Jean Gontier
L'expérience fondamentale

S’imaginer que l’on parviendra à la connaissance de la source primordiale en immobilisant artificiellement ce qui naturellement est mouvement, la pensée en particulier, ne peut déboucher que sur une impasse. On aboutira à des états temporaires de vide, d’extase, d’auto-hypnose ou de samâdhi, non à l’expérience véritable. Ma source pri­mordiale est toujours présente à travers tous les états de mon exis­tence. C’est au centre immobile de mon être que je la connais en tant que telle avant d’en faire l’expérience à travers tous les aspects du monde phénoménal. Il n’y a rien à changer, rien à modifier ou à sup­primer à priori. C’est seulement quand l’expérience primordiale est vécue que, par voie de conséquence, la structure individuelle se trouve modifiée, mais cela s’accomplit de soi-même et non par le fait d’une volonté délibérée.

(Revue Être. No 4. 1973)

Depuis plus de deux millénaires le mode de pensée occidental repose sur la logique d’Aristote qui veut qu’une proposition soit vraie ou fausse sans autre valeur possible. Il ne peut y avoir de troisième terme. C’est le principe du tiers-exclu. Rien ne peut être à la fois A et non-A. « Il n’est pas possible qu’une même chose en un seul et même temps soit et ne soit pas » (Aristote, Métaphysique, K 1062a). Cette façon de raisonner est inhérente au fonctionnement même du cerveau humain. C’est ce fonctionnement en tout ou rien qui a été appliqué aux ordinateurs que l’homme occidental a en quelque sorte conçus à son image, faute de quoi il ne pourrait en comprendre les résultats. Le raisonnement logico-mathématique a conduit depuis Aristote, en passant par Leibniz, au marxisme pour qui la dissonance et la contra­diction sont la loi de l’existence, du moins, pense-t-il, jusqu’au terme de l’histoire. Plus-moins, vrai-faux, ciel-terre, jour-nuit, ignorance-illumination, droite-gauche, bien-mal, etc., cette dichotomie tient essentiellement, répétons-le, à la nature du cerveau humain.

À l’opposé de la dissociation sujet-objet, la pensée taoïste appré­hende la manifestation comme une totalité dont tous les éléments sont liés inséparablement. Yin et Yang ne sont que les aspects d’une seule Réalité. Là où l’Occidental voit une opposition par nature, le taoïste discerne une complémentarité. Chaque chose est à la fois, en partie variable, Yin et Yang, comme puissance potentielle et comme manifestation. Là où l’un ne voit que conflit, l’autre considère un rapport. « Tantôt les êtres vont de l’avant, tantôt ils suivent, tantôt ils soufflent légèrement, tantôt ils soufflent fort, tantôt ils sont vigou­reux, tantôt ils sont débiles, tantôt ils restent fermes, tantôt ils tom­bent » (Lao-Tseu, Tao tö King, trad. Liou Kia-Hway. Paris, Gallimard, collection « Idées », 1967, p. 100).

La même pensée occidentale a conduit à une séparation radicale entre l’essence et la substance. Les rapports d’un croyant avec Dieu ne peuvent s’établir que de Personne à personne séparées, tandis que pour le taoïste « le Tao est le fond secret et commun à tous les êtres ». Il n’empêche que le fonctionnement du cerveau étant le même pour tout être humain normal, le taoïste lui aussi, et peut-être plus encore que l’Occidental, est amené à classer les choses en catégories selon qu’il les juge Yin ou Yang, c’est-à-dire moins ou plus selon le langage binaire. Mais pour lui ce ne sont que les aspects changeants et en per­pétuelle évolution d’un tout insécable, comme le flux et le reflux sont les états transitoires, opposés seulement en apparence, de cette réalité globale qu’est l’océan.

La théorie mathématique des ensembles, la physique ondulatoire ainsi que la biologie moderne inclinent de plus en plus, en Occident, à considérer l’existence comme une totalité où l’homme n’est plus un État dans l’État, mais un des éléments de la manifestation. Nous n’en­tendons pas ici prendre position en faveur d’une quelconque théorie philosophique ou théologique concernant la transcendance, l’imma­nence ou le monisme spinoziste pour savoir si la totalité par rétro­action peut se connaître ou non dans chacune de ses parties. Ce ne sont là que spéculations stériles et jeux mentaux. Seule compte pour nous la certitude née de l’expérience, si relative soit-elle, non en elle-même mais quant à sa conceptualisation, lorsqu’on cherche à l’expri­mer, puisque vécue à travers une individualité humaine qui en constitue le support, ce qu’on oublie généralement.

Alors que la pensée occidentale s’appuie uniquement sur le mental logico-mathématique et ne conçoit rien d’autre qu’antagonisme, le taoïste par la connaissance vécue de cette Réalité qu’il « dénomme Tao, ne connaissant pas son nom » (Tao tö King, XXV), aperçoit toutes les choses comme des éléments résonnants. Expliquons-nous. Si l’on place une corde capable de vibrer, de longueur et de tension convenables, à proximité d’une source vibrante, elle entre en résonance et, en réponse à la vibration incidente, elle va émettre une vibration réfléchie. Si l’on place plusieurs cordes les unes près des autres, on peut dire, en sim­plifiant à l’extrême, car les phénomènes acoustiques sont en fait bien plus complexes, que chaque son réfléchi par une corde devient à son tour incident pour les autres. Il en résulte une multitude de répercussions interdépendantes et « interréactionnelles ».

Maintenant, si l’on place cette corde à l’extrémité d’un diapa­son dont la vibration est entretenue électriquement — expérience de Melde — elle vibre et semble former, dans le cas d’ondes stationnai­res, une série de fuseaux reliés entre eux en des points immobiles appelés points nodaux ou nœuds. Entre chaque nœud la corde se déforme constamment en arc de cercle passant alternativement de chaque côté de la ligne du centre imaginaire qui unit les points nodaux et qui n’est autre que celle formée par la corde elle-même à l’état de repos. D’où l’impression de fuseau que l’on observe. On peut dire aussi que la corde, entre les nœuds, passe successivement, pour l’observateur, à droite et à gauche de la ligne du centre et, par rapport à la position qu’il occupe, l’observateur lui donnera une valeur plus ou une valeur moins, un taoïste, lui, dira qu’elle est tantôt yin tantôt yang ; alors qu’aux nœuds la corde est rigoureuse­ment immobile et ne résonne pas à la vibration qui la meut en tous ses autres points. En résumé, la corde peut vibrer à la fois sous l’im­pulsion d’une source qui lui est propre et, par résonance, sous l’impul­sion de sources extérieures, mais une partie d’elle-même demeure immobile.

On peut concevoir l’existence cosmique comme un ensemble d’états vibratoires interagissants en nombre incommensurable, entre­tenus à partir d’une source vibrante unique. Il s’agit là, bien entendu, d’une image intellectuelle qui, si elle trouve quelque fondement dans les phénomènes physiques, ne saurait prétendre correspondre à une réalité globale et encore moins à une vérité. Elle peut seulement aider par analogie à représenter, le moins imparfaitement possible, ce qui ne peut être connu que par l’expérience vécue. Il ne saurait donc être question ici de panthéisme ou de n’importe quelle théorie en « isme ». Et on peut concevoir l’homme non libéré à l’état de veille comme un être préoccupé par ses propres vibrations que représentent ses besoins et ses désirs et par celles qu’il reçoit de l’extérieur, mais jamais par la vibration primordiale qui constitue la source de sa manifestation et de sa condition d' »existant ». Qu’importe le nom que les hommes donnent à cette source qu’ils nomment Tao, Tch’an, Zen, Sat, Chit, Ananda et que nous désignons par le terme Être. Le mot ici n’a aucune importance puisqu’il s’agit d’une Réalité informelle, c’est-à­-dire sans objet. Et tout ce que l’on désigne par libération, éveil, déli­vrance, réalisation, etc., avec tout ce que ces termes portent en eux de fiction et de rêverie lorsqu’ils sont employés par des personnes qui s’imaginent connaître ce dont elles parlent, mais qu’en fait elles igno­rent, n’est que la connaissance de ce que nous définissons, faute de mieux, comme la vibration primordiale en nous et en toute chose ; connaissance qui ne peut se faire, répétons-le, que par l’expérience, laquelle est aussi concrète et aussi simple que le fait de respirer. Rien n’est à acquérir, rien n’est à trouver qui ait été perdu ou dont on ait été séparé. La vibration primordiale est toujours présente en moi puisque sans elle je n’existerais pas. Il suffit de la reconnaître pour qu’elle se révèle d’une évidence et d’une certitude éclatantes à travers tous les faits de l’existence, tel le thème d’une partition musicale, à travers les sons qui en sont à la fois le support et le moyen d’expres­sion.

La première conséquence de l’expérience primordiale vécue est qu’elle fait comprendre que l’homme, être fini, ne peut tout appré­hender concrètement et par voie de conséquence intellectuellement. La réalité dans sa totalité est pour lui insaisissable. Cependant, dans le champs de mes possibilités, l’observation du monde phénoménal, surtout celui des êtres vivants, m’oblige, devant l’extraordinaire orga­nisation que je constate, à admettre une structure totale dont je n’aperçois qu’une fraction en mode spécifique. Force m’est donc de reconnaître mon incapacité à connaître et à expliquer en mode con­ceptuel ce qui dépasse le champ de mes possibilités. Hasard et nécessité sont les noms que j’avance pour masquer mon ignorance, comme Dieu est celui qui dissimule mon insuffisance. Sens de l’histoire et finalité ne sont également que le paravent derrière lequel se place l’indi­gence de la condition humaine, indigence que l’homme ne saurait admettre car ce serait insultant pour la vision déifiante qu’il a de lui-même. Qu’il ne puisse tout comprendre, tout savoir, lui est intolérable.

L’espèce humaine fait partie de l’existence. Elle s’y trouve inté­gralement enclose et elle ne peut en connaître le dessein pour la bonne raison que la partie ne peut appréhender le tout. Jadis on s’en remettait aux prédictions des mages, maintenant on croit celles du scientifique ou du technocrate, ce faux scientifique. Un scientifique en dehors du domaine des phénomènes qu’il contrôle et mesure peut-il, lui aussi, faire autre chose que spéculer ?

La seconde conséquence de l’expérience primordiale vécue est le fait que, dans le champ humain d’action et de compréhension, tous les phénomènes, de quelque nature qu’ils soient, non seulement pa­raissent inexorablement interdépendants et interagissants mais sem­blent obéir à des lois telles, qu’en face d’une situation donnée, il serait possible d’en prévoir mathématiquement le déroulement, si l’on pouvait connaître tous les paramètres qui la composent, ce qui malheureusement n’est pas le cas. Si Einstein a pu établir une théorie de la relativité en physique, il n’en est pas de même pour l’activité humaine et ce n’est pas parce que l’on prétend actuellement que l’étude de cette dernière constitue désormais une science (les sciences humaines, les science socio-économiques) que cela change quoi que ce soit à la question; comme si un mot pouvait à lui seul supprimer le caractère de ce qui ne peut être qu’incertitude, précisément parce que nombre d’éléments échappent à l’observation, l’ensemble ne pou­vant être de ce fait que supputation, au mieux probabilité, mais jamais certitude.

Quoi qu’il en soit, à travers l’observation des phénomènes physi­ques et du comportement humain, l’homme a toujours cherché un modèle intellectuel qui lui permettrait de rendre compte de toute situation et d’en prévoir le développement dans le temps et l’espace. Certains physiciens et mathématiciens s’efforcent d’établir une théo­rie unitaire de l’univers, les Chinois ont tenté, avec le Yi King, de représenter la totalité, comme R. Abellio a cherché à le faire avec le modèle qu’il a appelé la Structure Absolue. Mais toute représentation faite par l’homme ne peut être que spécifiquement humaine et par là limitée, non absolue. D’où l’illusion de la gnose.

Le monde dans son ensemble, vu par l’homme, est en situation d’équilibre relatif et précaire. La rupture de cet équilibre amène l’expansion d’une ou plusieurs forces au détriment d’une ou plusieurs autres, mais comme l’équilibre semble être la loi de l’univers, il se produit, à plus ou moins longue échéance, une réaction des forces mises sous contrainte qui à leur tour vont comprimer les forces initia­lement en expansion, lesquelles, en raison même de leur expansion, se sont affaiblies ponctuellement. Et ainsi de suite. Ampleur et intensité alternent de chaque côté.

Sur le plan humain, toute force, quelle que soit sa nature, qui se veut absolue, c’est-à-dire Tout et ce qui n’est pas elle Rien, ou encore qui ne peut qu’être Tout sinon elle n’est Rien, ne peut tolérer d’oppo­sition ni même de neutralité. Elle est irrémédiablement conduite, se concevant comme le Bien absolu, à anéantir le Mal absolu qu’incar­nent ceux qui n’adhèrent pas à sa foi, à son dogme et à sa cause. « Celui qui ne croira pas sera condamné ». Pas de moyen terme possi­ble. Il ne peut en résulter que des holocaustes dans un sens donné jusqu’au jour où la même situation se produira mais en sens inverse. « Qui sème le vent récolte la tempête ». Tel est le destin de tout tota­litarisme.

S’imaginer qu’en supprimant un des termes du conflit on abou­tira à une situation définitivement stable est une illusion. En fin de compte on n’obtiendra en retour que la répression de la force qui un moment avait prétendu avoir seule le droit à l’existence. C’est pourquoi le taoïste pratique le non-agir, ce qui ne signifie pas l’absence d’action, mais l’accomplissement de ce qui est nécessaire pour le maintien d’un équilibre selon les lois de la complémentarité et non pour la satisfac­tion d’une volonté de puissance, de l’ambition ou du désir, qu’ils soient individuels ou collectifs. « Il (celui qui connaît le Tao) produit sans s’approprier, agit sans rien attendre; son œuvre accomplie, il ne s’y attache pas, et puisqu’il ne s’y attache pas, son œuvre restera ». (Tao tö King, II) – « Les phénomènes du ciel et de la terre ne sont pas durables; comment les actions humaines le seraient-elles ?  » (XXIII) « L’expansion implique l’éloignement, l’éloignement exige le retour » (XXV).

Il reste à examiner la position de celui qui vit l’expérience pri­mordiale. L’homme ignorant ne considère pas une situation dans son ensemble. Il ne se voit pas comme un des éléments de cette situation ni plus ni moins important que les autres, mais comme un élément à part, central et immuable, en dehors duquel existent des éléments qui lui sont favorables ou hostiles, suivant qu’ils permettent ou non la réa­lisation de ses désirs. Face à une sollicitation, la réponse de l’homme ignorant va se trouver faussée par l’importance démesurée qu’il s’ac­corde. Elle ne sera pas harmonique mais dissonante. Elle ne rétablira pas l’équilibre mais entretiendra le conflit qui ira en s’accentuant si la nouvelle sollicitation concordante qui naîtra de cette réponse s’avère à son tour dissonante.

Dans l’expérience acoustique que nous avons décrite de la manière la plus simplifiée, nous avons vu que la corde n’entre jamais tout en­tière en vibration. Elle demeure immobile aux points nodaux et pour­tant la source vibratoire qui l’anime la parcourt en chacun de ses points. Ceci pourrait servir d’illustration au dernier verset du chapitre XIV du Tao tö King merveilleusement traduit par Liou Kia-Hway : « Connaître ce qui est l’origine, c’est saisir le point nodal du Tao ». Connaître ma véritable nature c’est vivre ma source primordiale en mon centre immobile, au point nodal de mon être. Cette source est permanente, immuable, totalement inaffectée par les événements qu’elle crée, comme la vibration du diapason n’est pas modifiée par les vibrations de la corde. Connaissant la source de mon être, je la re­connais également en toute chose. Il ne s’agit pas là d’une croyance, d’une figure poétique ou d’une construction intellectuelle, mais bien d’un fait concret aussi inconcevable que cela puisse paraître pour qui n’en a pas l’expérience.

Qui connaît sa véritable nature n’oppose plus une volonté tribu­taire de schémas préconçus aux événements de l’existence. Ses répon­ses aux sollicitations, qu’elles proviennent de son individualité ou de l’extérieur, n’engendrent plus de discordances génératrices de conflit. Elles sont naturellement et spontanément concordantes, sans entraî­ner une suite de répercussions. Elles sont sans échos. C’est pourquoi celui qui connaît sa véritable nature n’est plus en conflit avec qui que ce soit et en premier lieu avec lui-même. Les événements, pour lui, semblent se dérouler d’eux-mêmes et, tout ce qu’il doit faire lui apparaît évident. Il est sans « vouloir faire » car le moteur de ses actions est la nécessité et non plus des critères de référence ni des jugements de valeur. Vivant en son centre la source primordiale de son être, il n’est plus mû par la passion et le désir qui, s’étant résorbés, ne peuvent plus exercer leur emprise despotique.

S’imaginer que l’on parviendra à la connaissance de la source primordiale en immobilisant artificiellement ce qui naturellement est mouvement, la pensée en particulier, ne peut déboucher que sur une impasse. On aboutira à des états temporaires de vide, d’extase, d’auto-hypnose ou de samâdhi, non à l’expérience véritable. Ma source pri­mordiale est toujours présente à travers tous les états de mon exis­tence. C’est au centre immobile de mon être que je la connais en tant que telle avant d’en faire l’expérience à travers tous les aspects du monde phénoménal. Il n’y a rien à changer, rien à modifier ou à sup­primer à priori. C’est seulement quand l’expérience primordiale est vécue que, par voie de conséquence, la structure individuelle se trouve modifiée, mais cela s’accomplit de soi-même et non par le fait d’une volonté délibérée. « Toute prétendue technique ne saurait être que trompeuse et nocive » dit Tchouang tseu. Il n’y a pas antinomie entre l’Être et la manifestation, pas plus qu’il n’en existe entre la source vibrante et la corde résonnante. Il n’y a pas de dualité. Le point nodal du Tao et le point nodal de mon être sont le même point. En tant qu’individu je suis une vibration particulière du Tao. Au centre immo­bile de mon être je suis le Tao immobile. Il n’y a qu’une seule et même Réalité.

L’homme ignorant est tout entier perdu dans le monde phéno­ménal. L’homme à la recherche de l’Être est écartelé entre le monde phénoménal (qu’il est enclin à rejeter parce qu’il le considère à tort comme un obstacle), et ce vers quoi il tend et qu’il croit ignorer. L' »homme doué » du taoïsme vit à la fois, sans aucune distinction ni séparation possibles, l’Indénommable et le monde phénoménal, ce dernier d’une manière spontanée et originale à chaque instant et non plus dépendante des opinions préfabriquées, des catégories arbitraires et des valeurs artificielles qu’imposent les croyances, la culture et l’étiquette. Mais, et on ne saurait trop insister sur ce point fondamen­tal, pour l' »homme doué » il n’y a pas l’Indénommable d’un côté et un monde phénoménal de l’autre.

L’expérience vécue à chaque instant est en même temps totalité et relativité ; comme la corde est une seule et même corde à la fois et au même instant vibrante et immobile. La distinction, si elle n’existe pas dans la Réalité vécue, ne peut cependant être évitée, en raison même du mode de fonctionnement du cerveau humain, dès lors que l’on cherche à traduire l’expérience, c’est-à-dire à l’exprimer au moyen de la pensée et du langage. C’est pourquoi l’expérience primordiale est inexprimable dialectiquement. Ainsi l' »homme doué » est-il à la fois et en même temps entièrement heureux et libre, heureux de ce bonheur sans cause qu’est l’Indénommable vécu en Lui-même et libre comme l’oiseau qui traverse le ciel, par l’Indénommable vécu au sein du monde phénoménal.