Gary Lachman
L’évolution de la conscience

Traduction libre de https://thesecularheretic.com/the-evolution-of-consciousness/ 3/1/2020 Dans cet article, Gary Lachman remet en question la théorie conventionnelle selon laquelle la conscience humaine est un phénomène passif et mécaniste créé par le hasard. Renversant cette idée dogmatique de la science matérialiste enracinée dans la théorie de l’évolution de Darwin, Lachman propose une alternative bien plus convaincante selon […]

Traduction libre de https://thesecularheretic.com/the-evolution-of-consciousness/

3/1/2020

Dans cet article, Gary Lachman remet en question la théorie conventionnelle selon laquelle la conscience humaine est un phénomène passif et mécaniste créé par le hasard. Renversant cette idée dogmatique de la science matérialiste enracinée dans la théorie de l’évolution de Darwin, Lachman propose une alternative bien plus convaincante selon laquelle le développement de la conscience est un processus actif qui « tend la main » vers le monde extérieur et, ce faisant, « évolue » de l’intérieur.

L’un des thèmes que j’aborde dans nombre de mes livres est l’évolution de la conscience. Bien que l’idée d’une évolution de la conscience puisse être comprise de manière darwinienne, ce n’est pas la manière dont je la comprends ni celle dont la comprennent les nombreux philosophes, psychologues et autres penseurs dont je m’inspire.

La façon la plus simple de comprendre la différence entre les deux est peut-être que, d’un point de vue darwinien, toute évolution que la conscience a pu subir a été déterminée par des facteurs strictement physiques et matériels. En d’autres termes, elle a été le résultat de l’impact de facteurs extérieurs sur notre monde intérieur, ce monde intérieur étant lui-même le résultat d’une influence extérieure antérieure qui, d’une manière qui reste à expliquer, a donné naissance à ce que nous ressentons comme notre intérieur — l’esprit et la conscience que nous en avons, ainsi que le monde. La façon dont un monde physique qui peut être mesuré, pesé et perçu par les sens a donné naissance à un monde non physique et immatériel qui ne peut pas l’être — nous ne pouvons peser les pensées que de façon métaphorique — est tout aussi mystérieuse aujourd’hui que lorsque les philosophes de l’Antiquité ont soulevé la question pour la première fois. Et ce, même si les penseurs matérialistes stricts ne cessent d’annoncer qu’ils ont trouvé la réponse — ce qui est, bien sûr, une autre métaphore.

En revanche, la vision de l’évolution de la conscience à laquelle j’adhère voit les choses de manière assez différente. Pour elle, le monde extérieur qui est censé expliquer notre monde intérieur est lui-même un produit ou un résultat de facteurs de la conscience qui le précèdent. Autrement dit, dans cette optique, la conscience ou l’esprit est antérieur au monde extérieur que nous percevons comme quelque chose d’extérieur et de séparé de nous. C’est pour cette raison que le philosophe du langage Owen Barfield, dont je m’inspire dans plusieurs de mes livres, a remarqué que « l’intérieur est antérieur », c’est-à-dire que l’intérieur précède l’extérieur, une idée que j’espère étoffer davantage au fil des pages.

Le hasard est l’une des bêtes noires de la science darwinienne.

« J’ai jusqu’ici parlé quelquefois comme si les variations… étaient dues au hasard. Il s’agit, bien sûr, d’une expression complètement incorrecte, mais qui sert à reconnaître clairement notre ignorance de la cause de chaque variation particulière » — Darwin, L’origine des espèces.
« Mais le “hasard” n’est qu’un mot utilisé pour exprimer l’ignorance. Il signifie  déterminé par des moyens inconnus jusqu’à présent et non spécifiés ». – 
Dawkins, Le gène égoïste.

Bien qu’il existe de nombreuses variantes à cette idée, la vision généralement admise de l’évolution est qu’il s’agit d’un processus régi par le hasard. Quelle que soit la manière dont la vie est apparue — et contrairement à l’opinion générale, nous n’avons toujours aucune idée de la manière dont cela s’est produit —, elle a été soumise à l’influence de ce que nous appelons l’environnement, associée à des mutations aléatoires, dont la cause n’a jamais été expliquée de manière satisfaisante, mais sur lesquelles la théorie du hasard de l’évolution doit s’appuyer pour faire avancer les choses. Les mutations qui sont utiles et bénéfiques dans la lutte pour la vie — la bataille bien connue de la survie du plus fort — sont retenues et aident la vie dans son développement, et l’environnement est une sorte d’entonnoir, guidant la vie dans la direction qu’elle doit prendre pour survivre. Les mutations qui ne sont pas utiles sont éliminées — ou, plus précisément, ce sont les organismes (avec leurs gènes) dans lesquels elles se produisent qui le sont.

Il ne fait aucun doute que les scientifiques formés à la théorie de l’évolution acceptée considéreront mes déclarations ici comme des exemples de mutations inutiles dans notre tentative de conceptualiser l’évolution, et se réjouiront de leur élimination. C’est peut-être le cas, mais je pense que, d’une manière générale, j’ai saisi l’idée de base.

Dans ce scénario, nous avons donc une chose protéiforme, mais passive — la vie — qui est soumise à l’influence de son environnement, ainsi qu’à des mutations fortuites inexpliquées, mais nécessaires qui se produisent en son sein. Les bonnes mutations l’aident à se développer — les « bonnes » étant définies comme utiles à la survie — tandis que les mauvaises mutations ne le font pas. Le fait que de nombreux critiques de ce point de vue, à commencer par Samuel Butler, qui en a souligné les défauts dans une série d’ouvrages à la fin du XIXe siècle, aient montré qu’il était indéfendable, ne l’a pas empêché d’acquérir un statut sacro-saint dans l’esprit populaire, même si, bien sûr, les spécialistes reconnaissent qu’il comporte lui-même certaines mutations inutiles qui l’empêchent d’être accepté tel quel.

William Paley (1743-1805)

Paley a introduit l’image de l’horloger dans la métaphysique :

« … quand nous en venons à inspecter la montre, nous percevons.… que ses différentes parties sont conçues et assemblées dans un but précis, c’est-à-dire qu’elles sont formées et ajustées de manière à produire un mouvement, et ce mouvement est réglé de manière à indiquer l’heure du jour ; que si les différentes parties avaient été formées différemment de ce qu’elles sont, ou placées d’une autre manière ou dans un autre ordre que celui dans lequel elles sont placées, soit aucun mouvement n’aurait été effectué dans la machine, soit aucun qui aurait répondu à l’usage qu’elle fait maintenant… Nous pensons que la déduction est inévitable, que la montre a dû avoir un fabricant — qu’il a dû y avoir, à un moment donné et à un endroit ou un autre, un ou plusieurs artificiers qui l’ont formée pour le but auquel elle répond actuellement, qui ont compris sa construction et conçu son utilisation ». – La Théologie naturelle 1802

Au fond, cela revient à l’idée qu’avec suffisamment de temps, suffisamment de mutations utiles se seront produites pour nous engendrer, ainsi que l’énorme variété d’autres formes de vie avec lesquelles nous partageons cette planète. La montre est fabriquée sans l’horloger, tout respect à William Paley mis à part. Ce point de vue est résumé dans la remarque du physicien Sir Arthur Eddington selon laquelle, avec suffisamment de temps, une armée de singes tapant sur des machines à écrire produirait tous les livres de la British Library.

C’est cependant faux, car les singes ne seraient pas capables de lire ce qu’ils ont tapé. Ce qu’ils auraient finalement produit serait aussi insignifiant pour eux que ce que leur première série de frappes aléatoires avait produit. Si ce scénario est possible — et il n’y a aucune raison de le croire —, ils n’auraient tapé que par hasard toutes les lettres dans la bonne séquence, y compris les titres de chapitre, les notes de bas de page, les numéros de page et tout le reste. Sans l’esprit derrière les lettres, ce qu’ils produiraient ne serait pas des livres. Et il nous faudrait disposer de livres correctement écrits pour les comparer aux résultats des singes afin de savoir ce qu’ils ont réalisé. Au mieux, ce que ces singes industrieux auraient produit serait une copie. Et pour que quelqu’un puisse le savoir — et les singes ne le sauraient sûrement pas —, l’original devrait être disponible.

Je ne me souviens plus de la source, mais l’une des réactions à cette idée est qu’elle revient à accepter que si l’on jette ensemble suffisamment de pièces de ferraille, le résultat finira par être une Cadillac. Jusqu’à présent, cela ne s’est pas produit.

Il y a quelque chose d’actif dans la vie qui tend la main et tire parti de l’environnement afin de favoriser son propre développement. On peut appeler cela une vision « opportuniste » de l’évolution…

Le point de vue fondamental de l’autre camp, celui dans lequel je me trouve, est qu’au lieu d’être une matière passive et malléable, infiniment susceptible d’être modifiée par son environnement et son propre caractère instable, la vie se développe de l’intérieur. Il y a quelque chose d’actif au sein de la vie qui va vers l’extérieur et tire parti de l’environnement afin de favoriser son propre développement. Nous pouvons appeler cela une vision « opportuniste » de l’évolution, avec un désir actif d’évoluer — l’anthropomorphisme est inévitable — qui trouve l’optimum qui lui est offert et s’en empare. C’est une vision que professaient, à des degrés divers, entre autres, Jean-Baptiste Lamarck, Goethe, Henri Bergson, Bernard Shaw, Nietzsche, Hans Driesch et Alfred Wallace, contemporain de Darwin, avec qui il partageait le mérite de la soi-disant découverte de l’évolution. Elle est généralement vilipendée sous le nom de vitalisme, l’idée que quelque chose d’autre que la matière physique et le hasard est impliqué dans l’évolution de la vie, un certain élan intérieur pour évoluer, ce que Bergson appelait l’« élan vital » et que Shaw traduisait par la « force vitale ».

Dans les deux cas, la force impliquée n’était pas conceptualisée comme une énergie physique telle que l’électricité, même si, bien sûr, un certain nombre de personnes aux XVIIIe et XIXe siècles croyaient en l’existence d’une telle force ; le « magnétisme animal » de Mesmer, par exemple. C’était quelque chose comme une intention, une volonté, un peu comme j’ai l’intention et la volonté d’écrire cet essai. Bien sûr, pour les penseurs matérialistes, l’intention et la volonté ne peuvent être pesées ou mesurées et donc ne doivent pas exister, ou plutôt ne doivent être qu’une dérivation d’un facteur matériel existant. Cela revient finalement à croire qu’une pensée et les neurones du cerveau qui lui sont associés sont identiques. Je pense que l’on peut dire qu’ils ne le sont pas. Si je m’ouvre la tête, je peux — ou quelqu’un d’autre — voir mes neurones, mais il ne verra pas mes pensées.

C’est également la raison pour laquelle nous disons que quelqu’un a un « grand esprit », mais pas un « grand cerveau ». Einstein, dont nous sommes tous d’accord pour dire qu’il avait un grand esprit, avait un cerveau de taille inférieure à la moyenne.

Voilà pour l’évolution. Venons maintenant à la conscience.

Un point de vue sur la conscience qui est parallèle à la théorie passive de l’évolution est ce que nous pouvons appeler l’image de « la table rase » de l’esprit. Elle est associée au philosophe John Locke, mais elle a été promue un peu plus tôt par son prédécesseur René Descartes. Pour tous les deux, l’esprit est passif, dans le même sens que pour les darwiniens stricts, la vie est passive. Pour eux, l’esprit ou la conscience reflète le monde extérieur, comme un miroir reflète notre image. Si rien ne se trouve devant un miroir, il ne reflétera rien. Pour Locke, nos esprits sont des tabula rasa, des ardoises vierges. Il est célèbre pour avoir dit que « rien n’est dans l’esprit qui n’ait d’abord été dans les sens ». Cela signifie que notre conscience est vide, vierge, jusqu’à ce qu’elle soit écrite, ou impressionnée, par des stimuli venant de l’extérieur, et qui lui sont apportés par les sens. Les raisons pour lesquelles les deux auteurs sont arrivés à cette conclusion sont nombreuses — Descartes croyait en fait que nous étions équipés de quelque chose qu’il appelait « idées innées », mais ne chipotons pas — et, dans le cas de Locke, il s’agissait de saper l’idée du droit divin des rois, par lequel les monarques revendiquaient une dispense sacrée pour leur règne. C’est l’ardoise vierge de Locke qui est à l’origine de la vérité évidente de la Déclaration d’indépendance des États-Unis selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux », c’est-à-dire également vierges.

De nombreux arguments s’opposent à l’idée d’une ardoise blanche de la conscience, qui remonte à Platon, mais aucun n’implique nécessairement le rétablissement du droit divin des rois. L’un d’eux, observé par les obstétriciens, est que les bébés rêvent alors qu’ils sont encore dans le ventre de leur mère. Si leurs sens n’ont pas encore apporté de stimuli du monde extérieur pour écrire sur leur ardoise blanche, de quoi rêvent-ils ? Si l’on admet que leurs yeux s’ouvrent dans le ventre de leur mère et qu’ils sont conscients des sons provenant de l’extérieur, il n’en reste pas moins que leur expérience de la veille et du sommeil diffère très peu. Le monde dont ils sont conscients dans l’un ou l’autre de ces états est, à toutes fins utiles, identique, de sorte qu’il y a très peu de choses écrites sur leurs ardoises vierges pour qu’ils puissent s’en inspirer lorsqu’ils rêvent. Ce qui semble plus probable, c’est qu’ils arrivent avec du matériel déjà fourni.

Il est également vrai que pendant un certain temps après la naissance — jusqu’à deux ans — les bébés existent dans ce que l’historien jungien de la conscience Erich Neumann a appelé un état « ouroborique » d’unité avec la mère. Jusqu’à ce que cet état soit rompu, ils ont peu conscience d’un monde autre qu’eux-mêmes ; ils existent dans ce que Barfield appelle un état de conscience « participatif ». Plutôt que de se voir comme nous, séparés d’un monde qui est autre, ils y « participent », avec peu de sens de la différence entre intérieur et extérieur. Il semble qu’au lieu d’arriver comme un appartement vide qu’il faut aller remplir chez Ikea, les bébés arrivent, comme l’a dit le poète Wordsworth dans « Intimations of Immortality », « non pas dans l’oubli total/Non pas dans la nudité totale/Mais en traînant des nuages de gloire » que, malheureusement, nous perdons tôt ou tard de vue. Wordsworth souligne également qu’en vieillissant, « la gloire et la fraîcheur d’un rêve » disparaissent. Mais elles étaient là au début.

Nous entrons dans la vie équipés de ce que Platon appelait les formes et, plus récemment, le psychologue C. G. Jung a appelé les archétypes. D’autres penseurs ont proposé d’autres suggestions. Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, dont est issu l’existentialisme, a soutenu de manière convaincante, du moins à mes yeux, qu’au lieu de refléter le monde, la conscience va à sa rencontre et le saisit. C’est plus une main qu’un miroir. Platon dirait que nous le saisissons à travers les Formes, qui sont une sorte de pochoir à travers lequel nous façonnons une image du monde. Jung dirait que nous le faisons via les archétypes, qui sont des sortes de plans psychiques qui nous permettent d’organiser notre expérience. Emmanuel Kant, sur lequel Jung s’appuie souvent, parlait de « catégories », qui sont un peu comme une paire de lunettes que nous portons pour avoir une expérience quelconque. Il existe de nombreuses différences entre ces diverses idées et de nombreux cheveux ont été coupés en quatre pour les préciser. Mais l’intuition principale est que quelque chose qui se trouve déjà dans l’esprit s’étend et façonne notre image du monde, et que sans cela, les sens n’auraient aucun monde à percevoir. Par conséquent, « l’intérieur est antérieur », notre intérieur précède notre extérieur.

Cela ne veut pas dire, comme certains le pensent déjà, que tout est dans l’esprit, ou que nous créons la réalité de toutes pièces. Nous ne créons pas la réalité en soi. Elle est réellement là. Mais nous créons notre image de la réalité. Pour utiliser une autre métaphore, pensez à un tuner de télévision ou de radio. Nous ne créons pas les programmes de nos téléviseurs ou de nos radios. Mais nous pouvons avoir une bonne ou une mauvaise réception. Et nous pouvons étendre cette métaphore à l’affirmation selon laquelle la conscience n’existe que dans notre tête. Les programmes que nous regardons à la télévision ne proviennent pas de nos téléviseurs, mais d’un studio situé ailleurs. Nos téléviseurs captent la diffusion qui vient de l’extérieur. Si je cassais mon téléviseur, je n’y trouverais pas les acteurs de l’émission que je regarde, tout comme si je cassais ma tête, je ne trouverais pas mes pensées.

Ce que tout cela suggère, c’est que la conscience est une activité. C’est quelque chose que nous faisons, plutôt que quelque chose que nous avons. Je peux être plus ou moins conscient, non pas dans le sens où j’ai plus ou moins de choses dans ma tête, mais dans le sens où c’est — ou je suis — plus ou moins actif. Pas dans le sens d’être physiquement actif, mais dans le sens où je m’investis plus dans la conscience, j’y mets plus de moi-même. En d’autres termes, je fais plus d’efforts. Husserl parlait de l’activité de la conscience comme d’une « intentionnalité », une idée dont l’écrivain Colin Wilson s’est inspiré dans son travail pour développer ce qu’il a appelé un « nouvel existentialisme », qui évite les impasses pessimistes des existentialistes de la vieille école comme Sartre et Heidegger. L’intentionnalité est l’activité qui consiste à tendre la main et à saisir le monde, et pour Wilson et Husserl, plus nous tendons la main et le saisissons, et plus notre prise est forte, plus nous y percevons de sens.

L’intentionnalité est l’activité qui consiste à tendre la main et à saisir le monde, et pour Wilson et Husserl, plus nous tendons la main et le saisissons, et plus notre prise est forte, plus nous y percevons de sens.

Ce qui a conduit Sartre et, à un degré peut-être moindre, Heidegger à considérer le monde comme dépourvu de sens — en dehors de ses moments mystiques ! — c’est qu’ils ont perdu de vue ce lien entre l’intentionnalité et le sens puis ont accepté la vision de la conscience comme une réflexion passive. Par conséquent, leurs philosophies sont finalement fondées sur l’idée que l’existence n’a pas de sens. Wilson a constaté que si nous augmentons notre intentionnalité en découvrant les sources de nos « intentions inconscientes », nous découvrons que le monde est beaucoup plus significatif que ce que notre état plus passif peut percevoir. Comme il le dit, il existe une « volonté de percevoir » ainsi que des perceptions. Si nous pouvons augmenter notre volonté de percevoir, nous augmentons notre perception. Wilson a conçu des méthodes pour y parvenir, mais le point de départ est de reconnaître que, comme le dit Husserl, « la perception est intentionnelle ». Nous dirigeons activement, bien qu’inconsciemment, notre attention sur le monde, nous ne le reflétons pas passivement.

Mais les existentialistes ne sont pas les seuls à considérer le monde comme dénué de sens. Les scientifiques, en qui nous plaçons aujourd’hui davantage de confiance qu’en les philosophes, le voient aussi de cette façon. Du moins, la majorité de ceux qui se font entendre ; certains ne sont pas d’accord, mais ils sont généralement considérés comme suspects par leurs pairs moins optimistes et, de ce fait, font souvent profil bas. Un exemple devrait suffire. Dans son livre sur le Big Bang, Les trois premières minutes de l’univers, l’éminent physicien Steven Weinberg conclut son récit de la création de l’univers sur cette note austère : « Plus l’univers semble compréhensible, plus il semble vain ». Nous pouvons pincer les lèvres devant un Sartre, un Heidegger ou leurs nombreux épigones nous informant que l’existence n’a aucun sens. Mais lorsqu’un scientifique nous dit cela, nous avons tendance à l’écouter.

Ce que Barfield croyait, et ce que l’on retrouve chez d’autres philosophes de la conscience tels que Rudolf Steiner, Jean Gebser et d’autres, c’est que dans les époques antérieures, les êtres humains ne faisaient pas l’expérience du monde comme nous le faisons, comme quelque chose de radicalement séparé de nous-mêmes, comme un « extérieur » strictement autre, opposé à notre « intérieur » subjectif.

Cette conception du non-sens de l’existence est cependant assez récente. On peut dire qu’elle a débuté au début du XVIIe siècle avec l’essor de la science et qu’elle s’est imposée à la fin du XIXe siècle, sa prédominance restant plus ou moins incontestée jusqu’à aujourd’hui. Depuis lors, nous sommes, comme l’a dit le romancier Walker Percy, « perdus dans le cosmos ». Plus nous en apprenons sur l’univers, plus nous constatons qu’il ne semble pas y avoir de raison pour lui ni pour notre apparition en son sein. Pourtant, les gens d’autrefois n’avaient pas ce sentiment. Nous pourrions dire que c’est parce que les gens d’autrefois croyaient en quelque chose que nous ne croyons pas : la religion. C’est possible. Mais si c’est le cas, pourquoi y croyaient-ils ? Avaient-ils simplement de mauvaises idées que nous avons écartées ? Ou bien quelque chose de plus profond était-il à l’œuvre ?

Owen Barfield, que j’ai mentionné plus haut, y croyait et, d’une manière générale, son idée est partagée et reprise par de nombreux autres penseurs, dont certains sont décrits en détail dans mon livre A Secret History of Consciousness. Ce que Barfield croyait, et ce que l’on retrouve chez d’autres philosophes de la conscience tels que Rudolf Steiner, Jean Gebser et d’autres, c’est qu’à des époques antérieures, les êtres humains n’expérimentaient pas le monde comme nous le faisons, comme quelque chose de radicalement séparé de nous-mêmes, comme un « dehors » strictement autre, opposé à notre « dedans » subjectif. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette opposition, entre l’intérieur et l’extérieur, est quelque chose que nous n’expérimentons pas pendant les deux premières années de notre vie. Sans vouloir faire une analogie trop forte, Barfield est arrivé à la conclusion, à travers son étude de l’histoire du langage, que les gens d’autrefois vivaient dans une relation au monde beaucoup plus « participative » que la nôtre, d’une manière similaire à celle dont nous faisons l’expérience au cours de nos premières années. Ils y étaient plus que nous, ils en faisaient partie d’une manière que nous ne sommes pas, ou du moins que nous ne considérons pas comme telle. Ils se sentaient chez eux dans le cosmos, dans un sens très réel. Comme le suggère Barfield, ils ressentaient le monde comme une sorte de tapisserie, dans laquelle ils étaient tissés, avec tout le reste, alors que nous nous sentons dans le cosmos au sens où il s’agit d’une sorte de « conteneur » dans lequel nous nous trouvons, sans savoir comment nous sommes arrivés là. (Comme le dit Heidegger, nous sommes « jetés » dans le monde.) Ils appartenaient au monde d’une manière dont nous avons l’impression de ne pas faire partie.

Héraclite d’Éphèse
(vers 535 – 475 avant J.-C.)
Musée d’archéologie, Naples

Héraclite était un philosophe présocratique connu pour avoir quitté le confort de sa riche famille pour mener une vie contemplative dans les montagnes. Il y a développé sa philosophie selon laquelle l’univers est fondamentalement un processus de changement continu. Il a comparé la vie à une rivière, affirmant que « tout coule et rien ne demeure ». En outre, « des eaux toujours nouvelles coulent sur ceux qui s’engagent dans les mêmes rivières » ; par conséquent, « on ne peut pas s’engager deux fois dans les mêmes rivières ». Reconnaissant l’unité de tout être, Héraclite a déclaré : « Celui qui n’écoute pas moi, mais le logos dira : Tout est un. » Il a également observé que « si vous ne vous attendez pas à l’inattendu, vous ne le trouverez pas, car il est caché et fortement enchevêtré ».

Nous pouvons dire que notre sentiment d’appartenance au monde a commencé à se relâcher avec l’essor de la raison et de la rationalité, que nous pouvons situer vers le sixième ou le cinquième siècle avant J.-C., dans la période que le philosophe Karl Jaspers a appelée « l’âge axial ». C’est à cette époque que s’est produit un changement global de la conscience humaine, qui a donné naissance aux croyances spirituelles, morales et éthiques qui continuent de guider l’humanité, même si, bien sûr, leur pouvoir de persuasion a diminué ces derniers temps. Mais si des inspirations religieuses sont apparues en Chine, en Inde, en Perse et en Terre Sainte, quelque chose de différent s’est produit en Grèce. C’est là qu’est né ce que Husserl a appelé « l’homme théorique », l’homme de la recherche logique. Alors que Confucius, Lao-tseu, Gautama Bouddha, Zoroastre et les prophètes hébreux s’interrogeaient sur la manière dont nous devions vivre — et le jury n’a pas encore tranché sur ce point — en Grèce, les philosophes présocratiques tels que Thalès, Anaximandre, Héraclite et d’autres voulaient savoir ce qui était réel, de quoi l’univers était fait. Ce sont ces questions qui ont finalement donné naissance à ce que nous appelons la science.

Ce sont, bien sûr, des questions importantes, mais pour les approfondir, il faut se débarrasser de l’ancienne conception mythique du monde. Un récit mythique sur la façon dont le monde est apparu ne répond pas à la question de savoir de quelle « matière » fondamentale il est fait. La vision poétique qui racontait une histoire a dû céder la place à la vision prosaïque qui aboutissait à des faits. C’est ainsi qu’a commencé ce que nous avons appelé le « désenchantement du monde », dont le résultat final est le sentiment que le monde n’a pas de sens et que nous nous y perdons.

Ouroboros : Le serpent
qui mange sa queue«  On dit que l’Ouroboros a une signification d’infini ou de plénitude. Dans l’image séculaire de l’Ouroboros se cache la pensée de se dévorer soi-même et de se transformer en un processus circulatoire, car il était clair pour les alchimistes les plus astucieux que la prima materia de cet art était l’homme lui-même. L’Ouroboros est un symbole dramatique pour l’intégration et l’assimilation de l’opposé, c’est-à-dire de l’ombre. » – C. G. Jung

Ce serait une triste fin, que beaucoup de gens, dont les scientifiques et les existentialistes, se sentent obligés d’accepter. Mais Barfield, Wilson et les autres personnes dont j’ai parlé ne sont pas d’accord. Ils reconnaissent que, pour qu’émerge le type de pensée indépendante, de liberté et de recherche rationnelle que nous chérissons, il était nécessaire de se couper du sentiment d’être chez soi dans l’univers à l’ancienne, la conscience non réfléchie, ouroborique et participative dont jouissaient nos ancêtres et dont, nous le supposons, les animaux jouissent encore aujourd’hui. (Comme l’a dit le philosophe Max Scheler, les animaux ne disent jamais « non » à l’univers, même lorsqu’ils souffrent ; nous le faisons tout le temps). Mais ce n’est qu’une partie d’un processus, le processus d’acquisition de la conscience de soi, comme le dit Barfield. Notre conscience actuelle est un produit du temps, de l’histoire, de l’évolution, et non un état final ou une « conscience en soi ».

il y a de bonnes raisons de reconnaître que nous sommes en train de passer à un autre état conscient de participation… C’est une conscience qui conserve son indépendance et sa liberté de pensée et de volonté, mais elle n’est pas entravée par le sentiment d’insignifiance qui imprègne de nombreuses formes de philosophie contemporaine — le déconstructionnisme et le postmodernisme, par exemple…

Tout comme nous sommes passés d’une participation inconsciente au cosmos à notre relation détachée actuelle avec lui, Barfield et les autres philosophes de la conscience sur lesquels j’écris, pensent qu’il y a de bonnes raisons de reconnaître que nous sommes en train de passer à un autre état conscient de participation. Ou du moins, nous avons la possibilité de le faire ; malheureusement, il n’y a aucune garantie. Il s’agit d’une conscience qui conserve son indépendance et sa liberté de pensée et de volonté, mais qui n’est pas entravée par le sentiment d’insignifiance qui imprègne de nombreuses formes de philosophie contemporaine — le déconstructionnisme et le postmodernisme, par exemple — ou le genre de déclarations sombres que des physiciens comme Steven Weinberg et d’autres ont faites sur notre relation à la réalité. La preuve en est la variété d’états de conscience mystiques ou altérés que ces penseurs examinent et que j’étudie dans mes livres.

Je ne peux pas ici entrer dans les détails — l’espace ne le permet pas. Mais en général, le contenu de ces expériences est un sens qui est parfois intense, à tel point que nous pouvons commencer à comprendre le cerveau non pas comme un producteur de conscience — comme le font de nombreux neuroscientifiques — mais comme une sorte de soupape de réduction, atténuant le sens à un niveau que nous pouvons apprécier sans qu’il nous submerge, une idée que Bergson a proposée à la fin du XIXe siècle (et que nous pouvons à nouveau améliorer par l’analogie d’une télévision et des programmes qu’elle reçoit : nous devons syntoniser un seul programme, pas tous les avoir en même temps). Mais pour suivre cette idée, je dois m’engager dans le genre d’autopromotion que la plupart des écrivains intègres trouvent odieux, mais que, parfois, ils doivent néanmoins poursuivre. C’est-à-dire suggérer au lecteur de cet essai de rechercher et de lire mes livres. Voici quelques titres pour vous mettre sur la voie.

Pour en savoir plus :

A Secret History of Consciousness
Lost Knowledge of the Imagination
Beyond the Robot: The Life and Work of Colin Wilson

Gary Lachman est l’auteur de nombreux livres sur des sujets allant de l’évolution de la conscience aux suicides littéraires, en passant par la culture populaire et l’histoire de l’occulte. Il a écrit un mémoire du rock and roll des années 1970, des biographies d’Aleister Crowley, Rudolf Steiner, C. G. Jung, Helena Petrovna Blavatsky, Emanuel Swedenborg, P. D. Ouspensky et Colin Wilson, des histoires de l’hermétisme et de la tradition intérieure occidentale, des études sur l’existentialisme et la philosophie de la conscience, et sur l’influence de l’ésotérisme sur la politique et la société. Il écrit pour plusieurs revues au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Europe, notamment Fortean Times, Quest, Strange Attractor, Fenris Wolf, et son travail est paru dans le Times Literary Supplement, Times Educational Supplement, Guardian, Independent on Sunday, Sunday Times, Mojo, Gnosis et d’autres publications. Il donne régulièrement des conférences au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Europe, et son travail a été traduit dans une douzaine de langues. Il est apparu dans plusieurs films et documentaires télévisés ainsi que sur les ondes de la BBC Radio 3 et 4. Il fait partie de la faculté auxiliaire en études transformatives de l’Institut californien d’études intégrales. Avant de devenir écrivain à plein temps, Lachman a étudié la philosophie, géré une librairie new age, enseigné la littérature anglaise et été rédacteur scientifique pour UCLA. Il a été membre fondateur du groupe pop Blondie et a été intronisé en 2006 au Rock and roll Hall of Fame. Lachman est né dans le New Jersey, mais vit depuis 1996 à Londres, au Royaume-Uni.