Ravi Ravindra
L’amour comme force cosmologique

Traduction libre Cet essai est basé sur une conférence présentée à l’Académie Temenos, le 5 septembre 2023 Commençons par deux faits évidents. Le premier, c’est que je ne me suis pas créé moi-même et le second, c’est que je ne suis pas le centre de l’univers. Personne ne peut nier ces faits et pourtant, lorsqu’ils me […]

Traduction libre

Cet essai est basé sur une conférence présentée à l’Académie Temenos, le 5 septembre 2023

Commençons par deux faits évidents. Le premier, c’est que je ne me suis pas créé moi-même et le second, c’est que je ne suis pas le centre de l’univers. Personne ne peut nier ces faits et pourtant, lorsqu’ils me sont rappelés, je suis frappé par les questions : Que suis-je ou qui suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Quelles forces ou énergies m’ont créé pour que je vive sur terre pendant quelques décennies et pourquoi m’a-t-on donné la vie ?

Nous avons tendance à dire que nous respirons, comme si nous avions créé cet appareil respiratoire. Mais le fait est que nous sommes respirés. Dans la Genèse 2:7, « L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant. » [1]. Tant que nous sommes en vie, nous le sommes parce que le souffle de Dieu nous maintient en vie. Nous sommes respirés. Lorsque ce souffle s’en va, cet être humain, ou cette créature, meurt. Chaque année, sur la planète Terre, plus de cent millions d’êtres humains — comme nous — meurent et autant, voire plus, naissent. Pourquoi ?

Lorsque nous revenons à ces questions, les mystères s’approfondissent. Ces questions ne peuvent être résolues par l’esprit habituel ou la pensée mentale, par la philosophie ou la théologie. Il existe des niveaux de réalité plus subtils que l’esprit. En fait, c’est pratiquement le sens du mot « spirituel » et c’est pourquoi il y a un appel, comme dans le premier sutra substantiel des Yoga Sutras, à apaiser l’esprit. L’esprit est utile, mais il existe des niveaux de réalité qui ne peuvent être compris par l’esprit. L’esprit n’est pas le connaisseur, tout comme le télescope n’est pas celui qui voit ce qui est vu : le télescope ou l’esprit peut être un bon instrument. La question est de savoir si mon esprit peut devenir comme un diamant transparent, de sorte que la réalité puisse être vue telle qu’elle est — à travers l’esprit, mais pas avec l’esprit.

L’esprit ne peut pas comprendre ou expliquer tous ces mystères. Tous les grands sages disent que ces mystères ne peuvent être résolus. Le Bouddha ne pouvait pas décrire ce qu’est le Nirvana. Le Christ ne pouvait pas décrire le Royaume des Cieux. Lorsqu’on lui demandait, il disait que le Royaume des Cieux est comme une graine de moutarde ! Cependant, tous les sages nous appellent à une transformation radicale de l’ensemble de notre être afin que nous puissions nous connecter au réel. Le mystère demeure toujours.

Tout au long de l’histoire de l’humanité, de nombreux grands sages se sont penchés sur ces questions de sens et ont cherché une réponse. Ils s’expriment dans des langues différentes ; ils sont issus de milieux culturels différents et ont vécu à des époques différentes. Cependant, les grands sages de toutes les traditions sacrées reconnaissent généralement qu’il existe de nombreuses énergies subtiles dans le cosmos et de nombreux niveaux de conscience sur terre, des roches à l’absolu. Il est communément admis que l’univers a été créé par le niveau le plus élevé d’énergies intelligentes et conscientes, qu’il se manifeste par involution — d’En haut vers le bas — et que chaque niveau de réalité souhaite retourner à la Source.

Le niveau le plus élevé, diversement appelé Dieu, Brahman, l’Absolu ou simplement Cela, ne peut être décrit, même par les plus grands sages. Cependant, certaines caractéristiques sont fréquemment mentionnées.

Dans le Rig Veda : Satyam « Vérité », Ritam « Ordre », Brihat « Vastitude » ; jyotir amritam « Lumière éternelle », kama « Amour ».

Dans les Upanishads : sat « Vérité », chit « Conscience », ananda « Félicité ».

Dans les traditions occidentales : Omnipraesens « omniprésent », Omnipotens « tout-puissant », Omnisciens « omniscient » (et il est utile d’ajouter : Omniamorosus « tout aimant », Omnidilectabilis « tout délectable » ; Vérité, Amour, Beauté).

Si nous prenons au sérieux ces remarques des sages, elles ont une signification pratique. Parler de l’omniprésence de Dieu, c’est dire que Dieu est ici même, autour de nous, en nous, et toujours présent.

L’amour comme force cosmologique

Tout porte à croire que l’amour est une force cosmologique. C’est ainsi qu’il est dit dans le Rig Veda, le plus ancien texte dans une langue indo-européenne :

Au commencement était l’Amour (Kama), qui était la cellule germinale primitive de l’esprit [2]. (Selon le site http://stehly.chez-alice.fr/ : Au commencement Cela qui était la semence première de la Pensée se mua en Désir).

Le mot traduit par « amour » dans le Rig Veda est kama. À l’époque de la Bhagavad Gita, kama devient associé au désir égoïste ou à l’amour érotique, et bhakti le remplace pour désigner l’amour dans un sens plus élevé. Le mot bhakti apparaît également dans le Rig Veda environ huit fois, mais il ne signifie pas « dévotion » ou « amour » dans ce contexte : il est plus proche de « participation avec », ou même de « manger ».

Dans l’Atharva Veda, nous lisons :

L’amour est le premier-né, plus élevé que les Dieux, les Ancêtres et les hommes.

Toi, ô Amour, tu es le plus ancien de tous, tout à fait puissant.

À toi, nous rendons hommage ! [3]

Dans la Bhagavad Gita, Krishna déclare : « Que l’on me présente avec dévotion fût-ce une feuille, une fleur, un fruit, un peu d’eau, je jouis de l’offrande pieuse du serviteur au cœur zélé. » [4]. C’est l’un des versets les plus populaires de la Bhagavad Gita, car Krishna bénit même l’offrande la plus simple — comme une tasse d’eau — si elle est offerte avec amour par un cœur pur. L’amour est le lien entre l’humain et le divin.

En grec, le mot éros désignait à l’origine l’amour au sens le plus large et le plus inclusif. Dans le Nouveau Testament, et en particulier dans les lettres de saint Paul, éros est associé plus ou moins exclusivement à l’amour érotique. D’autres mots, comme agapé et philia, étaient utilisés pour d’autres types d’amour — l’amour entre l’humain et le divin, ou l’amour affectueux et fraternel.

Nous trouvons dans la première lettre de Jean : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour (agapé)… Dieu est amour, et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » [5]. L’amour n’est pas une caractéristique de Dieu, mais il est le constituant même de Dieu.

Avant d’aller plus loin, jetons un coup d’œil à l’extraordinaire première lettre de saint Paul aux Corinthiens. Elle présente la gloire la plus frappante et la plus merveilleuse de l’amour. Je n’en citerai ici qu’une partie :

Si je parle les langues des hommes et des anges, et que je n’ai pas l’amour, je suis comme un cuivre qui résonne ou comme une cymbale qui retentit. Et si j’ai [le don de] prophétie, et si je connais tous les mystères et [possède] toute la connaissance, et si j’ai toute la foi de manière à transporter des montagnes, mais que je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et si je distribuais tous mes biens et si je livrais mon corps pour en tirer gloire, mais que je n’ai pas l’amour, cela ne me serait d’aucun profit… L’amour ne meurt jamais. Or y a-t-il des prophéties ? Elles prendront fin. Y a-t-il des langues ? Elles cesseront. Y a-t-il de la connaissance ? Elle prendra fin. Car nous connaissons partiellement et nous prophétisons partiellement ; mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel aura pris fin… Or maintenant, ces trois choses subsistent : la foi, l’espérance, l’amour ; mais la plus grande de celles-ci, c’est l’amour [6].

Le premier canto de la Divine Comédie de Dante commence ainsi : « Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure » [7]. De nos jours, nous avons malheureusement tendance à qualifier ces sentiments forts de crise de la quarantaine. À mon avis, de la même manière qu’un être humain, à l’âge de la puberté, devient capable de produire une naissance charnelle, à un moment opportun plus tard, généralement entre quarante et cinquante ans, il y a un fort besoin intérieur de naissance spirituelle, que le Christ appelle la nécessité de renaître d’En Haut [8]. Dante décrit son parcours à travers différents types d’influences négatives et positives, étiquetées comme différents niveaux de l’enfer et différents niveaux du paradis. Dante entreprit le voyage d’un chercheur lorsqu’il ressentit le besoin d’une naissance spirituelle. En lui-même, il rencontre tous les niveaux de l’enfer et du purgatoire et atteint le paradis le plus élevé qu’il est en mesure d’expérimenter ou qu’il est capable de décrire.

Selon tous les sages, le cosmos tout entier se reflète en nous. Mais pour voir les réalités plus subtiles que l’esprit, l’esprit doit être tranquille. Nous ne pouvons voir les réalités spirituelles qu’avec les yeux de l’esprit. Comme l’indique saint Paul dans la Lettre aux Romains, « Ceux, en effet, qui vivent selon la chair, s’affectionnent aux choses de la chair, tandis que ceux qui vivent selon l’esprit s’affectionnent aux choses de l’esprit » [9]. Par conséquent, les yeux de la chair voient les choses de la chair, tandis que les yeux de l’esprit voient les choses de l’esprit.

Dans le tout dernier canto de la Divine Comédie, que Dante décrit comme le plus haut ciel qu’il puisse visiter, nous lisons : « Déjà mon désir et ma volonté étaient tournés, comme une roue uniformément mue, par l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles » [10]. Dans le changement de compréhension entre le début du quatorzième siècle de Dante et le dix-septième siècle des Principia de Newton, seul un aspect de l’amour, à savoir l’attraction physique aujourd’hui appelée « gravitation », est considéré comme une force cosmologique.

Selon H.P. Blavatsky dans La Doctrine Secrète, Éros est le premier Fohat « qui est le pont par lequel les Idées existant dans la Pensée Divine sont imprimées sur la substance Cosmique comme les lois de la NatureFohat, dans sa capacité d’AMOUR DIVIN (Éros), est l’agrégat de toutes les idéations créatives spirituelles en haut, et de toutes les forces électrodynamiques et créatives en bas, au Ciel et sur la Terre » [11] Blavatsky désigne Éros comme le lien entre la conscience divine et les lois de la nature dans l’univers manifesté. C’est une qualité de pensée et de sentiment qui apporte une nouvelle capacité à voir et à aimer.

Lors d’une conférence publique, j’ai entendu J. Krishnamurti dire : « Tant que je suis, l’amour n’est pas ».

Jeanne de Salzmann écrit dans The Reality of Being (La réalité d’être) : « L’amour est une qualité de la conscience…. Vivre sans amour, c’est vivre dans une perpétuelle contradiction, un refus du réel, de ce qui est. Sans amour, on ne peut jamais trouver le vrai, et toutes les relations humaines sont douloureuses » [12].

L’amour d’en haut, le sacrifice d’en bas

La conscience, la vérité, la joie et l’amour sont des caractéristiques de la source divine et nous devons nous y connecter pour être en relation avec le divin. Un sacrifice est nécessaire de notre part pour nous connecter au sacré. Le mot « sacrifice » vient des deux mots latins sacer « sacré » et facere « faire » ; son sens originel est donc « rendre sacré ». Si nous ne faisons pas notre part, Dieu doit faire un effort supplémentaire. « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » [13]. Pour quoi ? Pour le sacrifice.

L’amour et le sacrifice sont indissociables, même dans les relations humaines ordinaires. Le sacrifice est à la base de toute entreprise spirituelle. L’amour de toute sorte, à tout niveau, n’est pas possible sans sacrifice. Le souci de soi est le principal obstacle à l’amour. Toute préoccupation pour moi-même — mes peurs, mon importance, mes connaissances, mes possessions, mon salut, mon illumination — fait obstacle à l’amour. Tant que j’ai peur de quelque chose, je ne peux pas aimer. Tant que je veux quelque chose, je ne peux pas aimer. Le sacrifice le plus élevé est le sacrifice du moi séparé et séparateur. La libération du moi-ego est, bien sûr, le but de toutes les disciplines spirituelles.

Toutes les voies spirituelles authentiques exigent des sacrifices. C’est ainsi que nos vies peuvent devenir sacrées. Lorsque l’on est vidé de soi-même, on peut être rempli de Dieu et devenir un avec la Source. Sur le chemin de croix enseigné par le Christ, ou dans l’enseignement de Krishna, il n’y a pas de place pour les ambitions et les projets égoïstes. C’est ce qu’exprime un dicton hassidique : Il n’y a pas de place pour Dieu chez celui qui est plein de lui-même.

Bien que l’on parle d’aimer Dieu, il est difficile de dire ce que l’on aime. Toutes les traditions disent, d’une manière ou d’une autre, que Dieu ne peut être connu, mais que nous pouvons devenir dignes d’être aimés par Lui. Cela exige de se libérer complètement de moi, de ce qui est mien, de moi-même. L’expression la plus forte de ce point de vue se trouve dans le classique de la spiritualité chrétienne, Le nuage de l’inconnaissance. Dieu est au-dessus du nuage de l’inconnaissance, et l’aspirant doit placer tout ce qui existe dans le monde sous le nuage de l’oubli. Cela exige une indifférence totale à l’égard de toutes les récompenses du monde, une vairagya complète ou non-identification. Le Christ a dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même » [14].

Dans un idiome différent, Meister Eckhart dit : « Or Dieu ne désire rien de plus de toi que le fait que tu sortes de toi-même selon ton mode de créature, et que tu laisses Dieu être Dieu en toi » [15].

Un chercheur impartial qui s’observe lui-même peut facilement voir combien il est difficile de tout placer sous le nuage de l’oubli. Pourtant, le sacrifice est au cœur de toute vocation spirituelle : Ce sacrifice (yajña) est le centre du monde [16].

Le Brahma omniprésent est toujours présent dans le sacrifice (yajña)… Ce monde n’est pas (heureux) pour celui qui n’offre aucun sacrifice (yajña), comment alors pourrait-il être heureux dans l’autre monde [17].

Le maintien de l’ordre cosmique exige un sacrifice permanent : l’Apocalypse parle de « l’agneau qui a été immolé », « avant la fondation du monde » [18].

Lorsque la souffrance est entreprise intentionnellement, elle devient un sacrifice. Le baptême du Christ est très exigeant. Il nécessite de la discipline et de la force pour l’endurer ; il ne pourrait pas être enduré par beaucoup. Être baptisé au nom du Christ, c’est être prêt à sacrifier mon attachement au moi-moi-moi. Comme nous le rappelle saint Paul, « Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de même nous aussi, nous marchions en nouveauté de vie » [19]. Le baptême de Jésus s’est accompli à sa crucifixion.

Si les disciples n’entreprennent pas de se sacrifier, le Christ devra être crucifié encore et encore. Les Actes de Pierre du IIe siècle rapportent que Pierre, fuyant Rome et le danger du martyre, rencontra Jésus-Christ et lui demanda : « Maître, où vas-tu ? ». Le Christ répondit à Pierre qu’il se rendait à Rome pour être à nouveau crucifié à la place de Pierre. La conscience de Pierre fut troublée et il retourna à la ville pour faire face à sa propre crucifixion [20].

Les Juifs ont beaucoup souffert en se qualifiant de « peuple élu ». Ils ont été choisis pour le sacrifice. J’ai lu que le rabbin Hillel a dit : « Dieu avait donné ce choix à toutes les nations. Les Juifs ont été les seuls assez fous pour l’accepter ».

L’objectif de toute pratique spirituelle n’est pas la liberté pour moi-même, mais la liberté par rapport à moi-même. Cela exige de sacrifier ma préoccupation pour le moi-mon-mien. Alors, je pourrais devenir un instrument de la volonté divine et capable d’exprimer l’amour qui réside au plus profond de mon cœur, de mon esprit et de mon corps, mais avec lequel je ne suis pas habituellement connecté.

Quelqu’un au niveau de la conscience divine est imprégné d’amour et de compassion. Ce serait un oxymore de dire que le Bouddha était illuminé, mais qu’il n’était pas compatissant. La compassion suinte d’une personne éveillée. Le Bouddha ne décide pas d’être compatissant. Il ne peut pas ne pas être compatissant s’il est illuminé. De même, l’amour suinte du Christ qui est un avec le Père parce que l’amour n’est pas simplement un attribut de Dieu, c’est la structure même de la plus haute réalité.

Tous les principaux commandements du Christ contiennent le mot « amour ». Cela ne se trouve nulle part ailleurs dans la littérature religieuse du monde. La caractéristique exceptionnelle de l’amour du Christ pour ses disciples, comme nous le voyons tout au long des évangiles, est qu’il est basé sur la conscience et la connaissance, et qu’il n’est jamais sentimental ou en réaction à l’appréciation ou à l’aversion. Il est compatissant, mais lucide. Comme il l’a dit, « Moi, je reprends et je châtie tous ceux que j’aime. Aie donc du zèle, et repens-toi (metanoeson). » [21]. Le mot metanoia est toujours traduit par « repentance ». Il signifie littéralement une réorientation radicale, c’est-à-dire un virage à 180 degrés, un retournement.

L’expression « amour » peut avoir de nombreuses significations et dénoter de nombreuses attitudes. Une attirance purement sexuelle peut être, et est souvent, qualifiée d’amour ». Dans l’usage courant de l’anglais, « to make love (faire l’amour) » signifie simplement « avoir des relations sexuelles ». Mais tous les niveaux d’amour ont leur place. Vous et moi n’existerions pas si l’amour ne s’exprimait pas dans les rapports sexuels. Le mot « amour » peut également être utilisé comme une forme d’admiration ou pour demander une faveur ou se soumettre à quelqu’un. Prenons l’exemple d’un parent qui dit à un enfant « je t’aime » et d’un enfant qui dit à son parent « je t’aime ». Veulent-ils dire la même chose ? L’amour d’un parent pour un enfant nécessite des soins, de la nourriture, de l’éducation, du confort, un abri. Mais l’amour d’un enfant pour un parent n’exige rien de tout cela. Il exige plutôt de la gratitude et de l’obéissance. Dans les deux cas, la joie d’être ensemble peut être partagée dans l’amour.

Dans les enseignements du Christ, comme dans ceux de Krishna et de tout autre maître spirituel, nous trouvons un ordre hiérarchique très clair : L’amour d’en haut et l’obéissance d’en bas.

Le Christ a dit : « Celui qui reçoit mes commandements et les garde, c’est celui-là qui m’aime ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père ; moi aussi, je l’aimerai, et je me manifesterai à lui… Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui. » [22].

Une seule fois dans toute la Bible, en Jean 14:31, le Christ dit qu’il aime le Père, et c’est dans le contexte de son obéissance au Père ; sinon, il dit toujours qu’il obéit au Père. Il doit en être ainsi, car le Père est plus grand que le Fils [23]. Le Père aime et le Fils obéit ; le Christ aime et les disciples obéissent.

Des mots comme « sacrifice », « soumission » et « obéissance » sont devenus inacceptables de nos jours. Il est bon de se pencher sur l’origine du mot « obéir » : il vient du latin oboedire, de ob — « en direction de » + audire « entendre ». Si j’entends vraiment ce qui est dit, je réponds naturellement à ce qui est demandé.

De même, Krishna, qui est parfois appelé l’incarnation de l’amour dans la tradition indienne, ne parle pas d’amour dans la Bhagavad Gita sans d’abord insister sur l’action et la connaissance justes. La bhakti n’est mentionnée qu’à la dernière sloka du sixième chapitre. Krishna mentionne la voie de la connaissance sacrée (jñana yoga) et la voie de l’action sacrée (karma yoga) comme la double voie qu’il proclame en ce monde. Ce n’est qu’ensuite qu’il est fait mention de la bhakti yoga, la voie de la dévotion, de l’adoration et de l’amour. C’est peut-être une indication que toute notion d’amour ou d’adoration sans le développement nécessaire du discernement et d’un comportement juste est susceptible d’aboutir à la sentimentalité ou au fanatisme, comme cela se manifeste bien trop souvent dans l’histoire de toutes les religions. Il est important de noter que l’utilisation du mot bhakti (contrairement à agapé ou philia) est intrinsèquement hiérarchique : Arjuna peut avoir bhakti pour Krishna, mais pas l’inverse.

Il est beaucoup plus important que nous soyons aimés par Krishna que de l’aimer. Qui Lui est cher ? De nombreux slokas du douzième chapitre de la Bhagavad Gita décrivent cela. Ainsi :

Sans haine pour aucun être, tendre et pitoyable, détaché, dénué d’égoïsme, patient jusqu’à l’indifférence au regard de la souffrance et du plaisir. Toujours satisfait, le yogin, maître de lui, ferme en ses résolutions, qui, tendrement attaché à moi, repose en moi son esprit et sa pensée, celui-là m’est cher. Celui de qui les hommes n’ont rien à redouter et qui ne redoute rien des hommes, celui qui est affranchi de tous mouvements de joie, de colère, de crainte, celui-là m’est cher. Détaché, pur, fort, parfaitement indifférent, supérieur à toute agitation, celui qui, renonçant à toute activité intéressée, m’est tendrement attaché, celui-là m’est cher… Mais ceux qui, s’attachant à moi comme à leur objet suprême, croient fermement au pieux enseignement, précieuse ambroisie, que je viens de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont chers [24].

La principale expression de l’amour dans la Bhagavad Gita est une union et une fusion complètes du chercheur avec Krishna, une élimination totale de l’altérité. Ainsi, l’amour au sens habituel du terme et le monde — nécessitant deux — est diminué. Dans la Bhagavad Gita 7.19, Krishna dit : « Ce n’est qu’au terme de bien des vies que m’atteint celui qui possède la connaissance ; il est rare l’être magnanime qui sait que Vâsudeva [c’est-à-dire Krishna] est tout ». Ainsi, il ne s’agit plus d’une relation entre deux personnes, ou entre des êtres humains et Dieu, comme s’il y avait deux entités. L’amour n’est plus une relation, mais la condition sine qua non de toute relation. L’amour est la réalité qui se manifeste comme vérité, conscience et délice (sat chit ananda).

En principe, Krishna est assis dans mon cœur, dans votre cœur et dans le cœur de chacun. En fait, il est tout le monde. L’amour est né au commencement, comme le dit le Rig Veda. Nous voyons maintenant que tout ce qui existe est Krishna. Krishna n’est pas une incarnation de l’amour, mais l’Amour lui-même. Je n’aime plus, je suis l’amour. Ou, plus précisément, l’Amour est moi. Moi, tout le monde et tout le reste, avons surgi de l’océan de l’amour comme une vague, apparaissant temporairement comme séparée de celui-ci.

L’expression la plus élevée de l’amour dans l’Évangile de Jean est également celle d’unité, d’une union, bien qu’elle ne soit pas autant soulignée que dans la Bhagavad Gita. Dans sa dernière prière, le Christ a dit : « Père saint, garde en ton nom ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un, comme nous… Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un » [25].

Toute expression d’amour nécessite deux entités. Mais l’appel des sages est de trouver notre unité avec le Mystérieux Cela — appelé Brahman, Dieu, le Père ou Krishna. C’est essentiellement par l’amour que l’on peut parvenir à cette réalisation. Cependant, au niveau de l’unité, l’expression habituelle d’aimer quelque chose ou quelqu’un perd de son sens.

Toutes les traditions nous appellent à ne faire qu’un avec le niveau le plus élevé de la réalité. Krishna exhorte à plusieurs reprises les chercheurs à atteindre son niveau d’être (madbhava). H.P. Blavatsky a dit : « Regarde à l’intérieur : tu es Bouddha » [26]. Saint Athanase a dit : « Il s’est fait homme pour que nous soyons faits Dieu » [27]. Selon Maître Eckhart : « Que me servirait-il que Marie soit pleine de grâce si je n’étais pas moi aussi plein de grâce ? Et que me servirait-il que le Père donne naissance à son Fils si je ne le portais pas moi aussi ? » [28] Angelus Silesius nous a rappelé que le Christ pouvait naître mille fois en Galilée, mais en vain, tant qu’il ne naîtrait pas en moi [29].

Les enseignements de Krishna, du Bouddha ou du Christ ne sont pas destinés à faire de nous des croyants, mais à soutenir notre quête, à pratiquer ce qu’ils ont enseigné afin de trouver l’unité avec l’énergie divine qui a créé tout l’univers, y compris nous. Quel que soit le degré de louange que nous puissions adresser à Krishna ou au Christ, leur instruction consiste à accomplir le dharma éternel, l’enseignement suprême, qu’ils nous ont donné. C’est là le véritable sens de la bhakti pour Krishna ou de l’amour pour le Christ : faire leur volonté, et non la nôtre. Krishna et le Christ ne révèlent leur véritable nature, l’unité avec le Suprême, le Mystère le plus profond, qu’à ceux qu’ils aiment. Bien que nous ayons un rôle à jouer, la révélation de la Vérité ne peut être suscitée par un effort, une ardeur ou une dévotion de notre part ; c’est toujours une question de grâce de l’autre côté.

Certes, nous pouvons dire que l’amour de Krishna, du Christ ou de Dieu se déverse sur nous inconditionnellement, tout comme le soleil brille inconditionnellement, mais nous devons faire notre part pour enlever les rideaux et ouvrir les yeux. Il peut pleuvoir abondamment, mais une assiette plate ne peut pas contenir l’eau. Pour que nous soyons disposés et capables de recevoir l’amour qui se déverse inconditionnellement, il faut de l’espace en nous. Cela ne semble possible que si nous faisons de notre mieux pour mettre en œuvre ce que ces grands sages nous ont instruits de faire.

Le Christ a dit : « Ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur ! n’entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux » [30] ; et encore : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père, et que je demeure dans son amour » [31].

L’Amour véritable n’est pas mon amour. C’est un corollaire de l’affirmation plus large que la Vie n’est pas seulement ma vie. Nous pouvons participer au mouvement de la Vie, et à tout le grand mouvement de l’Amour. Que Dieu soit amour est quelque chose que nous ne savons pas, mais nous pouvons voir que tout cet univers est rempli d’amour. Ce vaste courant d’énergie passe aussi à travers moi si je suis disponible. Je peux participer au vaste mouvement de l’Amour, mais ce n’est pas mon amour.

Je conclus par un rappel d’un grand sage que, quoi que l’on puisse dire de l’amour qui imprègne le cosmos, il ne peut pas vraiment être saisi clairement par l’esprit à travers un langage explicite. Voici les mots de Jean de la Croix, dans le Cantique spirituel de l’âme et de l’époux Christ :

Ce serait folie de penser que le langage de l’amour et l’intelligence mystique peuvent être expliqués en paroles de quelque sorte que ce soit, car qui peut décrire ce qu’Il montre aux âmes aimantes en qui Il habite ? Qui peut exposer en mots ce qu’Il leur fait ressentir ? Et, enfin, qui peut expliquer ce pour quoi elles languissent ? Assurément, personne ne peut le faire ; pas même ceux qui en font l’expérience. C’est la raison pour laquelle ils utilisent des figures de comparaisons spéciales et des similitudes ; ils cachent quelque peu ce qu’ils ressentent et dans l’abondance de l’Esprit, ils profèrent des mystères secrets plutôt que de s’exprimer en termes clairs [32].

Texte original : https://ravindra.ca/articles.html

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1 Les citations françaises de la Bible proviennent de https://saintebible.com/ ; site qui contient de nombreuses traductions différentes. Voir aussi : https://www.bibleenligne.com/.

2 Rig Veda X.129.4; Raimundo Panikkar, The Vedic Experience-Mantramañjari: An Anthology of the Vedas for Modern Man and Contemporary Celebration (Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1977), p. 58.

3 Atharva Veda IX.2.19; ibid. p. 243.

4 Bhagavad Gita 9.26. Les citations de la Bhagavad Gita sont tirées de Srimad Bhagavad Geeta (Delhi : Shree Geeta Ashram, 1978). NDT Traduction française https://fr.wikisource.org/wiki/La_Bhagavadg%C3%AEt%C3%A2,_avec_gravures_(trad._Senart).

5 Jean 4 : 8,16.

6 Corinthiens 13:1-3, 8-10, 13.

7 Inferno I.1-3; Dante Alighieri, La Divine Comédie, trad. Charles S. Singleton, Inferno 1: Text, Bollingen Series 80 (Princeton University Press, 1970), p. 3. Voir : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die_(trad._Lamennais)/L%E2%80%99Enfer/Chant_I

8 Jean 3:3, 7

9 Romains 8:5.

10 Paradiso XXXIII.143-5 ; Dante Alighieri, La Divine Comédie, trad. Charles S. Singleton, Paradiso 1 : Text, Bollingen Series 80 (Princeton University Press, 1975), p. 381.

11 Helena Petrovna Blavatsky, Collected Writings, vol. 10 (Wheaton IL: Theosophical Publishing House, 1988), p. 334.

12 Jeanne de Salzmann, The Reality of Being (Boston : Shambhala, Boston, 2010), pp. 69, 159.

13 Jean 3:16.

14 Matthieu 16:24.

15 Meister Eckhart, The Essential Sermons, Commentaries, Treatises, and Defense, trans. Edmund Colledge et Bernard McGinn (New York: Paulist Press, 1981), p. 184.

16 Rig Veda I.164.35; Panikkar, Vedic Experience, p. 102

17 Bhagavad Gita 3.15, 4.31.

18 Apocalypse 13:8.

19 Romains 6:4.

20 Actes de Pierre, 35 ; J. K. Elliott, The Apocryphal New Testament: A Collection of Apocryphal Christian Literature in an English Translation (Oxford: Clarendon Press, 1993); p. 424.

21 Apocalypse 3:19.

22 Jean 14:21, 23.

23 Jean 14:28.

24 Bhagavad Gita 12.13-16, 20.

25 Jean 17:11, 22.

26 H. P. Blavatsky, The Voice of the Silence (Wheaton IL: Theosophical Publishing House, 1973).

27 On the Incarnation 54.3; Select Writings and Letters of Athanasius, Bishop of Alexandria, trans. Archibald Robertson, Nicene and Post-Nicene Fathers, series 2, vol. 4 (Oxford: Parker & Co., 1892), p. 65.

28 Maurice O’C. Walshe, The Complete Mystical Works of Meister Eckhart (New York: Herder & Herder, 2009), p. 429.

29 The book of Angelus Silesius, trans. Frederick Franck (New York: Alfred A. Knopf, 1976), p. 107.

30 Matthieu 7:21.

31 Jean 15:10

32 Jean de la Croix, A Spiritual Canticle of the Soul and the Bridegroom Christ : traduit par David Lewis, édition électronique dans le domaine public par Harry Plantinga, 1995. Extrait du Prologue, p. 7.