Theodore Roszak
Le vol visionnaire expérience et symbole

Mais objectiver la gravitation, c’était la séparer de l’expérience qui lui a millénairement donné son sens. Tout comme la chute des corps, la gravitation ne pouvait plus être rattachée symboliquement à une signification religieuse. Cela donna un caractère étrangement abstrait au débat scientifique sur la gravitation — Newton lui-même s’en inquiétait. Il pouvait formuler mathématiquement la gravitation comme un comportement des choses dans la nature. Mais il ne pouvait s’empêcher de se demander si ce comportement qu’il avait si ingénieusement mesuré ne devait pas avoir quelque réalité substantielle, une base plus solide que celle des mathématiques. Qu’était la gravitation en dehors d’une équation algébrique ?

(Revue Question De. No 35. Mars-Avril 1980)

« Le Divin Lui-même ne peut être exprimé. Tout ce qui peut être exprimé, ce sont Ses symboles. »

GERSHOM SCHOLEM

Il y a un passage remarquable dans L’herbe du diable… de Castaneda. A un moment du récit, Castaneda, jeune anthropologue suivant l’enseignement d’un sorcier Yaqui, Don Juan, a pris de « l’herbe du diable » (la plante Datura) et a évoqué la sensation extraordinaire de voler alors qu’il était en état de transe.

Il cherche ensuite à savoir s’il a « réellement » volé « comme un oiseau » et si ses amis auraient pu le voir voler. Don Juan, par ses réponses, ne confirme ni ne dénie l’objectivité de l’expérience de Castaneda quelqu’un qui a pris de la datura « vole de cette façon », explique-t-il. Et la réponse à la seconde question n’est pas moins énigmatique : si tes amis connaissaient le pouvoir de l’herbe du diable, ils auraient pu te voir voler. Mais, demande Castaneda, supposez que ne me sois attaché à un rocher avec une lourde chaîne, aurais-je encore pu voler ? « Don Juan le regarde avec incrédulité. Si tu t’attaches à un rocher, dit-il, j’ai bien peur que tu doives voler avec le rocher et la chaîne. » Et la conversation s’arrêta là.

La philosophie moderne nous donne une méthode empirique commode pour traiter un phénomène aussi complexe. Nous nous référons à Descartes et coupons simplement la poire en deux. Nous disons qu’il y a un royaume objectif et un royaume subjectif. (Encore le principe de réalité de Freud.) L’apprenti discute d’un comportement objectif, le sorcier d’un sentiment subjectif. L’apprenti parle d’un vol réel, le sorcier de l’illusion du vol. La réalité est objective et « extérieure ». L’illusion est subjective et « intérieure ». Dans ce cas, l’illusion est le reflet mental (une hallucination) du vol réel. Il s’agit donc de quelque chose d’irréel.

Ainsi parle la raison. Mais pourquoi le sorcier a-t-il une conception différente ? Pourquoi n’admet-il pas que ce vol n’est qu’une illusion, irréelle ? Ce n’est pas parce qu’il ne peut faire la différence entre le vol d’un oiseau et le vol d’un homme. Cela est aussi évident pour lui que pour nous. Il n’est pas non plus fou ou faible d’esprit. Ce qui lui fait problème, c’est la priorité ontologique de la distinction : ceci est plus réel que cela. « Ai-je réellement volé ? » C’est cet adverbe qui le gêne. La conversation entre les deux hommes nous fait revenir à la caverne de Platon, là où toute controverse philosophique significative doit échapper tôt ou tard. Où est la réalité, où est l’ombre ? Le vieux sorcier est dans la même position insoutenable que le philosophe ébloui par le soleil, qui doit expliquer la lumière à ceux qui ont vécu leur vie entière dans l’obscurité.

Pour Don Juan, la véritable expérience du vol appartient à une ancienne et prodigieuse tradition. Il nous fait revenir au vol visionnaire chamanique, l’un des symboles suprêmes de la culture humaine, élaboré par des milliers de symboles religieux et artistiques, scellé dans les fondations du langage, enraciné dans les couches les plus profondes de notre inconscient. Parce que nous sommes habitués à traiter des symboles simples (comme les chiffres), nous demandons automatiquement : que symbolise le vol visionnaire ? Mais il n’y a pas de réponse, si ce n’est que ce symbole appartient uniquement à une expérience universelle de crainte mystérieuse qui doit être vécue — dans la souffrance ou dans la joie —        mais qui ne peut en aucune manière être « expliquée ». C’est une expérience de la transcendance. Nous touchons au symbole lorsque nous pouvons exprimer sa réalité. Savoir si ce symbole signifie « J’ai volé », « J’ai eu l’impression de voler », « J’ai fait quelque chose qui ressemblait à un vol », « D’un point de vue métaphorique, j’ai volé », etc., est totalement en dehors de la question. Le symbole signifie l’expérience. L’expérience est un fondement non verbal ; le symbole repose sur elle comme son irrésistible expression universelle. Les mots sont incapables de creuser ce fondement, pas plus qu’ils ne peuvent s’interposer entre le symbole et l’expérience sans en détourner la signification.

La racine signifiante

L’expérience et le symbole pris ensemble constituent ce qu’on pourrait appeler une signification-racine : un sens irréductible de signifiance, un fondement sur lequel l’esprit se repose et bâtit. Car la pensée doit bien commencer quelque part, à partir de quelques bases rudimentaires. Ce sont les significations-racine. La tâche de la culture humaine consiste à élaborer les significations-racine sous forme de rituel ou d’art, de philosophie ou de mythe, de science ou de technologie — et notamment sous forme de langage, par le truchement de métaphores tirées du symbole originel, mais qui ont perdu progressivement leur force. Les significations-racine ne peuvent être expliquées ou analysées : elles sont les diamants qui éclipsent toute autre chose.

Dans le cas du vol, tout langage qui associe la hauteur, la légèreté, l’ascension, la montée ou l’élévation aux qualités de supériorité, de dignité, de statut privilégié, de mérite, etc., est une extrapolation du symbole originel du vol visionnaire chamanique. De là naquirent la « grandeur » des rois, la majesté des montagnes, le prestige d’appartenir aux classes « supérieures ». Réciproquement, le concept du « bas » est lié, linguistiquement, aux idées d’infériorité, de péché, d’infamie, etc. Nous nous « élevons » vers Dieu, mais nous « tombons », nous « glissons », nous « descendons » en enfer ; nous « grimpons » l’échelle sociale : nous « chutons » vers les bas-fonds. Le même symbolisme peut être étendu à d’autres formes d’expression : la musique, l’architecture et la danse ont aussi leurs formes d’élévation et de chute. Le jeté du danseur, la note aiguë du chanteur, la voûte gothique élèvent l’esprit comme l’alouette du poète. Le symbolisme est universel et rarement arbitraire : la même signification-racine fonde toutes ces élaborations, extraites d’une expérience primordiale.

Un symbole essentiel — comme celui du vol visionnaire — est une prodigieuse invention humaine. Il constitue la substance à partir de laquelle la compréhension est façonnée. A mesure que l’imagination modèle à l’infini le langage et la forme de cette substance, et invente des métaphores toujours plus complexes, le pouvoir de la pensée s’accroît potentiellement, en richesse et en subtilité. Je dis « potentiellement », car il y a toujours le risque que les significations-racine se perdent au sein de la multitude croissante de leurs lointains reflets. C’est le problème de Castaneda lorsqu’il rencontre Don Juan. Castaneda connaît intellectuellement le symbole du vol visionnaire mais, comme la plupart de nous en Occident, il en a probablement perdu la signification. Ainsi, lorsque Don Juan le fait revenir à celle-ci, il ne comprend plus et demande « Ai-je réellement volé ? ».

Lorsque nous nous éloignons trop de la signification des symboles, le langage perd sa connexion avec l’expérience et s’autoreproduit jusqu’à devenir une collection d’abstractions confuses. Et toutes sortes d’absurdités et de pseudo-problèmes s’ensuivent. Par exemple, la signification-racine da vol visionnaire associe la divinité et les cieux. Mais lorsque l’expérience qui sous-tend cette signification est perdue, nous nous retrouvons avec une proposition littéralement absurde qui semble localiser Dieu dans un espace physique au-dessus des nuages. Aussi, lorsque les cosmonautes russes ne trouvèrent pas le vieux monsieur barbu là où il devait être, l’athéisme primaire accepta cela comme une preuve de l’inexistence de Dieu. Les sociétés « primitives » ou paganistes, capables de saisir intuitivement le véritable statut ontologique du mythe et du symbole, ne se montrent jamais aussi primaires. Leur réalité est polyphonique : elle est composée de contrepoints, d’harmoniques et de résonances. Il s’agit en fait exactement de ce que nous appelons « superstition », avec notre sensibilité dualiste, notre conception du couple objet-sujet. Seuls les chrétiens, notamment les protestants, malades d’avoir pris l’enseignement au pied de la lettre, ont été jusqu’à produire une monstruosité comme le fondamentalisme biblique. L’ironie est, évidemment, que les fondamentalistes et les scientifiques sceptiques partagent la même conception limitée de la conscience. Ils sont les uns comme les autres victimes du principe de réalité.

La loi de la gravitation

Considérons à présent une autre transformation plus complexe du symbolisme du vol visionnaire —             transformation qui a joué un rôle critique dans la formation de la pensée scientifique. Mes arguments sont de nature indirecte, mais lorsque nous en aurons fait le tour, nous verrons à quel point une simple vision emprunte au symbolisme traditionnel de la culture humaine, mais perd ensuite la signification-racine des choses.

A partir du vol visionnaire chamanique, nous avons hérité de connotations religieuses qui ont limité étroitement nos conceptions de l’élévation et de la chute, du haut et du bas, du léger et du lourd. Le vol visionnaire est une affirmation de l’élévation en tant qu’orientation fondamentale de l’âme. La notion de gravitation — « la chute » — a pris forme de façon presque négative. Elle est le versant noir de l’élévation ; dans l’expérience du chaman, elle symbolise les sentiments que l’on éprouve lorsque l’âme perd une partie de sa nature ascensionnelle qui la tient proche du sacré. La gravitation, abordée de tout autre point de vue, n’est pas une préoccupation fondamentale de ce milieu culturel. C’est pourquoi — et le fait est remarquable — le concept de gravitation ne joue pas traditionnellement un rôle important dans la pensée humaine avant la philosophie grecque tardive. Il n’existe simplement aucun système mythologique ou folklorique qui ait forgé une idée-force dans laquelle nous pourrions reconnaître ce concept. Et pourtant, la gravitation est (semble-t-il) une notion fondamentale, simple et incontournable. Pourquoi l’a-t-on « découverte » si tardivement ? Parce que — c’est du moins le raisonnement du sens commun — les hommes n’ont pas toujours vécu une relation réaliste avec la nature. Avant l’ère moderne occidentale, ils n’ont pas considéré leur environnement de façon rationnelle ; ils se sont livrés à des spéculations sur les anges et les démons, à des fictions animistes.

Et, à certains égards, le sens commun n’a pas tout à fait tort. Notre approche physique et intellectuelle de la gravitation est remplacée dans les cultures non scientifiques par l’expérience spirituelle de la « chute », la perte de la grâce visionnaire. Ce concept est de nature éthique et mythologique. A partir d’un tel point de vue, prendre du poids n’est pas seulement un fait physique ; il s’agit avant tout d’un symbole, celui de l’abandon de la condition normale de la grâce. Ainsi, dans la philosophie cabalistique, le corps de quintessence de Adam Kadmon, l’être humain primordial, est sans poids, tout comme les sphères cristallines de l’astronomie ptoléméenne — qui symbolisent un état de perfection originelle et éternelle. La gravitation ne devint un concept important et isolé que lorsqu’elle fut considérée comme un phénomène vital irrésistible dont il fallut rendre compte. Cela se produisit lorsque le sens de l’élévation cessa d’être une expérience normale, immédiatement accessible pour être vécue progressivement sur un plan mystique. Alors seulement, la gravitation devint une énigme physique qu’i fallut résoudre.

Les philosophes grecs tardifs furent les premiers à dépasser le symbolisme transcendant de la gravitation et de l’élévation, pour étudier ces deux forces physiques d’un point de vue scientifique. Dans la science grecque comme dans celle de l’Europe médiévale, ces forces avaient encore un caractère animiste que Galilée et Newton allaient éliminer plus tard. Il y avait toujours cette idée selon laquelle l’élévation déplaçait un élément ou un objet proche de la perfection divine, et que les choses tendaient vers le haut ou vers le bas selon leur degré de mérite. Ce mode de pensée, cependant, devint une simple convention, progressivement séparée du contexte religieux. Les idées étaient devenues des explications, non des expériences. Au fur et à mesure de ce processus, la gravitation prit significativement une valeur plus positive jusqu’à devenir l’égale de l’élévation dans la philosophie de la nature grecque et médiévale. Le sens d’une norme « lévitationnelle » s’était affaibli à mesure que la signification symbolique des concepts s’émoussait.

Mais il fallut attendre Newton pour que la gravitation prit une place de choix dans la pensée scientifique et devînt un concept dominant des sciences naturelles, concept sur lequel bien des esprits allaient réfléchir. En effet, la loi de la gravitation universelle tient une place fondamentale en tant que concept majeur inaugurant la révolution scientifique — comme si la première chose que la science moderne avait dû faire était de détruire le symbole du vol visionnaire. Bacon explicite clairement ce point dans le Novum Organum où il déclare la guerre à l’imagination. « La compréhension, souligne-t-il, n’a pas besoin d’ailes ; elle doit rester accrochée de tout son poids à la terre afin qu’elle ne puisse ni gambader, ni voler. » Faire l’erreur de prendre ces affirmations pour de simples métaphores, c’est oublier le rôle essentiel que jouent les symboles dans la création du langage et le modelage de la psyché. Une société qui décide de garder ses conceptions « accrochées à la terre » est une société qui commence à prendre le phénomène de la gravitation au sérieux.

De façon significative, cette focalisation sur la gravitation en tant que phénomène naturel fondamental et universel correspondait à l’obsession croissante du déclin de l’homme dans la pensée religieuse des seizième et dix-septième siècles. A mesure que le sens de la dégradation humaine devant Dieu augmentait et que l’âme devait supporter le poids de plus en plus lourd du péché, le problème de la gravitation tourmentait les esprits. Jusqu’à ce point de l’histoire, nous avons étudié des conceptions de l’éthique et de la nature dérivées d’un ancien symbolisme qui unissait l’expérience de la gravitation à celle de la chute. Mais, à présent, un événement d’une importance majeure se produisait ; les deux lignes de pensée — spirituelle et naturelle — étaient devenues deux royaumes séparés du langage. Les scientifiques n’abordaient plus le problème de la gravitation comme un symbole relié à une expérience de signification transcendantale. L’ironie de ce processus était, évidemment, que leur perte de la dimension de l’expérience était en soi-même le signe de l’ultime déclin. Ils avaient perdu — ainsi que la société dans son ensemble —leur capacité de percevoir l’univers comme un trésor de significations spirituelles. Dans leur science nouvelle, il n’y avait plus trace du sens sacré de la nature. N’est-ce pas cet abandon des valeurs cosmiques qui a fourni les bases du protestantisme ?

D’un point de vue fondamental, la gravitation a trouvé sa place dans la compréhension humaine en tant qu’expérience de chute, de perte d’élévation spirituelle. Telle est sa signification-racine. Mais la vision du scientifique exige que cette expérience « simplement subjective » et liée à un mode de connaissance prélogique, soit éliminée. Avec les spéculations de Newton sur la gravitation, nous inaugurons l’âge d’une philosophie de la nature fondée sur l’aliénation, le degré de cette aliénation se mesurant au nombre des symboles — utilisés par une culture pour parvenir à la compréhension du monde — qui ont été vidés de leur énergie transcendante. Bien sûr, du point de vue scientifique courant, c’est justement là que réside toute la valeur de la pensée de Newton. Il a objectivé et circonscrit le phénomène de la gravitation. Il a « libéré » la compréhension des concepts de gravitation et d’élévation de leurs connotations religieuses et mythiques. Voilà, dit le sens commun, ce qu’est une approche « réaliste ».

« Propriétés occultes »

« Dieu, garde-moi…

de croire que le Haut et le Bas ne font qu’un

comme tous les hommes de science doivent le supposer »

WILLIAM BLAKE

Mais objectiver la gravitation, c’était la séparer de l’expérience qui lui a millénairement donné son sens. Tout comme la chute des corps, la gravitation ne pouvait plus être rattachée symboliquement à une signification religieuse. Cela donna un caractère étrangement abstrait au débat scientifique sur la gravitation        — Newton lui-même s’en inquiétait. Il pouvait formuler mathématiquement la gravitation comme un comportement des choses dans la nature. Mais il ne pouvait s’empêcher de se demander si ce comportement qu’il avait si ingénieusement mesuré ne devait pas avoir quelque réalité substantielle, une base plus solide que celle des mathématiques. Qu’était la gravitation en dehors d’une équation algébrique ?

Newton finit par considérer que la gravitation était une « force » agissant à distance. Mais cela l’entraîna vers des abîmes encore plus profonds. Au lieu de lui donner le caractère tangible, matériel que sa science semblait exiger, ses considérations aboutirent à une autre abstraction déracinée. Pour la bonne raison que cette force cosmique qu’évoquait Newton en dernier ressort était également un symbole. Comme Durkheim l’a souligné, toutes les « forces de la nature » mystérieuses, insaisissables et apparemment indispensables qui hantent la théorie scientifique occidentale remontent à l’expérience religieuse originelle du mana, le pouvoir sacré. « L’idée de force est d’origine religieuse, nous rappelle Durkheim. C’est de la religion qu’elle a été extraite, d’abord par la philosophie, puis par les sciences. » Aucun « primitif » accoutumé au mana n’aurait de difficulté à saisir l’idée d’une force qui agit magiquement à distance, et traduirait, bien sûr, cette idée en termes d’expérience religieuse, d’action divine. Ce qui ferait revenir cette idée de force à sa signification-racine.

Mais les condisciples scientifiques de Newton, à la recherche d’une approche objective de la nature, ne pouvaient pas plus trouver la signification-racine de la force que celle de la gravitation. Cette dernière notion devint donc suspecte. Est-ce que cette force existait vraiment ? Si oui, quelle était sa cause ? Et comment pouvait-elle agir à distance ? Newton était préoccupé par de telles questions — mais il n’avait pas de réponses quant à l’existence même de la gravitation. Ses critiques, même ceux qui acceptaient ses théories mathématiques, l’accusèrent d’inventer des « propriétés occultes ». Une grande partie de la préface de Roger Cotes à la seconde édition du Principia est consacrée à rejeter ces charges d’obscurantisme. Newton tenta de relever ce défi, mais finit par abandonner le problème. Une « force » de gravitation devait exister, sinon comment expliquer le fonctionnement de l’univers ? Mais, reconnut-il, « je ne prétends pas connaître la cause de la gravitation et, en conséquence, je ne m’occuperai plus de ce problème ».  Sur ce point, dit Newton, dans une célèbre remarque, « Je ne forme aucune hypothèse ». La gravitation fut donc simplement considérée comme un comportement mesurable des choses.

De ce point de vue, les concepts-clé de « gravitation » et de « force » restaient suspendus dans un vide abstrait. Les seules forces qui auraient pu redonner à ces termes leur signification originale reposaient sur une catégorie transcendante qui ne faisait plus partie du répertoire de la conscience occidentale. Ainsi, ces termes devinrent-ils de simples abstractions reliées par un fil ténu aux formulations mathématiques.

Il est possible d’approcher de façon semblable le second terme de la synthèse de Newton, terme encore plus décisif, celui de « loi » — il s’agit clairement d’un emprunt métaphorique de la science à la religion et probablement de la notion la plus importante qui ait inauguré la révolution scientifique. Ses racines plongent, de la façon la plus évidente, dans l’expérience religieuse. Mais étant donné que tous ces concepts ont été vidés de leur signification par l’exigence de l’objectivité, ils sont devenus de plus en plus superflus — comme bien d’autres termes scientifiques. La « charge » mythique de ces concepts est bien trop forte pour qu’ils puissent définir clairement la chose réelle —qui est la description mathématique du comportement.

Le vol visionnaire chamanique est devenu une illusion ; l’avion, voilà la réalité. Alors, que peut répondre le vieux sorcier, qui travaille sur un autre plan, lorsque l’apprenti lui demande : « Ai-je réellement volé ? »

Un symbole vide de l’expérience transcendante qui l’a engendré est une chose morbide. Il meurt aussi sûrement que le corps une fois que le cœur s’arrête. Le monde que nous construisons à partir de ces symboles cadavériques est un monde de mort — le Ulro de Blake. Les symboles sont toujours en nous, et ils le seront tant que vivra la culture humaine — le langage, l’art, la pensée.

Mais les symboles morts sont des contrefaçons, de la même manière qu’une momie est la contrefaçon d’un corps vivant. Tout comme un cadavre devient plus grotesque à mesure qu’on le maquille pour lui donner l’apparence de la vie, un symbole défunt devient de plus en plus hideux à mesure que nous tentons laborieusement et désespérément de masquer sa mort.

Voilà, fondamentalement, pourquoi je pense que la science est réductionniste. Elle tente de bâtir une réalité à partir de symboles moribonds, symboles desquels, au nom de l’objectivité, toute la vitalité sacramentelle a été enlevée. La science ne peut être tenue pour seule responsable de ce projet macabre. Cela équivaudrait à confondre le symptôme et la cause. Les symboles sont morts dans l’ensemble de notre culture. L’activité que nous appelons science passe pour être une philosophie de la nature dans une culture qui a perdu collectivement son sens du symbolisme transcendant. C’est une tentative bien étrange et difficile que de comprendre la nature du mieux que nous pouvons par le truchement des symboles sans vie dont nous avons hérité.

Voir et « voir »

Les mythes, les rituels, les métaphores linguistiques et les motifs artistiques fondés par le symbole du vol visionnaire sont des créations humaines. Mais lorsque l’expérience choisit un oiseau ou une cime de montagne comme son symbole, elle s’approprie une part de nature déjà existante. L’alouette est le symbole du vol visionnaire, mais dans son essence en tant qu’objet perçu, elle constitue également une cause pour l’expérience qui engendre ce symbole. L’oiseau vivant peut assumer une transparence pour l’imagination, comme s’il était un « poème trouvé ». Le poète qui s’approprie l’alouette tire ce symbole de la nature et l’incorpore dans la culture humaine. Peut-être est-ce ainsi que les hommes ont appris l’art des transformations symboliques, en discernant dans la nature environnante un objet dont la transparence ouvrait sur des significations plus profondes ? « Tous les faits spirituels, disait Emerson, sont représentés par des symboles naturels. »

Il s’agit d’une magie particulière qui travaille l’imagination. Celle-ci ne se contente pas de projeter des symboles, mais elle les trouve dans le monde. Car le monde est une source de symboles naturels qui peuvent assumer une transparence absolue. Quand le pouvoir visionnaire est élevé, de tels symboles peuvent apparaître n’importe où, dans chaque caillou, feuille ou coquillage ; ce pouvoir peut illuminer les objets les plus humbles. Wordsworth nous parie de la force de l’imagination visionnaire :

... et là mon esprit s’est exercé

Sur les formes vulgaires des choses présentes

Le monde actuel de nos jours familiers

Pourtant si puissant…

Pour ceux qui ont des yeux capables de voir (« l’œil spirituel », comme l’appelait Goethe), la nature entière devient un manuscrit de significations-racine où chaque chose est simultanément profane et sacrée, en même temps elle-même et pourtant extraordinairement transparente. Quand cela se produit, nous atteignons à cette vision sacramentelle ou magique de la nature qui est l’antithèse de la vision fragmentaire.

« Il y a peut-être une différence, disait Goethe, entre voir et « voir » ; ainsi les yeux de l’esprit doivent-ils travailler en perpétuelle connexion avec ceux du corps. » Pour une imagination développée, cette seconde manière de « voir » est tout à fait naturelle. Don Juan le montre clairement lorsqu’il tente d’expliquer à son apprenti les ambiguïtés du monde environnant. Don Juan souligne que le fait d’apprendre à « voir » révèlera à Castaneda un monde entièrement différent ; et lorsque l’apprenti lui demande s’il peut continuer de voir le monde de façon ordinaire, Don Juan répond qu’il peut choisir indifféremment l’une ou l’autre « vision ». Il lui indique que cette « vision » non ordinaire accroît le pouvoir de discrimination, en nous rendant capables de « voir les objets tels qu’ils sont vraiment ».

Pour les peuples païens et « primitifs », que les Juifs comme les Chrétiens ont toujours considérés comme idolâtres, le vent, le feu, le rythme des saisons, le vol des oiseaux, la ronde des étoiles… ainsi que toutes les créations de la main de l’homme sont habités par une présence intelligible. Ce sont les portes symboliques qui conduisent l’imagination à des expériences plus profondes. Dans les cieux comme sur la terre, toute chose a sa correspondance transcendante. Selon Goethe, « la Nature parle à d’autres sens — connus, méconnus ou inconnus. Ainsi parle-t-elle avec elle-même comme avec nous de mille façons différentes. Pour l’observateur attentif, elle n’est jamais morte ou silencieuse. » De façon semblable, Kathleen Raine a remarqué que plus nous approfondissons les symboles de la nature, « plus nous sommes obligés d’émettre des hypothèses animistes sur le monde ».

Mais il s’est produit dans notre culture — particulièrement — un étrange et tragique processus : une densification des symboles, par laquelle ils ont perdu leur nature subtile. Ils survivent en nous, quand ils ne meurent pas, par le truchement de concepts purement profanes, de projets historiques, de formulations objectives. C’est seulement à ce niveau que nous acceptons leur réalité. Nous sommes exactement comme les prisonniers de la caverne de Platon, abusés par les ombres que nous voyons, éloignés de la lumière. Ne serait-ce que mentionner la notion de correspondance transcendante aurait sans doute une résonance trop mystique pour la grande majorité des gens de notre société. Pourtant, cette notion a été un lieu commun pour d’autres cultures durant des siècles — et même pour un petit nombre au sein de notre culture. Pour les Blake, les Wordsworth, les Goethe et ceux qui partageaient leurs pouvoirs, lire le manuscrit symbolique du monde était aussi naturel que respirer. La « vision » ne nie pas la réalité de l’objet naturel « en tant que tel », ni celle de toute création humaine ; elle reconnaît, au contraire, qu’il est dans la nature d’une chose d’être une présence symbolique.

Qu’est-ce que la réalité ?

Pour Goethe; une plante était une chose aussi réelle que pour n’importe quel naturaliste ; mais elle représentait également le cycle infini de la croissance, de la fertilisation, de la floraison et de la putréfaction — une chorégraphie d’actes symboliques. La réalité de la plante existe sur ces deux plans. Approcher le monde ainsi, c’est abolir la dichotomie aliénante et briser le couple intérieur/extérieur. Cette dichotomie ne peut répondre à la question « Où trouvons-nous la signification symbolique des plantes ? ». Car l’« extérieur » n’acquiert naturellement sa signification transcendante que lorsqu’il est vécu de « l’intérieur ». Aucune chose ne peut avoir une réalité absolue tant qu’elle n’est pas approchée par ce que nous appelons « subjectivité ». Cela n’implique pas forcément un bouleversement psychique explosif, une révélation destructrice qui efface la personnalité et aborde toute chose en Dieu — bien que les plus passionnés des mystiques aient souvent décrit ainsi l’expérience de la signification-racine. Mais il est remarquable que pour des artistes comme Goethe et Wordsworth, cette expérience fut vécue avec calme, comme s’il s’agissait d’un retour naturel de l’esprit en son lieu originel. Et dans la simplicité d’un tel abandon, il y a, à mon sens, plus de conviction que dans les extases les plus folles.

Parce que notre conscience orthodoxe est devenue aliénée à un point épouvantable, il nous est difficile de comprendre ce que veut dire : « vaincre la dichotomie sujet/objet ». Le sens commun compare cette expérience à quelque incroyable effacement de l’identité — une sorte d’éblouissement aveuglant, semblable à celui que recherchent nombre de gens par l’usage des drogues psychédéliques. Il s’agit au contraire de « corriger » notre état « normal » d’aliénation par de simples exercices de conscience qui nous montrent à quel point cette dichotomie est sans signification. Par exemple, Owen Barfield, dans Saving the Appearances, nous demande simplement de considérer où se trouve un arc-en-ciel. A l’intérieur ? A l’extérieur ? La réponse nous indique également où se trouve le symbolisme des objets naturels.

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