Henri Blocher
Genèse et big-bang

Peut-on faire coexister la vision des origines du monde telle qu’elle est décrite dans le livre de la Genèse et les propositions que font les scientifiques ? Peut-on établir un lien entre les six jours de la Bible et les treize milliards d’années, sinon plus, qu’évoquent les chercheurs ? Trois conceptions : fidéiste, concordiste et créationniste, s’y sont employées. Sans y réussir pleinement.

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

Actuellement à la retraite, Henri Blocher est certainement le théologien évangélique français le plus connu et apprécié. Il a été doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine où il a enseigné la théologie systématique. Il a également été responsable du programme de doctorat en théologie au Wheaton College à Chicago pendant la période 2003-2008. Il est le président de l’Association Européenne de Théologiens Évangéliques. Il est l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages spécialisés dont les plus marquants sont « Révélation des origines » ainsi que « Le mal et la croix ».

Peut-on faire coexister la vision des origines du monde telle qu’elle est décrite dans le livre de la Genèse et les propositions que font les scientifiques ? Peut-on établir un lien entre les six jours de la Bible et les treize milliards d’années, sinon plus, qu’évoquent les chercheurs ? Trois conceptions : fidéiste, concordiste et créationniste, s’y sont employées. Sans y réussir pleinement.

Elle n’est pas vaine, la curiosité du commencement. Les modernes, malgré le « choc du futur », rejoignent les anciens à la recherche des racines, et leur intérêt va plus profond qu’une mode « rétro ». La vue qu’on prend des origines du monde et de l’humanité oriente l’interprétation et de nombreux choix, théoriques et pratiques. La raison, si elle doit appréhender, puis gérer, le phénomène, exige d’en atteindre le principe et la constitution.

Seulement, plusieurs modèles sont en compétition. Les premières pages du livre biblique de la Genèse ont informé la conception chrétienne — saint Augustin, par exemple, n’a cessé d’y revenir dans plusieurs ouvrages — et, par son influence, notre civilisation européenne (planétaire !). Impossible, tant qu’on les ignore, d’apprécier plus d’un chef-d’œuvre littéraire ou pictural de notre héritage. Mais la Science, devenue pour tant de nos contemporains la Voie, la Vérité et la Vie (F. Châtelet), fait des propositions d’allure assez différente. Les deux visions s’excluent-elles ou peuvent-elles coexister ? Dans ce dernier cas, sur quel mode et selon quelles articulations ?

Le croyant soucieux de responsabilité intellectuelle ne peut récuser l’autorité ni du modèle tiré de la Genèse, ni de celui qu’édifie la majorité des savants, mais il relève des deux côtés complexités et précarités : l’élaboration du modèle est une entreprise délicate. Les textes de la Genèse, le prologue panoramique (1, 1-2, 3), le récit d’Éden ensuite, qui décrit à nouveau, « en gros plan », la création des premiers humains, et puis rapporte leur fatale rébellion (2, 4-3, 24), ne valent pas seulement comme monument culturel. Bien qu’ils se situent sur le terrain des cosmogonies mythologiques, c’est avec des traits tellement originaux dans la forme et dans le fond ou l’esprit, qu’on ne peut pas les classer dans la même catégorie. Le théologien le plus prestigieux du XXe siècle, Karl Barth de Bâle, a bien su repousser vigoureusement toute assimilation de ces chapitres aux mythes (Dogmatique 111,1). Surtout, les références faites plus loin dans la Bible à ces textes les rendent solidaires de l’ensemble : leur autorité tient ou tombe avec le christianisme. Jésus-Christ lui-même les a cités (Év. selon St. Matthieu 19,4.5) ; il les a tenus pour la Parole de Dieu, l’infaillible révélation du Père. La foi, fondée sur le phénomène christique (ce qu’a été le Christ, sa résurrection, l’expérience chrétienne de l’Esprit, etc.), peut donc faire confiance à l’enseignement de la Genèse. Mais la lecture est chose moins sûre ! Saint Augustin constatait déjà de son temps que certains lisaient littéralement, d’autres non, et il inclinait lui-même en faveur d’une lecture mixte. Les récits ne reposent pas sur des témoignages oculaires : comment ont-ils été composés ? Quel(s) genre(s) littéraire(s) ont-ils emprunté(s) ? Leur originalité rend difficile une réponse très nette, qui requiert une attention minutieuse aux indices de la rédaction hébraïque. Claude Tresmontant (philosophe en Sorbonne) parle judicieusement d’« Apocalypse rétrospective » ; l’Apocalypse de saint Jean a d’ailleurs volontiers repris la symbolique de la Genèse ; or on sait que l’Apocalypse n’est pas le livre de la Bible le plus facile à interpréter. La Genèse dit vrai, mais que dit-elle ?

De même, le croyant soucieux de responsabilité intellectuelle respecte la science, tout en se gardant du scientisme. Il ne peut qu’approuver la démarche scientifique et recevoir les conclusions démontrées. Non seulement il croit que toute vérité vient de Dieu, mais il reconnaît, avec le mathématicien philosophe Alfred North Whitehead, que la méthode scientifique moderne n’a pu naître que dans le berceau de la vision chrétienne du monde : la métaphysique biblique fournit le cadre qui convient à la science (sans lequel celle-ci devient incertaine de ses fondements) ; le statut biblique de la raison donne sa force à la preuve scientifique ; l’attitude inculquée à l’égard du réel, mélange d’audace et d’humilité, d’inventive liberté et de soumission à l’expérience, est celle du savant. L’obscurantisme, mais c’est un reniement de la foi chrétienne ! Que le respect, pourtant, ne tourne pas à l’idolâtrie ! « La science est tout aussi subjective et psychologiquement conditionnée que n’importe quelle autre entreprise humaine » (Einstein). Outre les influences externes, conditionnement historique comme équation personnelle, le rôle des présupposés oblige à dénoncer le mythe de la pure objectivité scientifique. Quant à la reconstitution du plus lointain passé, elle ne se fait qu’à partir de traces, sans assurance que les vestiges retrouvés fassent un échantillon « représentatif » ; la vérification expérimentale n’y est guère possible ; la part de l’extrapolation considérable. Avec des données fragmentaires ou lacunaires, une forte supériorité dans l’ordre de la vraisemblance reste encore loin de la preuve ; ni l’élégance de la théorie ni le consentement de la plupart des chercheurs n’en tiennent lieu. On le voit bien quand une nouvelle découverte bouleverse les lignes… L’existence d’hypothèses rivales, hétérodoxes, même minoritaires, le rappelle aussi : l’excommunication dont elles sont parfois victimes relève davantage du simplisme vulgarisateur ou du fanatisme idéologique que de la prudence scientifique. Autrement dit, on ne peut pas traiter le « modèle » des origines admis par la majorité des savants comme une « vache sacrée ».

Le monde créé en six jours ou en treize milliards d’années…

Ces thèses fondamentales permettent de garder son sang-froid dans l’affrontement de trois conceptions, inégalement répandues, sur le rapport entre les modèles biblique et scientifique. La solution fidéiste attire aisément les intellectuels, et revient à régler la question du rapport en supprimant le rapport ; on l’appelle « fidéiste » parce qu’elle exalte la différence entre la foi (fides) et le savoir au point de les disjoindre absolument. La Genèse parle de six jours et la science de 13 milliards d’années ? Aucun problème : car la Genèse est parole adressée à la foi, et cela ne touche en rien les faits de cosmogénèse. Ou encore : il s’agit d’un message religieux, qui ne concerne pas l’objet de la science. Ou encore : le texte traite de métaphysique, il révèle le sens ; il ne se place pas au plan des phénomènes physiques. La conception concordiste, populaire autrefois, décriée aujourd’hui, garde quelques brillants défenseurs. Elle célèbre la concordance quasi miraculeuse entre le modèle scientifique et la Bible, convenablement interprétée. Pierre Chaunu (La Violence de Dieu, 1978) s’émerveille que le modèle de Gamow, la théorie du big bang, s’accorde parfaitement avec la cosmogonie biblique (alors que les Grecs croyaient le monde éternel, et que le matérialisme y incline, etc.) ; il est prêt à faire couvrir 4 millions d’années par le récit d’Éden, et à identifier Caïn et Abel avec les hommes de Neandertal et sapiens sapiens. Daniel Vernet (La Bible et la science, 1978) maintient la correspondance des jours de Genèse 1 avec les époques géologiques. La troisième théorie, qui revendique le monopole de l’appellation « créationniste » mériterait à notre avis de se nommer anti-scientiste, car elle forge une science de substitution qui remplace la science officielle (anti : à la place de). Peu connue en France, elle est le cheval de bataille, aux États-Unis, de la Creation Research Society, qui regroupe plusieurs centaines de diplômés des disciplines scientifiques (dont nombre de docteurs et quelques professeurs d’université). Attachés à une lecture strictement littérale de la Genèse, ses promoteurs récusent toutes les datations admises, critiquent les méthodes radiométriques ou par fossiles stratigraphiques, et plaident pour une « jeune » Terre (10000 ans). Ils rejettent entièrement la théorie de l’évolution, et ils expliquent tous les phénomènes comme la formation des roches sédimentaires, de la houille et du pétrole, et la distribution des fossiles, par les effets d’un Déluge universel (d’où le qualificatif de néocatastrophiste qu’on peut aussi employer pour leur explication). On formaliserait les relations triangulaires des trois positions en cause : si a est la ratification de la vision scientifique majoritaire, b, la conclusion qu’elle ne se trouve pas (même esquissée) dans la Genèse, et c, la conviction que l’enseignement révélé concerne le domaine des sciences, le fidéisme tient a et b, le concordisme tient a et c, le « créationnisme » anti-scientiste tient b et c.

Aucune des trois conceptions présentées ne s’étudie sans profit ni ne satisfait pleinement. À cause de sa dureté délibérée, de son anticonformisme suicidaire (comme tel, sympathique), le « créationnisme ». anti-scientiste impose la première décision. Il rend le grand service de rappeler la vulnérabilité des théories régnantes, en particulier que le néo-darwinisme est incapable (pour l’instant) de montrer le comment de l’Évolution qu’il postule, par quels mécanismes elle a pu se faire dans le temps supposé — ce que les néo-lamarckiens clament aussi de leur côté. Mais, après examen, ce « créationnisme » ne se relève pas d’une triple faiblesse. Sa critique de la science officielle s’acharne sur les difficultés, les obscurités, les anomalies, mais il y en a partout : il faudrait s’attaquer aux bases, aux arguments majeurs, et cela n’est pas fait (en outre, certains des faits allégués ne sont pas confirmés). Le scénario diluvien, en second lieu, n’est guère plausible ; l’imagination est au pouvoir, et il faut lui faire crédit ! Enfin, la conviction motrice procède d’une lecture de la Genèse assez traditionnelle, certes, mais trop peu attentive au langage des textes et à leur intention.

Le concordisme, lui, adopte une attitude responsable face à la Bible comme aux faits scientifiquement établis ; il préserve l’unité du vrai. Il porte utilement l’attention sur des affinités surprenantes entre les « modèles » scientifique et biblique, et sur l’absence de pseudoscience caractérisée dans la Genèse. Rowland Moss, de la Faculté des sciences de l’université de Salford (Manchester), note sur ce point : « Je trouve tout à fait remarquable que la Bible, bien qu’elle ait été produite à des époques où prévalaient des cosmologies radicalement différentes de la nôtre, soit singulièrement exempte d’énoncés ou d’idées sur le monde naturel qui la lieraient indissolublement aux explications de ces temps-là. Cela ne vaut d’aucun document littéraire d’âge comparable, même, comme c’est le cas de l’épopée de Gilgamesh, lorsque le document présente des ressemblances avec le récit biblique » (Crieff Conference, 1981).

Cependant, le concordisme tend à la projection anachronique de conceptions modernes sur le texte ; il ne considère pas assez la forme littéraire et l’intention de celui-ci. Il opère des rapprochements ou raccordements forcés : si les Jours suivent la chronologie, comment les arbres (IIIe Jour) précèdent-ils la création du Soleil, de la Lune et des étoiles (IVe Jour), ou même les oiseaux (Ve Jour) celle des insectes (VIe Jour) ? Il est plus charitable de ne pas insister sur l’embarras des concordistes à cet endroit.

Le fidéisme, à l’opposé, perçoit mieux la visée propre au texte biblique : « L’intention de l’Écriture sainte est de nous apprendre comment on va au ciel, et non pas comment va le ciel » (Cardinal Baronius). Il tient davantage compte du genre littéraire, encore qu’il en minimise souvent l’originalité et ne mesure pas la force de la polémique biblique contre le mythe. Mais c’est la coupure de principe entre la foi, le message religieux, d’une part, et les faits objectifs, le savoir, d’autre part, qui fausse gravement l’affaire : cette coupure est étrangère à la Bible. Bien pis : elle est contraire au mouvement de l’Incarnation, au propre de la foi biblique et chrétienne qui proclame un Dieu actif dans l’histoire, en pleine réalité physique. Il est bon de distinguer les plans, les « régions » de l’être, mais non de les séparer : elles ne constituent pas un multivers, mais un univers. L’unité de l’Univers et l’ouverture du champ de la réalité à l’action de Dieu, qui, étant « chez lui », n’y intervient pas en étranger, procèdent justement de la création de tout par le Dieu unique ! Le mot d’ordre doit être d’écouter d’abord le message de la Genèse selon son intention propre, religieuse, métaphysique, existentielle… et selon son langage, mais sans restreindre a priori sa portée, et sans abdiquer la responsabilité de la corrélation avec le savoir issu des sciences.

Les quatre premières vérités de la Bible

En fait, l’étude du début de la Genèse fournit peu d’occasions de confrontation directe avec le modèle scientifique courant. La lecture strictement littérale en suscite plusieurs, mais ce sont de faux scandales, car cette lecture ne se justifie pas. Nous estimons établi, par plusieurs indices textuels, que le cadre des Sept Jours, dans le prologue, « a en quelque sorte le caractère d’une parabole » (Claus Westermann). L’auteur ne veut pas dire, littéralement, que le monde a été fait dans ce laps de temps (et il pense encore moins aux âges de la géologie) ; plusieurs lecteurs l’ont d’ailleurs compris avant les temps modernes. Il présente dans l’œuvre créatrice l’archétype de la semaine de travail de l’homme, vivante effigie de Dieu. En outre, il déploie, plutôt que la succession chronologique du créer, l’articulation logique du créé. Cela ressort des symétries qu’il a construites, admirablement raffinées, et du jeu sur les nombres symboliques 10, 3, et surtout 7 : dix fois le verbe « faire » et « Dieu dit » (de ces dix paroles, trois concernant l’homme et sept le reste des créatures) ; sept fois « et il en fut ainsi » ; sept fois « Dieu vit que bon » ; sept fois une parole subséquente est rapportée (ces diverses séries indépendantes) ; sont multiples de sept le nombre des mentions de « Terre », de « Dieu », des mots du premier paragraphe (1, 1-2), du septième (2, 1-3), et du total (1,1 à 2,3). Du récit d’Éden, ensuite, la naïveté pittoresque ne doit pas davantage faire illusion : c’est du grand art ! La construction est également symétrique, et les nombreux jeux de mots systématiquement mis en œuvre dans l’hébreu montrent que l’auteur glissait sous la narration sa doctrine mûrement réfléchie, en jouant des doubles sens et des symbolismes associés aux images. Nous maintenons, en résultat de l’exégèse, l’historicité de la référence fondamentale (comme dans beaucoup de paraboles du Christ et de visions de l’Apocalypse), mais revêtue de figures. Ainsi compris, les chapitres laissent ouverte la question des modalités de la création divine : par irruptions spéciales engendrant les espèces nouvelles, ou par le moyen d’une évolution continue (il faut être métaphysiquement myope pour ne pas voir que Dieu est aussi indispensable dans un cas que dans l’autre), ou, plus probablement, par une combinaison des deux [1]. Un exégète aussi orthodoxe que l’anglican Derek F. Kidner l’a discerné. Une intervention spéciale nous paraît nécessaire pour l’insufflation de l’esprit en l’homme, et les correspondances avec les schémas de l’anthropogénèse scientifique ne sont pas entièrement élucidées ; mais on peut envisager des hypothèses assez plausibles à ce sujet pour que les difficultés qui restent ne pèsent pas trop lourd au croyant !

Le message, à recueillir d’abord, des premières pages de la Bible, est, lui, tout à fait assuré. On peut, en conclusion, le résumer sous quatre points « cardinaux ». « Au commencement, Dieu créa… » : la Création est la première vérité, qui unifie l’Univers et le dédivinise, dans la dépendance d’un Dieu, qui est, en se distinguant du monde, pleinement personnel. « Dieu sépara », il fit les créatures chacune « selon sa sorte », il les disposa en « armée » (métaphore de l’organisation : c’est une armée qui ne combat pas mais qui défile) : vérité de la distinction. Dieu créa l’humanité le VIe Jour, jour des animaux, mais « en son image », du limon de la terre, mais en insufflant l’esprit : vérité de la double appartenance de l’homme, terrien, animal parmi les animaux, et qui pourtant transcende le fini, qui désire au-delà, qui veut l’éternité, que son Créateur appelle à sa communion. L’homme a mangé du fruit de « la connaissance (ou détermination) du bien et mal », il a prétendu (traduisons) à l’autonomie quasi divine, et il s’est fait ennemi de Dieu, il s’est voué à la mort, il est tombé sous l’empire de la mort : vérité du mal comme étranger à la création, étranger à l’être, perversion historiquement introduite par la liberté. Les trois premières vérités sont celles qui fondent la possibilité de la science. Avec la quatrième, on s’enfonce plus loin, jusqu’au cœur de l’existence : si durement qu’elle accuse, elle fonde la possibilité de l’espérance, puisque le mal historiquement introduit par la liberté pourra être défait historiquement par une autre liberté. Ceci n’est pas, comme disait Kipling, une autre histoire, mais la suite de l’histoire (dont la Genèse est solidaire), c’est l’Évangile !

[1] L’objection : « L’Évolution n’est pas l’œuvre d’un ingénieur mais un bricolage permanent » nous fait sourire. Anthropomorphisme typique qui considère l’image du polytechnicien plus digne de Dieu que celle du bricoleur ! Si le bricolage est en l’occurrence la solution la plus économique, nous admirerons la supériorité de la sagesse divine dans ce choix !