la poésie, le verbe ; d’autre part, la mathématique, la linguistique. Mais, de même que la linguistique réduit le verbe au mot, de même l’arithmosophie exhausse le nombre et lui reconnaît la vie. (A partir de quoi, les statistiques destinées à prouver l’occurrence de phénomènes psi prennent une nouvelle signification et recouvrent une réalité qui les apparente d’ailleurs à ces phénomènes psi.)

Structuralisme, vitalisme, la philosophie du monde analogique, ou théosophie, est aussi un érotisme, car la sexualité qualifie la vie, et tout va par paire, génitalement ou non ; par reflet, par attraction.

Cette cosmologie est en fait une cosmosophie, car elle postule, dirait un observateur, elle éprouve, diront les symbolistes, un ordre et un ordre harmonieux : une sagesse qui a mis partout ses sceaux.

Une anthroposophie s’analysera, au cas de notre présent souci, en une théorie de la connaissance. L’homme ne connaîtra que par analogie. Le sens commun pose que la conscience normale enregistre avec fidélité le monde extérieur. La symbolique, qui appliquera cette théorie de la connaissance, reprend l’image. Mais elle s’accorde avec les sciences de l’homme et certaine physique, et la parapsychologie, pour dénoncer le caractère artificiel, modelé de notre réalité. Elle prescrit d’éclaircir le miroir afin de recevoir la révélation de toutes choses et de faire sa propre révélation. Toute chose, disait Saint-Martin, doit faire sa révélation.

L’initiation donne accès au monde des symboles

L’accès au monde plus réel que celui qu’on répute tel s’appelle l’initiation. Ce terme signifie la participation cherchée avant la participation obtenue. Comment recevoir la théorie de la connaissance qui justifie et exige la symbolique et en refuser la méthodologie ? Celle-ci élit pour guide la tradition, c’est-à-dire les avis des experts sur les symboles et ces symboles mêmes. Mais d’expérimenter ceux-ci et de vérifier l’avis des experts incombe à chacun. La méthode symbolique est individuelle et, pour chaque individu, personnelle.

La place à l’élément démonique, au muthos qui y va quand le logos n’y peut aller, le maniement des symboles qui requièrent de par leur nature qu’il soit une méditation accompagnent un autre état de conscience.

En particulier, le langage tourne alors à la poésie, au sens voulu par les poètes symbolistes notamment, par Mallarmé. Car le poète éprouve et exprime la subjectivité, la poésie est un mode intuitif de connaissance, un exercice spirituel. Cette connaissance exclut d’être abstraite, c’est une métaphysique expérimentale, mais la métaphysique enclose dans la science des symboles puisque son adepte saisit les correspondances qui constituent la texture de l’univers. Son langage est donc magique, à son profit et au profit d’autrui. (Cette métaphysique, cette poésie, le symbolisme condamnent l’égoïsme.)

La symbolique, cette gnose, révèle les profondeurs de l’homme ; on lui a reproché de ne révéler que cela. Mais si Dieu est dans les profondeurs de l’homme ? Et si le fond de l’homme est un miroir pour l’univers entier ? Ce grief oublie que la possibilité d’une connaissance gnostique repose sur l’existence de l’analogie qui fait les symboles. De même, cet autre grief attribuant à la gnose la fabrication d’un monde de lumière qui serait irréel. La lumière est le symbole majeur de la science, de la science des symboles, de la science par les symboles ; de la sagesse omniprésente. Et condamner le monde où l’on cesse d’oublier qu’elle irradie, comme irréel et fabriqué, c’est à la fois s’emprisonner dans un réalisme qu’on pourrait dire provincial, ou paroissial, et méconnaître la puissance de l’imagination. Car l’imagination, l’imagination symbolique, qui vit l’analogie et la renforce et l’étend, c’est, pour recourir au langage de Jakob Böhme, interprète traditionnel au premier chef, le désir s’appliquant à une image pour la produire ensuite au-dehors, transformée en réalité vivante par l’action du sujet lui-même. La volonté qui est esprit et dont l’objet est la révélation de soi-même s’unit au désir pour imaginer cette révélation, et devenir par là capable de la réaliser.

Pour entrer dans la forme de conscience que Bucke, le pionnier, nommait, sans s’embarrasser de nuances, « conscience cosmique », l’âme voyage, elle pérégrine. Quand elle y atteint, l’illumination fulgure. Autant de symboles pour alléguer, non pas désigner ni à proprement parler, signifier, l’accès à l’univers des symboles qui est le monde symbolique. A cause de l’analogie universelle, remarquait Platon, l’univers peut être qualifié cosmos (sinon il serait chaos).

Si le signe cause une réponse psychique, le symbole provoque, comme par résonance, et par la participation dont il est le truchement, un état de conscience différent de la conscience existentielle (veille, sommeil, état de suggestibilité).

Qu’est-ce que la réalité ?

Lévi-Strauss a montré que la pensée classificatrice engendre la maya (en d’autres termes), et déjà Höffding notait : « La loi de l’analogie et notre besoin de retrouver notre propre nature dans l’univers… se sont révélés comme fondamentaux chez tous les métaphysiciens idéalistes. »

Peut-on inverser ? Toute philosophie fondée sur l’analogie qui met au centre de tout être, assurément, un principe analogue à notre volonté consciente (et réciproquement), conduit-elle à l’idéalisme ? Cet idéalisme, empressons-nous de le préciser, ne serait, en toute hypothèse, pas dualiste mais moniste ; ce serait un immatérialisme. Mais ne serait-ce pas plus (ou moins) ?

La science des symboles, la philosophie naturelle, est la recherche des signes divins qui ne sont pas des corps, mais des vertus intrinsèques, internes, invisibles, des quintessences. C’est la quête des sceaux. Fort bien, et ainsi chaque être fait sa révélation. Et chaque être, révélateur, est un miroir. Seules les correspondances — dites aussi « manifestations énergétiques » —, seules les réflexions de cet ordre existent. Point d’état sans relations. Et ces relations procèdent de la sagesse divine. Mais y a-t-il un étant outre ces relations, une Sagesse outre l’analogie ?

La question à don Juan de l’élève sortant de sa métamorphose : « Suis-je réellement devenu un corbeau ? Je veux dire : est-ce que tout homme, en me voyant, aurait cru que j’étais un corbeau banal ? » Et la réponse : « Non. Tu ne peux pas raisonner en ces termes quand il s’agit du pouvoir de nos alliés, une pareille question n’a pas de sens, et pourtant, rien de plus simple que de devenir un corbeau. C’est presque un jeu et peu utile. » Qu’est-ce donc qui n’est pas un jeu, et qui soit utile ? Et si le corbeau et l’élève n’ont, après tout, pas plus de réalité l’un que l’autre, qu’est-ce qui est réel ? La question prend un visage très grave, ou très drôle : y a-t-il une réalité ?

L’expérience finale est l’expérience du vide, ou de la vacuité. Maurice Blanchot : « Symbolisme et nihilisme sont fonction l’un de l’autre et le symbole dévoile l’absence du réel. »

Il est un temple hindou, décrit par Alexandre David-Néel, dont la dernière salle, où peu ont droit d’entrer, recèle le grand secret : elle est vide, comme est vide la Kaaba de La Mecque, la Maison de Dieu.

La vacuité, cependant, n’est pas le néant, d’après les bouddhistes, et, pour les musulmans, il n’y a pas de réalité… excepté la Réalité. Que signifie ce mot ? Que rencontre-t-on, qui rencontre-t-on au-delà des apparences et quand on a compris que tout est apparence, irréalité ? La langue s’embarrasse, elle se paralyse. Si l’étant lui-même n’était qu’un grand genre (Platon termine le Sophiste avec ce choc terrible), quid, quem au-delà de l’étant ?

De la symbolique générale à la retenue des symboles

Il faut cependant tenter de vivre, ne serait-ce que pour apprendre la méthode propre à la science des symboles qui est toute compréhensive et tout extensive. Cicéron remarquait que non seulement les initiés ne craignaient plus la mort — au contraire —, mais qu’ils vivaient aussi plus heureux.

Quel que soit le degré de réalité des êtres et du principe second ou premier des correspondances, les êtres vivent des correspondances et ils vivent d’autant mieux qu’ils les assument. Le symbole n’importe pas, et du coup l’on peut soutenir qu’il n’existe pas, mais l’expérience du symbole. Non pas la forme, mais la participation. Le réel — ce qui, en un degré supérieur à celui où se situe la conscience occidentale normale, mais non pas ultime, sera dit réel, au moins relativement —, ce réel est inachevé et l’esprit doit œuvrer là-dessus. La quête de la sagesse au fond de moi et au fond analogue de tout être suppose et entraîne, par interaction, une autre manière d’être — car le connaître ne se distingue pas de l’être. Une autre manière d’être signifie une autre manière d’être à l’autre.

Contre René Alleau, je ne crois pas que l’analogie soit née des expériences de la nutrition, du piégeage et du mimétisme. Mais je crois d’expérience à la primauté d’une expérience correspondant à une autre conscience qu’à celle de l’action, dont la méditation détourne. Dans la lutte pour la vie matérielle interviennent l’attraction et la réflexion, mais dégradées et secondaires. Expérience sexuelle à condition de référer ce terme à Eros — expérience de l’orgone, dans le vocabulaire de Wilhelm Reich, le plus fidèle disciple de Mesmer, qui est l’énergie universelle, et subtile en son essence. Expérience de l’amour mystique, qui peut devenir fou, qui peut devenir monstre et dont Bergson défendait à peu près que le langage de la génitalité s’inspirait, par analogie.

Henri Laborit pose un diagnostic exact : « Donc il est essentiel de comprendre que nous pouvons faire disparaître la propriété privée des moyens de production, que nous pouvons espérer transformer l’environnement, mais que, si nous ne savons pas que nous avons dans notre cerveau des systèmes qui fonctionnent en pleine inconscience et que nous traînons depuis la tortue en passant par le grand carnassier pour terminer au grand singe, nous retrouverons toujours des êtres dominateurs. »

Mais quel est son remède ? « Il n’y a qu’une façon de s’en sortir : c’est de tenter d’élargir et de diffuser la connaissance. Il n’y a pas besoin d’une connaissance extrêmement précise et chacun de nous est spécialisé dans ses branches ; c’est une connaissance interdisciplinaire des grandes règles des différentes disciplines qui est nécessaire pour l’homme à venir, dans toutes les couches de la société. »

Laborit reste enfermé dans le système. Une connaissance ? Oui. Mais pas l’acquisition d’un savoir abstrait, ni même la psychanalyse qui rabattrait l’agressivité (et qui d’ailleurs ne s’appliquerait pas, sinon dans des conditions spécifiques, que Laborit n’envisage pas) sans élever l’âme. Une connaissance, oui, mais la gnose.

La gnose, dont les retombées au plan des pulsions exerce des effets équilibrants et apaisants ; la gnose, qui ne procède pas de la symbolique générale, laquelle tient en un volume, mais des symboles dont elle est la science.

A ne considérer que les structures superficielles, le structuralisme, ce qu’on est convenu de nommer ainsi, rejette le sens capital des mythes et des rites, qui n’est pas d’instituer des classifications, mais d’établir des relations sur un plan plus profond, ou supérieur, où les vérités relatives à la vie et à la mort se révèlent d’abord symboliquement, potentiellement si l’on veut, puis par participation, avec le symbole pour médium, existentiellement.

Des techniques secondent, mais nous sommes à rebours d’une mentalité scientifique, d’une conscience technicienne. Le savoir n’était pas réservé à l’expert, car il n’était pas abstrait ; les techniques sont des procédés inefficaces en dehors de leur contexte, et il ne leur est de contexte que général. Procédés et états ne se laissent pas séparer davantage que l’être et le connaître (l’analogie joue ici entre les quatre termes chacun à chacun).

Les exigences de la vie corporelle conditionnent notre conscience normale et notre réalité. Objectiver autorise à agir sur les objets que nous avons différenciés ; mais le temps linéaire, la causalité, le langage par mots-signes interdisent l’usage de l’analogie universelle, hormis les applications homologiques que l’homme de matière en fait et qu’on pouvait dire dégradées.

Mais, si ces exigences corporelles privilégient, au sein de la culture occidentale moderne, la rationalité orientée vers l’action, pourquoi les autres cultures refusent-elles de concéder le même monopole et privilégient-elles d’autres paradigmes (le paradigme de type occidental y perdant sa tyrannie et gagnant d’être analogue) ? Les membres des autres cultures sont, pourtant, pressés, eux aussi, de survivre en leur corps de matière. Mais ne serait-ce point que, pour eux, cette survivance, la subsistance au monde de notre réalité, n’est pas le seul impératif, non plus que la matière n’est leur seule réalité ? Instruits par l’initiation qui fait défaut ici et maintenant du sens de la vie et de ses avatars, ils mettent l’existence animale à sa place, à sacrifier en cas de besoin, la première. La matière n’est pas tout et l’homme n’est pas seul. Du moins en tant qu’homme.

Le symbole donne à penser »

Le mot « symbole » désigne d’abord un étonnant symbole : le type du symbole. C’est un signe de reconnaissance, mais un signe de reconnaissance aux traits fort instructifs qu’on oublie trop souvent ou dont on oublie de tirer l’enseignement. Le signe en cause consiste en une monnaie cassée en deux dont l’hôte emportait une moitié, en quittant le foyer où il avait été reçu. Grâce à cette moitié, il serait reconnu, avec sa dette, par le maître de maison ou ses descendants.

Le symbole donne à penser, rappelle, après Bachelard, Raymond Ruyer, et sa réflexion sur le symbole en tant qu’objet nous inspirera.

Deux débris sont insignifiants, sans valeur. Mettons-les en rapport, ils procurent une figure intelligible et significative.

Puis l’attachement au symbole atteste que la différence, la séparation n’est pas la vérité du monde. Le symbolisme résout les cassures. (Je songe au Monde cassé de Gabriel Marcel.) En effet, tout symbole tend à opérer ce qu’il signifie, dirait Raymond Ruyer, disons ce qu’il allègue.

Enfin, le symbole promet l’alliance entre les êtres, entre les symboles et les choses, entre l’humain et le sacré, entre l’humain et le divin.

Pour Pic de la Mirandole, Dieu a créé les trois mondes où il répartit tous les êtres. Puis il désire qu’un autre être en aime la beauté et en apprécie la grandeur. Il crée donc l’homme. Mais que donner à l’homme ? Toutes les qualités sont prises, tous les dons ont été attribués. L’homme n’aura donc rien en propre, mais participera de la vertu particulière de chaque être.

Si les sciences de l’homme restent des sciences de la matière quand leurs spécialistes parlent de la conscience et du sacré, de même la physique quand elle parle d’ondes, du rôle de l’observateur en sa matérialité et des limites intrinsèques de la métrologie humaine ; de même la parapsychologie (pour autant que son statut présent l’isole quelque peu des autres sciences de l’homme) qui décharne et énerve les squelettes. Mais ces sciences de l’homme pointent. Elles pointent vers le relativisme culturel : notre civilisation n’est pas le parangon, mais un paradigme sans prérogative ; le relativisme psychologique : notre conscience normale n’est pas la conscience ni la norme, c’est une forme de conscience ; le relativisme ontologique : notre réel n’est pas la réalité, mais un découpage peinturluré de la réalité. Ces relativismes n’en font qu’un, car culture, conscience et réalité (ou nature) se conditionnent mutuellement (encore que l’on ne puisse esquiver le point de savoir si la conscience ne serait pas primordiale, ou seule).

Mais « relativisme » est encore trop peu dire : notre construction est inférieure aux autres, sauf sur le plan de la subsistance matérielle tant de l’individu que de l’espèce. C’est une nécropole au lieu d’un temple.

Or, si l’intelligence risque de nous perdre, et perd l’âme, du moment qu’elle est devenue intellectualiste (comme la science s’épanouissant en scientisme, le ver était dans le fruit, pourvu que le fruit tombât de l’arbre), c’est à l’école de l’intelligence que nous fûmes formés et déformés. Son langage nous touche le mieux, et son idéologisme.

L’antonyme de « symbolique » — l’a-t-on assez remarqué ? — est « diabolique ». Dans l’édification de la symbolique générale, le diable porte pierre, en nous appelant à la science des symboles. René Alleau a su l’y obliger et nous convainc. On l’en admirera, on l’en remerciera, et ce sera, quant à moi, dans une amitié complice et très ancienne.

Mais rien ne serait pis, disais-je, que d’entendre l’appel sans y répondre.

Robert Amadou