Ravi Ravindra
Le but du yoga : et ce qui y fait obstacle

Traduction libre Dans les Yoga Sutras 2.2, le sage indien Patanjali déclare que la pratique du yoga a pour but de cultiver le samadhi et d’affaiblir les kleshas (entraves ou obstacles). Les entraves (kleshas) sont l’ignorance (avidya), le sentiment d’un moi séparé (asmita), l’attraction (raga), l’aversion (dvesha) et l’attachement au statu quo (abhinivesha). Une leçon commune […]

Traduction libre

Dans les Yoga Sutras 2.2, le sage indien Patanjali déclare que la pratique du yoga a pour but de cultiver le samadhi et d’affaiblir les kleshas (entraves ou obstacles). Les entraves (kleshas) sont l’ignorance (avidya), le sentiment d’un moi séparé (asmita), l’attraction (raga), l’aversion (dvesha) et l’attachement au statu quo (abhinivesha).

Une leçon commune à toutes les écritures et à tous les enseignements des sages est que si je reste comme je suis, je ne peux pas accéder à la Vérité, au Réel ou à Dieu. Une transformation radicale de l’ensemble de mon être est nécessaire. Et l’une des conditions fondamentales de cette transformation est la libération de mon moi habituel, conditionné par toutes les forces sociales mues par la peur et le désir découlant de l’égocentrisme. Le Christ a dit : « Celui qui veut me suivre doit abandonner son moi » (Matthieu 16:24). Dans les Yoga Sutras 3.3, on peut lire : « Le samadhi est l’état où le moi n’est pas, où l’on n’a conscience que de l’objet de la méditation ».

Le samadhi est un état dans lequel le « je » n’existe pas séparément de l’objet de l’attention. C’est un état de dépouillement de soi, l’état que le bouddhisme appelle akinchan, un état de liberté par rapport à soi-même ou une liberté par rapport à l’égoïsme. Il n’y a pas d’observateur séparé de l’observé, pas de sujet séparé de l’objet. Le samadhi est un état de conscience dans lequel l’attention est constante et non fluctuante, de sorte que la vision, le voyant et le vu se fondent en un tout unique et ordonné. En samadhi, la vision est dépourvue de subjectivité. Dans l’état de samadhi, l’attention est libérée de toutes les contraintes et de toutes les fonctions. Dans cet état, l’attention n’est conditionnée par aucun objet, même subtil, comme les idées et les sentiments. Seule la connaissance acquise dans de tels états de conscience peut être qualifiée d’objective au sens propre du terme ; sinon, elle est plus ou moins subjective.

Avidya (l’ignorance) est la cause de tous les autres obstacles ; elle est définie comme « voir l’éphémère comme éternel, l’impur comme pur, l’insatisfaction comme plaisir, le non-soi comme le soi ». (Yoga Sutras 2.5). Au cœur des traditions spirituelles indiennes, le « koham ? » (« Qui suis-je ? ») est considéré comme la question fondamentale, car en général nous nous identifions au non-Soi et le prenons pour le Soi. Selon tous les sages de l’Inde, la source fondamentale de notre situation difficile est l’ignorance de notre véritable nature. Tout le reste en découle. « Avijja parmam malam » (« l’ignorance est le plus grand défaut ») est une remarque du Bouddha dans le Dhammapada. Dans l’ignorance, nous confondons l’éphémère avec l’éternel, l’insatisfaisant avec le satisfaisant, et le non-soi avec le soi. Cela conduit à l’illusion, au conflit et à la souffrance, dont le but du yoga est de se libérer.

Puisque la cause première du problème est l’ignorance, la solution est naturellement la connaissance réelle (jnana, est apparenté et similaire au sens du mot français gnose). Cette connaissance est d’une nature radicalement différente de la connaissance scientifique, philosophique ou scripturale. Il existe plusieurs autres mots pour désigner ce type particulier de connaissance : vidya (voir, est apparenté au français vidéo) ; bodhi (budh, la racine de ce mot, est la même que celle de Bouddha, qui signifie éveillé et perspicace) ; prajna (insight). Cette perception perspicace et directe n’est possible que lorsque l’esprit est en samadhi. Lorsque les obstacles à l’état de samadhi sont éliminés, il en résulte une véritable perception de la nature de la réalité.

La première conséquence de l’avidya est l’asmita, qui se définit comme la mauvaise identification du pouvoir de voir avec ce qui est vu (Yoga Sutras 2.6). Asmita est l’illusion que je suis un moi séparé, isolé du Tout, avec mes propres projets égocentriques.

Asmita signifie littéralement « je suis ceci » ou « je suis cela », séparant ainsi le petit moi du vaste réservoir de l’Être, de Brahman (littéralement, l’Immensité). Le Soi dit « JE SUIS » — comme dans les grandes paroles du Christ lorsqu’il est en état d’unité avec Dieu (dont le nom est « JE SUIS », selon l’Exode 3:14). « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14:6). L’ego dit « je suis ceci » ou « je suis cela », ne s’attachant ainsi qu’à une petite partie de l’Immensité.

L’asmita est le résultat de la mauvaise identification du pouvoir de voir, qui est purusha (ou atman), avec ce qui est vu, à savoir le corps-esprit. Le moi isolé considère le véhicule (corps-esprit) comme le vrai moi. C’est en passant d’asmita (je suis ceci) à soham (je suis), d’un soi limité au Soi, de l’identification au corps-esprit à l’unité avec purusha, que l’on découvre l’ordre juste. La vision qui en résulte est naturellement pleine de vérité, d’amour et de joie.

Se libérer de notre attachement au petit moi, ou à l’ego, ne signifie pas être contre lui. L’ego a aussi sa place ; il peut être un bon instrument lorsqu’il est au service du Soi. L’ego peut être un bon serviteur, mais le désastre survient lorsqu’il devient le maître. Lorsque je ne suis pas connecté au Soi ou au vrai Je, l’ego prend le dessus. Comme le dit un classique chinois, « lorsque le lion s’éloigne de la montagne, le singe devient le roi ». Le subtil changement de sens d’asmita, du sanskrit, où il est proche de l’affirmation de soi, à l’hindi, où il est proche de la confiance en soi, nous rappelle la nécessité de trouver la juste place de l’ego.

Les autres obstacles sont raga et dvesha. Raga est l’attachement au plaisir ; dvesha est l’attachement à la souffrance. La tendance naturelle à vouloir revivre des expériences agréables est compréhensible, mais il est particulièrement étrange que nous soyons plus attachés à notre souffrance qu’à notre plaisir. Les moments d’humiliation ou les situations dans lesquelles nous avons été ridiculisés ou nous sommes sentis petits nous reviennent beaucoup plus souvent et avec une force émotionnelle plus grande que les moments où nous avons été admirés ou considérés. Les expériences de souffrance, en particulier la souffrance psychologique, creusent des sillons profonds dans notre psyché, attirant fréquemment et mécaniquement l’attention sur elles. Les nations peuvent être attachées à leurs humiliations et souffrances passées, perpétuant un sentiment de victimisation de génération en génération. Il n’est pas étonnant que, parmi de nombreuses autres définitions du yoga dans la Bhagavad Gita, Krishna dise qu’il s’agit de « rompre le lien avec la souffrance » (Bhagavad Gita 6.23).

Se libérer de tout le domaine de l’amour et de l’aversion, du plaisir et de la douleur, est une très grande liberté. Nous faisons alors ce qui doit être fait, que cela nous plaise ou non. On peut dire que toute la signification du symbole exquis de la croix pour un chrétien sérieux réside précisément dans ceci : même si quelque chose est désagréable ou déplaisant ou produira de la douleur, si c’est nécessaire selon une compréhension supérieure, alors on acceptera la souffrance intentionnellement et on se soumettra à l’action juste. L’exemple le plus frappant est celui du Christ lui-même. La veille de sa crucifixion, il a prié Dieu dans le jardin de Gethsémani : « Père, toutes choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe ! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (Marc 14:36).

Un autre obstacle au samadhi est abhinivesha. On traduit parfois ce terme par le souhait de continuer à vivre, mais il s’agit plutôt d’un souhait de préserver le statu quo. Abhinivesha est ce que l’on appelle techniquement l’inertie en physique, comme dans la première loi du mouvement de Newton (également appelée loi de l’inertie), selon laquelle un corps continue dans un état de repos ou de mouvement en ligne droite à moins qu’une force extérieure n’agisse sur lui. Abhinivesha est le souhait de continuité de tout état et de toute situation parce qu’ils sont connus. Nous craignons l’inconnu, et donc le changement, qui peut conduire à l’inconnu. En fait, cette peur résulte d’un attachement au connu, car comment l’inconnu, s’il est vraiment inconnu, peut-il produire de la peur ou du plaisir ?

Dans le Phédon de Platon, il y a une scène où l’on fait boire de la ciguë à Socrate, et il est sur le point de mourir. Certains de ses disciples sont naturellement très tristes et pleurent. Socrate leur dit : « Vous vous comportez comme si vous saviez ce qui se passe après la mort. Et en plus, comme si vous saviez que ce qui se passe après la mort est pire que ce qui se passe avant la mort. Quant à moi, puisque je ne sais pas, je suis libre ».

Se libérer de l’abhinivesha, du désir de perpétrer le connu, c’est mourir à soi-même, ou mourir au monde, ou se libérer de soi-même, comme nous l’avons mentionné plus haut. Les sages ont souvent dit que ce n’est que lorsque nous sommes prêts et capables de mourir à notre ancien moi que nous pouvons naître à une nouvelle vision et à une nouvelle vie. Saint Paul a fait une remarque pertinente : « Je meurs chaque jour » (1 Corinthiens 15:31). Un ancien maître soufi, dont la littérature sacrée se fait l’écho, a dit en substance : « Si tu meurs avant de mourir, alors tu ne meurs pas quand tu meurs ».

Ce qu’il faut, c’est mourir à l’ancien moi pour permettre une nouvelle naissance, une naissance spirituelle. Mourir au quotidien est une pratique spirituelle, une sorte d’innocence retrouvée, ce qui est très différent de l’ignorance, mais s’apparente à l’ouverture et à l’humilité. Il s’agit d’une inconnaissance active, qui n’est pas acquise, mais qui doit être renouvelée sans cesse. Toute méditation sérieuse est une pratique de mort au moi ordinaire. Si nous nous permettons le luxe de ne pas savoir, et si nous ne sommes pas complètement imbus de nous-mêmes, nous pouvons entendre les murmures subtils qui se cachent sous les bruits du monde extérieur et intérieur. Un grand sage, Sri Anirvan, a dit que le monde entier est comme un grand bazar dans lequel tout le monde crie à tue-tête pour faire son petit marché. La reconnaissance de ce fait peut nous inviter à une véritable métanoïa, à un retournement, à une nouvelle façon d’être. Sinon, l’abhinivesha, le souhait qui maintient le statu quo, persiste.

Ce désir de continuité est enraciné dans une recherche de sécurité et de permanence. Abhinivesha, le désir de s’accrocher au passé, nous maintient dans l’élan du temps. Être présent d’instant en instant exige de se libérer d’abhinivesha, et cette liberté nous amène à une présence rayonnante où nous pouvons être libérés de la peur de mourir ou de vivre.

Patanjali dit : « Ces kleshas subtils peuvent être surmontés par pratiprasava — l’inversion du flux naturel et le retour à la source. Leurs effets peuvent être réduits par la méditation » (Yoga Sutras 2.10-11). Pratiprasava, l’inversion du flux naturel, est nécessaire. Puisque la tendance habituelle de l’ensemble de la création (donc aussi de notre esprit) est vers l’extérieur, pour se diriger vers le centre, il faut un renversement, un retournement, une métanoïa.

La pratique spirituelle du yoga, bien qu’opposée à la nature inférieure (ou animale) de l’être humain, est en harmonie avec notre nature supérieure (ou spirituelle). Ce que nous considérons ordinairement comme naturel est ce qui est routinier et habituel pour nous. Nos postures, pensées et sentiments habituels et automatiques sont des manifestations de notre état de conscience ordinaire, d’un état de sommeil ou de mécanicité. Grâce à une étude impartiale de soi (svadhyaya), nous prenons conscience de l’énorme force de ces tendances, contre lesquelles nous devons lutter dans le cadre de l’autodiscipline (tapas). Nous pouvons apprécier la force des tendances de notre nature ordinaire inférieure pendant la méditation, lorsque la nature distraite de notre esprit, qui court après une association puis une autre, est évidente. En persistant dans la pratique (abhyasa), nous pouvons progressivement acquérir une attitude de détachement (vairagya) à l’égard de ces distractions. En nous identifiant de moins en moins à ces tendances, en réalisant qu’elles ne représentent pas notre véritable identité, nous pouvons nous en libérer de plus en plus. La force des kleshas peut diminuer dans la méditation lorsque nous pratiquons la mort à notre moi ordinaire, habituel, et que nous nous orientons vers des aspects plus profonds de notre être.


Ravi Ravindra, Professeur émérite à l’Université Dalhousie à Halifax, en Nouvelle-Écosse, il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment The Pilgrim Soul : A Path to the Sacred Transcending World Religions; The Gospel of John in the Light of Indian Mysticism (initialement publié sous le titre The Yoga of the Christ); et plus récemment, The Bhagavad Gita : A Guide to Navigating the Battle of Life (chroniqué dans Quest, automne 2017) et le récent ouvrage autobiographique : Blessed by Mysterious Grace: The Journey of a Pilgrim (2023).

Texte original : https://www.theosophical.org/publications/quest-magazine/4997-the-purpose-of-yoga-and-what-stands-in-the-way