Le titre est de 3e Millénaire
Lettre à l’amitié
Seul dans ce chalet perdu dans les Alpes, je viens de ranimer le feu dans la cheminée. En le faisant, j’ai pensé à nos vues respectives, et surtout à nos difficultés de réaliser cette sérénité hors du temps qui est le rêve même de notre vieille amitié. Naturellement je ne t’apprends rien en te disant que dans… « les affres de la séparation » (je te cite), l’Unité est absente ; peut-être écoutons-nous trop les autres et pas assez le vieux sage qui vit dans les tréfonds de nos âmes. La méditation est un art difficile, et pourtant il suffirait de faire face à chaque instant, ne comptant que sur nos seules forces. La vie est un « koan » que nous n’avons pas encore porté à son ultime explosion, il serait dommage que la mort nous surprenne nous débattant au sein de nos attachements.
Ici je n’entends que le feu qui brasille, la pendule cernant le temps et le sang qui circule dans mes artères, et je sais que tout cela est impermanence… Autour de moi le vaste monde continue sa ronde, et à 600 kilomètres de ces montagnes, une fidèle et vieille amie pense : « Nous reverrons-nous jamais ? » et nous voilà pris dans le filet des formes, le cœur s’attriste alors que notre amitié est faite du plus rare privilège existant : un même regard, une même action, une même compréhension vers ce qui ne doit jamais être poursuite ou désir, mais retrouvailles de ce que nous savons être là malgré nos passions. ÊTRE LÀ. Arrêtons le temps veux-tu ? Laissons-nous submerger par cet infini de silence qui ne demande qu’à donner sa paix, la certitude d’une qualité de vivre en laquelle vie et mort ne sont plus que vains partages ; je t’assure que tout cela n’est pas que des mots ; toi et moi avons une longue expérience derrière nous, à aucun prix nous ne devons la laisser entamer ; nous savons ce dont nous parlons, nous n’avons pas à nous convaincre de cette qualité de vie perpétuellement neuve et présente dont nous n’ignorons pas qu’elle n’appartient pas au temps ; alors à quoi bon les attachements… ajouter la souffrance à la souffrance ne peut qu’augmenter les agressions de la mort, la dépendance de notre moi à l’angoisse de disparaître. Il est une joie merveilleuse que nous connaissons bien, joie qui parfois nous traverse en se souciant peu de nos attachements ; sachons nous abandonner à sa présence comme je m’abandonne ce soir à ta présence. Ce feu, toi et moi, n’est-ce point là une trinité qui nous apaise ? Je t’embrasse au-delà de l’être et du non-être…
Contempler dans l’oubli de soi
Je ne désire pas te parler de nous, je ne désire pas m’ouvrir aux choses trop humaines, je ne désire pas faire le point de nos limites ; en vérité je ne désire ni vivre ni mourir, je refuse toute dualité tant ces jours la mer et la montagne m’ont imprégné de leur force sauvage… Je me laisse couler dans cette force, par elle je m’universalise et oublie les passions des hommes, et c’est bon, TRÈS BON. Le grand secret que la Nature propose à celui qui a encore des yeux pour voir, c’est de l’amener à CONTEMPLER DANS L’OUBLI DE SOI. Contempler, c’est s’immobiliser au sein des mondes (c’est la seule force qui nous permette de les pénétrer), c’est rejoindre l’identification ultime en laquelle nous n’existons plus qu’en fonction d’une totalité. L’adoration est une forme de destruction parce que l’on a séparé l’objet adoré de la totalité des choses pour mieux l’aliéner et l’asservir. Se laisser adorer est aussi une forme de destruction, c’est une double destruction de l’adorant et de l’adoré séparés de la Totalité-Une ; « séparés de… » voilà les mots qui sonnent comme le glas. L’enfer n’est pas autre chose que notre fixation sur nous-mêmes, nous ne voyons que nos limites, nos peurs, nos frustrations, alors que l’infini nous entoure et que l’éternité habite chacun des atomes qui nous composent au-delà de nos personnes.
Aimer c’est mourir à soi
« Il faut bien voir enfin que l’on n’aime que dans l’éternité ; c’est pourquoi il faut prendre soin de se conduire en toute chose comme si ce qu’on fait devait être éternel. » C.-F. Ramuz.
Pourquoi, en lisant cette pensée, je pense à la mort ? Peut-être parce qu’ici la mort est acceptée dans son aspect éternel, un retour aux sources, une dissolution du moi, une filière qui va du temps à l’éternité sans que la personne s’interpose. Aimer c’est mourir à soi, c’est-à-dire que ce n’est pas aimer pour… mais par… par cette éternité qui nous traverse sans se préoccuper de notre condition biologique… « se conduire en toute chose comme si ce qu’on fait devait être éternel » c’est obéir à cette loi d’Amour sur laquelle aucun privilège ne se fonde ; ce n’est jamais en fonction d’un intérêt qu’elle se manifeste, et toute forme (quelle qu’elle soit) ne peut que la limiter.
Si notre moi est passif, livré au calme, au vide et au silence, l’éternité le frôle. Si le moi n’use plus de ses conquêtes, il meurt à ses exigences, retrouve l’acte de pauvreté sans lequel tout n’est qu’illusion de l’esprit, et cela devrait être su une bonne fois dans toutes ces parlotes où on ne parle que de libération en oubliant de partager le pain que l’on a de trop…
ÊTRE LÀ
Être le vagabond de l’inconnu
Frapper aux portes du cœur
Prévenir le néant
Avant qu’il ne s’étende
A ce nuage étrange
où s’écoule ma vie…
Être là… et sourire…
Extrait de Pascal Ruga : Hors du temps 1975