David Bohm
Le déploiement de l’image du soi-monde

Traduction libre d’un entretien de 1987 Dans la conversation qui suit, Bohm : explore la manière dont les valeurs implicites et les hypothèses constituent activement l’image que nous avons de nous-mêmes et l’image que nous avons du monde. Normalement, les hypothèses et les valeurs ne se présentent pas comme telles dans notre expérience ; elles apparaissent simplement […]

Traduction libre d’un entretien de 1987

Dans la conversation qui suit, Bohm : explore la manière dont les valeurs implicites et les hypothèses constituent activement l’image que nous avons de nous-mêmes et l’image que nous avons du monde. Normalement, les hypothèses et les valeurs ne se présentent pas comme telles dans notre expérience ; elles apparaissent simplement comme « la façon dont les choses sont » et « la façon dont les choses doivent être ». Ainsi non examinées, les valeurs et les hypothèses ont tendance à générer des con?its alimentés par une grande énergie « soma-signi?catif », en particulier lorsque des questions de valeur suprême sont en jeu.

La solution logique à ce problème — reconnaître les limites de nos hypothèses et les modifier en conséquence — implique généralement une structure d’expérience dans laquelle « j’examine » une certaine partie de « moi » (dans ce cas, mes valeurs et mes hypothèses). La difficulté de cette approche, suggère Bohm, est que le « je » qui observe ostensiblement les valeurs est lui-même subtilement infecté par ces mêmes valeurs. Tout changement survenant au cours de ce processus est susceptible d’être limité, modifiant, mais laissant intacte la nature essentielle des valeurs en question. Par conséquent, les injonctions éthiques, issues d’un réservoir de mœurs culturelles et se manifestant à travers le « je », peuvent recon?gure ou supprimer un comportement, mais rarement le changer à un niveau fondamental.

En guise d’alternative à ce mode réflexif d’auto-observation enraciné, Bohm : souligne que nous avons recours au corps en tant que manifestation immédiate du mouvement réel des valeurs et des hypothèses. C’est par le corps que nous pouvons faire l’expérience des valeurs et des hypothèses en tant que processus concrets, plutôt qu’en tant qu’idées purement abstraites. Nous découvrons ainsi, comme un exemple très intime de soma-signi?catif, que l’aspect conceptuel d’une valeur ou d’une hypothèse est inextricablement lié à l’activité neurophysiologique. De ce point de vue, l’information affichée dans le corps peut être considérée comme un pont entre la nature collective « implicite » de la société et la nature individuelle « explicite » du moi.

Cette approche de l’expérience — dans laquelle la nature symbiotique de l’idée et de l’énergie est suspendue et affichée dans l’ensemble de l’organisme, plutôt que dans « l’esprit » seulement — a le potentiel d’engendrer la proprioception. En règle générale, la proprioception fait référence à la capacité du corps à comprendre instantanément et à orienter son propre mouvement de manière cohérente. Cependant, selon Bohm, notre processus de pensée n’a pas la capacité de saisir l’ensemble de sa propre activité, en grande partie parce qu’il ne reconnaît pas son inséparabilité d’avec les schémas énergétiques qui nous motivent au quotidien. Mais par la suspension et l’affichage des valeurs et des hypothèses, nous pouvons arriver au seuil d’un nouveau mode de conscience proprioceptive dans lequel les con?its de l’injonction socioculturelle et les limites du « je » observant le « moi » sont résolus à un niveau fondamental.

***

Nichol : En essayant de comprendre la nature du soi, il semble que l’on puisse dépenser beaucoup de temps et d’énergie, tout en commettant des erreurs fondamentales en matière d’observation.

Bohm : Oui. Vous voyez, tout le domaine est très trompeur. Les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Les structures sont très différentes de ce qu’elles semblent être. Par exemple, l’une des hypothèses de base que nous faisons est que l’on peut regarder l’esprit comme si l’on était un observateur séparé, regardant quelque chose de différent, comme, par exemple, je peux regarder la chaise et voir que ma pensée est une chose et que la chaise en est une autre. La chaise est indépendante de ma pensée, et ma pensée peut se mouvoir indépendamment de la chaise. Nous pouvons faire une supposition similaire lorsque nous observons nos propres processus internes, mais ce n’est pas vrai. Notre pensée affecte profondément l’émotion et tout l’état du corps, qui à son tour affecte profondément la pensée dans un cycle, une boucle de rétroaction qui tend à se renforcer. C’est l’une des erreurs fondamentales. Si vous partez d’une fausse hypothèse, toute votre recherche risque d’aggraver les choses et d’ajouter des complications à celles qui existent déjà. Il existe de nombreuses fausses hypothèses de ce type dans notre contexte socioculturel.

Voyez-vous, si l’hypothèse de la séparation de l’observateur et de l’observé était correcte (ce qui n’est pas le cas), il serait logique de projeter, de trouver quel est le problème et d’essayer d’obtenir un résultat désiré en tant que but. Dans une telle approche, qui convient, par exemple, aux affaires pratiques, vous pouvez changer votre objectif grâce à une meilleure compréhension, mais l’idée de base d’avoir une sorte d’objectif pour vous guider est toujours présente. En revanche, en ce qui concerne notre esprit, cette approche peut être totalement déplacée parce qu’il n’y a pas de séparation du type de celle qui a été supposée. Le but que vous projetez est donc une fantaisie, avec des caractéristiques arbitraires de certaines idées que vous essayez simplement d’imposer en plus de la confusion qui est déjà là, et à propos de laquelle vous ne faites rien, en fait.

Nichol : Il semble qu’une partie de la dif?culté réside dans le fait que nous pouvons lire ou entendre ceci et qu’à certains égards, ceci semble tout à fait clair. Nous supposons alors que nous pouvons passer à des questions plus importantes, mais sans avoir vraiment abordé la question fondamentale de la manière dont nous nous observons nous-mêmes.

Bohm : Oui, il n’est pas facile d’y voir clair, vous voyez, parce que nous sommes pris dans l’engrenage. On peut dire que l’un des problèmes est que nous pouvons avoir un insight à cette question à un certain niveau, mais qu’il y a toujours le problème de la distraction. À ce propos, j’ai un ami qui étudiait les jeunes enfants. On a cru, sur la base des travaux de Piaget, que les enfants apprenaient certains concepts, comme la conservation de l’eau, à un certain âge. Mais mon ami a montré que cet apprentissage est lié à la fonction des facteurs de distraction. Si l’on peut réduire les facteurs de distraction, l’enfant peut l’apprendre beaucoup plus tôt. Et si vous augmentez les facteurs de distraction, il peut y avoir des retards. En d’autres termes, l’attention est nécessaire pour apprendre, et les facteurs de distraction peuvent attirer l’attention ailleurs. De même, au niveau intellectuel, vous pouvez voir assez clairement que le problème dont nous parlons ici est celui de l’observateur et de l’observé, mais lorsque le moment est venu de regarder dans un autre contexte, il y a beaucoup de facteurs de distraction. L’un d’entre eux est la capacité de l’esprit à créer des images très puissantes, vives et convaincantes qui sont ressenties comme réelles, en particulier lorsqu’elles se déplacent très rapidement. Ainsi, si nous prenons un téléviseur et qu’une sonnerie de téléphone retentit, lorsque nous regardons l’image et que nous voyons un téléphone, nous ressentons cette sonnerie de téléphone dans l’image bien qu’il n’y ait pas de téléphone, qu’il n’y ait rien d’autre que des points lumineux. En revanche, si la sonnerie ne semble pas cohérente — par exemple, si personne ne répond — nous pouvons penser qu’il s’agit du téléphone de la pièce voisine et en faire l’expérience. La façon dont nous faisons l’expérience dépend donc de l’attribution.

Une propriété fondamentale de la pensée est d’attribuer une qualité ou une propriété à quelque chose. Elle est alors ressentie comme intrinsèque à cette chose, n’est-ce pas ? Je suggère donc qu’une fois l’hypothèse de l’observateur et de l’observé établie, l’esprit peut créer l’image d’un observateur regardant l’observé, comme c’est le cas avec le téléviseur. Un homme pourrait regarder quelque chose et on pourrait dire qu’il y a l’observateur et qu’il y a l’observé — mais il ne se passe rien du tout de cette nature. De même, dans l’esprit, il semble y avoir l’observateur et l’observé, et diverses petites choses indiquant cette combinaison. La pensée attribue l’ensemble du processus à l’observateur qui regarde l’observé, et qui dit que la pensée vient du penseur. Ce qui se passe en réalité, c’est que la pensée crée l’image du penseur, puis attribue son origine à cette image. La pensée se comporte alors comme si elle était produite par un penseur, mais en fait, la pensée produit une image qu’elle appelle le penseur et s’attribue à lui. Le penseur et la pensée, l’observé et l’observateur ne sont que des phases différentes d’une seule chose, d’un seul processus. Par conséquent, alors qu’une personne pense, très souvent tacitement et implicitement sans savoir qu’elle pense, tout cela est attribué à un penseur, ce qui lui confère une grande autorité.

Nichol : Il semble que cette séparation soit bien cachée.

Bohm : Ce qui est dissimulé, c’est la véritable nature de l’ensemble du processus. En réalité, il n’y a pas de séparation réelle, mais la séparation supposée est attribuée à une image, et l’expérience qui en résulte est considérée comme la preuve de l’existence d’une séparation réelle. En d’autres termes, l’image est vécue comme si elle était réelle, ce qui est considéré comme la preuve que l’hypothèse est correcte. Cela fait partie de la manière dont la nature réelle du processus est dissimulée.

Nichol : Tout ce que vous décrivez est généralement un processus inconscient.

Bohm : Nous l’appellerons inconscient, implicite, tacite. La pensée sous-jacente est implicite.

Nichol : Si ce processus d’obscurcissement est implicite ou inconscient, il semble qu’il faille quelque chose de plus qu’une réflexion consciente et analytique pour révéler la dynamique réelle.

Bohm : Oui. Vous pouvez dire consciemment, rationnellement et logiquement que c’est le cas, mais si tout votre sentiment, toute votre expérience et toute votre sensation vous disent le contraire, vous ne pouvez pas en être profondément convaincu, n’est-ce pas ?

Nichol : Il y a donc deux choses qui se passent — une reconnaissance intellectuelle que quelque chose peut fonctionner d’une certaine manière, mais en même temps, un ensemble plus profond de sensations et d’expériences indiquant apparemment quelque chose de très différent.

Bohm : Nous ne dirions pas nécessairement plus profond, mais différent. Il s’agit d’un ensemble d’expériences qui ne sont pas en accord avec vos conclusions intellectuelles, même si celles-ci sont probablement justes ; vous avez probablement eu une véritable intuition intellectuelle à ce niveau. Il ne faut donc pas décrier l’intellect ou dire qu’il n’a jamais de valeur dans ce contexte.

Nichol : Au lieu de considérer la contradiction que vous venez de décrire comme une difficulté supplémentaire, peut-être que cette contradiction, correctement prise en compte, pourrait en fait conduire à une compréhension plus profonde de l’ensemble du processus.

Bohm : Oui, il faut prêter attention à cette contradiction — c’est tout à fait exact. La question est alors de savoir comment. Car tout ce processus de dissimulation et de tromperie est en cours. Il y a un « spectacle » constant, qui implique que tout cela est réel, et que les choses intellectuelles ne le sont pas. Par exemple, la personne peut dire : « Je ne suis pas un intellectuel, ce n’est qu’un tas d’idées. Mon véritable sentiment est que c’est l’inverse ». Et « Je n’adhère pas à cet intellectualisme », donc j’ignore tout ce que vous dites, n’est-ce pas ? Ce que je voulais dire, c’est que ce sentiment instinctif est trompeur. Il y a de vrais sentiments profonds, vous savez, vous pouvez avoir toutes sortes de réponses si quelqu’un de proche meurt, ou si vous regardez la nature, en voyant la beauté et ainsi de suite. Mais je dis aussi qu’il y a des sentiments qui semblent profonds, mais qui ne le sont pas, parce qu’ils sont produits par la pensée.

Nichol : Mais ils ont tous les attributs de ces sentiments.

Bohm : Ils n’ont pas tous les attributs, sinon nous ne pourrions jamais nous en sortir. Mais ils ont suffisamment d’attributs pour s’en sortir, pour être acceptés par nous comme réels. Il s’agit maintenant d’être capable de voir que c’est ce qui se passe — que nous produisons des sentiments à partir de la pensée. Tout le monde sait que l’on peut susciter des sentiments par des cris, des clameurs, des marches, des chants, des rassemblements politiques, etc. Il est bien connu que l’on peut ainsi susciter des sentiments, essentiellement par des actions dirigées par la pensée, de sorte qu’une telle réaction n’a rien de surprenant. Qu’en est-il de ce type de sentiment par rapport aux sentiments profonds ? Au moment où cela se produit, une personne peut ne pas être en mesure de faire la différence. Vous avez une foule qui crie et hurle et un grand leader devant elle qui crie et hurle, qui la conduit et l’encourage, et ainsi de suite. Cela établit donc le principe selon lequel les sentiments peuvent être produits arti?ciellement. Mais ce dont je parlais est beaucoup plus courant que cela. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à un démagogue ou à un ensemble inhabituel de cris, de hurlements et de pleurs pour y parvenir. Il suffit de remarquer que la signification d’une pensée tend à se traduire en termes de sentiments dans tout le corps.

Pour le démontrer, on peut prendre le cas de la colère. C’est un sentiment qui n’est pas aussi difficile à observer que la peur ou le plaisir — des sentiments de plaisir trompeurs — qui, comme vous le savez, peuvent également être produits par la pensée, une pensée séduisante. Vous voyez, une personne peut d’abord avoir un accès de colère, puis se calmer — elle se calme, mais c’est toujours là. Vous pouvez la mettre en suspens parce que quelque chose de plus important se présente, mais elle est toujours là, prête à surgir. Je vous suggère de l’évoquer volontairement en essayant de trouver les mots qui expriment la raison de votre colère. Ainsi, vous pouvez dire : « Je suis en colère, et j’ai de bonnes raisons parce qu’il a fait ceci et cela ». Vous constaterez que vous êtes de plus en plus en colère. Habituellement, vous direz : « Je ne devrais pas me mettre en colère, alors je ferais mieux d’arrêter. » Mais maintenant, nous allons utiliser cela à dessein, non pas pour nous mettre en colère, parce que nous allons suspendre les sentiments de colère, ni en les arrêtant, ni en les laissant sortir. Est-ce que ce que je veux dire est clair ?

Nichol : Oui, mais il y a quelques dif?cultés à suspendre.

Bohm : Eh bien, vous voyez, ce n’est pas fait dans le feu de l’action de votre colère initiale, mais vous ne l’appelez pas pour vous débarrasser de vos sentiments de colère. Votre première impulsion pourrait être d’essayer d’insulter la personne et de faire quelque chose, et auparavant, vous auriez même pu frapper la personne. Aujourd’hui, vous ne faites rien de tout cela, mais vous laissez les sentiments s’exprimer et vous observez ce qui se passe. Nous considérons cela comme une sorte de test de démonstration du processus, vous comprenez ? Vous verrez alors ces sentiments de colère qui produisent une tension dans le plexus solaire, le ventre et la poitrine, et affectent votre respiration, votre rythme cardiaque et toutes sortes de choses. Vous pourrez voir une sorte de mouvement de réponses dans tout le corps, comme une tension de la mâchoire, du cou.

Nichol : Même si l’on attend un peu au-delà du feu de l’action, une très forte résistance se fait jour pour reconnaître que l’on se trouve réellement dans cet état.

Bohm : Oui, cela fait partie de notre conditionnement socioculturel, qui dit qu’il ne faut pas être en colère. Et non seulement cela, mais vous avez vous-même vu par une pensée claire que cela vous égare. Vous voyez, la raison et la société… tout vous dit qu’il ne faut pas se mettre en colère. Il y a là une grave erreur. Bien sûr, il est vrai qu’il ne faut pas se mettre en colère, ne serait-ce que parce que c’est très destructeur pour vos intérêts profonds. Mais la tentative de dire qu’il ne faut pas se mettre en colère n’affecte tout simplement pas la colère, c’est imposer un autre schéma en plus de la colère. Cela apparaîtra au fur et à mesure, mais le premier point est de réaliser qu’une telle résistance est fausse et que cette fausseté apparaîtra au fur et à mesure que nous suivons ce processus et que nous y prêtons attention.

Nichol : La fausseté du jugement socioculturel et personnel.

Bohm : Oui. C’est très épineux, parce qu’à certains égards, le jugement semble juste. Mais il contient une fausseté fondamentale, plus profonde. Nous devons également prêter attention à notre tendance à dire : « Je ne devrais pas être en colère, je dois cesser d’être en colère », et nous verrons que cela aussi doit être suspendu. Au cours de ce processus, on commencera à ressentir certains sentiments, d’abord peut-être très faiblement à cause de toute la résistance, puis plus fortement — vous verrez le jeu de ces sentiments dans le corps, parce que l’action est en train d’être suspendue. Si vous faisiez quelque chose, vous ne remarqueriez plus ces sentiments. Si vous alliez frapper quelqu’un, lui donner un coup de poing dans le nez, l’insulter ou tenter de réparer votre colère, vous vous sentiriez momentanément beaucoup mieux, car la tension disparaîtrait (jusqu’à ce que l’autre personne riposte de la même manière). Mais maintenant que l’action est suspendue, vous pouvez voir que les mots évoquent les sentiments, et vous aurez l’impression qu’il existe une sorte de lien mécanique entre les mots et les sentiments.

Par exemple, vous pouvez trouver les mots suivants : « Il n’aurait pas dû faire cela ; il ne devrait pas me traiter de cette façon ; il n’a pas d’égards pour moi, il fait toujours cela ; il ne tient jamais compte de mes droits. Ce n’est pas la première fois ». Vous pouvez donc remarquer que les sentiments se manifestent assez mécaniquement et que ces sentiments produisent une pression mécanique, ce qui rend très difficile d’examiner ces pensées et de voir si elles sont justes ou non.

Nichol : Il semble que la limite soit très mince, car lorsque vous faites ce que vous suggérez, si cela active réellement les réponses dont vous parlez, elles ne semblent pas mécaniques.

Bohm : Non, mais vous pouvez voir une certaine qualité mécanique dans le sens où le mot est suivi par le sentiment. Et vous verrez qu’il y a aussi un petit quelque chose dans cette pression du sentiment pour éviter d’examiner le sens des mots, pour éviter de voir si vous avez vraiment une bonne raison d’être en colère. Vous voyez, si le processus était vraiment direct, il n’y aurait pas de résistance à l’examiner. Maintenant, vous pouvez commencer à soupçonner qu’il semble un peu mécanique. Vous pouvez ici utiliser un certain nombre de connaissances issues du biofeedback. Vous disposez d’un appareil, le « détecteur de mensonges », avec lequel vous fixez une électrode à votre doigt, et qui mesure l’activité du système nerveux autonome. Lorsque le système nerveux autonome est excité, le plexus solaire, le rythme cardiaque, l’adrénaline et toutes ces choses agissent. Lorsque quelqu’un dit quelque chose de dérangeant ou que vous pensez à quelque chose de dérangeant qui vous excite de cette manière, l’aiguille est secouée environ trois secondes plus tard. Si ce n’est pas très inquiétant, vous pouvez être à peine conscient que quelque chose s’est passé, et pourtant l’aiguille se met à bouger. Cela semble donc très mécanique si l’on considère les choses sous cet angle.

Ce processus dure trois secondes. Nous pourrions dire que votre pensée est dans le pipeline pendant trois secondes, mais que vous n’y prêtez pas attention. Puis, soudain, la réponse émotionnelle apparaît. Elle apparaît soudainement, comme si elle était spontanée. Cependant, il y a eu une autre pensée en arrière-plan pendant tout ce temps, disant que tout ce qui apparaît soudainement comme cela est un sentiment profond, de sorte que c’est vraiment très important. Cela produit une pensée supplémentaire qui s’insère dans le pipeline, et trois secondes plus tard, il y a une autre secousse, et tout le processus se développe ainsi. L’idée qu’il s’agit d’un sentiment profond est maintenant considérée comme une preuve supplémentaire que vous avez de bonnes raisons d’être en colère. Vous voyez, la preuve initiale était qu’il agit toujours comme cela, n’est-ce pas ? Maintenant, vous avez une preuve supplémentaire — le sentiment profond — qui dit : « J’ai un sentiment profond qui est instinctif, j’ai été maltraité ».

Dans le cas de la peur, c’est encore plus clair. Vous pouvez également produire une réaction de peur en pensant à un danger et, peu de temps après, vous avez cette sensation de serrement dans le plexus solaire. Vous dites maintenant que j’ai un sentiment instinctif de danger. L’animal aurait justement cette sensation comme premier sentiment de danger, n’est-ce pas ? Ou bien vous pourriez vous-même vous trouver dans une situation très dangereuse et ressentir ce sentiment. Il pourrait donc s’agir d’un véritable avertissement de danger. Mais l’hypothèse est qu’il s’agit toujours d’un avertissement de danger. Cela ne tient pas compte du fait qu’il peut s’agir d’un avertissement entièrement faux, organisé mécaniquement par la pensée.

Nichol : Pourquoi pensez-vous qu’il y a une résistance à examiner la nature mécanique de ce processus ?

Bohm : Parce qu’elle est liée à l’image de soi-monde. On se sent mal à l’aise à l’idée de dire que ses intuitions profondes n’ont peut-être pas de sens parce que cela commence à menacer la notion d’identité personnelle. En effet, nous nous identifions, entre autres, à nos intuitions profondes. Par conséquent, si nous commençons à penser que ces sentiments profonds n’ont peut-être pas de sens, et que nous en dépendons pour une grande partie de notre vie, nous commençons à nous inquiéter pour l’ensemble de notre personne, n’est-ce pas ? Il y a une pensée derrière tout cela qui est prête à défendre le moi en ne permettant pas que cela soit vu. Il s’agit en fait de défendre l’image de soi. Nous ne savons pas ce qu’est le moi, personne n’a jamais réussi à l’observer, mais ce que nous avons, c’est une sorte d’image du moi avec une image du monde dans lequel il vit. Cette image crée un large éventail d’effets neurophysiologiques qui implique que tout cela est une réalité d’une très grande signi?cation. Nous avons déjà évoqué certains de ces effets. Si cette image est altérée, l’ensemble du système neurophysiologique devient chaotique, de sorte que le corps et le cerveau réagissent pour rétablir l’équilibre. La façon la plus immédiate de le réaliser serait de produire des pensées qui modifieraient ces réponses vers l’équilibre. Mais il s’agirait alors d’un faux mode de pensée mécanique qui est faux. Nous obtenons donc des sentiments mécaniques et des pensées mécaniques qui s’influencent mutuellement.

Nichol : Il semble que cette notion apparemment simple d’observation, poursuivie de la manière dont vous l’avez décrite, conduira au moins dans un premier temps à des difficultés, et pas nécessairement à la clarté. En effet, le fait d’examiner les liens de la manière que vous avez indiquée conduira finalement à s’interroger sur la signification de nos sentiments les plus profonds.

Bohm : Oui, et aussi nos pensées les plus profondes.

Nichol : Ce n’est pas une position particulièrement confortable. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles l’observation ne pénètre jamais au-delà d’un certain point.

Bohm : Oui, je pense qu’il y a une sorte de défense qui est basée sur l’hypothèse que lorsque tout ce système commence à être trop perturbé, il vaut mieux s’éloigner de ce qui le perturbe. Le corps entier réagit instinctivement à la douleur en s’en éloignant, puis cette même réaction est transmise aux fonctions supérieures du cerveau par un mouvement de la pensée, qui s’éloigne du problème qui le perturbe. Elle se déplace de manière à soulager le système. Et ce n’est pas une façon intelligente pour la pensée de fonctionner.

Je pense que l’idée est de trouver une certaine habileté à pousser cela jusqu’au point où nous pouvons observer, et pourtant de ne pas trop pousser, parce que cela revient à une action plus mécanique. Nous avons besoin d’insight, voyez-vous, et le but de la suspension est simplement d’obtenir un insight, et non de produire des résultats prédéterminés. Seule la prise de conscience (insight) peut nous changer. L’insight que ce processus est mécanique nous changera. Il diminue l’importance du processus dans votre esprit et, par conséquent, tout change.

Mais il y a toujours un risque que nous ne soyons pas allés assez loin, car le processus ne s’arrête pas là. Il y a toutes sortes de choses plus profondes que nous n’avons pas encore touchées, et nous commençons à les ébranler aussi. Mais tout ce que je dis : n’allons pas trop vite. Commençons par la colère, où les gens se rendent généralement compte qu’elle est destructrice, de sorte que nous puissions travailler dessus. Cela ne nous ébranle pas trop de découvrir ces choses sur la colère. Nous pouvons ensuite travailler sur la peur, parce que la peur a une structure semblable. Il en va de même pour le désir et le plaisir, qui ont tous une structure semblable. En fait, le désir vient de la projection dans l’imagination de la chose que nous désirons et de l’anticipation de la satisfaction du plaisir, ou autre. La peur est la même chose, sauf que nous anticipons la douleur et les ennuis à venir. Il y a donc très peu de différence entre le désir et la peur ; c’est simplement que nous anticipons quelque chose de bien ou de mal. L’anticipation est une fonction nécessaire, mais dans ce contexte, elle commence à mal tourner, parce que nous anticipons l’état interne de l’esprit sans nous rendre compte qu’il s’agit simplement d’une image.

En explorant cela, une personne se rendra compte que certains problèmes surgissent dans la relation et qu’ils sont une source de distraction. De cette manière, elle perd de vue l’insight à cause de distractions puissantes. Elle doit alors s’intéresser à cette distraction de la même manière. Krishnamurti a dit un jour « il n’y a pas de distraction » — chaque distraction est juste une partie du processus, qui aide à révéler le processus. Nous l’appelons distraction, et le fait de supposer qu’il s’agit d’une distraction en fait une distraction. Cela nous induit en erreur. S’il s’agit d’une « distraction », nous allons dire : « Eh bien, mon travail consiste à reprendre la ligne ». Mais ce n’est pas le cas. Vous voyez, la « ligne » est la distraction. Notre travail consiste à regarder la distraction, et non pas à dire : « Je regardais la peur avant, et maintenant je regarde autre chose. Je ferais mieux de revenir à la peur ». Mais plutôt de dire : « Je ferais mieux de me rendre compte que je suis distrait et de trouver les pensées qui me distraient. »

Nichol : À cet égard, tout est une base pour observer.

Bohm : Tout ce qui se passe fait partie du processus. Il n’y a pas de véritable distraction dans ce processus. Chacune de ces distractions n’est qu’une partie de la dissimulation, voyez-vous. S’il n’y avait pas de dissimulation, le processus ne pourrait pas exister, n’est-ce pas ? Je veux dire que c’est trop absurde de continuer s’il n’y a pas de dissimulation et d’interprétation erronée.

Toute cette colère, cette peur, ce plaisir et ce désir font partie de la constitution du moi et de sa relation au monde. Ils font partie des valeurs qui vous animent. Le mot « valeur (value) » a la même racine que les mots « vaillance (valor) » et « vaillant (valiant) ». Il signifie force. Et les valeurs, ou les choses de grande valeur donnent une grande force à ce que nous faisons et lui confèrent une grande priorité. Nous disposons à présent d’un vaste ensemble de valeurs qui nous animent. Certaines répondent à une situation, d’autres à une autre. Nous sommes mus par ces valeurs bien plus rapidement que nous ne pouvons le penser. Si quelqu’un a des préjugés, il a un jugement de valeur dont il n’est peut-être pas conscient — par exemple, que les membres d’un certain groupe sont mauvais. Il ne le vit pas comme une pensée, mais plutôt comme une perception apparente de la méchanceté qui est projetée sur une personne particulière perçue à un moment donné — de la même manière que le téléphone dans le poste de télévision.

Nichol : Il a donc toute l’apparence de la réalité.

Bohm : Oui. Toutes sortes de jugements de valeur de ce type affectent notre perception et nos intentions en même temps. Vous voyez, nous avons les notions de liberté de choix et de volonté. Mais ces valeurs fonctionnent très rapidement, et nous pensons que nous avons choisi, mais ce n’est pas le cas.

Nichol : Comment ces valeurs sont-elles liées au soi ?

Bohm : Le moi est déterminé par les valeurs auxquelles il s’identifie, par exemple la valeur suprême de notre religion, de notre pays, de notre argent, de notre renommée, de notre pouvoir, de notre ambition ou de notre famille, ou quoi que ce soit d’autre. Ou notre corps, notre sécurité, notre confort. Ce qui a la plus grande valeur l’emporte sur les autres valeurs. Et cela conduit généralement à des contradictions, voyez-vous. Ainsi, nous pouvons avoir la valeur de l’honnêteté et de la vérité, etc. Mais si notre valeur est aussi le confort et la sécurité de notre personne, ou si notre pays passe avant tout, quels que soient les autres enjeux, alors, le moment venu, ces valeurs peuvent prendre le dessus. Et bien que nous professions les bonnes valeurs d’honnêteté et de vérité, ce ne sont pas vraiment les valeurs dominantes. Le moi est donc déterminé, d’une certaine manière, par l’ensemble des valeurs qui sont autant socioculturelles qu’individuelles.

Nichol : Est-ce là tout ce qu’il y a en ce qui concerne le moi ?

Bohm : Eh bien, c’est une caractéristique dominante. Si les valeurs n’étaient pas là, le moi s’effondrerait, n’aurait pas d’énergie. Ce serait comme une baudruche. Lorsque quelqu’un enlève l’air, ça s’effondre.

Nichol : Lorsque vous parlez d’une caractéristique dominante, entendez-vous également une caractéristique essentielle ?

Bohm : Oui, c’est un pouvoir essentiel en mouvement. Il peut y avoir d’autres hypothèses derrière, mais ces valeurs sont le pouvoir essentiel en mouvement sans lequel le moi n’aurait aucun pouvoir. Il ne serait qu’une image. Vous pouvez vous demander : « Comment une image peut-elle avoir du pouvoir ? » Ainsi, le téléphone du téléviseur ne fait jamais rien d’autre que de produire une image lumineuse. Pourquoi l’image du moi devrait-elle avoir un tel pouvoir ? Parce que des valeurs considérables lui sont attribuées. Tout ce qui a de la valeur, l’ensemble du système doit essayer d’agir en conséquence. C’est une nécessité absolue et c’est ainsi que cela fonctionne.

Nichol : Nous pouvons donc suspendre ces valeurs…

Bohm : Eh bien, pas si facilement. Elles viennent très vite, voyez-vous. Nous avons des jugements de valeur, comme dans les préjugés. Supposons que vous ayez des préjugés contre un certain groupe de personnes et que vous réagissiez immédiatement contre un membre particulier de ce groupe. Voici comment cela se passe. Il y a une pensée en arrière-plan, une pensée implicite, que vous ne connaissez pas : toutes les personnes de ce groupe sont inférieures. Vous ne l’avez peut-être jamais pensée ouvertement, mais vous l’avez assimilée de manière non verbale, implicite, par la façon dont les gens se comportaient à l’égard de ce groupe. Aujourd’hui, vous venez dire qu’il s’agit d’une personne de ce groupe, et qu’elle est donc inférieure. Comme je l’ai déjà souligné, vous n’y pensez pas réellement, cela ressort juste immédiatement comme, apparemment, une perception d’infériorité. Notre expérience immédiate de cette personne est celle de l’infériorité, perçue comme inhérente à cette personne. Il s’agit donc d’un jugement de valeur. Le jugement de valeur opère de manière implicite. L’implicite est plus actif que l’explicite. Dans le cas d’une pensée explicite, il faut du temps avant de passer à l’action. Vous pouvez donc l’examiner. Mais normalement, on ne peut pas vraiment examiner une pensée implicite.

Vous voyez, la pensée implicite est organisée en ce sens qu’il y a en elle une certaine forme d’ordre. L’ordre est qu’une pensée entraîne l’autre, et que parfois ces lignes d’entraînement se rencontrent et s’enchevêtrent, formant une sorte de toile. Chaque personne est prise dans cette toile. Cette toile est autant socioculturelle qu’individuelle, si ce n’est plus. Par exemple, lorsqu’il est enfant, presque tout le monde peut se sentir faible, isolé ou mal soutenu par ses parents ou son environnement, et il a également le sentiment qu’il ne peut gagner leur amour qu’en se ralliant à leurs hypothèses. Ainsi, l’un de ses postulats de base peut être que « tout ce qu’ils présupposent, je dois le présupposer aussi, sinon je serai exclu ». Il n’a pas le sentiment qu’il peut supporter d’être rejeté de cette manière. S’il s’était senti, pour une raison ou une autre, très fort en lui-même, il aurait pu dire : « D’accord, je me retire ». Il peut, par exemple, avoir eu le sentiment qu’au moins à la maison, tout va bien, afin d’avoir la force de ne pas accepter les suppositions erronées des autres enfants ou du reste de la société. Mais à la maison, c’est la même chose. Il doit accepter leurs suppositions, sinon il aura de terribles problèmes. Donc, où qu’il regarde, c’est ainsi que les choses se passent.

Nichol : Il semble que si l’on prenait chaque valeur singulière, chaque sentiment singulier et que l’on essayait d’en déduire une cause profonde, cela ne fonctionnerait pas.

Bohm : Cela peut ne pas fonctionner, et pourtant il peut être utile de se familiariser avec cette structure. Vous n’essayez pas d’en déduire la cause, mais, comme pour la colère, de voir comment la structure fonctionne. Pouvons-nous suspendre l’activité de la structure suffisamment pour la voir fonctionner ? Cela sera bien plus convaincant pour le système que d’en parler. Il faut plutôt voir comment cela fonctionne de manière non verbale et verbale, comme nous l’avons fait pour la colère. Le système de valeurs fonctionne de manière assez similaire. La difficulté réside dans le fait que cela repose sur des hypothèses implicites. En fait, la colère était également implicite, mais c’est un peu plus facile d’y accéder. Ainsi, vous dites : « J’ai de bonnes raisons d’être en colère » — c’était un jugement de valeur, parce que le mot « bonnes » signifie un jugement de valeur. Quelle était la « bonté » de la bonne raison, par exemple « Il fait toujours ça » ? Il y a des hypothèses implicites selon lesquelles quelqu’un me traite toujours de telle ou telle manière — et c’est une bonne raison d’être en colère. Cette personne fait cela et j’ai donc une bonne raison d’être en colère contre elle. Et cela fonctionne immédiatement. Le fait de se mettre en colère ou d’avoir peur implique donc un jugement de valeur. Il en va de même lorsque nous disons : « J’ai de bonnes raisons d’avoir peur ou de me réjouir ». Ce qu’il faut retenir, c’est que nous ne sommes pas vraiment allés au fond de la colère lorsque nous avons observé le processus de colère entre la tête et les tripes, car nous n’avons pas vu le jugement de valeur qui alimente l’ensemble du processus. Dès que la « bonté » de la bonne raison disparaît, le processus s’effondre.

Il existe toutes sortes d’hypothèses implicites de cette nature. Il s’agit d’aller plus loin et d’expérimenter en essayant de verbaliser, afin de rendre explicites les hypothèses implicites et de voir comment elles affectent le processus. Vous verrez, par exemple, qu’une certaine supposition contient déjà implicitement la colère et toutes les autres réactions. Plus encore, elle contient la supposition qu’il y a « moi », qui fait l’expérience de ce qui se passe, et elle attribue toute l’activité à « moi », n’est-ce pas ? Maintenant, si vous suspendez tout ce processus et continuez à répéter l’expression verbale du jugement de valeur pendant un certain temps, cela commence à être plus visible en tant que processus non verbal, qui implique à la fois des pensées et des sentiments.

Nichol : Il semble que la caractéristique commune à chacune de ces expériences soit l’image du « moi ».

Bohm : Oui, l’image du « moi » se divise entre l’observateur et l’observé. Ou vous pourriez dire « je » et « moi ». « Je » suis le sujet, le sujet actif qui a l’intention et la perception, et moi, c’est la même entité considérée comme l’objet. Je connaissais un homme qui croyait au solipsisme et qui en défendait la validité. Sa déclaration de base était que « je » devient « moi ». Vous comprenez ce que cela signifie ? Ce qu’il y avait dans le sujet et qu’il considérait comme une sorte de source créatrice se cristallise dans le « moi ». L’hypothèse était donc que le sujet est la source créatrice illimitée, et que cela crée le « moi » en tant qu’objet. L’implication était que l’on pouvait toujours faire cela de quelque manière que ce soit, mais en fait ce n’est pas possible. En réalité, il s’avère que le « moi » contrôle le « je ». Ainsi, si vous avez créé de la colère, à l’étape suivante, vous êtes obligé de la justifier. Vous n’êtes alors plus libre de dire : « D’accord, je ne vais pas me mettre en colère ». De cette façon, le « moi » comprime le « je », et tout le processus se déroule en cycle.

Nichol : Vous suggérez que ce « moi » n’est en fait rien d’autre qu’une image.

Bohm : Oui, et le « je » aussi. Je ne dis pas qu’il n’y a plus rien ; je dis que ce que vous vivez comme le « moi » et le « je » est une image. Peut-être existe-t-il une sorte de « moi » ou d’être véritable que nous ne percevons pas.

Nichol : Ce que nous considérons normalement comme « moi » peut être simplement la somme d’un certain nombre de valeurs.

Bohm : Valeurs et hypothèses s’accompagnent d’une image générale, celle de quelque chose qui a une valeur suprême comme le « moi ». Vous voyez, le « moi » et le « je » sont considérés comme ayant une valeur essentiellement illimitée. Ils ont donc tendance à supplanter toutes les autres valeurs. Le « moi » peut être identifié à l’argent ou au pouvoir, au pays ou à la religion, mais il s’agit toujours du même processus. Et tout ce qui est attribué au « moi » prend une valeur illimitée. C’est le mien, voyez-vous. Supposons que vous regardiez un terrain. Vous pouvez d’abord dire qu’il s’agit d’un terrain, mais supposez que vous disiez soudain : « C’est à moi ». Il prend alors une valeur énorme et sa signification est totalement différente. Ou si vous dites : « C’est à lui, mais ça devrait être à moi », là encore, c’est différent. Remarquez l’immense pouvoir de ce jugement, qui confère à la terre une valeur très particulière lorsqu’elle est perçue comme étant à moi, à vous ou à lui.

Nichol : Eh bien, la difficulté semble être de savoir si cette image du « moi » est vraie ou non. En d’autres termes, le « moi » est-il quelque chose de substantiel, de tangible, qui vit et respire ici et maintenant et dont l’âme continuera peut-être à vivre après la mort, etc. ou bien le « moi » n’est pas de cette nature ?

Bohm : C’est la question. L’être humain est peut-être de la nature du « moi » tel que nous le connaissons, ou il peut avoir une autre nature. Si un vrai moi existe, il est sûrement caché ou rendu inactif par ce processus du « moi » qui semble remplir tout le système. C’est comme les lumières de la ville qui brillent plus fort que les étoiles, de sorte que l’on ne voit pas l’univers. Il en va de même pour l’image du monde et l’image de soi. Le monde est-il tel que nous en faisons l’expérience ou la réalité est-elle différente ? Nous ne le savons pas.

Nichol : Suggérez-vous que le moi et le monde dont nous faisons l’expérience ne sont pas différents ?

Bohm : Je suggère qu’ils ne sont pas différents. Il s’agit d’une seule et même image. C’est l’image du moi et du monde dans lequel il vit. Aucun moi ne pourrait exister sans un monde dans lequel vivre, et par conséquent, l’image du monde est arrangée en fonction des besoins du moi. Par la suite, le moi doit essayer de s’adapter d’une manière ou d’une autre à ce monde.

Nichol : La notion de valeur absolue est peut-être liée à la notion d’un moi solide, ?xé.

Bohm : Oui, il est identi?é. « Identité » signifie être toujours le même. Le soi est supposé avoir une identité. Nous pensons que certaines caractéristiques restent essentiellement les mêmes, même si d’autres caractéristiques superficielles peuvent changer. Mais il y a une essence qui reste toujours la même. Et nous aimerions qu’elle continue pour toujours, après la mort. D’ailleurs, il est sous-entendu qu’elle a toujours continué. C’est ainsi que les gens pensent à la réincarnation, etc. Il serait difficile de comprendre ce que peut signifier l’apparition soudaine du moi à la naissance. Comment dire quand exactement ? En effet, un concept courant du soi est qu’il est éternel dans son essence, bien que ses caractéristiques superficielles changent. Cela implique que sa valeur est illimitée. Et vous voyez, pour autant que nous sachions, il pourrait y avoir un tel moi, mais ce que nous expérimentons actuellement en tant que moi est une image. Nous ne dirons pas si cette notion de soi est bonne ou mauvaise puisque nous n’avons aucune connaissance de ce que serait le vrai soi, mais nous pouvons voir que ce que nous vivons actuellement comme le soi est une image prise pour la réalité. Et l’activité de l’organe guidée par cette image lui donne un pouvoir apparent dans la réalité. Tout comme la sonnerie du téléphone qui sort de l’image donne l’impression que l’image est très active.

Nichol : En tant qu’image, le « moi » n’a donc pas de réalité substantielle.

Bohm : Eh bien, elle a une sorte de réalité substantielle dans le sens où, parce que l’image a été établie, l’ensemble du système nerveux est affecté. Cela implique un certain type de réalité, mais aucune réalité indépendante de l’image.

Nichol : D’une manière ou d’une autre, cela doit être mis à l’épreuve.

Bohm : C’est pourquoi j’ai suggéré ces expériences consistant à observer la colère et le jugement de valeur et à essayer de produire ces résultats en repensant à la pensée et en la rendant explicite. Vous voyez, pour tester cela, vous devez voir le lien entre la pensée et le reste de l’activité. C’est la tâche essentielle. Mais si la pensée est implicite, on ne la voit pas, ou alors, même quand on la voit, on ne voit pas le lien avec le reste. Et l’erreur se répète encore et encore. Même en essayant de la tester, vous ferez la même erreur.

Il faut donc persévérer, poursuivre le travail. Ce que vous visez réellement, c’est une analogie avec ce que l’on appelle la proprioception dans le corps. Le mot « proprioception » comporte deux parties. « Proprio » signifie « soi » en latin et « ception » signifie « perception ». Il s’agit donc de la perception de soi. Actuellement, il s’agit d’un terme technique utilisé par les spécialistes du corps, de la physiologie, pour décrire le fait que le corps connaît immédiatement son propre être, son propre mouvement et peut donc savoir immédiatement son mouvement sans y réfléchir et le distinguer des mouvements qui ont une origine indépendante. Cela est nécessaire à la survie. Or, l’esprit ne semble pas avoir cela. Ainsi, nous pouvons penser à quelque chose et faire apparaître soudainement un sentiment instinctif, sans que nous voyions que c’est la pensée qui l’a produit. Si votre main bougeait soudainement sans que vous sachiez que vous l’avez bougée, vous seriez en mauvaise posture. Par exemple, vous pouvez frapper quelqu’un sur le nez et dire : « Je ne savais pas que je l’avais fait, c’est arrivé tout seul ».

Nichol : Si l’on se lance dans ces expériences avec le mauvais type d’observation, il est fort probable qu’elles soient infructueuses.

Bohm : Quel serait le mauvais type ?

Nichol : Observer avec l’intention de modifier.

Bohm : Oui, la bonne intention est de révéler ce qui est, plutôt que de le modifier. Ainsi, si vous dites « Je suis en colère », vous vous séparez implicitement de la colère. Il s’ensuit immédiatement qu’il est logique de vouloir changer la colère, en disant par exemple : « Je ne devrais pas être en colère ». Il s’agit d’une contradiction, car vous avez également une autre pensée implicite qui est : « J’ai de bonnes raisons d’être en colère ». Donc, si vous superposez les deux pensées, « J’ai de bonnes raisons d’être en colère » et l’autre, « Je ne veux pas être en colère » ou « Je ne devrais pas être en colère », c’est de la folie. Nous devons expliquer clairement pourquoi nous ne voulons pas modifier la colère, car dans de nombreux autres contextes, la modi?cation est une activité parfaitement rationnelle. Mais ici, elle ne l’est pas parce que vous avez la pensée implicite : « J’ai de bonnes raisons d’être comme je suis. » Et en même temps, vous dites : « Je veux changer. » Évidemment, cela n’a pas de sens. Mais le problème est que la pensée que j’ai de bonnes raisons d’être comme je suis est fondamentalement implicite, vous ne voyez pas que vous l’avez.

Il semble donc logique de dire : « Je vais modifier tout cela », parce que l’on voit tout le résultat sans voir la pensée implicite qui maintient constamment l’état actuel des choses. Tout cela résulte de l’absence de proprioception. Ainsi, une fois que vous savez que vous avez bougé votre main, vous pouvez arrêter de la bouger si elle ne fait pas ce qu’il faut. Mais si votre main bouge sans que vous le sachiez, par exemple parce que les nerfs qui vous indiquent que votre main bouge ont disparu, vous ne pourriez pas initier une action intelligente en essayant de la contrôler.

Nichol : Permettre à cette contradiction de s’exposer semble nécessaire.

Bohm : Oui. Sinon, il pourrait y avoir une panique parce que « je dois m’accrocher à ce que je suis » serait une pensée implicite, et une autre pensée serait « je dois le changer ». Cela pourrait créer une grande peur. Je pourrais penser que si je ne m’accroche pas à ce que je suis, je vais partir en morceaux, et ce serait une pensée implicite. L’autre pensée serait « Je dois changer ce que je suis ». Ensuite, il y a la pensée « Je risque de partir en morceaux ». Ces pensées rendent impossible toute action significative.

Nichol : Les deux pensées, « je dois rester comme je suis » et « je dois changer ma façon d’être », conduisent à une plus grande confusion.

Bohm : Oui. Surtout parce que les deux sont là à la fois et sont con?it. Vous ne le savez peut-être pas, mais vous avez déjà la pensée implicite opposée. Lorsque vous dites « je dois changer », vous n’auriez jamais eu cette pensée, sauf que vous avez aussi la pensée implicite « je ne dois pas changer ». J’ai de bonnes raisons de rester tel que je suis. » Il est donc urgent de trouver ces pensées implicites. Il est très important de les rendre explicites, de découvrir ce que sont vos pensées en les mettant en mots et en voyant comment elles fonctionnent. Si les pensées ne sont pas exprimées, vous ne saurez généralement pas que vous les avez. Peut-être que vous finirez par devenir si subtil que vous n’aurez plus besoin de mots. Mais au début, l’esprit n’est pas capable de le faire. Pour reprendre le même point afin de le souligner, vous avez une pensée et vous ne savez pas que vous l’avez parce qu’elle est implicite. Il est donc apparemment logique d’émettre une autre pensée disant « je devrais changer », parce que vous ne savez pas que vous avez la pensée « j’ai de bonnes raisons de rester tel que je suis. Il est absolument nécessaire de rester comme je suis. »

Par conséquent, vous ne vous rendez pas compte de la contradiction parce que l’une des pensées, au moins, et très souvent les deux, sont implicites. C’est l’absence de proprioception. La pensée implicite n’apparaît pas du tout à la conscience. Elle ne se manifeste que par son effet, à moins que vous ne la rendiez consciente en l’exprimant d’une manière ou d’une autre, explicitement, à vous-même ou à d’autres.

Le fait est que vous devez voir ce mouvement contradictoire et l’exprimer, mais pas dans le but d’y remédier, car cela reviendrait à refaire la même erreur. Une autre pensée implicite serait donc : « Je peux éviter cette contradiction ». Mais plutôt que de me résoudre ainsi à écarter cette pensée contradictoire, je dois simplement être conscient de la pensée et de tous ses effets, à travers le corps et ainsi de suite. Cependant, la seule façon dont je peux en être conscient est d’abord de la rendre explicite. Il se peut qu’il y ait un jour un autre moyen, mais j’essaie de dire que c’est une façon de commencer à relâcher l’esprit. Le mot n’est donc utilisé ni pour l’analyse, ni pour son contenu, mais simplement pour rendre le processus visible. Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire le mot — le sens du mot n’est pas vraiment en jeu. Ce n’est pas d’une importance fondamentale — c’est vraiment ce que fait le mot qui est intéressant dans ce contexte. Le mot fait partie d’un processus non verbal. Fondamentalement, l’activité réelle du mot est non verbale. Il s’agit d’une activité réelle basée sur toutes sortes de processus nerveux, de sons, etc. En ce qui concerne le sens, nous voulons voir ce que le sens fait, pas tellement ce qu’il est.

Nichol : Le mot lui-même n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Bohm : Oui, mais le but est d’avoir au moins un sommet. Vous voyez, si l’on pouvait couper tous les sommets des icebergs, les bateaux couleraient tout le temps. Nous essayons de nous débarrasser du problème en coupant le sommet, mais tout est là en dessous. Nous entrons alors en collision avec l’iceberg.