Michel Random
L'art Visionnaire

La tour de Babel, c’est le symbole de la confusion des langues ; s’il y a confusion des langues, c’est qu’il y avait une langue originelle non confuse, et que par conséquent, cette langue originelle, c’était une langue vraiment transmise. Et qu’était-ce que cette langue ? La langue où tout était fusion, où l’homme avait la possibilité de comprendre les différents plans de l’être : les plans minéral, végétal, animal et humain. Il y avait par conséquent là un langage que l’on peut appeler le langage des anges ou le langage de Dieu ; le langage cosmique lui était accessible.

(Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)

Michel Random (1933-2008) avait publié aux éditions Fernand Nathan un splendide ouvrage consacré à l’art visionnaire : qualité des œuvres présentées et génie du texte s’allient pour créer un chef-d’œuvre où la vision de l’écrivain se mêle et se fond aux visions des peintres. Voici quelques bribes d’un entretien avec l’auteur, un soir d’automne.

L’INSPIRATION

Il y a effectivement une vision implicite dans la plupart des antres de la création. Ce qui néanmoins caractérise plus particulièrement une œuvre visionnaire, c’est que, souvent, elle participe d’un état de rupture, d’un état d’ouverture, d’un état d’abandon, et qu’il y a conjonction évidemment entre cet état et puis la qualité de l’œuvre. Je veux dire que si l’artiste n’est pas à la hauteur de son état, il ne peut pas être un artiste, il ne peut pas être un créateur. Inversement, si un créateur n’a pas une inspiration suffisamment profonde, suffisamment vaste, il ne peut pas voir, il ne peut pas ressentir.

LE CHEMIN DE LA LUMIERE

Je cite le cas de Turner découvrant la lumière. Pourquoi ? Parce que c’est un des cas les plus évidents, les plus tangibles d’un homme qui peignait comme ça des petits bateaux très jolis, tout à fait bourgeois et qui, d’un seul coup, abandonne ce style de peintre du dimanche pour devenir un homme fabuleux. Pourquoi ? Parce qu’il a eu la révélation de la lumière. Mais cette révélation, il va la vivre d’une façon incroyable. Il va la vivre jusqu’à se faire lier au mât d’un bateau, dans une tempête, pour sentir les lumières de l’extérieur, jusqu’à habiter une maison très secrète au bord de la Tamise où il se rendait tous les jours pour assister au coucher du soleil, jusqu’à essayer de rendre le grain de la lumière la plus fine, etc. Il a fait d’une découverte une cosmogonie et, cette cosmogonie, on la ressent a posteriori comme un état important. Bon, il y a évidemment à l’autre bout de cela la sollicitation, je dirais presque, de la vision. On a, par exemple, deux cas très précis : c’est Michaux et Max Ernst. Michaux parce qu’à travers ses expériences avec la mescaline, ou même des expériences très diverses au niveau d’états particuliers provoqués par toutes sortes de choses, voire même par des états de souffrance, il sent qu’il y a là des chemins de passage pour aller ailleurs. Donc, il inventorie, il sent que chaque chose possède son appel, sa voix, son chemin et qu’il y a là quelque chose à chercher dans chacun de ces états. Et il y a effectivement ici une attitude qui, je dirais, n’est pas rationnelle, n’est pas complètement irrationnelle, mais c’est une attitude ouverte, une attitude d’attente, une attitude d’appel et, il faut bien le dire, dans ce sens, elle est visionnaire. De même Max Ernst, lorsqu’il se livre au frottage, il y a cette espèce d’euphorie que lui procurent les frottages ; c’est parce qu’il obéit au fond à la grande règle de Léonard qu’il a découverte : examiner les taches, examiner les formes imprécises et autres… et il en voit surgir des visions, des fantasmagories… Il se trouve que Max Ernst est un créateur-né, un homme qui a une grande imagination, mais cette imagination, il ne l’utilise précisément pas la plupart du temps, je dirais, comme la folle du logis ; il l’utilise pour faire coïncider, il va au-delà de l’insolite, il va au-delà du fantastique. Il essaye de faire coïncider ce qui existe avec l’imaginaire. Il y a une espèce de situation chez Max Ernst qui est très différente : c’est un peintre surréaliste mais il est allé bien au-delà de la surréalité.

LA VISION

Qu’est-ce qui définit l’art visionnaire ? Lorsque le fantastique se fond dans l’imaginaire et lorsque l’imaginaire se fond dans l’imaginable. Et qu’est-ce que l’imaginable ? Et bien, l’imaginable, c’est un monde fictif, mais c’est un monde fictif qui est vécu comme un événement, presque comme une réalité objective : c’est une corporéité. On comprend cela aisément dans le domaine du rêve, quand on fait un rêve très puissant, un rêve-événement ; on a l’impression que le rêve est beaucoup plus vrai que la réalité vécue. Or, ce rêve, ce n’était pas n’importe quel rêve ; c’était une totalité : il avait son monde, sa couleur, ses formes, sa logique, etc. Il avait une corporéité. Et il faut bien concevoir qu’une vision, c’est une corporéité, c’est un tout. Et elle possède effectivement un pouvoir de découverte et d’initiation. A la fois on va dans un sens et on est englobé dans un tout ; c’était le cas de Redon. Il était hanté par la nuit lumineuse et par toutes les approches de la nuit parce qu’il sentait qu’à l’intérieur de la nuit lumineuse, il y a la lumière primitive. C’était aussi le cas de Rembrandt qui recherchait cette lumière qui n’est pas exprimée, mais qui est au-dedans des formes. Pourquoi ? Parce que quand on touche à ses sens profonds, on est porté à faire le voyage au cœur de la naissance ! Là où la création doit prendre forme.

HALLUCINATION OU CLAIRVOYANCE

La frontière entre ce qui est pathologique et ce qui ne l’est pas est apparemment très délicate à définir, parce qu’en fin de compte, nous n’avons pas comme substrat, comme armature de base, en Occident, ce qui existe en Orient : c’est-à-dire le sens de la totalité. La totalité, c’est que chaque point du microcosme est un macrocosme ; chaque point du cercle peut devenir à son tour un cercle ; chaque point de la réalité peut engendrer une autre réalité. Les Chinois disaient que chaque poil du lion est aussi un lion. Quand on a une telle armature, une telle vision de la réalité, alors on sait pouvoir se référer à un monde précis, à un monde qui peut participer de sa psyché. Mais en général, on ne parle pas en Orient du monde conscient ou inconscient, ou du monde psychique. Pourquoi ? Parce que c’est une pensée dualiste qui est complètement étrangère à la pensée de l’Orient. Par contre, on aurait beaucoup plus tendance à parler du connaissant, c’est-à-dire de ce qui connaît en soi. L’accent est mis davantage sur cette notion de transcendance et, je dirais, d’appel et de réponse. Autrement dit, c’est ce qu’on appelle la conjonction des essences.

LES GRANDS THEMES

Il y a le thème du paradis, ceux de la chute, de la mort, du voyage de la mort, de la porte étroite avec le gardien du seuil, les thèmes apocalyptiques. Et puis, l’Adam nouveau, l’homme de résurrection, l’homme de lumière. Et ces thèmes s’imposent à travers l’espace et le temps, à des pléiades de créateurs qui vont les répéter et les reprendre indéfiniment, sous des formes innombrables.

L’ŒIL

En Orient, on dit qu’il y a une essence fondamentale dans l’être, et qu’il ne s’agit pas d’acquérir des connaissances mais de libérer l’être des nœuds, en quelque sorte des opacités, pour que l’essence fondamentale fleurisse et s’exprime ; de même, il y a une révélation primitive, c’est-à-dire que cette révélation, c’est la connaissance originelle qui peut être facilement compréhensible puisqu’il est dit qu’avant la tour de Babel… La tour de Babel, c’est le symbole de la confusion des langues ; s’il y a confusion des langues, c’est qu’il y avait une langue originelle non confuse, et que par conséquent, cette langue originelle, c’était une langue vraiment transmise. Et qu’était-ce que cette langue ? La langue où tout était fusion, où l’homme avait la possibilité de comprendre les différents plans de l’être : les plans minéral, végétal, animal et humain. Il y avait par conséquent là un langage que l’on peut appeler le langage des anges ou le langage de Dieu ; le langage cosmique lui était accessible. La chute ne lui ôte pas ce langage ; en fait, l’homme reste le fils de Dieu très longtemps et il est probable qu’il devient ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il devient en quelque sorte limité dans ses possibilités, dans son expression ; il perd, autrement dit, son troisième œil, le fameux œil qui possédait cette sorte de lecture et ces connaissances… Il perd ses consciences englobantes lorsque vraiment, il veut utiliser les pouvoirs à son propre profit ; lorsque quelque part, il veut se faire démiurge lui aussi, lorsqu’il veut faire son petit diable… qui est le symbole de la tour de Babel. Retenons cela comme un symbole, mais c’est un symbole qui est dans les écritures et que nous devons interpréter comme un signe, un langage secret, commun à tous. Un archétype.

LA SPIRALE

Chaque plan de l’être est ordonné comme dans la spirale, avec un centre ; et en même temps, chaque point de la spirale s’éloigne d’une façon indéterminée du centre et est prodigieusement autonome. C’est donc à la fois une unicité et une différenciation infinie. A quoi rime cette danse ? C’est le double mouvement de la spirale. Un côté de la spirale crée la manifestation, crée le monde manifesté. On part du paradis, de l’union absolue et on va dans la manifestation et dans toutes les formes du manifesté — dans tous les mondes, en quelque sorte — et, d’un autre côté, tout ce qui est ainsi manifesté se résorbe à nouveau, c’est-à-dire que la spirale, après avoir évolué, involue et retourne à son origine. C’est le grand thème du nouvel Adam, du paradis et de l’Eden. De l’homme originel et de l’homme de résurrection, du corps de résurrection. C’est le double mouvement de cette spirale. Et c’est la grande inspiration, en quelque sorte, de toutes les écritures. Toutes les thématiques les plus fondamentales se retrouvent dans ce double mouvement. Et donc, dans l’art visionnaire qui les exprime, forcément.