(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 13. Mars-Avril 1984)
Jean Varenne (1926-1997) est bien connu de tous ceux que l’Inde passionne. Professeur de sanskrit et de civilisation de l’Inde à l’Université de Lyon III, Jean Varenne a choisi de mettre en lumière l’une des nombreuses voies qu’offre la pensée spirituelle indienne : le tantrisme, voie dans laquelle la femme joue un rôle capital qui transcende l’acte charnel et tente de mener le couple à l’unité absolue.
Épanouir en soi le féminin et le masculin, éveiller l’énergie formidable de la serpente ou Kundalinî qui sommeille lovée en chacun de nous. Ce travail — personnel — peut se réaliser en suivant différentes voies. Jean Varenne présente ici l’une d’elles, la plus mal connue et la plus scandaleuse pour les esprits occidentaux.
On dit souvent de la pensée indienne qu’elle est « tolérante », sans voir que — si c’est un compliment — il est fort ambigu. Car si l’on recherche la vérité avec passion, comment pourrait-on « tolérer » les erreurs ? Or l’Inde est le pays de la Vérité : le seul au monde, peut-être à l’avoir inscrite dans sa devise nationale. Satyam éva jayaté. « La Vérité l’emporte toujours », lit-on sur les armes de la République indienne que dominent les lions rugissants de l’empereur bouddhique Ashoka.
En fait, cette réputation de tolérance qu’a la pensée indienne est née de la reconnaissance des courants multiples qui la traversent et qui, en se croisant, forment en quelque sorte le tissu sur lequel sages et philosophes peuvent broder à l’infini. Là où l’Occident exige « une seule voie, un seul salut » et bâtit sa logique sur le « tiers exclu », l’Inde pose en principe que les itinéraires sont nécessairement multiples et ont chacun leur valeur propre, pourvu qu’ils permettent d’atteindre le but.
Si l’on admet pour point de départ que « tout est douleur » (Sarvam duhkham) et qu’en particulier la condition humaine est misérable, précaire (mais susceptible d’être dépassée) ; si d’autre part l’on croit qu’un retour à l’Absolu, à l’unique (à Dieu, si l’on veut) est possible, tous les chemins conduisant à Lui seront également valables, intrinsèquement vrais. Ainsi la pseudo-tolérance de l’hindouisme n’est pas autre chose que l’acceptation de la diversité des chemins. Si je veux aller de Delhi à Bénarès, peu importe en fin de compte que je passe par Nagpur, ou par Katmandou : l’important est que je parvienne à destination. Celui-ci préfère les routes de montagne, celui-là n’aime que la plaine : laissons-les cheminer à leur guise. S’ils arrivent, c’est que leur itinéraire était bon (et l’on espère qu’ils l’auront balisé, pour le bien d’autrui) ; s’ils s’égarent c’est que leurs cartes étaient fausses (et l’on mettra en garde les futurs voyageurs contre ces chemins « morts »).
De là, dans l’hindouisme, cette diversité des « points de vue » (darshanas) dont s’irrite parfois l’Occidental : si le Védânta est vrai à quoi bon le Yoga ? le Nyâya ? la Mîmâmsâ ? et les autres ? Pragmatique, l’Hindou répond que ces perspectives sont vraies puisqu’elles mènent toutes au salut. Et lors même que l’on découvre des contradictions entre les écoles, il n’y a pas lieu de s’en offusquer puisque seul compte le résultat final.
Le tantrisme est un bon exemple de ce phénomène : par bien des points il semble s’opposer aux notions de base de l’hindouisme « orthodoxe », mais ceux qui en Inde ne suivent pas cette voie (mârga) n’en reconnaissent pas moins sa validité. Ainsi lorsque les tantriques consomment de la viande, boivent de l’alcool, ou font l’amour avec des partenaires sexuels n’appartenant pas à leur caste, ils choquent ; et on leur jetterait des pierres, si l’on ne savait que leur comportement relève d’un chemin balisé depuis des millénaires et reconnu comme une voie d’accès (si paradoxale soit-elle à première vue) à l’Absolu.
Au point de départ, les tantriques se rapprochent des adeptes du yoga classique. Comme ces derniers ils professent que l’individu doit trouver en lui-même toutes les ressources qui lui permettront de dépasser les misères de la condition humaine. Ce ne sera donc ni par l’étude des textes sacrés, ni par la pratique de la dévotion, ni par le jeu dialectique que l’homme fera son salut mais par une « prise en compte » de sa personne tout entière, corps, âme, esprit. Bien entendu, l’étude, la prière, la réflexion intellectuelle peuvent aider à cette prise en compte, mais comme adjuvants seulement, l’essentiel restant cette descente à l’intérieur de soi, visant à la découverte de l’être intime.
Or, selon les tantriques, une vision claire de la réalité humaine révèle une dualité foncière. Non pas celle à laquelle on pense immanquablement en Occident : corps et âme, chair et esprit, mais celle qui oppose (ou qui unit) un principe masculin et un principe féminin. Prenons garde au fait que la dite dualité est partout et toujours la même quel que soit le sexe de l’individu. Hommes et femmes sont également constitués, simplement parce qu’ils existent en tant qu’êtres humains, de ces deux principes, mâle et femelle.
Et maintenant, nouvelle surprise : alors qu’en Occident les alchimistes (si proches, à bien des égards, des tantriques) font de l’élément mâle le principe actif et de l’élément femelle le principe passif, la perspective est inversée en Inde où le tantrisme affirme que l’Énergique, dynamique, active, chaude, ignée, est femelle cependant que le principe mâle est inactif, impassible, froid. Symboliquement, on dit qu’il est le spectateur, immobile dans le noir, observant la danse chatoyante, lumineuse de celle qui fait le spectacle.
Métaphysiquement, on dira que le principe mâle, Purusha (ce mot sanskrit signifie « l’homme, le mâle ») est le pivot autour duquel tourne la roue de Prakriti (la Nature).
Mais s’il est vrai que l’élément agissant est le principe femelle, on conviendra que c’est à lui qu’il faudra s’adresser pour progresser dans la voie du salut. Le but des tantriques sera donc de découvrir l’Énergie (Shakti) qui anime leur être afin de pouvoir l’utiliser au mieux de leur entreprise de progrès spirituel. Grâce à une introspection rigoureuse, l’adepte prend progressivement conscience de son « corps subtil » et découvre à la base de celui-ci la Shakti. Mais chez l’homme ordinaire, la dite Énergie est comme assoupie, elle rayonne juste ce qu’il faut de chaleur vivante pour que fonctionne la machine humaine. On dit qu’elle ressemble à un serpent (une serpente !) endormi, enroulé sur lui-même (d’où son autre nom de Kundalinî « l’Enroulée »).
Dès lors tout le travail, de l’adepte (Sâdhaka) consistera à « éveiller » la Kundalinî, afin qu’elle donne pleine mesure de sa puissance. Dressée, formidable, l’Énergie déroule son corps brûlant et s’empare progressivement de la personne entière de l’adepte. On dit, symboliquement, que la serpente « monte » par le conduit central (l’artère Sushumnâ, ou Brahmâ-Nadî) jusqu’au sommet de la tête. On ajoute qu’à chaque palier de son ascension, la Kundalinî prend possession de l’un des centres (Chakras : « roues ») du corps subtil et que cette prise de possession correspond à une véritable mutation de l’individu. Lorsque le dernier Chakra a été conquis (celui qui se trouve au sommet de la tête et ressemble à un lotus « aux mille pétales ») la transformation de l’être est accomplie. L’adepte est parvenu au but ; il a fait retour à l’Absolu.
Il reste à dire que ce travail intérieur, qui ressemble à un yoga, n’est possible, selon les tantriques, que s’il a été précédé d’une « réalisation » de la dualité foncière Purusha/Prakriti. Réalisation, c’est-à-dire non pas seulement acceptation « intellectuelle, mentale, spéculative » mais concrétisation vécue. La nature nous y invite puisqu’elle a fait de l’espèce humaine une communauté d’individus sexués. La sexualité doit donc être pleinement assumée comme signe d’une réalité supérieure, métaphysique. Et assumer sa sexualité ce n’est pas la contraindre, la combattre, mais, bien au contraire, lui permettre de s’épanouir pleinement.
Les tantriques invitent donc les humains à vivre leur sexualité comme un moyen de progression vers le salut. À la lettre, les jeux du lit deviennent des « exercices spirituels ». Cela suppose, il va sans dire, une préparation particulière (prières, méditations, liturgie consécratoire) et une discipline rigoureuse, faute de quoi on tomberait dans la fornication vulgaire, source de désordre et de distraction (alors qu’il s’agit de concentration et d’ordre). Et c’est pourquoi les rituels tantriques sont compliqués, longs, difficiles à suivre (et ne débouchant sur le coït qu’au terme d’une nuit entière de préparation). Pourtant, le fait est là, qui a tant scandalisé les Anglais lorsqu’ils administrèrent l’Inde : la sexualité vécue peut être utilisée comme une voie d’accès au développement spirituel.
Ne croyons pas que les Hindous non tantriques acceptent mieux que les Occidentaux ce comportement paradoxal. Sans songer à les interdire (parce qu’elles sont religieuses) ils tiennent ces pratiques pour scandaleuses et s’en détournent souvent avec dégoût. Mais le tantrisme professe, corrélativement, que le scandale est bon en soi (dans une telle perspective) puisqu’il oblige l’adepte à surmonter son quant-à-soi. Dépasser le « respect humain » est déjà un progrès — et pas donné à tout le monde ! Allant plus loin dans cette voie (que l’on est en droit de qualifier d’« ascétique ») les tantriques vont multiplier les causes de scandale : ils invitent les adeptes à consommer de la viande, parce que cela va contre les règles de la caste ; également à boire de l’alcool ; et surtout à prendre pour partenaire sexuel un individu avec lequel, normalement (c’est-à-dire : selon le Dharma) on ne devrait pas avoir de rapports.
Il est certes possible à un tantrique de pratiquer les rites sexuels avec son épouse légitime mais l’on affirme que le résultat sera bien meilleur si, par exemple, un homme couche avec la « femme d’autrui » (para-strî), laquelle est le plus souvent une « prostituée sacrée » (dévadâsî) c’est-à-dire une courtisane attachée au service d’un temple. Remarquons au passage que l’Inde contemporaine, confirmant en cela la législation britannique de l’époque coloniale, a interdit aux dévadâsîs de pratiquer leur art dans les sanctuaires. L’institution s’est donc éteinte et les tantriques sont contraints de s’adresser à des prostituées « profanes » (mais le cérémonial reste le même). Une autre pratique de substitution consiste à réunir un petit groupe d’adeptes, hommes et femmes, et à laisser à la Divinité (par le jeu d’une sorte de « loterie ») le soin de former les couples.
Il importe cependant de répéter que de tels comportements ne visent nullement au divertissement mais au contraire à la découverte de la puissance existentielle de l’Énergie, telle qu’elle se révèle dans la sexualité. De plus, ce que l’on recherche est le dépassement de soi, non la complaisance. Et lorsque l’adepte est suffisamment avancé dans le progrès spirituel, les exercices sexuels ne sont plus nécessaires. On les délaisse progressivement, de la même façon que l’adepte du yoga lorsqu’il est parvenu au stade de la méditation profonde n’a plus besoin de pratiquer intensivement les postures (âsanas) et la tenue-du-souffle (prânâyâma).
L’important est la reconnaissance de l’omniprésence et de la toute-puissance de l’Énergie (Shakti) ; l’essentiel est de reconnaître que c’est par Elle que l’on peut progresser vers l’Absolu. Lorsque le but est atteint, le cheminement cesse. Ainsi fait le tantrique lorsqu’il a parcouru toutes les étapes de son itinéraire, sachant bien que celui-ci n’est que l’un de ceux, innombrables, qui, du même point de départ, conduisent tous au même havre de salut.
ON PEUT LIRE ÉGALEMENT DE JEAN VARENNE
Célébration de la Grande-Déesse (Éditions des Belles Lettres 1976), Le Tantrisme (Éditions Retz 1977), Sept Upanishads (Éditions du Seuil 1980).