Francisco Varela : Au commencement fut la distinction…

L’illusion technocratique, c’est l’espoir qu’on pourrait petit à petit éliminer tous les points aveugles de notre connaissance. Au contraire, je pense qu’il y en aura toujours. Ils n’expriment pas une limitation de la connaissance, mais son mécanisme le plus fondamental, de la même manière qu’il y aura toujours des points aveugles dans notre vision. Un changement d’attitude ou de paradigme nous fait faire l’expérience de la nouveauté : un point aveugle devient visible.

(Revue CoEvolution. No 8-9. Printemps-Été 1982)

Limites, autonomie et liberté dans les systèmes vivants

La membrane d’une cellule, la peau du corps, la clôture d’un champ, les remparts d’une ville, les frontières d’un pays, sont autant d’illustrations de l’idée des limites. Elles en montrent la double nature, à la fois distinction entre l’intérieur et l’extérieur d’un objet ou d’un être, et intermédiaire par lequel se font les échanges. Définir les limites de ce que l’on décrit est ainsi fondamental dans toute description. Cependant cette idée a mis du temps avant de vraiment féconder la biologie théorique et ses applications médicales.

Francisco Varela (Santiago du Chili, 7 septembre 1946 – Paris, 28 mai 2001), biologiste et neurologiste chilien, est un de ceux qui ont le plus contribué à ce renouveau de la pensée biologique. Ses travaux sur la biologie de la connaissance, à l’intersection de la neurobiologie, de la cybernétique et de l’épistémologie, l’ont conduit à une nouvelle définition de la vie basée sur la notion d’autonomie ou d’autopoïèse, c’est-à-dire la capacité qu’a un système organisé de créer et de renouveler constamment ses propres constituants. Un fil conducteur majeur de ses idées est la connexion entre les limites, l’identité et l’autonomie d’un système vivant, qu’il a étudiée notamment dans le cas de la vision et des réactions de l’organisme aux agressions extérieures.

L’entretien qui suit a eu lieu à Paris en mai 1982.

G.B.

Gérard Blanc. Au commencement fut la distinction, pourrions-nous dire. La majorité des mythes de création rendent compte d’une séparation, d’une distinction originelle au sein d’une unité. Dans la Genèse, Dieu distingue la lumière des ténèbres, le jour de la nuit, les « eaux qui sont au-dessus de l’étendue » des « eaux qui sont au-dessous de l’étendue ». La distinction, l’établissement d’une frontière, ou d’une limite, semble être l’acte créateur primordial.

Francisco Varela. C’est effectivement fondamental, sur le plan ésotérique, comme de façon pragmatique. La distinction est l’action la plus fondamentale de n’importe quelle description.

Pour que le monde se voit lui-même, il doit se couper en au moins deux parties, l’une qui voit et l’autre qui est vue. Grâce à cette distinction, l’observateur voit quelque chose, mais ce sont en fait ses propres propriétés que la distinction révèle. Inversement le sujet se distingue lui-même en distinguant ce qu’apparemment il n’est pas, le monde. Dans ces conditions il va toujours partiellement échapper à lui-même.

G. Spencer Brown, Laws of form

Couper en deux le champ qu’on décrit. C’est ce que le logicien Spencer Brown a si bien formalisé [1]. Il a fallu du temps pour que la science reconnaisse vraiment bien cette notion de coupure, qui n’est pas seulement topologique, dans l’espace. Elle est beaucoup plus générale. On ne peut rien dire sur la connaissance sans avoir posé au préalable une distinction.

G.B. Aucune description ne peut s’en passer.

F.V. Oui, car ce sont les limites, les bornes qu’on met à un système qui le définissent, qui permettent de dire : voici le système que je vais considérer. Bien sûr, les manières de découper le monde ne manquent pas, mais une fois donnés les critères pour séparer un système d’un autre, notre description est assurée d’une certaine stabilité.

G.B. Et quand il s’agit plus particulièrement d’un système vivant ?

F.V. A partir du moment où la distinction est établie et où la frontière du système est définie, deux approches complémentaires s’offrent à nous. La première, c’est la description classique issue des sciences de l’ingénieur dans un langage de commande et de contrôle, en termes d’entrées-sorties : telle action ou telle perturbation à l’entrée du système, telle réaction ou effet à sa sortie. Dans cette description l’identité du système est indépendante de son fonctionnement. Cela marche très bien quand il s’agit d’un moteur ou d’un ordinateur, mais ce n’est plus valable quand on essaie de l’appliquer dans le domaine de la vie. Une cellule, un organisme ne sont pas seulement des systèmes asservis qui répondent à des impulsions ou aux stimuli de l’environnement. Parler ainsi en termes de contrôle ou de commande, comme dans la thèse des animaux-machines de Descartes, peut conduire aux pires dictatures dans les systèmes humains.

Pour étudier la vie à quelque niveau d’organisation que ce soit, nous avons besoin de changer de perspective. La deuxième approche, qui s’est développée depuis ces vingt dernières années, met au contraire l’accent sur la notion complémentaire d’autonomie, de cohérence interne du système, qui était totalement passée sous silence. La cellule est un exemple très net ; dès qu’elle vient à l’existence elle se dote d’une membrane qui définit d’une part son environnement, et d’autre part, son identité fonctionnelle, ce qui se passe à l’intérieur. Son autonomie est liée à cet entrelacement entre l’existence, l’identité et les fonctions.

Pour comprendre l’organisation du vivant et les racines biologiques de la connaissance, il faut se placer dans ce contexte d’autonomie.

G.B. Mais n’est-ce pas une notion plutôt intuitive ?

F.V. Oui, et j’ai cherché à préciser la notion d’autonomie. C’est pour cela que je parle plutôt de clôture opérationnelle [2]. Mais qui dit autonomie dit auto-référence, et je me suis demandé si mon idée était cohérente, car l’auto-référence est la bête noire des logiciens, une source de contradictions dont ils se méfient énormément. J’ai trouve dans l’algèbre de Brown un langage précis pour mes intuitions, et c’est ainsi par exemple qu’avec le mathématicien Kaufman nous avons étendu les théories de Brown [3]. Je crois qu’il n’est pas possible aujourd’hui de faire de la biologie sans avoir des possibilités ou des moyens d’exprimer ses idées sous forme mathématique… Mais cela ne veut pas dire qu’il faut obligatoirement vouloir faire des statistiques ou résoudre de gigantesques équations différentielles. C’est plutôt un cadre de pensée…

G.B. Peux-tu préciser cette notion de clôture opérationnelle ?

F.V. Je veux dire par là qu’un système autonome est fermé pour un certain ensemble d’opérations, qui peuvent être des réactions chimiques dans une cellule, des interactions entre espèces vivantes dans un écosystème ou des interactions entre des descriptions dans la conscience. L’arithmétique en donne un bon exemple : l’ensemble des nombres entiers est clos vis-à-vis de l’addition, puisque le résultat de l’addition de deux nombres entiers est un nombre entier ; par contre, il ne l’est pas par rapport à la division.

Il faut prendre garde à ne pas faire de confusion. Je ne dis pas que de tels systèmes (opérationnellement clos) sont fermés aux actions extérieures, qu’ils n’interagissent pas avec leur environnement. Aucun système n’est fermé aux échanges de matière ou d’énergie. L’idée fondamentale, c’est de définir le système par ses processus internes enchevêtrés.

G.B. C’est une approche très nouvelle en biologie ?

F.V. Il me semble que mettre l’accent sur la cohérence interne est l’intuition la plus importante de la pensée moderne en biologie. C’est la première fois qu’on se coupe vraiment de la tradition issue de la physique, du modèle des entrées-sorties. La physique n’introduit pas de caractéristiques autonomes dans les systèmes dont elle s’occupe. Seuls des travaux récents comme ceux de Prigogine sur l’auto-organisation rompent avec cette tradition. Mais je trouve fascinant que ce soit maintenant la biologie qui donne les métaphores dominantes de la pensée scientifique. Les meilleurs exemples de l’autonomie sont toujours biologiques : la cellule, l’organisme, l’écosystème.

G.B. C’est comme si l’évolution s’était faite en spirale. La physique s’est dégagée de la pensée magique ou animiste qui attribuait les phénomènes physiques à des causes vivantes. Puis la biologie a grandi en se basant sur les métaphores mécaniques issues de la physique. Et maintenant nous retrouvons les métaphores biologiques.

F.V. En quelque sorte. Il faut voir à quel point le modèle physique des entrées-sorties a dominé les sciences de l’ingénieur, l’informatique, la théorie des systèmes classiques. C’est à travers cette dernière que la physique a le plus influencé la biologie. Dans les années 40 et 50 on croyait que la cybernétique classique pourrait résoudre les problèmes biologiques avec les notions de rétroaction, d’information (la théorie de Shannon)… Mais ce n’était pas suffisant.

G.B. Peux-tu donner un exemple qui illustre le contraste entre l’ancienne et la nouvelle approche en biologie ?

F.V. Je crois que l’exemple le plus frappant est fourni par le système immunitaire. Dans les textes on dit que le système immunitaire défend l’organisme contre les agressions extérieures, microbes, molécules toxiques, etc. L’idée classique était de supposer l’existence de familles de lymphocytes (sortes de globules blancs), chargée chacune d’un type particulier d’envahisseur potentiel (antigène), comme si on disposait d’un catalogue des agresseurs possibles. On parlait alors de Soi (moléculaire) : tout ce qui n’est pas dans le catalogue, qui n’est pas reconnu comme agressif, qui est accepté par l’organisme. Tout le reste, qui est traité comme un envahisseur, est le non-soi. C’est une illustration typique de la pensée en termes d’entrées-sorties.

Depuis dix ans de nombreuses expériences suggèrent une perspective bien différente. On a découvert que les partenaires les plus importants des cellules immunitaires sont les autres cellules immunitaires, qui jouent un rôle capital dans leurs interactions avec les antigènes. On ne peut plus parler d’un catalogue des agresseurs. Par contre, c’est bien l’idée de la clôture opérationnelle : tous les anticorps interagissent entre eux comme un réseau. Un antigène est reconnu parce qu’il fait réagir le système immunitaire ; c’est une molécule ou un ensemble de molécules capable de s’introduire dans ce réseau d’interactions permanent. Au lieu d’un catalogue dirigé vers l’extérieur, il faut prendre l’image d’un réseau qui atteint certains niveaux de stabilité et de cohérence. La définition de ce qui est pertinent au système immunitaire se fait automatiquement. On ne peut plus parler de soi et de non-soi, mais simplement de soi et de non-sens, de ce qui n’a pas de sens pour le système [4].

G.B. Cette approche a-t-elle suscité des découvertes ou des expériences nouvelles ?

F.V. Un des principaux intérêts d’une nouvelle approche est justement de suggérer des expériences nouvelles. Par exemple on a comparé les réactions d’un rat à l’injection directe (dans le système circulatoire) et indirecte (par voie buccale) d’un antigène. Dans le premier cas il se produit une réponse immunitaire très marquée. Au contraire, dans le deuxième cas, la même molécule, qui est finalement absorbée par le système circulatoire, a eu le temps d’interagir avec l’organisme et le rat ne fait pas d’allergie globale, il est devenu tolérant à l’égard de cette substance.

G.B. Que se passe-t-il quand on applique ce point de vue autonome à des systèmes humains, à la connaissance ou à la société ?

F.V. La connaissance humaine possède les mêmes caractéristiques que ces systèmes biologiques que l’on étudie en laboratoire : c’est aussi l’expression d’un système autonome. Dans les deux cas on ne peut pas séparer le système du monde qui lui est pertinent ; lorsqu’il se donne une clôture, il spécifie le monde qui interagit avec lui. Mais je dirais qu’avec les systèmes humains se produit un changement qualitatif.

Subjectivité et objectivité sont chacun des points de vue limités, qui ne prennent pas en compte la co-émergence d’un système autonome et du monde avec lequel il interagit (« son » monde), car on ne peut pas avoir l’un sans l’autre.

G.B. L’observateur est inséparable de ce qu’il observe ?

F.V. C’est encore plus général. Lorsqu’on parle de distinction, on ne peut pas séparer l’acte de distinguer de ce qui fait la distinction. Mais ce qui fait la distinction n’est pas seulement l’observateur, c’est aussi des critères, des actions collectives, une communauté humaine. Le système est inséparable des critères qui permettent de le distinguer, des actions qui le distinguent et de ceux qui font ces distinctions.

Ainsi, toute connaissance humaine est l’expression de notre action. Il n’existe pas de connaissance séparable de l’action. En quelque sorte « le monde n’est rien d’autre que tout ce qu’on a fait pour qu’il devienne ce qu’il est ».

G.B. Belle auto-référence. Mais c’est aussi l’introduction de notre responsabilité dans le monde, lorsqu’on prend conscience que c’est notre perception et nos actions qui modèlent notre environnement. On retrouve d’ailleurs l’enseignement de nombreuses traditions spirituelles. Pour connaître le monde, savoir comment agir, il faut nous connaître nous-mêmes.

F.V. Un point très important à souligner, particulièrement par rapport au thème des limites, c’est que notre participation à la réalité est limitée. Nous en sommes une partie, et de ce fait nous ne pouvons pas espérer la comprendre entièrement, être entièrement elle.

Toute connaissance biologique, au niveau moléculaire ou au niveau des connaissances humaines possède des limitations intrinsèques, dues à son origine même. Aucune connaissance ne peut être absolue ou exhaustive. Nous commençons tout juste à en saisir la portée : cette limitation de notre connaissance implique une limitation, elle-même intrinsèque, de nos actions. La solution de nos problèmes humains nécessite l’imposition d’une limite. Mais cette limite ne peut pas être imposée de l’extérieur, comme Illich l’a clairement démontré à propos de la médecine, de l’énergie ou des transports. Elle ne peut pas non plus être fixée arbitrairement, elle doit en quelque sorte être engendrée par le système, la société, en toute conscience. Par exemple, si je n’ai aucune conscience de la limitation de notre approche scientifique, j’aurais tendance à voir dans les limitations que la nature ou la biosphère imposent à la croissance économique ou démographique, une faiblesse de la connaissance ou un diktat extérieur. Alors qu’en fait ces limitations sont intrinsèques à notre démarche scientifique et à nos actions : les limites ne sont imposées ni par la société ni par la nature, mais par la co-émergence des deux.

G.B. C’est tout à fait à l’opposé de la démarche technocratique qui croit que l’on pourra toujours trouver une nouvelle technologie capable de résoudre les problèmes insolubles actuellement sans en créer de nouveaux, à leur tour, insolubles.

F.V. L’illusion technocratique, c’est l’espoir qu’on pourrait petit à petit éliminer tous les points aveugles de notre connaissance. Au contraire, je pense qu’il y en aura toujours. Ils n’expriment pas une limitation de la connaissance, mais son mécanisme le plus fondamental, de la même manière qu’il y aura toujours des points aveugles dans notre vision. Un changement d’attitude ou de paradigme nous fait faire l’expérience de la nouveauté : un point aveugle devient visible.

G.B. Cette idée de connaissance absolue, illimitée, et ce refus de fixer des limitations à nos actions n’est-elle pas propre à la civilisation occidentale ?

F.V. Peut-être bien. En tout cas, on trouve une expression psychologique ou éthique de la nécessité des limites dans d’autres traditions, dans d’autres cultures. Par exemple dans Small is beautiful, Schumacher a très bien décrit l’éthique bouddhique dans laquelle il a trouvé cette expression des limites, de la taille appropriée. Ce qui me fascine, c’est qu’on puisse maintenant exprimer la même idée dans le contexte de la science occidentale. Mais pour l’une comme pour l’autre, placer des limitations, se rendre compte de leur nécessité n’est pas un échec, c’est l’acquisition de la liberté, c’est voir et prendre en compte le fait que nous sommes à la base même de l’existence biologique. C’est un véritable enrichissement de notre vision du monde.


[1] Laws of forms (les lois des formes), George Spencer Brown, Bantam books, New York, 1969. Cf. CoEvolution n° 2, p. 37.

[2] Voir « Principles of Biological Autonomy », F. Varela, North-Holland, New York 1979 (traduction française Ed. du Seuil 1983).

[3] L’algèbre de Brown généralisée a été développée par L. Kaufman et F. Varela dans Form dynamics, J. Biol. Soc. Struct. 3 : 171-206, 1980.

[4] Voir N. Vaz et F. Varela « Self and non-sense, an organism-centered approach to immunology », Medical Hypothesis 4 : 231-268, 1978.