Jean During
L'ascension du Prophète

Le mi’râj, voyage céleste de Mohammad, est un des événements les plus marquants de sa mission prophétique, ou de ses miracles. De cette (ou ces) expérience intérieure il ne parla guère, car rares étaient ceux qui pouvaient en saisir la nature réelle. Ainsi, on débattit vai­nement pour savoir si ce voyage eut lieu phy­siquement ou seulement en esprit. Ceux qui voulaient croire à un voyage physique ne comprenaient pas que le mi’râj était une vision, non un rêve, donc une expérience beaucoup plus forte que toute expérience sen­sible, comme le suggère la parole : « Les hommes sommeillent, quand ils meurent, ils s’éveillent. » Il aurait dit aussi qu’il stationnait entre le sommeil et l’état de veille lorsque l’ange vint le trouver. ‘Aysha, sa femme, affirmait que son corps était resté sur place, mais en admet­tant l’existence d’un ou plusieurs corps subtils d’autres interprétations seraient possibles.

(Revue Question De. No 41. Mars 1981)

TRADUCTION ET COMMENTAIRES PAR JEAN DURING

Le mi’râj, voyage céleste de Mohammad, est un des événements les plus marquants de sa mission prophétique, ou de ses miracles. De cette (ou ces) expérience intérieure il ne parla guère, car rares étaient ceux qui pouvaient en saisir la nature réelle. Ainsi, on débattit vai­nement pour savoir si ce voyage eut lieu phy­siquement ou seulement en esprit. Ceux qui voulaient croire à un voyage physique ne comprenaient pas que le mi’râj était une vision, non un rêve, donc une expérience beaucoup plus forte que toute expérience sen­sible, comme le suggère la parole : « Les hommes sommeillent, quand ils meurent, ils s’éveillent. » Il aurait dit aussi qu’il stationnait entre le sommeil et l’état de veille lorsque l’ange vint le trouver. ‘Aysha, sa femme, affirmait que son corps était resté sur place, mais en admet­tant l’existence d’un ou plusieurs corps subtils d’autres interprétations seraient possibles.

Ce que nous retiendrons, c’est que le mi’râj, malgré ses apparences, n’a rien d’un récit tiré des mille et une nuits, mais demeure le prototype de l’ascension de l’âme dans le monde spirituel. D’autres traditions mystiques rapportent des faits semblables : on pense aux apoca­lypses judéo-chrétiennes ou zoroastriennes, et d’une façon générale au chamanisme. L’universalité de ce type d’expérience est encore appuyé par le fait que de nom­breux mystiques musulmans suivront plus ou moins la voie tracée par le prophète dans l’autre monde. Le cas le plus fameux est celui d’Abu Yazid Bastâmi qui, parvenu au Lotus de la Limite, aurait rejeté toutes ses visions comme de vaines illusions, afin d’accéder à Dieu seul, de « devenir » Dieu.

L’organe visionnaire

Il y a aussi les textes bien connus de ‘Attâr (Le dialogue des Oiseaux) et de Sohravardi (Récit de l’Exil occiden­tal). Dans ces trois cas, le sujet se décrit lui-même sous la forme d’un oiseau volant dans les mondes suprasensibles. En Europe, ont prit très tôt connaissance des traditions du mi’râj par la traduction qu’on en fit en latin sous le titre du « Livre de l’Échelle ». Ce texte suscita de nom­breux récits du même type, dont le plus célèbre est la Divine Comédie de Dante.

La version dont nous proposons ici une traduction est tirée d’un ouvrage persan du XIIe siècle (520 H.) de ‘Abdol Fazl Rashidoddin Meybodi, disciple du fameux soufi Ansari, intitulé Kash ol-Asrâr wa ‘oddat al-abrar, connu sous le titre de Tafsir-e Khwâja ‘Abdollâh Ansari (Édité par ‘Ali Asqar Hekmat, Téhéran, Ibn Sinâ, T.V., 1338-9 h.). Il s’agit d’une compilation de diverses traditions rappor­tées par Anas Ibn Malik, Abu Sa’id Khadari, Abu Harira, ‘Aysha, Ibn Abbas, etc., arrangées et mises bout à bout afin de constituer un récit homogène (Nous avons toutefois opéré quelques petites coupes dans le récit afin de l’alléger de certains passages d’authenticité douteuse ou d’intérêt secondaire).

Bien entendu, aucun récit du mi’râj du Prophète n’a valeur de témoignage sûr et complet. Le Coran n’évoque cet événement que d’une façon laconique, et comme pour compenser ce silence, maints détails ont été rajoutés par les transmetteurs de traditions, empruntés à d’autres paroles du Prophète, ou tout simplement tirés de leur imagination. Il est presque certain que de telles expériences visionnaires ont été vécues plusieurs fois par Mohammad, et que ce qu’il a pu en dire a été mis sur le compte d’un événement unique. On pense qu’il y a eu au moins deux voyages, le premier « terrestre », à Jéru­salem, le second céleste, culminant dans l’entretien avec Dieu. L’Envoyé ne devait certainement pas raconter au premier venu le contenu de telles expériences mystiques. Chacun en recevait un fragment ou une synthèse, et tous les fragments mis bout à bout ne pouvaient donner un récit très cohérent.

Mais peu importe. Ne sommes-nous pas dans un domaine où la raison n’a pas accès ? « L’intellect rationnel est une jambe de bois », disait Mowlânâ Rumi ; seule l’ima­gination active, l’organe visionnaire possède des ailes pour s’élever dans les hautes sphères. À condition, bien sûr, qu’elle soit guidée par la force de l’Esprit et éclai­rée sur le sens de ce qui lui est donné de contempler.

L’ascension à travers les voiles

L’Envoyé de Dieu, sur lui la paix, rapporte : « L’Archange Gabriel [1] apparut et me tira du sommeil. Il m’emmena à la source Zamzam et me fit asseoir. Il m’ouvrit le ventre jusqu’à la poitrine [2], et de ses propres mains me lava les entrailles avec l’eau de Zamzam [3]. Avec lui était l’ar­change Michaël, qui tenait une bassine d’or, plein de foi et de sagesse. Gabriel en remplit ma poitrine puis referma la plaie, si bien que ma poitrine redevint comme auparavant, sans que de tout cela j’éprouve la moindre douleui . Il m’ordonna alors d’accomplir mes ablutions et me dit de venir avec lui. Je lui demandais où, et il répondit : « A la cour de notre Dieu, le Seigneur de l’uni­vers et des créatures. » Alors il prit ma main et me condui­sit hors de la mosquée. Là je vis Borâq, qui se tenait entre Safâ et Marwa [4]. C’était un quadrupède ressemblant à un âne ou un mulet. Son visage était semblable à celui d’une femme ; il avait des oreilles comme un élé­phant, une crinière comme celle d’un cheval, des pattes semblables à celles du chameau, une queue de cheval et des yeux comme la planète Vénus ; son dos était de rubis écarlate, son ventre d’émeraude verte et sa poitrine de perle immaculée ; il avait deux ailes faites de joyaux étincelants, et sur son dos une selle tissée d’or et de soie du paradis. Gabriel dit : O Mohammad, assieds-toi sur la monture qui porta Abraham sur son dos en pèlerinage à la Kaaba [5]. »

« Lorsque je posai la main sur son dos, Borâq s’écarta aussitôt. Gabriel l’attrapa par la crinière, et j’entendis un bruissement de perles et de rubis. Alors Gabriel dit : O Borâq, calme-toi et rassure-toi ; ne connais-tu pas Mohammad ? Par Dieu l’Unique, jamais un prophète plus cher à Dieu ne s’assoira sur ton dos. Lorsque Borâq eut entendu ses paroles, il transpira de confusion, baissa la tête et se coucha à terre en signe de soumission. Gabriel me tint l’étrier pour me faire monter en selle et Michaël arrangea mes habits. En route, Gabriel se tenait à ma droite, Michaël à ma gauche, et devant nous Raphaël tenait les rênes. Borâq avançait à une vitesse prodigieuse, tout en se comportant suivant mon désir : je voulais qu’il avance, et il avançait ; qu’il saute et il sautait ; qu’il s’arrête et il s’arrêtait. Sur cette longue route j’en­tendis un appel qui venait de droite : « O Mohammad, arrête-toi, j’ai une question à te poser ! » Trois fois on appela, mais je n’obéis pas et continuai ma route. De la gauche j’entendis trois fois le même appel : O Moham­mad, il y a une question pour le Prophète ! Et encore une fois je passai sans m’occuper de cela. Lorsque je fus plus loin, je vis une vieille femme couverte de bijoux qui disait : « O Mohammad, viens vers moi ! » Je n’y fis pas attention et continuai. Alors je demandai : « O Gabriel, qu’était cet appel que j’entendis à droite ? » Il répondit : « C’était l’invitation des juifs. Si tu t’y étais rendu, ton peuple aurait été celui des juifs. Quant à l’ap­pel que tu entendis à droite, c’était celui des chrétiens ; si tu t’y étais rendu, ton peuple aurait été celui des chré­tiens. Et cette vieille femme que tu as vu avec ses bijoux et ses ornements, c’était le monde. Si tu étais allé vers elle, ta communauté aurait choisi le monde plutôt que la vie éternelle [6]. » J’arrivai à une palmeraie, et Gabriel me dit : « Descends et fais la prière ». J’accomplis la prière, puis il me dit que ce pays était Yathrib [7]. Ensuite j’arri­vai dans le désert, et là encore il m’ordonna de descendre et d’accomplir la prière rituelle. Il demanda : « Sais-tu quel est cet endroit ? » Je dis : « Dieu est plus savant. »

Le premier ciel du monde

Il répondit : « C’est Medine, et là-bas se trouvent le Sinaï et le buisson ardent. » Après cela j’arrivai à une large plaine où se trouvaient des forteresses. Il me dit d’y faire la prière, ce que je fis, et il me dit que ce lieu était Bétléhem, là où est né Jésus. À ce moment la soif me saisit, et je vis un ange portant trois coupes : dans l’une était du miel, dans l’autre du lait, dans la troisième du vin. Il me dit : « Choisis, et bois ce que tu veux. » Je pris du lait et un peu de miel. Gabriel dit : « De par ta nature et celle de ton peuple, tu es incliné vers ce qui est sain et bon. Mais si tu avais bu du vin, tu aurais commis une faute contre ton peuple et contre votre nature [8]. » Et les anges proclamèrent : « Le salut sur toi, ô le Premier et le Dernier, ô le Résurrecteur [9]. »

« Après cela, je vis un pays sombre, étroit et triste. De là je traversai ensuite un pays vaste, clair et riant. Je demandai à Gabriel : « Qu’étais ce pays, et qu’est celui-ci ? » Il répondit : « Celui-là était l’enfer, et celui-ci le paradis. » Puis Gabriel me prit la main et m’emmena à un rocher. Il appela Michaël qui, à son tour, appela tous les anges par leurs noms, pour qu’ils fassent descendre le mi’râj depuis le paradis jusqu’au ciel de ce monde, et du ciel de ce monde jusqu’à Jérusalem. Et le mi’râj était semblable à une échelle [10] dont une extrémité reposait sur le rocher et l’autre touchait le ciel. L’un de ses côtés était de rubis pourpre et l’autre de chrysolithe verte. Ses éche­lons étaient l’un en or, l’autre en argent, l’autre en rubis, puis en émeraude et en perle. Gabriel me plaça sur le premier échelon, et je vis mille anges qui chantaient la gloire de notre Seigneur bien aimé, et lorsqu’ils m’aper­çurent, ils me louèrent et s’approchèrent de moi, m’an­nonçant le paradis pour ma communauté. Je montai ensuite sur le deuxième échelon, et vis deux mille anges de la même sorte ; au troisième échelon, j’en vis trois mille, et ainsi de suite jusqu’au cinquante-cinquième éche­lon. À chaque échelon où je parvenais, les anges se multipliaient davantage jusqu’à ce que je parvienne au ciel de ce monde. Les créatures du ciel demandèrent : « Qui est-il ? » « C’est Mohammad » dit Gabriel. « Est-il élu à la prophétie ? » dirent-ils. « Oui », répondit-il. Ils s’excla­mèrent : « Le succès pour lui et son peuple ! Quel bon invité ! »

Le licite et l’illicite

« A notre arrivée, les anges se réjouirent et s’annoncèrent entre eux la bonne nouvelle, me saluant et m’accueillant. Je vis de grands anges dont le représentant a pour nom Esmaïl, qui les tient tous sous son autorité. Avec cet ange se trouvaient soixante-dix mille autres anges, et avec les soixante-dix mille, cent mille autres qui étaient tous les gardiens du ciel. Et je contemplai leur multitude, lorsque Gabriel dit : « les soldats de Dieu ne connaissent rien d’Autre que Lui ». Puis je vis un homme très beau et d’une excellente nature, et demandai à Gabriel qui il était. Il me dit : « C’est ton père, Adam. » Je le saluai, et il me rendit ainsi mon salut : « Bienvenue à cet enfant juste et au peuple de ce prophète juste. Quel bon hôte est arrivé ! »

« Et je vis les âmes des descendants d’Adam qui se pré­sentaient devant lui. Lorsque passait l’âme d’un croyant, il disait : « Âme pure et parfum pur. Mettez son dossier dans l’étage le plus élevé. » Et lorsqu’il voyait l’âme d’un mécréant, il disait : « Âme impure, odeur impure et sale, mettez son dossier dans le plus bas étage de l’enfer. »

Je contemplai le ciel et vis des hommes dont les lèvres étaient semblables à celles du chameau. L’un d’entre eux était chargé de leur trancher les lèvres avec une épée de feu et de leur faire avaler une pierre de feu, de sorte que la pierre ressortait par le bas. Je demandai à Gabriel : « Qui sont ceux-là ? » Il répondit : « Ce sont les oppresseurs qui ont pris le bien des orphelins. » Je vis d’autres hommes à qui ont arrachait la peau et la chair, qu’on leur enfournait ensuite dans la bouche en leur disant : « Mangez comme vous avez mangé auparavant. » Je deman­dai à Gabriel : « Qui sont ceux-là ? » Il répondit : « Ce sont ceux qui ont calomnié leurs semblables et dit du mal derrière leur dos. » Je vis un peuple : on avait disposé près de ces hommes de belles tables bien arrangées avec des grillades fines au bon fumée, et à côté de ces plats étaient suspendus des cadavres. Ces gens se détournaient des plats et dévoraient les cadavres. Je demandai qui étaient ceux-là. Il répondit : « Ce sont ceux qui commettent l’adultère, qui disposent de ce qui est licite mais choisissent l’illicite. » Je vis d’autres hommes dont les ventres étaient grands comme des maisons, et qui se trouvaient sur la route des gens du Pharaon. Ces derniers passaient là chaque matin et soir en allant en enfer, leur broyant les jambes et les coupant en morceaux. Je demandai : « Et ceux-là, qui sont-ils ? » Il dit : « Ce sont les usuriers. » Je vis des femmes, les unes pendues par les seins, les autres pendues à l’envers par les pieds, et demandai qui elles étaient. Il me dit : « Ce sont les femmes adultères qui ont tué leur enfant. » Je vis d’autres hommes dont la langue était pendue à une épée de feu.

La Demeure édifiée

On leur coupait la bouche jusqu’à l’épaule droite, puis on faisait de même du côté gauche pendant que l’autre côté se refermait, puis on recommençait de même. Je deman­dai : « Qui sont-ils ? » Il répondit : « Ce sont les calomnia­teurs qui provoquent les gens pour qu’ils s’entretuent. » Je vis d’autres hommes auxquels on arrachait les lèvres avec des pincettes de feu, puis tout se remettait en place et on arrachait à nouveau. Je demandai : « O Gabriel, ceux-là, qui sont-ils ? » Il dit : « Ce sont les beaux parleurs de ton peuple qui parlent de choses qu’ils ne font pas, qui lisent le livre de Dieu et qui ne pratiquent pas [11]« 

Et selon la tradition rapportée par Ibn ‘Abbâs [12], le Pro­phète avait raconté : « Au ciel je vis un coq d’un blanc intense ; sous son plumage étaient des plumes vertes, d’un vert intense ; sa crête était de couleur d’émeraude verte, ses pieds reposaient au cœur de la septième terre et sa tête sous le trône suprême, et il avait deux ailes si grandes que s’il les ouvrait elles recouvraient l’Orient et l’Occident. Lorsqu’une partie de la nuit fut écoulée, il ouvrit ses ailes, les agita et chanta cette prière : « Louange à Dieu le Seigneur Saint. Louange à Dieu le Grand, le Très-Haut. » Au moment où il chanta tous les coqs de la terre se mirent à chanter et à battre des ailes, et lorsqu’il s’arrêta et se tut, tous les coqs de la terre s’arrêtèrent et se turent. Ensuite, après qu’une autre partie de la nuit fut écoulée, il battit des ailes à nouveau et proclama cette prière : « Louange à Dieu le Très-Haut, le Sublime, l’Immense, le Destinateur. Louange à Dieu et à son trône élevé. » De même tous les coqs de la terre l’imitèrent. Dès que j’eus vu ce coq, je souhaitai le contempler à nouveau [13]. »

« Gabriel m’emporta sur ses ailes jusqu’au deuxième ciel.

L’ange et le vase…

La distance entre le premier ciel et le second était, dit-on, de cinq cent années de voyage. Gabriel appela pour que les gardiens du deuxième ciel ouvrent le passage. Ils demandèrent : « Qui est là ? » Il répondit : « Gabriel. » « Qui est avec toi ? » « C’est Mohammad. » « Le prophète de Dieu ? » « Oui. » « Bienvenue à celui qu’on attendait ! Quelle bonne visite ! ». Je vis deux jeunes gens au deuxième ciel. Gabriel me dit : « L’un est Jean-Baptiste, l’autre Jésus. Tous deux sont cousins, salue-les. » Je les saluai, ils me répondirent : « Bienvenue au frère juste et au prophète juste. » Ensuite il me transporta jusqu’au troisième ciel, et tout se passa de la même façon. Je vis Joseph, le détenteur de la Beauté. Je le saluai et il me répondit par ces mots : « Bienvenue au frère juste et au prophète juste. » Puis il me conduisit au quatrième ciel. J’y vis Enoch qui m’accueillit dans les mêmes termes, et je récitai ce verset du Coran : « Il a accédé à un rang très élevé. » Puis il me conduisit au cinquième ciel, où je vis Aron [14] et le saluai. Il me répondit de même et m’accueillit chaleureusement.

« Selon M.b. Eshaq, le Prophète aurait dit : « Au cin­quième ciel je vis des anges dont la moitié était de glace et l’autre de feu, et tous disaient : « Dieu peut concilier la neige et le feu. Ainsi établit-Il l’amitié entre les croyants. » Après cela Gabriel m’emmena au sixième ciel. Je vis Moïse, le saluai, et il me répondit. Alors que je le quittai, Moïse se mit à pleurer. « O Moïse, lui dis-je, pour­quoi pleures-tu ? » Il répondit : « Je pleure à cause de cet homme dont le peuple sera plus nombreux que le mien à entrer au paradis. Au sixième ciel, je vis une demeure qu’on appelle la Demeure glorieuse. C’est le lieu où les scribes et les secrétaires consignent le Coran que leur enseigne Gabriel. Dieu le Glorieux les appelle « les émis­saires nobles et intègres » (Coran, 30/15). Après cela il m’emmena au septième ciel. Les anges étaient si nom­breux au septième ciel qu’il n’y avait pas le plus petit endroit où il n’y en eût un en prière debout, incliné ou prosterné. Et je vis Abraham [15] et le saluai. Il me répon­dit en ces termes : « Bienvenue au fils juste et au prophète juste. Amène ton peuple avec toi pour augmenter le nombre des arbres du paradis, dont la terre est pure et vaste. » Puis je récitai ces versets du Coran : « Les plus proches de Lui sont ceux qui ont obéi à Abraham et au Prophète. » Et dans le septième ciel je vis la Demeure Édifiée (bayt al ma’mur), y entrai et y accomplis la prière. Devant Elle était une mer dans laquelle les anges entraient par groupes, puis en ressortaient et s’ébrouaient. Et de chaque goutte d’eau le Tout-Puissant créait un ange qui faisait le pèlerinage à la Demeure Édifiée. »

« Je vis aussi un ange assis sur un trône avec quelque chose comme un vase posé devant lui ; dans sa main était une table couverte d’inscriptions de lumière qu’il scrutait sans jamais détourner sa tête à droite ou à gauche, comme quelqu’un de pensif et triste. Je demandai : « O Gabriel, qui est-ce ? » Il me dit : « C’est l’ange de la mort, ô Mohammad. Comme tu le vois, il est toujours absorbé dans son travail, qui consiste éternellement à s’emparer des âmes. Je lui dis : « O Gabriel, quiconque meurt le voit-il ? » « Oui », dit-il. « Donc la mort est une grande et difficile affaire. » « Oui, Mohammad, mais ce qui arrive après la mort est une affaire plus grande et plus difficile. »

… du destin

Et, en s’approchant, il annonça : « Voici Mohammad, le prophète de Miséricordes, l’Envoyé des Arabes. Alors je le saluai et il me rendit mon salut en me témoignant ses attentions et ses grâces. « O Mohammad, réjouis-toi de tout le bien que je vois dans ta communauté. » Je dis : « Grâce à Dieu le Dispensateur de bienfaits. » Puis je demandai : « Quelle est cette table que tu contemples ? » « Le destin des êtres y est écrit », répondit-il. Il est décrété que j’examine le destin de chacun et que, quand il arrive à son terme je lui prenne son âme. » Je lui demandai : « Louange à Dieu ! Peux-tu d’ici prendre l’âme des êtres de la terre sans bouger de ta demeure ? ». « Oui, répondit-il, le vase que tu vois auprès de moi est semblable à l’univers, et toutes les créatures de la terre sont sous mes yeux. Je les vois tous et ma main les atteint tous, ainsi je peux à mon gré leur ravir leur âme. »

Au-delà du septième ciel

J’allai au-delà du septième ciel jusqu’à ce que je par­vins au Lotus de la Limite, un arbre immense. « Un arbre planté en terre, d’une dimension extraordinaire, plus doux que le miel et plus délicieux que la crème. Ses feuilles étaient aussi grandes que des oreilles d’élé­phants. » Quatre fleuves [16] coulaient depuis le pied de cet arbre : deux apparents et deux cachés (batîn). Gabriel dit : « Ces deux fleuves apparents sont le Nil et l’Euphrate ; quant aux fleuves secrets, ils coulent tous les deux dans le paradis. » Je vis une lumière aveuglante qui brillait sur cet arbre, et un papillon vivant en or, ainsi qu’une multitude d’anges dont seul Dieu connaît le nombre. Gabriel me dit : « O Mohammad, passe devant. » Je dis : « Non point, passe le premier. » Gabriel dit : « Aux yeux de Notre Dieu Bien-Aimé, tu es plus cher et plus digne que moi d’avancer. » Alors je passai devant, et Gabriel marchait sur mes traces, jusqu’à ce que je par­vins au premier voile d’entre les voiles du Seuil du Tout-Puissant. Gabriel tira sur le voile en disant : « C’est moi, Gabriel, et Mohammad est avec moi. » De l’autre côté du voile un ange proclama : « Dieu est le plus grand », puis il passa sa main sous le voile et me tira à lui, tandis que Gabriel resta derrière le voile. Je lui dis : « O Gabriel, pourquoi restes-tu là [17] ? » Il dit : « O Mohammad, c’est la place qui me convient, c’est là la limite de la science des créatures le savoir des créatures ne peut s’étendre au-delà ; arrivé à ce point il s’arrête. » En un clin d’œil l’ange me transporta de ce voile au second, séparé par une distance d’un siècle de voyage. De la même façon il appela, disant qu’il était le gardien du premier voile et que Mohammad l’accompagnait. L’ange du deuxième voile s’exclama : « Dieu est grand ! », passa la main par le rideau, me fit passer à l’intérieur, et en un clin d’œil me conduisit jusqu’au troisième voile, distant de trois siècles de route. Et ainsi de suite je fus conduit jusqu’au soixante-dixième voile. »

La largeur de chaque voile équivalait à cinq cents ans de voyage, entre deux voiles la distance était aussi de cinq cents ans. On dit que ces voiles sont faits de lumière et de ténèbres, d’eau et de neige, et on dit également que certains de ces voiles sont des perles, d’autres des papil­lons d’or. Selon une autre tradition, Gabriel était avec lui lorsqu’il traversa ces voiles :

« Alors je vis un rideau vert [18] accroché à une corniche, et sa lumière était si brillante qu’elle éclipsait celle du soleil. Gabriel me posa sur la corniche et dit : « J’ai erré dans tous les étages du paradis, de bas en haut, jusqu’à ce que je fus placé sur ce trône. Contemple le Trône, la Table secrète et les porteurs du trône divin et des mys­tères de Dieu le Magnifique. »Lorsque j’arrivai à cette station je fus accueilli par le Dieu Tout-Puissant. »

La Proximité

Mohammad reçut des révélations, et il contempla ce qu’il contempla, et il entendit ce qu’il entendit. Il fut témoin de l’état (maqâm) de Proximité divine. Son âme connut l’état de dévoilement des mystères (mukâshifah) ; son cœur connut la joie du Témoin de Dieu (mushâhadah). Son esprit goûta la douceur de la Vision, son moi secret (sirr) parvint à l’état d’Union. En contemplant cet uni­vers, rempli de crainte respectueuse, de majesté, d’ordre et de divin, il perdit conscience de lui-même. Il demeura frappé de perplexité et baissa la tête. De ceci on ne peut rien expliquer par les mots, et ni l’esprit ni l’âme ne peuvent le concevoir. Il resta stupéfait et égaré jusqu’à ce qu’une grâce émanât du Seuil du Grand Maître, du Seigneur de Gloire, qui remit l’ordre dans son cœur, posa sur lui un regard et lui témoigna ses grâces et ses faveurs. Dieu lui dit : « Mon prophète possède la foi en Mon livre, et a transmis Mon message dans la vérité, avec droiture, avec exactitude [19] » Lorsque Mohammad eût entendu ces paroles de grâce que Dieu lui prodiguait, et fut témoin de cette bonté, il retrouva ses esprits et se redressa en lui-même, son corps se rattacha à son cœur, son cœur à son âme (jân) et son moi secret à son moi subtil (zamir). Il reprit courage, retrouva l’usage de sa langue et se souvint de son peuple. Il dit ce verset : « Et tous les croyants ont foi en Dieu et Ses anges, en Ses livres et Ses prophètes. » Et nous ne faisons aucune dif­férence entre Ses prophètes, comme l’ont fait les juifs et les chrétiens [20].

Le Prophète a rapporté : « Après que nous eûmes échangé des confidences avec Dieu et qu’Il m’eût comblé de ses bontés, Celui qui gouverne l’univers ordonna : « O Mohammad, retourne sur terre, dis ce que tu dois dire et apporte le message que tu dois apporter. Garde ce rideau. vert afin que tu t’en couvres et en sois élevé jusqu’au niveau du Lotus de la Limite. »

« Lorsque je revins au Lotus de la Limite, Gabriel me dit : « Réjouis-toi de cet accueil, de cette bonté, de cette grâce, de ce rang que tu as reçu de la part du Tout-Puissant. Jamais aucun ange parmi les proches, ni aucun prophète missionné n’est parvenu jusqu’à cette demeure spirituelle (manzilât) où tu es arrivé, et nul n’a vu ce que tu as vu. Rends grâce à Dieu très-haut, sois reconnaissant, car Il aime ceux qui Lui rendent grâce. »Alors je rappor­tai à Gabriel une partie des merveilles de la puissance divine que j’avais vue en haut-lieu ; de cet océan d’eau, de feu, de lumière et des autres choses, je lui fis part, et il me dit : « Ce sont les baldaquins du Dieu Très-Haut, au milieu desquels se trouve le Trône. S’il n’y avait cet écran, ses lumières et l’éclat de ses voiles d’or anéantirait toutes les créatures et beaucoup d’autres merveilles dont tu n’as jamais vu de plus extraordinaires. » Je m’excla­mais : « Louange à Dieu l’Immense, les merveilles de Sa création sont innombrables. » Je demandais : « O Gabriel, ces anges que j’ai vu dans cette mer immense, se tenant en nombreuses rangées, et dont l’essence semble être faite de pure lumière, qui étaient-ils ? » Gabriel dit : « C’étaient les spirituels (ruhâniân), dont le Seigneur tout puissant dit d’eux : Le jour de la résurrection, les âmes et les anges se tiendront en rang. » « O Gabriel, j’ai vu une foule immense dans la mer très haute, qui était ordonnée au-dessus de tous les rangs et se trouvait autour du Saint-Trône. Qui sont ces êtres ? » Il me dit : « Ce sont les chérubins, les plus nobles et les plus grands parmi les anges, ô Mohammad. Leur mission est trop considérable pour que je puisse les comprendre, ou connaître leur secret. »

La Source

« Après cela, Gabriel me prit la main et me conduisit à la porte du paradis pour me le faire voir, avec les degrés et les demeures des croyants, les lieux qui leur étaient des­tinés et où ils sont parvenus. Sur la porte du paradis il était écrit : Pour une aumône, dix fois la récompense ; pour un prêt, dix-huit fois. « O Gabriel, dis-je, comment se fait-il que prêter soit meilleur que faire l’aumône ? » Il dit : « Parce que le mendiant demande toujours de l’ar­gent, qu’il en aie besoin ou non. Mais celui qui emprunte ne le fait que parce qu’il est poussé par la nécessité. » Puis je pénétrai dans le paradis : je vis de petites maisons et des châteaux en nacre, en rubis et en émeraude ; les murs étaient en brique d’or et en argent, le sol en musc odorant et le revêtement en safran. Je vis un arbre aux branches d’or, aux feuilles de soie, au tronc de perle, à la racine d’argent. Je vis des ruisseaux, l’un d’eau, les autres de lait, de miel et de vin. Je vis encore un fleuve immense dont l’eau était plus blanche que le lait, plus douce que le miel et plus parfumée que le musc ; les pierres de son lit étaient des perles et des rubis. Gabriel dit : « O Mohammad, ce sont le Kawthar et le Tasnim, à qui le Tout-Puissant a fait la grâce de les faire tiens. Leur source est située sous le Saint-Trône ; dans chaque palais, maison ou manoir d’entre les demeures du para­dis passe un bras de ces rivières, si bien que se mêlent le miel, le lait et le vin. On dit qu’il y a une source à laquelle les serviteurs de Dieu se désaltèrent et deviennent lumineux par sa lumière. »

Enfer et Prières

« Je sortis du paradis et désirai voir comment était l’en­fer. Je vis un ange au visage très laid, cruel, courroucé et amer. J’eus peur de lui et demandai à Gabriel : « Qui est-il, pour qu’en le voyant je sois saisi de crainte et d’effroi ? » Gabriel dit : « Ce n’est pas étonnant, car nous tous, les anges, nous éprouvons devant lui la même crainte et le même effroi. C’est Malik, le maître de l’en­fer ; la joie et le bonheur n’ont pas été créées en lui et il ne sourit jamais. » Gabriel dit : « O Malik, voici Moham­mad ; c’est le dernier prophète des temps, l’Envoyé des Arabes. » Alors il me regarda, me salua et me compli­menta, et m’annonça le paradis. Je lui dis : « Dis-moi comment est l’enfer. » Il dit : « On l’a cuit mille ans jus­qu’à ce qu’il devienne rouge, puis on l’a cuit mille autres années jusqu’à ce qu’il devienne blanc, puis encore mille autres années jusqu’à ce qu’il devienne noir. Maintenant il est noir, ténébreux comme une montagne de feu, et les gens s’y entretuent et s’y entredévorent. O Moham­mad, si un anneau de cette chaîne de feu était posée sur une montagne de la terre, la brûlure la ferai fondre comme de l’étain et s’étendrait jusqu’aux entrailles de la terre. » Je dis : « O Malik, montre-moi une partie de l’enfer. » Alors il m’en ouvrit un coin : une flamme d’entre les flammes du brasier surgit, noire et terrible. La fumée couvrit tous les horizons, qui furent plongés dans les ténèbres. Je ressentis une frayeur immense devant cette chose horrible, à un tel point que je ne peux l’exprimer. En voyant cela je perdis connaissance, Gabriel dut me soutenir et ordonna à Malik de remettre à sa place ce coin de l’enfer [21]. »

Le Prophète s’éloigna de ce lieu. Gabriel le prit sur ses ailes et descendit dans le ciel. Il rencontra Moïse à nou­veau qui lui demanda : « Qu’est-ce que le Dieu Très-Haut a ordonné pour ta communauté ? » Il répondit : « Cin­quante prières rituelles pour chaque jour et soir. » Moïse lui dit : « O Mohammad, j’ai vu les hommes, je les ai connu et éprouvé ; ceux de ta communauté sont faibles et n’ont pas la capacité de se soumettre à cinquante prières. Retourne et demande à Dieu une réduction. » Alors Mohammad s’en retourna et demanda une réduction de dix prières. Il revint voir Moïse et discuta encore avec lui. À nouveau Moïse lui tint le même propos : sa commu­nauté n’avait pas la capacité suffisante. Il retourna encore et demanda une autre réduction, obtenant une fois de plus une réduction de dix prières. Il revint chez Moïse, qui à nouveau le renvoya après lui avoir répété les mêmes paroles. Mohammad s’en retourna et demanda une der­nière réduction, si bien que les cinquante prières furent ramenées à cinq. Après qu’il fut allé cinq fois et eut réduit les prières à cinq, Moïse lui dit encore de retour­ner et d’obtenir une meilleure réduction. Alors Moham­mad lui dit : « Après tout cela j’ai honte de revenir à la charge. » Il accepta les cinq et se soumit [22]. Puis, lorsqu’il quitta Moïse il entendit une voix derrière lui : « J’ai affermi Mon ordre et ai pardonné à Mon serviteur. Et le jour où j’ai créé le ciel et la terre, j’ai rendu obligatoire pour ton peuple cinq prières, et ce que j’ai décrété ne change pas, et je récompense cinquante fois chaque jour de prières, soit chaque bon acte dix fois. »

L’envoûtement du monde

Selon certaines traditions, le Prophète aurait dit : « Lorsque je revins au ciel de la terre, je regardai sous le ciel et vis une poussière et une fumée, et entendis un chant très envoûtant. Je demandai : « O Gabriel, Qu’est cela ? » « Ce sont les démons, dit-il, qui se tiennent devant les yeux des fils d’Adam et leur ferment les facultés de pensée et de réflexion pour qu’ils ne pensent pas au monde spirituel du ciel et de la terre. S’il n’en était pas ainsi, quelles merveilles pourraient-ils contempler ? » Puis Gabriel me conduisit auprès du peuple de Moïse, celui dont le Tout-Puissant a dit : « Parmi le peuple de Moïse, il y a un groupe qui conduit les gens vers Dieu », et je leur parlai. Après cela nous retournâmes au Temple de Jérusalem, à la porte duquel était toujours Borâq. »

Le Prophète s’assit avec Gabriel, qui le reconduisit à La Mecque, où il le remit sur son lit [23]. Il restait encore plu­sieurs heures avant la fin de la nuit. Gabriel dit : « O Mohammad, raconte à ton peuple tout ce que tu as vu parmi les grands signes et les puissants mystères du Dieu de Grâce. » Il dit : « O Gabriel, ils me traiteront de men­teur et ne me croiront pas. » Il répondit : « Que t’importe qu’ils ne croient pas ? »

 Jean During est à la fois musicien et directeur de recherche au CNRS. Il est né en 1947, en Alsace. Après une formation en philosophie et en musique occidentale, il découvre la pensée, la culture et la musique orientales et s’établit en Iran, où il séjourne durant 9 ans. Il y fréquente les plus grands maîtres de la tradition, étudie les luths classiques et populaires, tout en découvrant la pensée et la métaphysique islamiques auprès d’orientalistes, de philosophes et de théosophes réputés. En 1981 il rentre en France.  Ses compétences musicales, sa familiarité avec le « terrain », son goût pour une recherche non académique lui ouvrent des portes pas toujours faciles à franchir : que ce soit dans le milieu artistique des capitales (Téhéran, Baku, Dushanbe), ou dans les campagnes du Khorâsân, du Kurdistan et du Baloutchistan. C’est ainsi qu’il a pu rassembler la matière abondante de ses publications (Musique et Mystique qui relève d’une approche pluridisciplinaire ou transversale : ethnologie, histoire, histoire des religions, esthétique, musicologie ; Musique et Extase qui expose le discours sur le sens des pratiques musicales dans la tradition soufie). Progressivement son champ d’investigation déborda l’Iran…

[1] Gabriel, Michaël et Rafaël sont trois parmi les quatre ou cinq grands anges missionnés auprès des hommes. Gabriel est le plus souvent identifie à l’Esprit Saint, au Logos dont la révélation fut transmise au Prophète sous la forme du Coran. Rafaël est l’ange du secours et de la guidance spirituelle (c’est lui qui tient les rênes dans le texte), mais selon d’autres sources, ce rôle est dévolu à Michaël.

[2] Il s’agit là d’un symbole initiatique qu’on retrouve souvent dans le chamanisme. L’intéressé se trouve purifié intérieurement et doté d’une nature physique exceptionnelle, qui lui permettra d’accomplir le voyage céleste. Selon d’autres traditions, le Prophète aurait subi cette opération dans son enfance. L’idée même d’ascension céleste et de descente aux enfers est un élément essentiel du chamanisme. Toute­fois, les cas où l’initié est reçu comme Mohammad par la divinité sont extrêmement rares et sont le fait d’ancêtres mythiques.

[3] Le Zamzam est la source miraculeusement découverte par Ismaël et sa mère Hagar, la servante d’Abraham. Elle coule toujours à proxi­mité de la Kaaba, et son eau est sacrée.

[4] Ce sont deux petites collines de La Mecque qui marquent une étape importante dans les déambulations rituelles du pèlerinage.

[5] Borâq, animal fabuleux, correspond, selon nous, à la faculté d’imagination active qui permet à l’initié de visionner, de visualiser les vérités métaphysiques dans leur aspect sensible, comme des formes pures, aussi bien que de dégager du monde matériel des formes idéales mais tout aussi réelles. Ainsi l’Esprit-Saint prend le visage de l’Ange, et la ville de Jérusalem est contemplée dans sa forme céleste archétypal. Cependant, cette faculté ne peut s’ouvrir sans l’intervention d’une grâce surnaturelle, faute de quoi elle risque de mener à la folie ou à la perdition. C’est pourquoi Borâq est d’abord rétive, puis se calme sur l’injonction de l’Ange. Alors Mohammad, ne faisant qu’un avec sa monture, commence à évoluer dans l’espace terrestre, ou plutôt dans le reflet imaginal de cet espace, dans la partie inférieure du double barzakh, dans lequel toute forme terrestre envoie son image. C’est pourquoi il pourra voir en chemin l’image d’une caravane se dirigeant concrètement vers La Mecque. Plus tard, après avoir dirigé la prière à Jérusalem, il atteint une région plus élevée du barzakh, où il contemple non plus le reflet spirituel du monde, mais ce monde des formes-archétypes dont les êtres terrestres ne sont que les ombres enlisées dans la matière. Là, il découvre un aspect de l’enfer provisoire qui est réservé aux mauvais avant leur comparution au Jugement Dernier et leur condamnation définitive. Enfin, au stade ultime, il n’est plus question de Borâq, car la rencontre avec Dieu ne requiert plus la même faculté visionnaire. Elle se produit après le passage par les voiles de ténèbres et les voiles de lumière, qui évoquent la nuit des sens, l’annihilation et la surexistence.

[6] L’appel des juifs venant de droite symbolise selon nous la rigueur du dogme conduisant au pharisianisme. L’appel des chrétiens à gauche, la religion du pur esprit, conduisant au piège des vaines spéculations théologiques sur la nature de la trinité, la divinité du Christ, etc… Les juifs veulent confondre Mohammad comme ils avaient éprouvé Jésus en posant une question relevant de la Loi exotérique. Les chré­tiens veulent poser une de ces questions théologiques qui, à l’époque, avaient divisé l’Église en suscitant des querelles byzantines.

[7] L’ancien nom de Medine, où émigrèrent les premiers musulmans. Curieusement, la même ville apparaît plus loin avec son nom nouveau.

[8] Selon une autre tradition, on lui présenta du vin, de l’eau et du lait. L’Ange lui aurait dit : « Tu as su choisir la véritable nature primordiale (fitrat). Dieu sauvegardera pour toi ta communauté. » Selon une autre encore, il aurait dit : « Si tu avais choisi le vin, ta communauté se serait égarée, et si tu avais choisi l’eau, elle eut été dispersée. » Selon Ibn ‘Arabi, le lait symbolise toujours la connaissance, le vin symbolise l’ivresse et l’amour spirituels, et l’eau la pureté récep­tive de l’âme (cf. la Sagesse des Prophètes, d’Ibn ‘Arabi. Trad. et comm. de T. Burckhardt, Paris, 1955, p. 148).

Après avoir passé les épreuves du lavement des entrailles, des trois tentations et des trois coupes, Mohammad a atteint le degré de pureté, de maîtrise et de sagesse requis pour diriger la prière de tous les prophètes du passé dans la Jérusalem céleste. Le fait de diriger la prière ne marque pas vraiment sa propre supériorité sur les autres envoyés, mais indique plutôt que désormais l’Islam est consacré au rang de religion universelle, avec le privilège qui lui revient en tant que dernier message divin et ultime révélation du passé, les achève et les porte à leur perfection.

Cependant certains mystiques proposent une autre interprétation : « Un jour, dit-on, un groupe de mystiques de l’époque était venu visiter notre maître Jalàleddin Rumi. L’un d’entre eux lui demanda quel était le mystère contenu dans la tradition du prophète : « Dieu le très-Haut a une liqueur qu’il a préparée pour ses saints : quand ils en ont bu, ils sont ivres, et quand ils se sentent bien, ils deviennent fous, etc. », pour savoir quelle était cette liqueur. Il répondit : « Quand Mohammed (Dieu le bénisse et le salue !) reçut cette faveur particu­lière à laquelle le Qorân fait allusion par les expressions « à la distance de deux [portées] d’arc ou même plus près », qu’il domina les parties éminentes des vérités, qu’il contempla avec l’œil de l’intelligence la beauté et la perfection de l’Être suprême unique, après avoir découvert les subtilités indicibles et approfondi les secrets des trésors ineffables, deux coupes de lumière montrent le monde lui furent envoyés par le très-Haut, l’une pleine de vin pur et l’autre remplie de lait facile à absorber, et il lui fut indiqué d’avoir à choisir entre ces deux coupes. Le prophète dit : « J’ai choisi le lait [pour moi], et j’ai dissimulé le vin pour les meilleurs de ma nation ». En effet, cette époque était le début des jugements portés par les règlements de la loi canonique, et le renforcement de la base des ordres de la voie religieuse ; il conserva la coupe montrant le monde de la vérité pour les mystiques de sa nation et les esprits distingués de sa communauté ; du parfum agréable de ce vin vient que certains saints parfaits tombent en pâmoison pendant les extases et découvrent les secrets (Aflàki : les Saints des derviches tourneurs, trad. Cl. Huart, Paris 1918, p. 179).

[9] Ici s’achève la première partie du voyage. Après le pèlerinage à Jérusalem, qui est aussi un voyage dans le temps aux sources histo­riques du monothéisme, commence le voyage dans la dimension verticale, qui le conduira à la source métaphysique du monothéisme : le face à face avec Dieu.

[10] Encore un symbole bien connu du chamanisme. Le mot mi’râj, d’origine éthiopienne, signifie échelle, et par extension ascension.

[11] Toutes ces dispositions très concrètes n’ont d’autre but que de donner une idée de l’intensité de la peine que subira l’âme coupable. Le fait que chacun soit puni par là où il a péché signifie que les âmes souffrent par elles-mêmes de leur propre repentir. Exprimées dans un langage imagé auxquelles les arabes de ce temps étaient sensibles, ces visions de l’enfer pénétrèrent aussi l’Occident, suscitant chez les écrivains, les peintres, de sinistres représentations.

[12] Un des plus célèbres rapporteur de traditions, contemporain du Prophète.

[13] Cet oiseau extraordinaire est l’archétype céleste de tous les corps terrestres, la forme primordiale dont la vision ne peut être saisie que par l’imagination active. Son chant consiste en une louange à Dieu. Selon le Coran, toute créature, excepté l’homme, est en état constant d’adoration.

[14] Aaron, frère de Moïse, est considéré dans l’Islam comme investi d’une mission prophétique.

[15] Les prophètes, ainsi que l’ordre de leur rencontre, varient selon les traditions. Abraham a la plus haute place comme fondateur du monothéisme.

[16] Selon certains commentateurs, ces quatre fleuves sont les réalités idéales de la Forme et de la Substantialité, de la Corporalité et de la Matière. Ils peuvent aussi signifier les quatre éléments de la Materia Prima (terre, eau, feu, air).

[17] Gabriel est obligé de s’arrêter là, parce que seul l’homme a le pouvoir de s’élever si haut. Ce pouvoir découle du risque qu’il a pris d’assumer, une condition matérielle qui peut aussi bien le faire chuter plus bas qu’aucune autre créature.

[18] Dans le symbolisme ésotérique des couleurs, après le noir lumineux de l’anéantissement en Dieu (fana) vient le vert émeraude de la sur-existence en Dieu (baqâ). Le vert est donc la couleur de la perfection.

[19] Ce passage évoque un principe important de la mystique islamique. Dieu n’attend rien d’autre d’un titre que d’accomplir scrupuleusement la tâche qu’Il lui a confié. C’est à cette condition seule que l’homme peut se conformer au vœu divin et recevoir toutes les grâces qui découlent du contentement de Dieu. Pour lui ce contentement est le but unique et la plus haute félicité intérieure. Mohammad n’a jamais visé autre chose que d’accomplir parfaitement sa mission. Même dans cet instant ineffable il trouve la force de s’en souvenir et plaide pour son peuple là où tout autre aurait plongé dans l’extase en oubliant tout. Mohammad n’a jamais fait allusion à son rang spirituel ; il était totalement soumis au dessein divin, qu’il apprit à accomplir sans rien ajouter ou retrancher, considérant comme suffisant le titre de « serviteur ».

[20] Remarquons que la tradition ne dit pas ce que le Prophète vit de Dieu, mais rapporte seulement un dialogue. Plus tard, à ceux qui l’interrogeront, il dira qu’il vit Dieu « avec son cœur ». Ainsi, tout danger d’idolâtrie se trouve écarté, sans pourtant que l’idée de Dieu soit dissoute dans un vague infini métaphysique. Mohammad fait l’expérience du Dieu personnel senti comme Présence.

[21] Alors que l’image de l’enfer était très concrète, la seconde est, dans sa simplicité, beaucoup plus terrible, comme si Mohammad avait entre­vu le néant, le non-être causé par l’éloignement d’avec le Principe.

[22] Le chiffre 5 a une importance particulière dans la tradition isla­mique : les 5 piliers de la foi active, les 5 élus (Mohammad, ‘Ali, Fâtima, Hoseyn, Hasan), les 5 prières quotidiennes obtenues après 5 allées et venues, l’étoile à 5 branches, la main de Fâtima).

[23] Selon certaines sources, le voyage aurait été si bref en temps terrestre qu’une jarre d’eau renversée au moment du réveil du Pro­phète achevait seulement de se vider lorsqu’il se retrouva dans sa chambre.