Le monde comme réseau de relations entretien avec Fritjof Capra

Il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a pas de concept plus fondamental que les autres… Le monde est perçu comme un réseau où toutes les parties dépendent des autres parties et aucune n’est plus fondamentale que l’autre. Cette vision nous fait très peur parce qu’elle est très différente de notre tradition scientifique, intellectuelle, philosophique. Mais c’est la vision dominante dans des traditions telles que le Bouddhisme ou le Taoïsme ; beaucoup de traditions mystiques de l’Orient l’ont. C’est ce changement du bâtiment au réseau qui est en train de se produire maintenant.

Un autre texte issu de l’optimisme des années 1980 sur un nouvel ordre plus humain et plus en harmonie avec la nature. Hélas, à la place de cette harmonie tant souhaitée et malgré des découvertes encore plus profondes sur l’interdépendance de tout ce qui existe dans notre monde, nous voyons le contraire se produire en politique, économie et société. Un nouvel ordre mondial est entrain d’être installé par la mondialisation, où la nature est dilapidé, où les individus perdent de plus en plus leurs droits (retraite,  sécurité etc.)  et où la liberté dans les sociétés dites démocratiques  recule (le terrorisme, entre autres, comme excuse) de sorte qu’aucune riposte ne soit plus possible à ce qui s’en vient…

(Revue CoÉvolution. No 13. Été 1983)

Dans Le Tao de la physique (Ed. Tchou), Fritjof Capra, qui était professeur de physique à l’Université de Berkeley (Californie), avait montré les parallèles frappants entre la vision du monde de la physique contemporaine et celle des anciennes traditions mystiques orientales. Son dexième ouvrage, Le temps du changement (Ed. du Rocher, 1983) montre comment les nouveaux concepts issus de la physique bouleversent nos idées dans tous les domaines : biologie, médecine, psychologie, économie, etc. et transforment notre vision du monde et nos valeurs.

Pour Capra « les problèmes majeurs de notre époque sont des facettes d’une seule et même crise, qui est essentiellement une crise de notre perception du monde… Nous essayons d’appliquer les concepts hérités d’une vision du monde qui est périmée à une réalité qui ne peut plus être comprise en ces termes… Nous avons besoin d’une nouvelle vision de la réalité, un changement fondamental de nos pensées, de nos perceptions et de nos valeurs. »

C’est cette nouvelle vision qu’il a exposée lors de son passage à Paris au printemps de 1983 et nous lui avons demandé pour CoÉvolution de la présenter en commençant par ce qui fut le point de départ de sa démarche, la théorie du bootstrap pour les particules élémentaires…

—G.B. —

LE MODELE DU BOOTSTRAP EN PHYSIQUE

G.B. — Pour commencer, j’aimerais que vous nous parliez un peu du modèle du bootstrap. En 1974, à l’Université de Berkeley, j’avais été fasciné par sa présentation en physique, puis dans quelques autres domaines, par exemple le fonctionnement du système nerveux, qui étaient similaires au concept de bootstrap. Ce serait intéressant de développer ce modèle en physique et d’expliquer comment la conception du monde qui est sous-jacente au bootstrap [1] peut s’appliquer dans d’autres domaines, la biologie ou l’organisation sociale, par exemple.

Fritjof Capra — Le modèle du bootstrap est une approche très nouvelle en physique. Elle a été énoncée il y a une vingtaine d’années et, à l’époque, c’était une idée très, très nouvelle, très radicale. En fait, elle l’est toujours ; elle n’est pas acceptée par la plupart des physiciens. C’est une approche à l’étude des particules élémentaires qui ne croit pas au concept d’entités fondamentales, qui affirme qu’il faut comprendre la réalité atomique, subatomique à travers le principe d’auto-cohérence (« self consistency »)…

Je la considère personnellement comme la culmination de la conception du monde comme un réseau de relations. Cette conception émerge maintenant dans beaucoup de sciences et c’est pour cela que ce modèle peut s’appliquer à de nombreuses disciplines : la réalité est un réseau de  relations et chaque partie de ce réseau ne peut être comprise que par rapport au reste, c’est-à-dire il n’existe plus de propriétés fondamentales indépendantes des connexions avec le reste de l’environnement. Le concept de relation devient plus important que le concept de structure ou d’entité ou d’objet ; c’est un changement radical d’objet à relation. Le monde est vu comme un réseau de relations dont chaque détail est défini par ses connexions avec le reste. Et c’est la cohérence logique, l’autocohérence de ces relations uniquement qui détermine la structure du réseau total.

C’est ça dirais-je la philosophie du bootstrap, son approche du monde. En physique, c’était une véritable révolution parce que, traditionnellement, les physiciens ont décomposé la matière en parties fondamentales, élémentaires, les briques (les « building-blocks ») dont tout est construit. Vers 1960, est arrivé Geoffroy, l’auteur de l’hypothèse du bootstrap, qui a dit qu’il existait une autre approche, où l’autocohérence est le seul principe duquel on doit dériver toutes les propriétés des particules, des interactions, etc… Cette approche qui tient compte des interconnexions fondamentales de la matière, est extrêmement difficile. En même temps, elle est fascinante et philosophiquement très attirante, mais quand on pense que tout est connecté, il est très difficile de faire des affirmations sur quoi que ce soit, parce que tout devient très vite compliqué. Maintenant, dans le bootstrap, il faut distinguer la théorie scientifique, le modèle scientifique et la philosophie du modèle qui peut s’appliquer dans d’autres disciplines.

En science, on ne peut pas comprendre tout, en fait, on ne s’occupe pas de la vérité, on fait des descriptions approximatives de la réalité. Quelles sont  les approximations qu’on peut faire avec cette philosophie du bootstrap ? C’était la difficulté du modèle durant les 20 ans qui viennent de s’écouler.

G.B: Commençons par le commencement : le modèle du bootstrap aux particules élémentaires.

F.C. D’abord, je voudrais dire qu’une théorie mathématique est associée avec cette philosophie du bootstrap, c’est la théorie qu’on appelle la théorie de la matrice S. La lettre S vient de « scattering matrix », ce qui veut dire matrice de dispersion, qui est un phénomène très caractéristique des particules. Dans le cadre de cette théorie, cette philosophie du bootstrap était extrêmement difficile à appliquer : quand on considère que tout est connecté à tout, c’est une situation extrêmement non linéaire qui est très difficile à approcher au point de vue mathématique. La science cherche toujours à trouver des approximations valables au point de vue mathématique et ici, en physique, dans la théorie de la matrice S, c’était impossible, on n’avait pas d’approximation… C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas dire que certaines connexions sont plus importantes que d’autres et que dans un premier stade on ne va retenir que les plus importantes…

G.B. Qu’est-ce qu’une connexion ? Est-ce une relation entre deux particules, k fait qu’une force circule entre elles ?

F.C: Oui, c’est ça, ce sont les interactions entre les particules. Plus généralement toute la matière atomique se présente comme un réseau de relations extrêmement ténu, dense dont la description mathématique semblait trop compliquée. Alors, il faut se concentrer sur certaines connexions entre ces événements; la question est de savoir lesquelles sont les plus importantes, lesquelles sont secondaires, tertiaires, etc… C’est ce qu’on ne savait pas faire dans les années 60, et c’est pour cela que l’approche bootstrap n’a pas eu beaucoup de succès à l’époque, et d’autres ont essayé de faire plusieurs approximations mais sans grand succès. Et une grande percée, une grande avance a été faite en 76, avec une découverte d’un physicien italien qui s’appelle Veniziano (comme Venise, il n’est pas de Venise mais de Florence) ; et qui a découvert qu’on peut utiliser la topologie, comme le langage propre de cette approche et de cette théorie.

La topologie est une branche des mathématiques, une espèce de géométrie non-rigide, c’est-à-dire que les formes ne sont pas rigides, qu’on peut tout déformer tant que les relations restent les mêmes. Par exemple, quand je dessine un carré et ses deux diagonales et qu’ensuite je déforme le carré en un cercle, les deux diagonales sont toujours là. C’est un cercle, mais c’est la même chose parce que les relations entre les points où les lignes se croisent et les lignes qui joignent ces points restent les mêmes. Donc, la topologie est essentiellement un langage, une géométrie des relations. Et comme la philosophie du bootstrap met l’accent sur les relations et considère que les relations sont  plus importantes que les structures, la topologie est son langage idéal. Maintenant, avec la topologie on a trouvé ce qu’on appelle en termes techniques une expansion topologique, c’est-à-dire une approximation où on peut caractériser les interconnexions et on peut définir des catégories d’ordres, c’est-à-dire les interconnexions simples sont celles qui montrent le plus d’ordre et cette notion d’ordre peut être définie exactement en termes de concept topologique.

L’ordre est entré dans la physique des particules comme une notion fondamentale très importante. Ainsi, on a pu, maintenant, construire une première approximation, une approximation du premier ordre, comme on dit, qui tient compte des interactions, des interconnexions les plus importantes parce que le langage topologique nous permet de savoir quelles sont-elles. La théorie du bootstrap est maintenant topologique et je fais partie de ce groupe de recherche autour de Chew [2] qui développe cette théorie.

Donc, en physique le bootstrap, après avoir eu beaucoup de problèmes, devrait maintenant connaître énormément de succès dans les 3 ou 4 ans qui viennent…

G.B. Est-ce qu’il y a eu des découvertes, par exemple des prédictions sur l’interaction… de nouvelles particules qui ont été découvertes ?

F.C. Oui, ce n’était pas tellement spectaculaire parce que les découvertes ont été plutôt des affirmations de découvertes antérieures. Le plus grand succès a porté sur la question des quarks. Les quarks seraient des particules sub-élémentaires, si vous voulez, qui composeraient d’autres particules. Les physiciens ont toujours eu beaucoup de difficultés théoriques pour accepter vraiment leur existence et aussi personne n’a jamais vu de quarks, etc… Avec le bootstrap, nous avons une théorie où les régularités, les structures expliquées par les quarks, sont expliquées sans avoir besoin de ces entités quarks. Ce fut vraiment un de nos plus grands succès. Le bootstrap a permis aussi d’expliquer beaucoup de phénomènes que la physique orthodoxe comme nous l’appelons maintenant – ne peut pas expliquer.

G.B. Mais comment est acceptée la théorie du bootstrap ?

F.C. Oui, il est très intéressant de constater qu’elle n’est pas acceptée par la plupart des physiciens. Je crois que son attitude, sa philosophie de base est beaucoup trop radicale et trop étrangère à l’approche scientifique occidentale pour être acceptée. Mais je suis très certain qu’elle va être acceptée de plus en plus parce qu’elle aura de plus en plus de succès.

G.B. Quelles sont les théories concurrentes ?

F.C. En physique, actuellement, il y a deux écoles de pensées : le bootstrap c’est l’école minoritaire ; l’école majoritaire, c’est la pensée en termes de théories des champs. D’abord peut-être faut-il rappeler qu’il y a différentes interactions entre les particules : les interactions fortes, les interactions électromagnétiques, les interactions faibles et la gravitation. Personne ne sait grand-chose de la gravitation, au point de vue théorie quantique, physique atomique, physique des particules. C’est très mystérieux, il n’y a pas vraiment de théorie.

G.B. Même avec le bootstrap ?

F.C. Non, nous ne nous en occupons pas, pas encore, elle reste à part parce que ce sont des interactions extrêmement faibles et la théorie d’Einstein, la relativité générale est très complexe, non linéaire. On n’est pas arrivé à la combiner avec la théorie quantique, c’est un problème qui reste encore en suspens. Les interactions électromagnétiques et les interactions faibles ont été réunies par une théorie qui s’appelle Weinberg-Salam, deux physiciens qui ont eu le prix Nobel pour cela et on parle maintenant d’interactions électrofaibles (« electroweak ») [3], c’est-à-dire que ce sont deux aspects d’une seule interaction. Ce fut un grand pas en avant, l’unification de deux interactions dans un cadre théorique. Ça marche très bien, c’est une théorie de champ. On a voulu étendre aussi cette approche aux interactions fortes… ça n’a pas marché. C’est là le cadre théorique des quarks. Ça s’appelle la Chromodynamique quantique, « Quantum chromodynamics » (QCD) [4] . Cette théorie est acceptée par la plupart des physiciens, mais elle marche de moins en moins, elle rencontre de plus en plus de difficultés. Chew a dit récemment : « c’est comme l’histoire des nouveaux vêtements de l’empereur ». Comment dit-on en français ?

G.B. Les vêtements neufs de l’empereur… c’est un conte de Grimm.

F.C. Ah, oui. Ça c’est la situation de la QCD, de cette théorie de champ, des interactions fortes. Tout ce qu’il faut maintenant, c’est l’enfant qui crie : « mais voyez, l’empereur est nu ». Donc c’est une théorie qui en fait ne marche pas, mais beaucoup de physiciens y ont investi énormément de temps, d’énergie, etc… Récemment, lors d’un Congrès de Physique des particules élémentaires, un physicien a fait une conférence générale, une revue de cette théorie et il en a « pointé » toutes les difficultés. Un physicien dans le public lui a demandé « mais en fait que reste-t-il de cette théorie, à quoi sert-elle ? » Il a répondu « elle est très bien pour combattre le chômage !» Parce que beaucoup de physiciens y travaillent mais elle va être abandonnée dans l’avenir et, je crois, remplacée par l’approche du bootstrap. Telle est l’histoire du Bootstrap en physique.

G.B. Alors, à partir de là, comment la philosophie du bootstrap peut-elle servir dans d’autres disciplines ou dans d’autres domaines ?

F.C. Cette idée ne m’est venue que récemment, ou du moins, disons que sa formulation me paraît plus claire maintenant. C’est un changement très profond d’une métaphore à une autre, de la métaphore du bâtiment à la métaphore du réseau (network). La métaphore du bâtiment est la métaphore centrale de la science, de notre science, ce serait un sujet d’étude historique intéressant. La théorie, la vision générale, est toujours vue comme un bâtiment qui doit avoir des fondations fermes. Descartes a dit dans le Discours de la Méthode qu’en passant en revue la pensée, la philosophie (à l’époque on appelait la science et tout cela « la philosophie ») de son temps, il s’est aperçu qu’elle était fondée sur du sable. C’est-à-dire que tout le bâtiment, la vision du monde du Moyen Age aristotélicien, ecclésiastique, etc… étaient, pour Descartes, fondés, bâtis sur du sable – et sur du sable mouillé, comment dit-on cela ? comme dans les étangs ?

Trois scénarios pour le voyage dans la matière :

1) les particules se divisent indéfiniment en des particules plus petites

2) un niveau final est atteint, pour lequel aucune subdivision n’est possible : une véritable particule « élémentaire »

3) le bootstrap : les particules peuvent être divisées, mais le résultat global de ces subdivisions est l’ensemble de particules de départ.

G. B. des sables mouvants…

F.C. Donc, Descartes, avec son « je pense donc je suis », voulait établir une fondation nouvelle, ferme, pour la science de l’avenir. De cela on est arrivé à la vision mécaniste du monde, la vision cartésienne, Newton, la physique classique, etc… Après, au XXe siècle, s’est produit le grand bouleversement de la théorie quantique, Einstein, à son tour, a dit « Quand je regarde la physique d’aujourd’hui, il n’y a pas de fondations » et il en était très bouleversé, comme aussi Heisenberg et tout le monde à l’époque, dans les années 20 : ils ne voyaient plus de fondations. Je crois qu’avec le bootstrap, on quitte maintenant cette métaphore de la fondation du bâtiment. Il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a pas de concept plus fondamental que les autres… Le monde est perçu comme un réseau où toutes les parties dépendent des autres parties et aucune n’est plus fondamentale que l’autre. Cette vision nous fait très peur parce qu’elle est très différente de notre tradition scientifique, intellectuelle, philosophique. Mais c’est la vision dominante dans des traditions telles que le Bouddhisme ou le Taoïsme ; beaucoup de traditions mystiques de l’Orient l’ont. C’est ce changement du bâtiment au réseau qui est en train de se produire maintenant.

Pour élargir cette conception à d’autres phénomènes – et c’est ce que je fais dans mon livre « Le temps du changement », – je crois que le cadre idéal et naturel, c’est la vision systémique, la théorie des systèmes, qui est aussi liée à cette notion de réseau. D’autres éléments s’ajoutent à la physique quand on parle des organismes vivants, donc on ne peut pas appliquer le bootstrap à l’étude des organismes vivants ou des sociétés, etc… ce serait un saut trop grand. Mais, ce changement du bâtiment au réseau, a une très grande importance dans tous les domaines.

Après le temps de déclin vient le point de retournement :

La lumière puissante qui a été banni revient.

Il y a eu mouvement mais ce n’est pas la force qui le produit…

I-Ching

La matrice S et ses diagrammes

Une matrice S est une table de probabilités qui permet de calculer les probabilités de divers événements possibles lorsque deux particules entrent en collision. Ces événements dépendent de l’énergie et de la quantité de mouvement disponi­bles, et ils doivent aussi respecter certaines lois fondamentales de conservation de la charge totale (avant et après le choc) ainsi que d’autres nombres quantiques. Chacun survient avec une certaine pro­babilité et c’est cette probabilité qui peut être pré­dite (et non l’événement effectif lui-même).

On représente ces événements par des diagram­mes symboliques composés de ronds et de flèches. Les ronds représentent les zones de collision (sur lesquelles on ne dit rien de plus). Les flèches représentent les particules (qui ne sont que des états intermédiaires dans ce réseau d’interactions) qui entrent en collision (flèches vers le haut en-dessous du rond) et qui résultent du choc (flèches vers le haut au-dessus du rond). Par exemple le diagramme (a) ci-dessous représente la colli­sion d’un proton p et d’un pion négatif ?- qui produit un proton et un pion négatif.

Une propriété intéressante de ces diagram­mes est qu’on peut les faire pivoter autour du centre du rond, et ils représentent toujours une interaction possible (qui ne viole pas les lois de conservation) ; si une flèche se retrouve dirigée vers le bas on la remplace par une flèche dirigée vers le haut avec l’antiparticule correspondante. Ainsi en faisant tourner (a) de 90° vers la gauche on obtient (b), qui, retraduit en (c), représente l’anni (b), qui, retraduit en (c), représente l’annihilation d’un proton p et d’un antiproton p produisant un pion négatif ?- et un pion positif ?+.

Toute particule est un canal de réaction entre d’autres. Ainsi un neutron n est un canal de réaction qui peut être formé à partir d’un proton p et d’un pion négatif ?- (d), mais aussi, si plus d’énergie est disponible, entre des particules plus « massives » (au sens de masse – énergie) comme une particule lambda ? et un kaon neutre K° (e).

LE TEMPS DU CHANGEMENT

G. B. Oui un exemple m’est venu en lisant votre livre et je n’y avais pas pensé avant. Dans CoEvolution (N° 8-9), le biologiste Francisco Varela expliquait qu’à son idée, selon les travaux qu’ils avaient faits aussi avec Humberto Maturana [5] qu’on ne pouvait plus parler dans le système immunitaire de l’homme ou des mammifères, de substance qui soit un anticorps en soi, mais que c’était l’ensemble des relations que pouvaient avoir des substances dans le sang, ou des substances produites par l’organisme, face à des agressions extérieures qui constituait l’ensemble du système immunitaire. Cela me semblait une idée tout à fait dans la ligne de la philosophie du bootstrap.

F.C. Absolument.

G. B. Il existe peut-être d’autres exemples comme celui-ci dans beaucoup d’autres domaines…

F.C. Oui, nous assistons aussi au changement, à la transition de la conception de l’objet à la conception de la relation. Gregory Bateson en a beaucoup parlé et toute sa pensée est très liée à ce changement de l’objet au réseau, aux relations.

G.B. Peut-on en voir des exemples actuellement dans le domaine social ?

F.C. Je crois que dans le domaine social, il s’agit d’insérer les activités sociales, économiques, politiques dans le réseau écologique, le réseau naturel des interactions dans l’environnement et aussi dans le réseau social. Et c’est ce que nos économistes, nos politiciens ne savent pas faire. C’est un peu la même chose maintenant, quand on parle d’objet et de relation, je n’ai pas d’exemple sous la main tout de suite, mais je suis sûr qu’on peut en trouver aussi.

G.B. Quels sont à votre avis les moyens de changer de vision ? Comment faire pour que lemodèle, la philosophie systémique, la philosophie du bootstrap soient plus utilisées dans le domaine social, dans le domaine politique, dans les relations humaines ?

F.C. Tout ce qu’il faut faire c’est encourager le mouvement qui existe déjà. La vision écologique représente un grand changement dans la pensée de notre culture. J’emploie le mot de vision écologique dans un sens très profond, beaucoup plus profond qu’il n’est employé normalement en politique. Il ne s’agit pas seulement de protection de l’environnement mais de toute la vision de la réalité en termes de relations, interconnexions, interdépendances, etc… Je trouve que la théorie des systèmes vivants : Prigogine, Varela, Maturana, etc… que cette théorie est la formulation scientifique idéale de la vision écologique, mais la vision écologique va au-delà de la science et accède à une conscience directe de l’inter-connectivité fondamentale de la nature et de la dépendance de toutes nos actions, de ces réseaux naturels dans lesquels nous nous trouvons insérés et dans lesquels nous devons nous intégrer.

Cette vision écologique est en train d’être développée, de naître maintenant dans beaucoup de domaines, parmi les mouvements populaires, le mouvement écologique même, le mouvement de la Paix, le mouvement féministe, le mouvement pour la santé intégrale, la santé holistique, certains mouvements spirituels, qui vont tous dans cette direction. Je me suis efforcé de montrer qu’existe aussi un cadre scientifique cohérent qui peut soutenir ces divers mouvements, qui même peut leur offrir un cadre commun pour collaborer.

G.B. Que pensez-vous que puisse être la meilleure stratégie pour tous ces mouvements, que chacun continue isolément ou bien qu’ils essaient de se regrouper en quelque chose de commun ?

F.C. Qu’ils essaient de se regrouper et ceci se produit aussi : la plus grande avance dans ce cas a été en Allemagne, récemment, où les Verts, le Parti Vert, siège maintenant dans le Parlement Fédéral Allemand, le Bundestag, avec 27 députés pour donner une formulation politique à cette vision écologique. Leur rôle est largement symbolique parce qu’ils n’ont pas de pouvoir, ils ne sont pas la majorité, ils en sont très loin, mais ils ont un rôle symbolique très important. Ils posent les questions qu’il faut poser, qui ne sont pas posées par les politiciens en général, et ils sont les porte-voix du mouvement écologique, du mouvement de la Paix, du mouvement Féministe dans le Parlement en Allemagne. Je crois que des développements politiques semblables vont maintenant se produire aussi dans d’autres pays. En fait déjà récemment en Islande, le parti écologique a obtenu 14% des voix. En Belgique aussi les écologistes sont au Parlement et dans d’autres pays cela se produit également.

G.B. Il y a quelques années en France, les discussions à l’intérieur du mouvement écologique soulignaient qu’une des raisons du succès par exemple du communisme ou du socialisme au début du siècle, avait été la possibilité d’intégrer des idées de base sous la forme d’un programme politique qui touchait absolument tous les aspects de la vie de chacun, et, de ce fait, un grand nombre de gens y adhéraient parce que pratiquement tous leurs problèmes, tout ce qui les concernait, aussi bien socialement que politiquement, entrait en quelque sorte dans le cadre fourni par le modèle socialiste ou le modèle communiste. Et c’est ce qui pendant longtemps semblait manquer au mouvement écologique, du moins en France, où il se concentrait trop sur des aspects limités de la vie. Pensez-vous que l’on est en train de voir naître, par exemple en Allemagne ou dans d’autres pays, quelque chose qui soit un programme … enfin qui puisse aboutir à une plate-forme d’action équivalente disons à celle des autres partis politiques, en ce sens qu’elle couvre tous les aspects de la vie, des relations humaines ?

F.C. Absolument, c’est ce qui se produit maintenant en Allemagne. J’ai vu le programme fédéral des Verts et c’est une étude extrêmement large et exhaustive ; ce n’est pas encore une étude très précise, beaucoup de questions restent à résoudre, beaucoup de travaux restent à faire mais les Verts s’adressent vraiment au problème principal, pas d’une manière fractionnée, mais d’une manière systématique et intégrale. Je crois que cela va arriver, dans votre pays aussi, et je crois à une dynamique centrale de ce processus, ce sont les relations naturelles entre trois mouvements : le Mouvement Écologique, le Mouvement Féministe et le Mouvement de la Paix. On peut dire qu’ils s’adressent vraiment aux mêmes questions, avec des points de vue un peu différents, mais étroitement liés.

Les questions d’écologie sont aussi des questions de paix parce que la guerre nucléaire est la plus grande menace pour l’environnement écologique. Les questions écologiques sont aussi des questions féministes parce que la destruction de l’environnement est causé par une culture masculine et par des actions d’esprit masculin ; macho si vous voulez. Bien sûr aussi avec la Paix, c’est la même chose, les guerres sont des jeux de garçons ! Donc, ces trois mouvements sont très reliés et ce sont eux qui ont pris contact dans ce mouvement politique en Allemagne. Je crois que cela va arriver aussi dans votre pays.

G.B. Face au public, une chose importante serait donc de montrer la connexion entre ces trois mouvements parce qu’ils apparaissent quand même relativement disjoints.

F.C. Oui, c’est aussi ce que je m’efforce de faire dans mon livre. A l’époque où je l’ai écrit, c’était moins évident. Peut-être aussi est-ce une simplification parce qu’il existe d’autres mouvements ; dans mon livre le tableau est plus large, mais je montre, entre autres aussi, les connexions étroites de ces trois mouvements.

G.B. Quels sont les gens qui peuvent être les plus prompts ou les plus rapides dans le public à assimiler le nouveau paradigme, à changer de paradigme ?

F.C. J’ai fait l’expérience que, d’habitude, ce sont des gens qui ne sont pas trop intellectuels, qui ne sont pas scientifiques, pas trop spécialistes, qui ont du bon sens, une bonne intelligence, parce que plus les gens sont éduqués en science, plus ils ont des difficultés de changer. Je vais revenir maintenant au bootstrap parce que Chew et moi, et tous les membres de notre Groupe de recherche, avons fait la même expérience. Quand nous parlons de notre théorie topologique aux autres physiciens, les plus difficiles à convaincre sont les spécialistes en physique des particules, après ce sont les physiciens d’autres domaines comme la physique des solides, etc…, qui ne sont pas experts en physique des particules…

G.B. Ils sont déjà plus faciles à convaincre ?

F.C. Ils sont plus souples. Après ce sont les scientifiques, qui ne sont pas des physiciens, qui sont encore plus faciles à convaincre. Ainsi, cette spécialisation produit une certaine rigidité.

G.B. Quel serait, disons, la meilleure stratégie ? Faut-il essayer de convaincre tout le monde, au moins dans les pays industrialisés, ou bien d’essayer de se limiter à des groupes d’individus particuliers ?

F.C. Non, je crois qu’il faut faire tout ce qu’on peut. J’essaie de convaincre tout le monde par mes livres, qui se vendent bien, par de grandes conférences, qui s’adressent à un public très large, mais aussi par des séminaires très spécialisés pour des professionnels, des chefs d’entreprise par exemple, ou des scientifiques et de nombreux autres groupes professionnels.

G.B. Cela veut dire qu’il faut pouvoir traduire le nouveau paradigme dans différents langages qui soient adaptés à différents groupes sociaux ou à différentes catégories de la population.

F.C. Ce ne sont pas différents langages, le langage est unique mais il possède différents degrés de sophistication.

G.B. Comment voyez-vous l’articulation entre vos idées philosophiques, par exemple, l’influence du taoïsme, du bouddhisme et, à partir de là, ce que l’on peut en tirer sur le plan de la formulation de modèles mathématiques, de modèles physiques ou de modèles scientifiques ? C’est-à-dire est-ce que la philosophie, les concepts qu’on peut tirer de la philosophie sont simplement des métaphores, des moyens de pensée ou est-ce que vous pensez qu’il peut exister une structure commune aux deux, qui se révélerait aussi bien par la philosophie que par des modèles mathématiques en physique ?

F.C. Je crois que la philosophie du taoïsme, les traditions des mystiques, constituent un cadre plus large qui est pour moi un arrière-plan ou un cadre d’intégration idéal, pour ce paradigme scientifique, systémique. La conscience écologique, en fin de compte, dépasse la science et trouve sa réflexion, son affirmation dans la conscience spirituelle ou mystique. J’y vois là une connexion très importante : la conscience des interconnexions et des interdépendances fondamentales de tous les phénomènes, la conscience d’être intégré dans des systèmes plus larges, c’est à la fois la conscience écologique et la conscience spirituelle. C’est là où les deux se rejoignent.

Donc, je crois que l’écologie, dans son noyau plus fondamental, s’approche d’une conscience spirituelle. C’est pour cela que les idées d’attraction spirituelle ont un grand rapport avec les idées en science. La formulation scientifique est différente, plus étroite, plus spécialisée, mais cette science peut être insérée d’une façon très harmonieuse dans cette conscience spirituelle ou mystique.

G.B. Dans le scientifique lui-même… dans ce sens-là, si je comprends bien, il n’y a pas de coupure ?

F.C. Non.

G.B. Il y a une auto-cohérence entre ses opinions, ses choix philosophiques et la science qu’il fait ?

F.C. Ce serait le cas idéal. Personnellement, je suis arrivé à cette situation, oui, depuis je ne sais pas… dix ans maintenant… il n’y a plus de coupure. Il y avait une coupure avant qui m’a beaucoup embêté, maintenant, il n’y en a plus.

G.B. Quand vous vous adressez aux autres scientifiques, avez-vous toujours besoin de laisser en arrière votre philosophie personnelle ?

F.C. Oui, très souvent. Toute la philosophie de Chew, avec qui je travaille très étroitement, va aussi dans cette direction ; donc là, il n’y a pas de coupure non plus – bien que nous parlions surtout de physique quand nous travaillons ensemble. De temps en temps aussi nous nous posons des questions très profondes, sur la nature de la connaissance, de la vie, etc… Mais avec les autres, avec la plupart de mes collègues, je ne parle pas trop de philosophie et il n’y a pas cette harmonie.

G.B. Cependant, même parmi les gens non intellectuels, ou qui ont moins de formation scientifique mais qui adhérent à toutes ces idées, la référence à la science est souvent très forte. Alors, n’y a-t-il pas une certaine ambigüité ou ambivalence dans l’attitude vis-à-vis de la science ?

F.C. Oui, il y a une ambivalence et je crois qu’il est très important (et c’est ce que j’ai fait), de montrer que la vision écologique est soutenue par la science, par ce que je considère comme l’avant-garde de la science, mais que cette avant-garde n’est pas très reconnue parmi les cercles scientifiques. Je crois que le changement profond des attitudes dans notre société ne viendra pas des scientifiques, bien que je m’efforce, personnellement de faire cette connexion et de montrer le support scientifique que la théorie des systèmes et la science peuvent donner à ces idées écologiques. Je crois que le changement important viendra des mouvements populaires et non pas des mouvements scientifiques.

G.B. Etes-vous optimiste pour l’avenir ?

F.C. Oui, je suis tout à fait optimiste parce que je vois des dynamiques semblables se produire dans différentes régions, en science et hors de la science, et je vois qu’elles conduisent à un mouvement intégral pour un changement très profond, un changement dont on a très besoin.

G.B. Avez-vous lu le livre de Peter Russel, « The awakening earth », la terre s’éveille ?

F.C. Oui.

G.B. Il lui semble que si par exemple 10 % de l’humanité change de paradigme c’est peut-être suffisant pour déclencher un changement général.

F.C. C’est une idée…

G.B. Qui me parait un peu optimiste…

F.C. Oui, c’est peut-être un peu optimiste, mais c’est une idée que j’ai rencontrée à plusieurs reprises. Ainsi Prigogine parle d’une dynamique d’évolution où une petite minorité peut, comme il dirait, déclencher une grande fluctuation. Un tel événement est très probable, mais très difficile à prédire…

Propos recueillis par Gérard Blanc.


[1] bootstrap : littéralement lacet de botte. Le terme est né vers 1964 dans un groupe de physiciens de Berkeley. Il évoquerait les relations entre les particules, liées, entre elles comme les trous de bottes le sont par les lacets. Ce serait aussi une allusion aux aventures du baron de Münchausen qui se serait soulevé dans les airs en tirant sur les lacets de ses bottes…

[2] Geoffroy Chew, l’un des premiers physiciens qui ait lancé l’idée du bootstrap, était collègue de Capra au Lawrence Berkeley Laboratory.

[3] Interactions faibles : ce sont les forces qui interviennent dans la désintégration de certaines particules ou la radioactivité ; elles jouent un rôle minime, mais réel, dans tous les processus faisant intervenir l’interaction électrique.

[4] Chromodynamique quantique : les physiciens ont été conduits à distinguer les quarks par de nouveaux paramètres en plus de leur charge électrique. Un de ceux-ci a reçu le nom imagé de « couleur » (qui n’a rien à voir avec la couleur au sens habituel, mais les physiciens aiment bien donner des noms concrets à des concepts abstraits), d’où le nom de « chromodynamique quantique » donné à la théorie correspondante dans le cadre de la physique quantique.

[5] Professeur, puis collègue de Francisco Varela à l’Université du Chili, avec lequel il a développé la théorie de l’autopoièse des systèmes vivants, c’est-à-dire leur capacité de créer et de renouveler constamment leurs propres constituants.