Anand Nayak
L'aurore des dieux en inde

Comment prie un hindou ? Que signifie pour lui prier ? Lorsqu’il se met en présence de Dieu, il ne se contente pas seulement de prier Dieu, mais de devenir un avec Lui : il baigne dans la gloire de Dieu, participe à la félicité divine ; il sent frissonner dans sa chair et dans son esprit l’énergie divine. Prier, c’est le sens du terme bhakti. Dieu est le Bhagavân, c’est-à-dire le bienheureux, celui qui jouit ; l’homme en prière est bhakta, celui qui prend part à Bhagavân ; la bhakti, c’est toute la relation entre le bhagavan et le bhakta, jouissance jusqu’à l’intime union.

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

Comment prie un hindou ? Que signifie pour lui prier ? Lorsqu’il se met en présence de Dieu, il ne se contente pas seulement de prier Dieu, mais de devenir un avec Lui : il baigne dans la gloire de Dieu, participe à la félicité divine ; il sent frissonner dans sa chair et dans son esprit l’énergie divine. Prier, c’est le sens du terme bhakti. Dieu est le Bhagavân, c’est-à-dire le bienheureux, celui qui jouit ; l’homme en prière est bhakta, celui qui prend part à Bhagavân ; la bhakti, c’est toute la relation entre le bhagavan et le bhakta, jouissance jusqu’à l’intime union.

L’hindouisme vivant, tel qu’on le rencontre dans les rues de l’Inde et dans les familles de ce pays, est la religion de la bhakti. Exprimé dans les tout premiers textes, le sentiment de la bhakti grandira dans l’hindouisme pour éclore en un courant de mysticisme qui envahira toute l’Inde et toutes ses religions. Dans le premier hymne du Rigveda, par une prière adressée à Agni, le Feu, le prêtre ressent une intimité avec ce Dieu, né à l’aurore dans son jardin sur l’autel du sacrifice. Lorsque la création est encore sous l’emprise du sommeil, ces deux amis sont en présence l’un de l’autre, partageant la douce chaleur.

Alors se révèle le mystère des commencements :

À l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres,
Tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte.
Enfermé dans le vide, l’Un, accédant à l’être,
Prit alors naissance par le pouvoir
de la Chaleur.
Il se développa d’abord le désir,
qui fut le premier germe de la pensée.
Cherchant avec réflexion en leurs âmes,
Les Sages trouvèrent dans le non-être
le lien de l’être.

Taittiriyâ Brâhnana 3.7.12 Trad. Louis Renou

L’époque des Brahmana, qui suit celle du Rigveda est marquée par un ritualisme sacrificiel lourd et impersonnel. Cependant, la relation de bhakti, communion avec les dieux et les puissances n’est pas éteinte. Nous trouvons dans ces textes, comme dans le Taittiriya Brahmana ci-dessous, des prières pleines de sentiments religieux. Le sacrificateur demande pardon de tous ses péchés et toutes ses fautes commises contre la loi de la Loi (dharma), loi qui assure le bon ordre universel. Il formule ses prières aux dieux Aditya, Agni et les autres.

Si nous avons commis un acte qui vous irrite,
ô Dieux, ô Divins Aditya,
délivrez-m’en, délivrez-m’en, délivrez-moi
dans la loi de la Loi !

Si par amour de la vie nous avons dit une parole fausse,
ô Dieux, que le Feu domestique me délivre
de ce méfait ! Les erreurs que nous avons commises,
qu’il m’en rende innocent !

En vertu de la Loi existent le Ciel et la Terre,
de la Loi toi-même, ô Sarasvati.
En vertu de la Loi délivrez-moi du mal qui nous atteint,
même commis par un autre !

Celui qui résulte de la parole d’un ami, d’un parent,
de la parole du frère aîné ou du cadet, la faute
que sans le savoir nous avons commise envers les Dieux,
libère-nous-en, ô Connaisseur des choses !

L’erreur que nous avons commise par la parole,
par l’esprit, par les bras, les cuisses,
les genoux, par le membre viril,
qu’Agni nous délivre de cette faute !

Rigveda 10.129 Trad. Louis Renou

La dernière partie des textes rituels des Brâhmana est constituée par les upanishad, enseignement mystique pour la libération de la Loi et de son cycle. Voici une prière qui résume la quête de l’Absolu, le désir profond de celui qui cherche la vérité ultime.

« Fais-moi aller du non-être à l’être ;
« Fais-moi aller de l’obscurité à la lumière ;
« Fais-moi aller de la mort à l’immortalité. »

Bribad âranyaka upanishad 1.3.28 Trad. Emile Sénart

À partir de la Shvetashvatara upanishad, la bhakti s’accentue plus précisément dans l’hindouisme : relation unique avec un dieu unique. Rudra, le dieu terrifiant est prié en ces termes, pleins de douceur et de révérence. Il est appelé Shiva ou l’Apaisé, celui qui tout en étant le puissant maître du monde, habite caché dans les êtres.

10. Mais qu’on sache que la nature est magie et que le grand Seigneur est le magicien, ce monde entier est pénétré de choses qui sont des parcelles de lui.

11. Celui qui régit à lui seul chaque matrice, en qui toutes choses s’unissent et se dissolvent, le maître qui donne des faveurs, quand on l’a discerné, ce dieu adorable, on atteint à jamais l’apaisement.

17. Ce dieu est l’artisan universel, le Soi suprême, il habite perpétuellement dans le cœur des créatures, il est façonné par le cœur, par la pensée, par le sens interne ; ceux qui le connaissent deviennent immortels.

20. II n’est pas possible de voir sa forme, nul ne peut le voir par ses yeux. Ceux qui par le cœur, par le sens interne le connaissent ainsi comme siégeant dans le cœur deviennent immortels.

21. Maint être craintif prend refuge auprès de lui et dit : « Il est non-né », ô Rudra, avec ton visage bienveillant protège-moi à jamais !

22. Ne nous nuis pas dans nos enfants, dans notre descendance, dans nos vies, ni dans notre bétail, ni dans nos chevaux ! En ta colère, ô Rudra, ne frappe pas nos guerriers ! Avec des oblations nous t’invoquons sans cesse.

Dans le texte suivant, la bhakti est fermement installée dans l’hindouisme comme voie de salut. La Bhagavad-gita, chant du Bienheureux Seigneur, n’est qu’un chant de bhakti, communion intime entre le bhagavan Krishna et le bhakta Arjuna. L’amour n’est plus juge par le contenu de l’acte, mais par son intention : une feuille, une fleur, un fruit offert avec dévotion et avec un cœur pur plaît à Dieu plus qu’un sacrifice élaboré et coûteux.

17 Je suis le Père de cet univers, Sa Mère, Son soutien, Son Ancêtre, l’objet de la connaissance, le Purificateur, l’OM (…).

18 (Je suis) le but, le soutien, le Seigneur, le témoin, le séjour, le refuge, l’allié, l’origine, la dissolution, le support, le réceptacle, le germe, l’impérissable.

19 Je donne la chaleur ; Je retiens et Je répands la pluie. Je suis l’Immortalité et aussi la Mort. Je suis l’Être et le Non-être, ô Arjuna.

22 Mais ceux qui pensent à Moi et à nul autre, à ces hommes qui m’honorent, toujours unis à Moi, Je leur procure la possession paisible (de leur but).

23 Même ceux qui, dévots d’autres divinités, offrent avec foi des sacrifices, ô Fils de Kunti, c’est à Moi qu’ils font ces offrandes rituelles non conformes aux règles.

24 Car Je suis, Moi, le seul jouisseur et Maître de tous les sacrifices ; mais ils ne Me reconnaissent pas et c’est pourquoi ils déchoient.

26 Celui qui M’offre avec dévotion une feuille, une fleur, un fruit, de l’eau, Je jouis de ce qui m’est offert avec dévotion et provenant d’un cœur pur.

27 Quoi que tu fasses, que tu manges, que tu offres en sacrifice, que tu donnes, que tu te mortifies, ô Fils de Kunti, fais-le comme un don à Moi.

Bhagavad-Gita Trad. J.M. Rivière

La dévotion inconditionnelle et exclusive atteint son point culminant dans le Bhagavata Puràna, récits antiques sur le Bienheureux Seigneur, un ouvrage datant environ du 10e siècle de notre ère. Tout l’hindouisme, le védique aussi bien que le tardif, est interprété dans ce travail comme un grand courant de la bhakti. Ainsi le sacrifice (yajña) y est traité comme le sacrifice d’amour, le yoga devient bhakti-yoga, la méditation n’est plus pratiquée en se concentrant sur un point quelconque, comme l’enseignait Patanjali, mais sur l’image glorieuse du Bhagavan (Bienheureux).

18 Comme un étang sacré et qui donne du renom à ceux que chantent les saints poèmes ; que l’ascète, en un mot, médite sur toutes les parties à la fois de ce divin corps, jusqu’à ce que son cœur ne s’en détache plus.

19 Qu’avec un cœur pur il médite sur ce Dieu, se le représentant debout ou en marche, assis ou couché, endormi dans le mystère (guhasaya) ou donnant le spectacle de ses œuvres.

Bbagavata Parana 11,29 Trad. Emile Burnouf

La bhakti enseignée par le Bhâgavata Purâna devient dorénavant la norme : toutes les écoles hindoues l’enseignent, la pratiquent et en développent une théologie de l’amour. On commence à distinguer les neuf formes de bhakti : entendre les noms de Bhagavân, les chanter et se les rappeler, servir le Bienheureux, l’adorer et le louer, se faire son esclave, l’aimer comme un ami et s’abandonner complètement à lui seul. Le maître Caitanya (1486-1533), l’un des plus grands théologiens hindous, qui a suscité un grand renouveau de la bhakti au Bengale, prie en ces termes :

Dieu de l’univers Jagannatha, le ne te prie pas pour le pouvoir, la richesse ni l’honneur ; je ne te prie pas non plus de me donner la femme la plus belle du monde ; sois seulement le guide de mon chemin, toi qui es chanté sans cesse par les maîtres antiques !

Dieu de l’univers Jagannatha, brise vite la chaîne des renaissances, cette loi aveugle ; enlève l’immense montagne du péché ; sois seulement le guide de mon chemin, toi qui es le seigneur suprême et immuable pour l’humble et l’orphelin !

Jagannathaashtaka Trad. Anne-Marie Nayak

Le renouveau de la bhakti eut non seulement lieu au Bengale, mais se répandit partout en Inde où l’amour de Dieu fut chanté et proclamé par de nombreux saints-poètes et chanteurs. Voici un poème de Kabir (XVe siècle). Né à Bénarès dans une famille mi-hindoue et mi-musulmane, Kabir chanta la bhakti pour les hindous aussi bien que pour les musulmans :

C’est un jour heureux ! Heureux plus que tous les autres
car mon Bien-aimé est mon hôte aujourd’hui.
Ma chambre est illuminée par sa Présence, ma cour est
radieuse.
Mes désirs perdus dans la contemplation de sa beauté
magnifique, louent son Nom et s’apaisent.
De mes larmes je lave ses pieds. Mon regard fixé sur le
sien, je lui consacre, à lui mon Seigneur, tout ce que
je possède : mon corps, mon âme.
Mon Bien-aimé, mon Trésor, a honoré ma maison. Quel
jour de joie !
Son regard bannit de moi toutes souillures, mon cœur
tressaille de gaîté
Oui, c’est un jour heureux ! Heureux plus que tous les
autres, car mon Bien-aimé est mon hôte aujourd’hui.

La bhakti de Tulsidas (15321623) se concentre sur Rama, l’un des avatars du Bhagavan. Le vide créé par la dépossession de tout attachement et des richesses sera comblé par Dieu qui vient l’habiter. C’est la bhakti la plus pure.

Habite dans le cœur de ceux qui comprennent que toute vertu vient de toi, et qu’ils n’ont en propre que leurs fautes, qui te font confiance en toutes choses et qui ont de l’affection pour ceux qui t’aiment.

Demeure dans l’âme de ceux qui ont tout laissé : castes, richesses, grandeurs et douce maison, pour te faire place dans leur cœur.

Plante ta tente dans le cœur de ceux à qui le ciel, enfer et Délivrance sont indifférents, dès lors qu’ils peuvent Te contempler, Toi, le dieu porteur de l’arc et des flèches, et qui Te sont totalement dévoués en esprit, en actes et en paroles.

Ceux qui ne Te demandent jamais rien, mais T’aiment de tout leur cœur, habite à jamais dans leur âme : c’est là ta vraie Demeure.

La bhakti ne cesse d’inspirer les poètes et les sages jusqu’à nos jours. L’un de nos contemporains, Rabindranath Tagore (1861-1941) nous livre sa beauté dans son ouvrage de grande renommée Gitanjali ou l’Offrande lyrique :

« Jour après jour, ô Seigneur de ma vie, je me tiendrai devant toi face à face.

Les mains jointes, ô Seigneur de tous les mondes, je me tiendrai devant toi face à face.

Sous ton grand ciel, en solitude et silence, d’un humble cœur, je me tiendrai devant toi face à face.

En ce laborieux monde qui est tien, tumultueux de travail et de lutte, au milieu des foules agitées, le me tiendrai devant toi face à face.

Et quand mon œuvre sera terminée en ce monde, ô Roi des rois, seul et muet, le me tiendrai devant toi face à face. »

Kabir Naine salone shyam Hari Trad. Anne-Marie Nayak