Traduction libre
11/7/2022
Réduire l’utilisation des engrais chimiques, faire payer l’industrie chimique pour la pollution au lieu de criminaliser les agriculteurs qui ont été pris au piège de l’agriculture industrielle.
Le problème de l’azote en agriculture est un problème créé par les engrais azotés synthétiques fabriqués à partir de combustibles fossiles. Les engrais azotés contribuent à la pollution atmosphérique et au changement climatique lors de la fabrication et de l’utilisation des engrais.
La fabrication d’engrais synthétiques est très énergivore. Un kilogramme d’engrais azoté nécessite l’équivalent énergétique de 2 litres de diesel. L’énergie utilisée pour la fabrication des engrais équivalait à 191 milliards de litres de diesel en 2000 et devrait atteindre 277 milliards en 2030. Il s’agit d’un facteur important du changement climatique, pourtant largement ignoré. Un kilogramme d’engrais phosphaté nécessite un demi-litre de diesel [1].
Les engrais azotés émettent également un gaz à effet de serre, le N2O, qui est 300 fois plus déstabilisant pour le système climatique que le CO2.
Neuf limites planétaires (Steffen et al. 2015)
Le système d’agriculture extractive linéaire basé sur les combustibles fossiles est en train de rompre les processus écologiques et les limites de la planète. Les limites planétaires qui ont été transgressées jusqu’à atteindre une zone de danger sont la biodiversité et la pollution à l’azote due aux engrais chimiques. Les violations les plus graves des limites planétaires sont dues à l’agriculture industrielle mondiale, qui emploie de manière intensive combustibles fossiles et produits chimiques, et qui met en place des monocultures à grande échelle. Cette forme d’agriculture perturbe l’intégrité de la biodiversité et de la diversité génétique, entraînant la perte de biodiversité et l’extinction d’espèces, ainsi que les cycles biochimiques de l’azote et du phosphore. L’érosion de la diversité génétique et la transgression des limites de pollution à l’azote ont déjà atteint un niveau catastrophique. Ces dépassements sont enracinés dans le modèle d’agriculture industrielle intensive en produits chimiques et en combustibles fossiles. 93 % des plantes cultivées ont disparu.
La réponse juste et scientifique au problème de l’azote consiste à abandonner l’agriculture chimique fondée sur les combustibles fossiles au profit d’une agriculture écologique biodiversifiée et régénérative. Pour cela, il faut créer des stratégies de transition pour que les agriculteurs passent à une agriculture écologique qui régénère l’azote du sol tout en les libérant des produits chimiques nocifs et coûteux. Des aliments sans produits chimiques sont bons pour la santé de la planète et des personnes. [2]
En revanche, la réponse non-scientifique, incorrecte et antidémocratique au problème de l’azote créé par l’industrie chimique consiste à réduire le le nombre d’agriculteurs au lieu de réduire la dépendance aux engrais chimiques, comme c’est le cas aux Pays-Bas. [3]
Pour réduire l’utilisation d’engrais chimiques, les gouvernements doivent faire payer l’industrie de l’engrais pour la pollution par l’azote, et réorienter les subventions de l’agriculture industrielle vers l’agriculture écologique. Criminaliser les agriculteurs pour les crimes de l’industrie chimique est injuste et inéquitable. Nous avons besoin de plus d’agriculteurs, pas moins, pour régénérer la terre à travers une économie responsable et non-aliénante, et pour produire de vrais aliments qui régénèrent la santé de la planète et la nôtre.
Il existe cependant une vision dystopique d’un avenir de « l’agriculture sans agriculteurs », une agriculture numérique avec des fermes plus grandes, un usage accru d’engrais, et une perte de biodiversité. En créant cette « agriculture sans agriculteurs », des milliardaires comme Bill Gates encouragent une utilisation accrue des engrais synthétiques, ce qui aggrave le problème de l’azote. Gates fait la promotion d’engrais azotés et de soja OGM — ce dernier étant lui-même produit par une agriculture à forte intensité chimique — comme matière première pour des faux aliments fabriqués en laboratoire et étiquetés comme étant « à base de plantes ». [4]
La recette du milliardaire est d’avoir une monoculture plus importante, forte en produits chimiques et fertilisée artificiellement par des engrais azotés synthétiques, ce qui a pour conséquence l’émission de protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre. Dans un déni total de la science du climat et de l’écologie des sols, Gates poursuit la « poudre aux yeux chimique » lorsqu’il affirme que nous devons utiliser davantage d’engrais. Il défend que « pour faire pousser des cultures, il faut des tonnes d’azote, bien plus que ce que l’on peut trouver dans un environnement naturel. C’est en ajoutant de l’azote que l’on fait pousser du maïs de 5 mètres de haut et que l’on produit d’énormes quantités de graines » [5].
Cette affirmation est scientifiquement et écologiquement fausse. Le sol est un système vivant. Il existe de multiples façons de régénérer le sol ainsi que l’azote qu’il contient, et de rétablir ainsi le cycle naturel de l’azote.
Le fait que le sol est vivant a été oublié pendant un siècle entier, avec des coûts très élevés pour la nature et la société. Le sol a été défini à tort comme un « récipient vide » dans lequel on verse des engrais synthétiques, faussement considérés comme la source de la fertilité des sols. « Du pain à partir de l’air », tel était le slogan suite à la découverte du procédé Haber-Bosch pour fixer l’azote atmosphérique dans le sol en brûlant des combustibles fossiles. L’illusion que nous n’avions pas besoin du sol s’est développée.
De plus, il y avait l’affirmation exagérée que les engrais artificiels allaient augmenter la production alimentaire et supprimer toutes les limites écologiques que la terre impose à l’agriculture. Aujourd’hui, il est de plus en plus évident que les engrais artificiels ont réduit la fertilité des sols et la production alimentaire et ont contribué à la désertification, à la pénurie d’eau et au changement climatique. Ils ont créé des zones mortes dans les océans.
C’est d’ailleurs le processus utilisé pour fabriquer des explosifs en brûlant des combustibles fossiles à haute température pour fixer l’azote atmosphérique qui a ensuite été utilisé pour fabriquer des engrais chimiques.
Justus von Liebig, le père de la chimie organique, a été le premier scientifique à expliquer le rôle de l’azote dans les plantes, que l’avidité commerciale s’est rapidement appropriée. Une nouvelle industrie a été créée pour les apports externes d’azote, surnommés « stimulants de croissance ». Outré par la déformation de ses résultats scientifiques, il écrit en 1861 un livre intitulé « The Search for Agricultural Recycling » (NdT: À la recherche du recyclage agricole).
Le livre de Liebig était la voix d’un véritable scientifique, protégeant sa vérité des distorsions d’une pseudoscience créée par des intérêts commerciaux. Comme il l’écrit : « Je pensais qu’il suffirait d’annoncer et de diffuser la vérité comme il est d’usage dans la science. J’ai fini par comprendre que ce n’était pas le cas, et que les autels du mensonge doivent être détruits si l’on veut donner une chance à la vérité. » La vérité que Liebig défendait était que le sol est vivant, et que sa vie dépend du recyclage, ou de ce que Sir Albert Howard a appelé plus tard « la loi du retour » (The Law of Return) dans son « Testament agricole » (An Agricultural Testament) près d’un demi-siècle plus tard. Le mensonge qu’il voulait détruire était ce qu’il appelait la « poudre aux yeux chimique », à savoir l’idée que l’on peut continuer à extraire des nutriments du sol sans rien lui rendre, et obtenir des « rendements élevés ».
Vendre plus d’engrais est bon pour les profits de l’industrie chimique, mais ce n’est pas bon pour le sol ni le climat. Elle viole la loi du retour. Et elle prive les agriculteurs des alternatives écologiques pour régénérer et renouveler l’azote du sol.
Les agriculteurs n’ont pas créé le problème de l’azote. Le problème est créé par l’industrie chimique. Selon le principe du pollueur-payeur, l’industrie chimique doit payer pour la pollution. Les agriculteurs sont les consommateurs d’engrais, pas les fabricants. Ils sont les victimes d’un système d’agriculture industrielle à forte intensité chimique, tout comme le sont la biodiversité des plantes et des animaux, et les consommateurs dont la santé se dégrade en raison des maladies chroniques liées à l’alimentation industrielle. La planète et les gens ont besoin de plus d’agriculteurs, pas moins.
Sacrifier les agriculteurs en prétendant s’attaquer au problème de l’azote est malhonnête, car cela rend les agriculteurs responsables d’un problème créé par l’industrie chimique. Il est malhonnête et incohérent de dire qu’il faut réduire le nombre de fermes tout en continuant à promouvoir l’utilisation d’engrais chimiques comme le font Gates, l’industrie chimique et les gouvernements.
Alors que l’industrie chimique a propagé le mythe selon lequel les engrais chimiques sont nécessaires à la production alimentaire et à la lutte contre la faim, elle a détruit la biodiversité en encourageant la monoculture, et elle a contribué à la désertification des sols en détruisant la biodiversité des sols vivants. La destruction de la matière organique du sol détruit la capacité du sol à conserver l’humidité, créant ainsi le besoin d’une irrigation intensive, ce qui perturbe alors davantage les cycles de l’azote et du phosphore.
Notre pratique et nos recherches à Navdanya au cours des deux dernières décennies montrent que l’agriculture écologique régénératrice reconstruit les réserves d’azote dans le sol, alors que les engrais synthétiques les épuisent. [6]
Table 2 : L’effet des agricultures biologiques et chimiques sur le sol
La réduction de l’utilisation des engrais synthétiques ne réduit pas les rendements [7]. Au contraire, plus vous utilisez d’engrais azotés, plus vous devez en utiliser, car les engrais azotés tuent les organismes vivants du sol. C’est pourquoi la réponse des semences à de tels engrais a considérablement diminué. Sharma et Sharma (2009) ont mentionné le déclin de la réponse aux engrais au cours des trente dernières années, passant de 13,4 kg de grain par kg de nutriment en 1970 à 3,7 kg de grain par kg de nutriment en 2005 dans les zones irriguées. Selon Biswas et Sharma (2008), alors que seulement 54 kg NPK/ha étaient nécessaires pour produire environ 2 t/ha en 1970, environ 218 kg NPK/ha ont été utilisés en 2005 pour maintenir le même rendement.
Les engrais chimiques entraînent ainsi une baisse de la productivité, car ils détruisent la santé des sols. En trois décennies et demie, la productivité des engrais est passée de 48 kg de céréales alimentaires/kg d’engrais NPK en 1970-71 à 10 kg de céréales alimentaires/kg d’engrais NPK en 2007-08 [8].
De plus, comme les engrais synthétiques sont issus de combustibles fossiles, ils contribuent à la perturbation du cycle du carbone. Mais ils perturbent aussi le cycle de l’azote. Et ils perturbent le cycle hydrologique, à la fois parce que l’agriculture chimique a besoin de dix fois plus d’eau pour produire la même quantité de nourriture que l’agriculture biologique, et parce qu’elle pollue l’eau des rivières et des océans.
À l’inverse, les légumineuses fixent l’azote de manière non violente dans le sol, au lieu d’accroître la dépendance à l’égard des engrais synthétiques produits violemment en chauffant les combustibles fossiles à 550 degrés centigrades. Le pois chiche peut fixer jusqu’à 140 kg d’azote par hectare et le pois d’Angole peut fixer jusqu’à 200 kg d’azote par hectare de manière non violente.
La restitution de la matière organique au sol permet d’accroître l’azote dans le sol. Une étude récente que nous menons montre que l’agriculture biologique a augmenté la teneur du sol en azote de 44 à 144 %, selon les cultures.
Comme l’expertise de guerre ne permet pas de connaître le fonctionnement des plantes, du sol et des processus écologiques, le potentiel de la biodiversité et de l’agriculture organique a été totalement ignoré par le modèle militarisé de l’agriculture industrielle. [9]
Pour résoudre le problème de l’azote, nous devons ramener la biodiversité dans l’agriculture.
L’agriculture n’a pas commencé avec la révolution verte et les engrais azotés synthétiques. Qu’il s’agisse des systèmes basés sur la biodiversité d’India-Navdanya, de Baranaja, ou des trois sœurs plantées par les Premières Nations d’Amérique du Nord, ou encore de l’ancien système Milpa au Mexique, les haricots et les légumineuses étaient essentiels aux systèmes agroécologiques indigènes.
Comme l’écrit Sir Albert Howard, connu comme le père de l’agriculture moderne, dans « An Agricultural Testament », en comparant l’agriculture en Occident à celle de l’Inde :
« Les cultures mixtes sont la règle. À cet égard, les cultivateurs d’Orient ont suivi la méthode de la nature telle qu’elle se manifeste dans la forêt vierge. La culture mixte est peut-être la plus universelle lorsque la culture céréalière est le constituant principal. Des cultures comme le millet, le blé, l’orge et le maïs sont mélangées avec une légumineuse subsidiaire appropriée, parfois une espèce qui mûrit beaucoup plus tard que la céréale. Le pois d’Angole (cajanusindicus), peut-être la légumineuse la plus importante des alluvions du Gange, est cultivé soit avec des millets, soit avec du maïs… Les plantes légumineuses sont courantes. Bien que ce ne soit qu’en 1888, après une longue controverse de trente ans, que la science occidentale ait finalement accepté comme prouvé le rôle important joué par les légumineuses dans l’enrichissement du sol, des siècles d’expérience avaient enseigné la même leçon aux paysans de l’Est » [10].
Les protéines végétales issues des légumineuses sont également au cœur d’un régime équilibré et nutritif pour les humains. Le haricot vert est au cœur du régime méditerranéen. La culture alimentaire de l’Inde est basée sur le « dal roti » et le « dal chawal ». Urad, moong, masoor, chana, rajma, tur, lobia, gahat ont été nos aliments de base. L’Inde était le plus grand producteur de légumineuses au monde. Et nos protéines sont riches en nutrition et délicieuses au goût. Malheureusement, les légumineuses ont été remplacées par la monoculture de la révolution verte, et maintenant par la propagation des monocultures de coton Bt.
Le problème de l’azote dû aux engrais azotés de synthèse est réel. Déraciner les agriculteurs est une solution fausse, violente et injuste. Les gouvernements qui ont subventionné et promu l’industrie des engrais doivent maintenant réorienter l’argent des impôts publics vers l’agroécologie régénératrice, sans produits chimiques. De nouvelles écoles d’agroécologie doivent être ouvertes pour permettre aux agriculteurs de faire une transition vers l’agriculture écologique sur une période de 3 à 5 ans. Nous avons besoin de débats démocratiques sur l’utilisation de l’argent public pour servir le bien public, et non la cupidité privée. Puisque la façon dont nous cultivons notre nourriture a un impact sur notre santé et celle de la planète, les producteurs et les consommateurs doivent se donner la main pour régénérer la santé des sols et des communautés.
Le sol vivant est la réponse au problème de l’azote. Pour régénérer le sol vivant, nous avons besoin de régénérateurs. Les agriculteurs sont les gardiens et les aidants de la terre. Nous devons créer une nouvelle culture de la protection de la terre dans le domaine de l’agriculture. Se débarrasser des agriculteurs est un projet d’extinction et d’extermination qui n’a pas sa place dans des sociétés libres, démocratiques et justes.
(Pour en savoir plus, rejoignez Return to Earth — AZ of Biodiversity, Agroecology, Regenerative Organic Food Systems, cours de Navdanya, 1 – 12 octobre 2022).
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1 Shiva V., Soil Not Oil, 2008.
2 Shiva V., “Agroecology and Regenerative Agriculture: Sustainable Solutions for Hunger, Poverty, and Climate Change”, Synergetic Press, 2022 https://synergeticpress.com/catalog/agroecology-and-regenerative-agriculture-sustainable-solutions-for-hunger-poverty-and-climate-change/
3 Gus, Camille. « Police Fire on Dutch Farmers Protesting Environmental Rules » (La police tire sur les agriculteurs néerlandais qui protestent contre les règles environnementales). POLITICO, 6 juillet 2022, https://www.politico.eu/article/police-fire-dutch-farmer-protest-nitrogen-emission-cut/
4 Gates, Bill. « Why I Love Fertilizer » (Pourquoi j’aime les engrais). Gatesnotes.Com, https://www.gatesnotes.com/Development/Why-I-love-fertilizer
5 Gates, Bill, How to avoid a Climate Disaster, Allen Lane, 2021 – pg 123.
6 Navdanya, “Seeds of Hope, Seeds of Resilience (Graines d’espoir, graines de résilience)”. 2017 https://navdanyainternational.org/fr/publications/seeds-of-hope-seeds-of-resilience/
7 Harvey, Fiona, et Fiona Harvey, correspondante pour l’environnement. Using Far Less Chemical Fertiliser Still Produces High Crop Yields, Study Finds. The Guardian, 27 juin 2022. The Guardian, https://www.theguardian.com/environment/2022/jun/27/using-far-less-chemical-fertiliser-still-produces-high-crop-yields-study
8 Aulakh, M. S. et Benbi, D. K. 2008. Enhancing fertiliser use efficiency (Améliorer l’efficacité de l’utilisation des engrais). In Proceedings of FAI Annual Seminar 2008, 4–6 décembre 2008. The Fertilizer Association of India, New Delhi, Inde. pp. SII-4 (1-23).
Subba Rao, A. et Reddy, K. S. 2009. Implications of soil fertility to meet future demand: Indian scenario (Implications de la fertilité des sols pour répondre à la demande future : scenario indien). In Proceedings of the IPI-OUAT-IPNI International Symposium on Potassium Role and Benefits in Improving Nutrient Management for Food Production, Quality and Reduced Environmental Damages, Vol. 1 (Eds. MS Brar and SS Mukhopadhyay), 5–7 November 2009. IPI, Horgen, Suisse et IPNI, Norcross, USA. pp. 109–135.
9 Navdanya, « Pulse of Life », 2016. https://navdanyainternational.org/fr/publications/pulse-of-life-the-rich-biodiversity-of-edible-legumes/
10 Sir Albert Howard. An Agricultural Testament (Un testament agricole). pg 13