Biologie et foi

La science et la foi sont deux modes de connaissance. Mais elles diffèrent par leur source, leur mé­thode, leur objet. Les sciences de la Nature étudient la matière inerte et les êtres vivants. Astrono­mie, physique, chimie, biologie s’efforcent de découvrir les lois qui régissent ce qu’el­les étudient. D’autres branches sont plus descriptives, comme la paléontologie. Mais toutes les sciences tentent de connaître comment les choses se passent ou se sont passées. Pour y parvenir, le moyen qui a fait ses preuves est la méthode expérimen­tale. Tout cela est bien connu. La foi se situe sur un tout autre plan. Elle ne repose pas sur une expérience de type scientifique. Elle n’est pas un catalo­gue de propositions résumées dans un Credo. Elle est d’abord adhésion à Quel­qu’un dont la science ne me dit rien. L’ob­jet de la foi, c’est Dieu se révélant. De même que les premiers disciples de Jésus l’ont écouté et suivi, de même le croyant accueille le message de Dieu afin d’y trou­ver le sens de sa vie. S’il s’engage dans la voie que Dieu lui propose, s’il fait « l’expé­rience de la foi », il éprouve alors la convic­tion d’être dans la vérité. Vous m’avez parlé de conflit entre science et foi. Je ne vois pas comment deux types de connaissance situés sur des plans aussi différents pourraient entrer en conflit.

(Revue Science et Avenir. Numéro Spécial No 42. Dieu et la science. Sans date, probablement milieu des années 1980)

La biologie ne menace pas la foi par Jean Moretti

Pour le père Jean Moretti, jésuite, ex-maître de recherche au CNRS, professeur honoraire de Biochimie à la faculté des sciences de Montpellier, il n’existe pas de conflit entre la science et la foi. Ces deux types de connaissance se situant sur des plans bien différents.

On a coutume d’oppo­ser la science à la foi. Pour vous, qui êtes scientifique et croyant, en quoi consiste ce conflit ?

Jean Moretti : Quand on a bien situé les deux protagonistes, la réponse à votre ques­tion est immédiate. La science et la foi sont deux modes de connaissance. Mais elles diffèrent par leur source, leur mé­thode, leur objet.

Les sciences de la Nature étudient la matière inerte et les êtres vivants. Astrono­mie, physique, chimie, biologie s’efforcent de découvrir les lois qui régissent ce qu’el­les étudient. D’autres branches sont plus descriptives, comme la paléontologie. Mais toutes les sciences tentent de connaître comment les choses se passent ou se sont passées. Pour y parvenir, le moyen qui a fait ses preuves est la méthode expérimen­tale. Tout cela est bien connu.

La foi se situe sur un tout autre plan. Elle ne repose pas sur une expérience de type scientifique. Elle n’est pas un catalo­gue de propositions résumées dans un Credo. Elle est d’abord adhésion à Quel­qu’un dont la science ne me dit rien. L’ob­jet de la foi, c’est Dieu se révélant. De même que les premiers disciples de Jésus l’ont écouté et suivi, de même le croyant accueille le message de Dieu afin d’y trou­ver le sens de sa vie. S’il s’engage dans la voie que Dieu lui propose, s’il fait « l’expé­rience de la foi », il éprouve alors la convic­tion d’être dans la vérité.

Vous m’avez parlé de conflit entre science et foi. Je ne vois pas comment deux types de connaissance situés sur des plans aussi différents pourraient entrer en conflit.

Pourtant, les acquisitions de la science semblent contredire certaines posi­tions de la foi. La Bible, par exemple, contient des narrations concernant l’origine des animaux et de l’homme qui sont insou­tenables aujourd’hui.

J.M. : Parce que vous considérez comme étant « de foi » des thèses qui n’en font pas partie. Je m’explique.

Jusqu’au XVIe siècle, le savoir scientifi­que, au sens moderne du mot, n’existait pratiquement pas. Rien ne pouvait faire supposer que les récits bibliques ne de­vaient pas s’entendre au sens littéral. Le premier désaccord surgit avec l’affaire Ga­lilée. Profondément croyant, celui-ci com­prit et proclama cette vérité désormais ba­nale : le message que Dieu nous adresse dans la Bible est essentiellement d’ordre religieux. Il ne faut pas demander à des récits rédigés voici trois mille ans des leçons de sciences naturelles. (Voir, en encadré, la Parabole de Moïse.) Ce que veulent nous dire les auteurs des premiers chapitres de la Genèse est qu’un seul Dieu a tout créé par sa parole. On peut le montrer en compa­rant ces textes aux mythes babyloniens dont ils s’inspirent. La différence entre les deux récits manifeste l’intention des au­teurs sacrés. Ils nous disent : un seul Dieu est créateur de tout ce qui existe, de l’Uni­vers visible et invisible. Un point, c’est tout. Quant aux modalités de cette création, à son déroulement dans le temps, c’est à la science de le découvrir.

Cette distinction entre l’enseignement strictement religieux des textes bibliques et sa formulation dans un genre littéraire par­ticulier à une époque n’a pas été comprise tout de suite. Elle est claire maintenant, grâce aux progrès de l’exégèse. C’est la position de l’Église, formulée déjà par le pape Léon XIII (1893).

Je connais pourtant des croyants qui ne distinguent pas les choses aussi nette­ment que vous. Ils font correspondre les « jours » de la Création aux ères géologi­ques. Ils retrouvent Adam et Ève dans les théories monogénistes actuelles. D’autres s’appuient sur la génétique pour montrer comment, par une série de mutations et de croisements, la première femme pourrait fort bien provenir du premier homme. Que pensez-vous de tout cela ?

J. M. : C’est la tentation bien connue du concordisme. Il est déplorable que des es­prits de valeur y succombent encore au­jourd’hui. Le récit de la Création est une parabole de structure liturgique, utilisant les données et les symboles d’une culture néolithique. On n’a pas le droit de changer le sens des mots. Un jour n’est pas une ère, une côte n’est pas un chromosome. Je le répète, l’intention de l’auteur inspiré n’est pas de nous donner une leçon de géologie ou de génétique. L’unicité du premier cou­ple à l’origine de l’humanité signifie que tous les hommes sont solidaires.

Encore une fois, que la science confirme ou infirme la lettre de la Bible cela m’est complètement égal. Le message biblique concerne Dieu, notre relation à lui et le sens de notre vie. Sur ces points, la science ne peut rien dire, parce que cela n’est pas de son domaine.

La parabole de Moïse

Un soir, dans le désert, réunis autour de Moise, les Hébreux contemplent le ciel pur, tout éclaboussé d’étoiles. Émerveillés par le spectacle, ils se tournent vers leur guide : « Moise, toi qui parles avec le Seigneur, lui as-tu demandé comment il a fait le Ciel, la Terre et ces innombrables lumières qui scintillent au-dessus de nous ? » Prenant alors la parole, Moise leur dit : « Fils d’Abraham, mes frères, oui, le Seigneur m’a tout expliqué. Écou­tez-moi bien. Il y a quinze milliards d’années, le Seigneur créa une grosse boule qui explosa. Très tôt après apparurent des protons et des neutrons ; le Seigneur en fit des noyaux autour desquels il fit graviter des électrons sur des orbites quantifiées. » Les Hébreux se regardaient, consternés.

Moise poursuivait son discours, dans le­quel bourdonnaient des muons, des baryons et des leptons, des gluons et des quarks… De plus en plus inquiets, les Hébreux se demandaient. « Que signifie ce langage ? Est-il devenu fou ? » Peu à peu chacun se retira sous sa tente, rempli de compassion pour ce malheureux Moise qui avait approché de trop près le Sei­gneur…

Moralité. Quand on veut être compris de ses contemporains, il faut employer leur langage. Même si l’on avait la science infuse, il faudrait bien se garder de s’en servir, mais se contenter des images, figu­res, paraboles susceptibles de faire passer le message qu’on veut livrer.

Vous pensez donc que science et foi ne peuvent s’opposer ?

J. M. : C’est évident, puisque le contenu de la science et le contenu de la foi appartien­nent à deux niveaux différents. On exprime d’ordinaire cela en disant la science recher­che le comment des phénomènes, la foi s’intéresse seulement à leur pourquoi.

Soit. Il n’empêche que la pratique de la science développe une mentalité spé­ciale, faite d’esprit critique, d’exigence de rationalité, de soumission à l’expérience, etc., attitude qui semble difficile à concilier avec celle du croyant.

J. M. : C’est très vrai. Mais la foi ne me demande pas de croire à n’importe quoi. Qu’il y ait des mystères dans le christia­nisme, c’est certain. (Il y en a aussi dans le domaine des sciences, quoique de nature différente.) Mais il est inévitable qu’un esprit fini et limité comme celui de l’homme ne puisse saisir totalement l’infini qu’est Dieu. Je suis à l’aise dans ma foi parce que si certaines de ses affirmations dépassent la raison (puisqu’elles concernent le mystère de Dieu), elles ne la contredisent pas. Et en retour, elles me donnent une vision satisfaisante du monde que la science ne peut donner.

Pouvez-vous m’expliquer ce der­nier point ?

J. M. : En peu de mots, c’est difficile. Je vais schématiser et classer les gens dans deux catégories, les non-croyants et les croyants.

Pour des raisons diverses, étrangères à la science, les premiers refusent a priori l’idée d’un Dieu créateur. Dans cette optique, la matière est donc incréée, sans commence­ment ni fin (comme le Dieu des croyants). Mais si tout n’est que matière, assemblage de particules dites élémentaires, des mystè­res surgissent. Pourquoi cette matière obéit-elle à des lois ? D’où lui vient ce pouvoir de « se » structurer en édifices de plus en plus complexes, au point d’engen­drer la vie et l’intelligence ? Comment ex­pliquer l’ordre de ces édifices, de l’atome à la cellule ? « Ce qui est inintelligible, disait Einstein, c’est que le monde soit intelligi­ble. » En guise d’explication, on est acculé à invoquer le jeu du hasard, comme si le hasard était une cause efficiente, alors que ce mot signifie simplement imprévisible, aléatoire, ou se borne à masquer notre ignorance.

En face de la conception matérialiste athée, la foi chrétienne en une Intelligence, un Esprit créateur. Disons-le tout de suite : la foi n’évacue pas tous les mystères, à commencer par celui de l’existence de Dieu ! Mais :

d’une part, des « signes » invitent la rai­son à considérer cette existence comme nécessaire,

et d’autre part, cette existence une fois admise, la vision du monde qui en résulte apparaît cohérente, ne choque en rien la raison ; bien plus, elle donne un sens et une signification à l’existence des choses et des hommes.

(C’est ici qu’un long développement se­rait nécessaire pour faire saisir ce que signi­fie le verbe créer. Créer, ce n’est pas fabri­quer ; c’est une action transcendante dans laquelle Dieu est immanent à son œuvre, et par laquelle il donne tout à sa créature : son existence, son mode d’être, ses propriétés, y compris le pouvoir d’évoluer.)

Vos connaissances scientifiques ne vous détournent donc pas de votre foi ?

J. M. : Bien au contraire ! J’ai appris, puis enseigné, la biochimie, la structure et le fonctionnement du vivant envisagé sous l’angle chimique. Quand je contemple un métabolisme, c’est-à-dire la succession des réactions nécessaires pour synthétiser une protéine ou pour « brûler » du glucose, quand je vois les trésors d’astuce que repré­sentent ces mécanismes, l’adaptation par­faite à leur rôle des enzymes mises en jeu, les systèmes de régulation, de stockage de l’énergie, de son utilisation, etc., etc., je ne puis m’empêcher d’admirer l’intelligence que tout cela contient. J’y vois la marque d’un génie au travail dans son œuvre. Pour moi, voyez-vous, le mystère des mystères, c’est que des savants qui connaissent la biochimie mille fois mieux que moi s’obsti­nent à ne voir dans la moindre cellule que l’effet du hasard. « Il faut trouver autre chose », disait Jean Rostand, incroyant mais lucide.

Vous me disiez puiser dans votre foi le sens de l’existence humaine. Voulez-vous en quelques mots me le montrer ?

J. M. : Nous venons de parler de Dieu en le considérant sous un certain aspect, celui d’une Intelligence créatrice. Mais ce n’est pas le seul. Dans l’Ancien et dans le Nou­veau Testament, il se révèle aussi comme Père. « Dieu est amour », répète saint Jean. Dès lors, créés à son image, à l’image d’un Dieu qui est amour, nous sommes créés pour aimer. Le sens de notre vie n’est pas seulement de comprendre en scientifiques l’œuvre de Dieu, mais aussi et même sur­tout d’aimer les autres. Car ce qui fait la valeur de l’homme n’est pas seulement son intelligence, mais bien le fait d’être une personne aimée de Dieu et créée pour être aimée.

Un dernier mot, si vous permettez. Beaucoup de nos contemporains rejettent l’idée de Dieu, non pour des raisons scienti­fiques (je crois avoir assez dit que la science n’a rien à dire à son sujet) mais à cause d’un mystère insoluble, celui du mal, de la souffrance et de la mort. La foi ne résout pas le problème du mal, mais elle m’empê­che de sombrer dans le désespoir. Elle m’apprend que l’amour de Dieu pour les hommes prend le relais du nôtre, impuissant devant la souffrance et la mort de l’être aimé. Le sens que donne la foi à la vie n’est donc pas d’ordre purement intellectuel ; il englobe l’être humain tout entier, il concerne la forme ultime de sa vie et s’appelle l’espérance.

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La biologie peut menacer la foi par Olivier de Dinechin s.j.

Greffes d’organes, insémination artificielle, diagnostic anténatal, fécondation in vitro, manipulations génétiques, les problèmes éthiques se multiplient dans les sciences de la vie. Et les chercheurs chrétiens pourraient bien un jour manifester une objection de conscience.

« Voilà ce que nous pouvons faire : devons-nous le faire ? » Quand, au début de 1982, des chercheurs de l’INRA montrèrent à l’écran de télévision le congélateur où étaient conservés des embryons humains obtenus par fécondation in vitro et disponi­bles comme matériau de recherche, ils po­saient à l’opinion française une question morale. La leur, celle de l’équipe qui, à la même date, réussissait le premier « bébé-éprouvette » français. Celle aussi d’une so­ciété qui développe de plus en plus rapide­ment des possibilités de maîtrise biologique de l’homme sur son corps, sur son espèce : Depuis vingt ans, les questions éthiques s’accumulent autour des victoires de la technique : prolongation de la vie, greffes d’organes, interventions sur le cerveau, in­sémination artificielle, diagnostic anténa­tal, fécondation in vitro, manipulations gé­nétiques.

Les scientifiques les plus au clair avec leur méthodologie savent reconnaître que, serviteurs et maîtres du « comment », ils n’ont pas les clefs des « pourquoi » ni des en vue de quoi ? ». Et qu’ils doivent les rechercher en lien avec d’autres partenai­res. Aux États-Unis, au Japon, en Austra­lie, de nombreux centres de « bio-éthique » rassemblent documents, témoignages et réflexions sur toutes ces possibilités débat­tues.

Dans de telles interrogations, on se tourne aussi vers les représentants des tra­ditions religieuses : leur vision de l’homme éclaire-t-elle le sujet ? Leur tradition éthi­que donne-t-elle, sinon une réponse, du moins des indications ? Depuis Pie XII (dans les années 50), l’Église catholique a tenu à prendre rang publiquement dans ce concert. On ne compte plus les encourage­ments officiels donnés par Rome à des scientifiques pour qu’ils poursuivent leurs recherches en les accompagnant d’une ré­flexion éthique sur les orientations et les applications. Ni les rappels, face à l’évolu­tion des mentalités et des législations, d’exi­gences comme celles du respect de la personne humaine depuis sa conception jusqu’à son dernier souffle. Ni surtout les rencontres entre personnes compétentes et concernées, au cours desquelles expérien­ces et enseignements ont fait l’objet d’une attention particulière.

Avec les problèmes de bio-éthique, la morale catholique, comme toute morale qui se veut enracinée dans une tradition, affronte deux défis.

Premier défi : l’éclatement de la vision de l’homme. La biologie — on l’a rappelé — paye sa validité d’une réduction du regard porté sur l’homme. Mais d’autres discipli­nes aussi : psychologie, sociologie, droit, économie, linguistique, paléontologie… La vision qu’a de lui-même l’homme moderne est certainement enrichie, mais éclatée dans le prisme de ces approches. Or, la morale issue des sagesses et religions tradi­tionnelles, et tout particulièrement la mo­rale chrétienne, s’adosse à une vision uni­fiée de l’homme. A une vision « totale », ou qui se veut telle. Et donc à une vision d’ordre « métaphysique » qui, pour expri­mer les réalités qui la concernent, utilise volontiers un registre « symbolique » de l’expression humaine. Pour les chercheurs et médecins qui tiennent les commandes d’appareils scientifiques, ce registre-là ne semble guère opératoire. D’où la question : qui fera le relais entre les visions partielles des disciplines scientifiques et la visée to­tale sur le sens de l’existence humaine ? Voilà pourquoi les réflexions éthiques sont nécessairement pluridisciplinaires. Mais bien difficiles à conclure.

Second défi : un champ réellement neuf. La biologie, dans un premier temps, s’est trouvée largement justifiée par l’aide qu’elle apportait à la médecine, par ses applications thérapeutiques. Guérir la maladie, c’est moralement bien : reste à se prononcer, nous y reviendrons, sur les moyens. La justification globale une fois bien située, on a pu moralement passer par­dessus d’anciennes barrières de type sym­bolique, comme l’inviolabilité du corps, le respect du « sang », etc. Non sans débat, car il s’agissait de réinterpréter ces réalités vécues profondément. On sait que certains groupes religieux contestent parfois des thérapeutiques comme la transfusion sanguine.

Mais la biologie a rendu ou va rendre possible plus que la guérison. Elle permet de toucher aux frontières de la vie hu­maine. Aux débuts de la vie, avec la « maî­trise » de la gestation, puis de la féconda­tion. À la fin de la vie, avec la survie artificielle d’organes et même d’organismes entiers. Au support informatif de l’orga­nisme — et par là peut-être à sa destinée ­avec la manipulation génétique. A l’identité de l’espèce avec la combinaison de la manipulation et du tri génétiques. Au sup­port de l’identité personnelle, des orienta­tions relationnelles et des capacités intellec­tuelles avec l’intervention neuro-cérébrale. Sur tout ces points, il ne s’agit plus seule­ment de guérir, mais de transformer éven­tuellement l’homme, et surtout de gérer son apparition et sa disparition. Questions vraiment nouvelles, même si certaines rencontrent le vieux rêve démiurgique de l’homme : se rendre maître de son origine, de sa fin, de sa forme; de sa nature propre… Rêve jadis inscrit dans les mythologies. Aujourd’hui : réalité ?

La première question de toute morale pratique porte sur les finalités : que voulez-vous obtenir ? Est-ce vraiment bon ?

Aux croyants, le récit biblique de la Création de l’homme apporte ici les gran­des réponses de principe. « Dieu vit que cela était bon » : il est bon que l’homme vive, et donc guérisse de ses maladies. « Croissez et multipliez-vous. Cultivez la terre et sou­mettez-la » : le développement humain est non seulement un droit, mais un devoir. L’Évangile, pour les chrétiens, ne contredit pas ces commandements initiaux, alors même qu’il les éclaire de l’affrontement dramatique qui existe en toute humanité entre l’amour et la mort. Jésus de Naza­reth s’est fait connaître comme un théra­peute. Ses disciples compteront à travers les siècles de nombreux soignants. L’amour du prochain ne dédaigne aucun moyen de guérir. « La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant », dit un vieil adage.

Mais, sur le projet de saisir le début et la fin d’une vie humaine, il convient d’y regar­der de plus près. Voici comment on pour­rait ici formuler les questions les plus graves. Homme créé, refuses-tu de te rece­voir d’un autre. ? Pro-créateur, désires-tu te saisir de ton enfant, et non plus le recevoir pour le donner, ni te recevoir aussi de lui ? Veux-tu le modeler, le conditionner à ta propre image, ou laisser advenir en lui ce qui te dépasse, « l’image de Dieu » Homme appelé à te reconnaître en tes semblables, au nom de quoi décréteras-tu que tel est digne de toi et tel autre non ? Quelles chimères, quels monstres, quels sur- ou sous-hommes t’apprêteras-tu bien­tôt à réaliser ?

Les possibilités de maîtrise, au nom de quoi les maîtriser ? Ne tourneront-elles pas à la folie ? À travers elles, le chrétien repère l’antique tentation : « vous serez comme des dieux », à laquelle le Christ a opposé un tout autre chemin : celui d’un service de l’humanité telle qu’elle est, en se rendant présent à elle, en s’identifiant même au plus bas de l’échelle humaine.

Une fin bonne ne justifie pas n’importe quel moyen. C’est la seconde question mo­rale pratique — souvent fort entremêlée à la première. Il est des thérapeutiques dont les méthodes contreviennent à une autre exi­gence fondamentale. Il est des recherches bien orientées qui passent par des procédu­res contestables. Il est aussi des intentions douteuses de succès rapides — « payants » pour la gloire et le portefeuille — qui font prendre des raccourcis inadmissibles.

C’est ce type de questions, extrêmement nombreuses dans la variété des recherches, que devront examiner de très près les comi­tés d’éthique dont on parle beaucoup depuis un an. Ces questions ne peuvent être détaillées ici. Mais la morale catholique pose à leur sujet quelques repères.

Cinq repères posés par la morale catholique

Le corps humain est le support de l’esprit. C’est dire que cet organisme palpable, ma­nipulable, à la fois si résistant et si fragile, est le lieu d’une « présence » d’un autre ordre, qui n’apparaît ni sous le microscope ni sous le scalpel. Quelque chose de trans­cendant habite le corps humain. Appelez-le « âme », « esprit », « parole », « dignité de la personne »… de toute façon, respectez-le. « Tu ne commettras pas le meurtre. »

Toute personne a priorité sur l’espèce, la nation, le groupe. Avec cette affirmation, on différencie l’espèce humaine des espèces animales. Les espèces animales sont à pro­téger ; mais, en chacune, certains individus peuvent être utilisés soit pour le bien de cette espèce, soit pour le bien de l’homme.

Il n’en va pas de même entre les hommes : aucune personne ne peut être considérée comme un moyen en vue d’une fin, fût-ce pour le bien de l’espèce entière. Ce principe essentiel a une conséquence directe dans l’expérimentation biologique, quand on voudrait justifier par exemple l’usage de cobayes humains par l’utilisation thérapeu­tique finale des résultats.

Aucune malformation ni blessure physi­que ou mentale n’anéantit aux yeux de Dieu la dignité de la personne humaine. Aucun état extrême, même celui d’une mort cer­tainement proche, non plus. À plus forte raison aucun état social (classe, détention), ni racial, ni national. Si la morale catholi­que se veut tellement stricte en cette ma­tière, c’est encore à partir de la reconnais­sance du Christ ayant pris rang avec les plus « indignes » de vivre au regard des hommes.

L’embryon humain est à protéger dès sa conception. La raison de base est ici l’affir­mation répétée dans la Bible : « Dès le sein de ta mère, je t’ai connu. » Si le Créateur bénit au départ sa créature, que serait un homme pour la détruire délibérément ? Telle est la réponse à l’énigme, ouverte toujours plus aujourd’hui, sur le « statut » éthique de l’embryon humain. Elle ne clôt pas toutes les discussions, mais empêche qu’on les conclue à bon marché. En termes philosophiques, on dira que l’embryon hu­main est « une personne en puissance », en se rappelant que toute personne humaine est passée par cet état. D’ailleurs, aucun embryon humain n’apparaît spontanément, sans que se soient rencontrés des êtres humains…

Respecter l’articulation de relations hu­maines fondatrices. Ces relations, que la foi chrétienne voit posées à l’origine par le Créateur, sont d’une part la rencontre sexuelle dans toutes ses dimensions (biolo­gique, affective, sociale, spirituelle) scellée dans l’alliance du mariage, et d’autre part l’ouverture à la procréation, qui sera elle aussi scellée dans l’alliance d’adoption de tout enfant à naître. A désarticuler délibé­rément ces deux relations l’une de l’autre ­par exemple dans l’insémination artifi­cielle, l’usage d’une mère couveuse, mais aussi dans certaines contraceptions — on brise leur ordre fondateur. Sur ce point, l’Église catholique affirme une position jugée couramment trop dure. Mais l’obser­vation attentive de ce que vivent des cou­ples avec leurs enfants montre bien quels enjeux profonds se situent derrière l’utilisa­tion des possibilités techniques.

Bien des cas rencontrés dans la pratique semblent faire échec à de telles exigences. À ceux qui sont aux prises avec ces cas, la foi chrétienne ne demande pas de mettre simplement leur conscience à l’abri der­rière une loi générale. Elle les appelle à discerner leur chemin.

L’objection de conscience peut exister aussi dans la recherche

Dans la recherche de déontologie, au­jourd’hui indispensable, les catholiques souhaitent prendre leur place parmi d’au­tres, et faire des propositions. Ils ont la conviction qu’une même recherche de « sa­gesse », loin de créer l’équivoque entre eux et d’autres partenaires, ne peut que les rapprocher. Et que, sur les points obscurs qui restent en débat, une plate-forme com­mune peut la plupart du temps être propo­sée.

Enfin, là où des chrétiens se trouvent en opposition morale directe avec certaines pratiques dans la recherche ou dans l’appli­cation clinique, ils le manifesteront par une objection de conscience. Il est possible qu’une telle attitude ait à se répandre si les espoirs mis dans les techniques prennent le chemin de la folie et non de la sagesse, de la mort et non de la vie.

Le père O. de Dinechin est membre du Comité consultatif national d´éthique et directeur des études théologiques à La Baume-les-Aix (13), était directeur des Cahiers de l’Actualité religieuse et sociale.