(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)
Le thème de la Lumière est au cœur de la démarche intérieure du Soufi. Sa recherche le conduira, à travers toutes les méditations, jusqu’à la rencontre avec sa propre Lumière.
L’Islam est issu des terres de lumière ; c’est la religion du désert et des longs espaces infinis. Toute lumière vient de l’Unique, et chacune y renvoit. Son universelle présence est d’abord manifestée par l’éclatante lumière de Midi. Pour les Musulmans l’existence est lumière. Le monde n’est que la réflexion de Dieu à travers le miroir de l’obscurité. La lumière essentielle en se réfléchissant fait apparaître le monde phénoménal. La lumière du jour est donc le symbole du monde transcendant. Le soleil est le signe mobile de l’Esprit, qu’éclaire l’autre monde, et la lumière intellectuelle est une manifestation de la connaissance divine qui se déverse sur la terre. Mais cette descente ne cesse pas et elle se ressent dans la lumière diffuse de l’aube et du crépuscule et dans la douce clarté nocturne de la lune. Aussi est-elle l’objet d’une vénération particulière dans tout l’Islam et Ibn’Arabi a établi la correspondance entre les 28 noms divins et les 28 stations de la lune.
Cet amour de la lumière est encore plus marqué dans le Soufisme. Le soufi porte l’habit de lumière. Al-sufi est celui qui est vêtu de laine blanche, revêtu de la pureté éclatante de la lumière. Le soufisme a été marqué par la rencontre de l’Islam et de la religion de la lumière en Persan et Ahura-Masda est le Dieu de la lumière et du bien. Il s’oppose éternellement à Ahriman, le dieu des Ténèbres et du mal. Cette antique religion des hauts plateaux de l’Iran, reprise des Mages, a été popularisée par Zoroastre. Elle organise la lutte des fils de la lumière contre les fils des ténèbres. La lumière fouille les recoins de l’obscurité et pénètre au plus profond des Ténèbres. Dans le soufisme cette lumière est triple : il y a la lumière du Coran, celle du Maître et celle du Cœur.
Le Coran est pour tous les croyants, source de lumière. Il comprend une sourate de la lumière (An-Nour, la lumière en arabe) que répètent tous les croyants : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à uneniche (mihrab) où se trouve une lampe. Dieu dirige la lumière où il veut. À l’aube et au crépuscule le glorifient des hommes qu’aucun commerce, aucune transaction ne distraient de la remémoration de Dieu…». Le sens principal de cette sourate est que si le maître attire par son rayonnement, Dieu seul donne la lumière.
La lumière du Maître (Shaik, Pir ou Murshid) n’est donc que l’individualisation participative de la clarté divine. Tous les grands soufis ont parlé de la lumière et chacun en a dévoilé un des aspects. Mais comme le dit Djallad uddin Rumi, ce n’est pas la lumière qui manque au regard de l’homme, mais l’homme quine tourne pas ses regards vers la lumière.
Sohrawardi a vu apparaître l’Archange empourpré qui lui a révélé le Soleil de la haute connaissance. Et il a eu la révélation du Soleil de Minuit, ce flamboiement de l’Aurore boréale, qui est la colonne de Gloire. En elle se rassemblent toutes les parcelles de lumière emprisonnées dans la matière et qui s’en dégagent pour remonter à leur source.
Al-Hallaj parle sans cesse du «Maître de la Lumière scintillante», qui est aussi le secret que dévoile la secte des Quarmates. Il s’est de plus réalisé comme la vérité de la présence lumineuse et s’est toujours ressenti comme le feu le plus incendiaire des volcans, qui embrase la terre toute entière : «Si j’étais, moi, au jour de la Résurrection, au dedans de l’Enfer, le feu infernal en serait brûlé». Henri Corbin a passé sa vie à étudier les différents aspects de cette lumière dévoilés par les maîtres : les lumières colorées, la vision de la Montagne d’Émeraude, la lumière noire qui confère le plus haut degré de l’initiation, la Terra lucida, les orbes de lumière qui constituent les cieux extérieurs, pour aboutir au Plérôme de lumière.
La lumière du Cœur éclaire l’itinéraire de la voie mystique. Le soufi, sensible à l’invite de la clarté, va se déplacer de l’obscurité vers la lumière. Il va être le Pèlerin du grand désert intérieur. Il cherche à être le miroir poli qui reflète la lumière divine, et le polissage du miroir humain a pour but de la rendre plus brillante pour qu’elle éclaire tout l’univers. Le mystique se tourne vers le mihrab qui contient la lumière. Elle reflète toute la lumière de la lampe et est orientée vers le Centre du Monde, le pays de la lumière. Il allume le feu de la lampe de son intellect. Puis son âme vierge attise le feu où il va cuire et brûler. C’est l’anéantissement (fanâ). Par la vacuité, la lumière est dévoilée et le divin se révèle au divin. Il devient le Buisson ardent, qui brûle sans se consumer.
Il est le Khalib, le Bien-aimé de Dieu.
Alors se produit le choc de l’illumination. La lumière de sa conscience se révèle à lui et elle illumine son esprit. L’illumination est l’éveil à la lumière par la lumière. On va à la lumière de la Conscience par la lumière du cœur. C’est l’instant merveilleux où l’être émerge à la lumière de la vision. Alors c’est lumière sur lumière. Quand l’absolu apparaît à la conscience il le fait sous forme de lumière. Et quand la lumière se manifeste, toutes les choses mondaines disparaissent, et le monde devient un océan de lumière. Dans ces abîmes de lumière sans obscurité, tout réapparaît dans son essence qui est pure lumière de l’existence.
C’est le moment où se révèle au Soufi l’être de Lumière. Lui apparaissent les trois lunes de l’unité dans la triplicité divine : Essence, Création, Créature.
Dans la plus belle des Épiphanies se manifestent la Vierge de Lumière ou Pistis Sophia, sa nature parfaite, son ange intérieur, son jumeau céleste. Et dans cette vision de Lumière, il reconnaît sa propre image et retrouve le souvenir de son être véritable. Le soufi devient un être de Lumière, pur comme le cristal qui se laisse traverser par la Lumière. Il va sécréter sa lumière intérieure et rendre manifeste sa propre Radiance. C’est l’instant de la Transfiguration, le moment glorieux où se manifeste sa pure clarté et où il transude la lumière par tous ses pores.
«Lorsque le cercle du visage est devenu pur, il effuse des lumières comme une source répand son eau. Et le mystique a la perception de ces lumière qu’irradie son visage. Ce jaillissement se produit par les yeux et finit par recouvrir tout le visage. Alors il y a en face de toi un autre visage, et ce visage est ton propre visage, c’est le Soleil de ton Esprit. Puis la pureté submerge l’ensemble et voici que tu contemples une personne de lumière, irradiant des lumières. C’est cette personne de lumière qui est désignée comme le Guide Suprasensible.» Naj moddin Kobra (1221)
Éléments de bibliographie
S/H.NASR, Islam, perspectives et réalités, éd. Buchet Chastel.
Laleh BAKHTIAR, Le Soufisme, éd. du Seuil.
Djalal-od Din RUMI, Le Livre du Dedans, éd. Sindbad, Paris. Odes mystiques, éd. Klincsieck, Paris.
Moh. IQBAB, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, éd. A. Maisonneuve, Paris. Le Livre de l’Éternité, éd. Albin Michel. Message de l’Orient, éd. Les Belles Lettres, Paris
Louis MASSIGNON, La passion d’Al Halladh, Gallimard.
Eva de VITRAY-MEYEROVITCH, Anthologie du Soufisme, éd. Sindbad.
RUMI et le Soufisme, éd. du Seuil Traduction du Persan de La Roseraie du Mystère de Mahmoud SHABESTERI, Mystique et poésie en Islam, M. Desclée de Brouwer et deLa Niche des Lumières, de GHAZALI, Ed. Sindbad.
Encyclopédie de l’Islam, art. Tariqa.