Traduction libre
Mise à jour : 5 déc. 2023
(Demain, marque le dixième anniversaire de la mort de Colin Wilson, décédé le 5 décembre 2013. Je publie cet article, initialement publié dans le magazine New Dawn, et sur lequel j’ai basé une intervention lors de la troisième conférence internationale Colin Wison, à Nottingham au début de cette année, en l’honneur de sa mémoire).
En 1959, alors qu’il séjournait dans la ferme d’un vieil ami, l’existentialiste britannique Colin Wilson est tombé sur un livre apparemment conçu pour attirer son attention ; le fait qu’il était le seul dans la maison garantissait pratiquement qu’il le ferait. Il s’intitulait The Outsider and Others (tr fr L’Outsider et autres nouvelles) et avait pour auteur H. P. Lovecraft, l’auteur américain de romans d’horreur des pages de Weird Tales, qui a récemment été promu au rang de classique moderne chez Penguin. Wilson n’avait jamais entendu parler de Lovecraft, mais son propre premier livre, celui qui l’avait fait connaître en tant que « jeune homme en colère » il y a quelques années, s’intitulait The Outsider (tr fr L’Homme en dehors).
Le livre de Wilson rendait compte de l’aliénation moderne et des états mentaux extrêmes d’individus créatifs qui tentaient de la surmonter. L’horreur « eldritch », « grotesque », « sans nom » de Lovecraft — ce ne sont là que quelques-uns de ses adjectifs hyperboliques — semble bien loin de l’angoisse et de la nausée de l’existentialisme, et pourtant les apparences peuvent être trompeuses. Wilson sortit de l’étagère le volume moisi — publié en 1939, deux ans après la mort de Lovecraft — dont les pages jaunies s’effritaient presque à son contact, et s’installa pour lire. Avant de se coucher, Wilson savait qu’il était tombé sur un « outsider ». Si quelqu’un correspondait à l’image de l’homme de génie isolé et aliéné, détestant la médiocrité de l’ère moderne, c’était bien Lovecraft.
Wilson était tellement fasciné par Lovecraft que sa lecture lui inspira l’un des livres de son « Cycle de l’Outsider », dans lequel il tente de jeter les bases de ce qu’il appelle un « nouvel existentialisme », pour remplacer la version morne de la rive gauche de Sartre et Camus, et les méditations lugubres de la Forêt-Noire du professeur Heidegger [1]. Wilson pensait que tous trois avaient pris un mauvais virage vers Edmund Husserl, le père fondateur de la phénoménologie, à partir de laquelle l’existentialisme a émergé. Les livres du « cycle de l’outsider » de Wilson exposent méthodiquement ses objections à ce qui est devenu une philosophie de l’insignifiance et du désespoir, dans une tentative de retrouver l’objet originel de l’existentialisme : la vision de la liberté.
Chez des figures marginales (outsiders) comme Blake, Nietzsche, Gurdjieff et d’autres, Wilson avait découvert des expériences d’une conscience affirmante, un « Oui » que Sartre et les autres avaient laissé de côté dans leurs analyses. Au cœur de son analyse de ces moments d’« affirmation » se trouvait le dicton de Husserl selon lequel la conscience est intentionnelle. Elle n’est pas le destinataire passif d’impressions sensorielles venant de l’extérieur, mais une tentative active de saisir la réalité, afin de la saisir avec les serres de l’esprit. C’était cela, pensait Wilson, que les anciens existentialistes avaient perdu de vue.
Le livre de Wilson, The Strength to Dream (1962), une étude de ce qu’il appelle la « critique existentielle » se concentre sur la manière dont différents écrivains utilisent l’imagination pour présenter leurs valeurs, leur vision du monde. Il commença par Lovecraft, et s’il était encore en vie pour le lire — ce qui est tout à fait possible ; il n’aurait eu que soixante-dix ans — Lovecraft aurait sans doute été satisfait qu’on le prenne au sérieux, et peut-être un peu déconcerté par la compagnie littéraire qu’il fréquentait. Wilson le plaça dans le contexte de W. B. Yeats, August Strindberg et, de façon peut-être surprenante, Oscar Wilde, en tant qu’agents de ce qu’il appela « l’assaut contre la rationalité », des écrivains qui rejettent le monde de tous les jours et créent une alternative plus à leur goût.
Pourtant, Lovecraft n’aurait peut-être pas été amusé par l’évaluation de Wilson, qui le considérait comme « cet homme au génie douteux » qui « a mené toute sa vie une guérilla contre la civilisation et le matérialisme » et qui était un « combattant quelque peu hystérique et névrosé » [2]. Outre son style atroce, truffé d’expressions telles que « black clutching panic (panique noire saisissante) » et « stark utter horror (l’horreur la plus totale) » — Lovecraft a toujours eu la mauvaise habitude de surcharger ses écrits —, ce qui repoussait Wilson chez Lovecraft était son « romantisme aigri ». C’était un homme tellement révulsé par la trivialité de la vie moderne, semblait-il, qu’il rappelait davantage à Wilson le meurtrier de masse de Düsseldorf, Peter Kürten, qui rêvait de faire exploser des villes entières, dans des fantasmes de vengeance contre les injustices de la vie, que son tragique prédécesseur, Edgar Allan Poe [3].
Lovecraft ne s’est jamais livré aux actes violents qui ont émaillé la carrière horrifique de Kürten, mais ses récits sur le mal ancien et les dieux exilés — Cthulhu et Cie — revenant dans leur domaine perdu — la planète Terre — étaient, selon Wilson, les équivalents littéraires et psychologiques des assauts brutaux de Kürten contre la « société ». Tous deux, selon Wilson, avaient été engagés dans des actes de ressentiment contre un monde qui les nie.
L’évaluation que Wilson portait à Lovecraft s’est toutefois renforcée avec le temps, grâce à une visite à Providence, dans le Rhode Island, où Lovecraft avait passé la majeure partie de sa courte vie. Wilson était conférencier invité à l’université Brown et en profita pour lire les lettres de Lovecraft et d’autres ouvrages conservés à la bibliothèque. Son intérêt l’amena à correspondre avec August Derleth, l’homme qui, plus que tout autre, permit à Lovecraft d’être connu aujourd’hui. Après la mort de Lovecraft, Derleth est devenu son exécuteur testamentaire et, par l’intermédiaire de sa maison d’édition Arkham House Press, permit à Lovecraft de continuer à être publié. Derleth avait lu les critiques de Wilson sur Lovecraft et pensait qu’il avait été injuste. Wilson fut suffisamment ouvert aux commentaires de Derleth pour réviser certaines de ses remarques sur Lovecraft pour l’édition américaine du livre. Derleth continua cependant de penser que Wilson avait mal jugé Lovecraft. Dans une lettre adressée à Wilson, il écrit : « Si vous êtes si critique à l’égard de Lovecraft, pourquoi n’écrivez-vous pas un roman fantastique, pour voir s’il est bon… » [4].
N’étant pas du genre à ignorer un défi, Wilson rumina l’idée. Son intérêt n’était pas de terrifier les gens comme l’avait fait Lovecraft. En fait, il s’inscrivait davantage dans le type de science-fiction que Lovecraft écrivait vers la fin de sa vie, dans des récits tels que Dans l’abîme du temps. Avec sa vision d’anciennes races extraterrestres envoyant leur conscience dans les profondeurs du temps et de l’espace, cela produit davantage un sentiment d’admiration qu’un frisson — ce que l’on retrouve chez H.G. Wells et Olaf Stapledon, deux autres écrivains ayant un point de vue « cosmique ». La vision de Wilson était celle d’une conscience libérée du temps, capable de s’élever au-dessus de la « trivialité du quotidien » qui révulsait Lovecraft (l’expression est de Heidegger) et de prendre conscience de la « réalité d’autres temps et d’autres lieux », et pas seulement de celui que l’on a sous le nez.
C’est en travaillant sur son Introduction to the New Existentialism (1966) que Wilson eut l’idée de donner une nouvelle tournure au vieux thème lovecraftien. Les écrivains compagnons de Lovecraft dans Weird Tales ont tous contribué au mythe de Cthulhu de Lovecraft, inventant des dieux, des races anciennes, des cités perdues et, surtout, des textes fictifs tels que le Necronomicon de Lovecraft, qui confèrent à ces récits un parfum d’authenticité. Mais la contribution de Wilson ne serait pas un autre dieu, comme Tsathoggua de Clark Ashton Smith, même s’il s’en inspirera, ni un texte interdit, comme Unaussprechlichen Kulten de Robert E. Howard, et ses protagonistes ne connaîtraient pas leur destin dans un temple en ruine sur une île inconnue du Pacifique Sud. Les monstres de Wilson viendraient d’ailleurs. Ils viendraient de l’esprit [5].
La première incursion de Wilson dans ce que l’on peut appeler la « science-fiction phénoménologique », Les Parasites de l’esprit (1967), fait suite à une série de romans dans lesquels Wilson utilise les contraintes de la fiction de genre à des fins philosophiques [6]. Son premier roman, Ritual in the Dark (1960), est un thriller existentiel sur un tueur sexuel, que l’on pourrait décrire comme la rencontre de Jack l’Éventreur et des Frères Karamazov en duffle-coat dans le Londres du début des années 1950. Il reprend sous forme de fiction certains des thèmes de L’Homme en dehors. Wilson poursuivit cette pratique avec des romans policiers (Le Doute nécessaire [1964]), des thrillers psychologiques (La Cage de verre [1966]), des romans érotiques (Le dieu du Labyrinthe [1970]) et, plus tard, avec des romans d’espionnage, de procédure policière, de pornographie légère et, comme nous le verrons, de science-fiction.
L’engagement de Wilson envers Lovecraft a conduit à plusieurs œuvres, certaines tentant sérieusement d’utiliser les thèmes de Lovecraft à des fins philosophiques, d’autres, comme ses contributions aux parodies de Lovecraft Le Necronomicon (1978) et The R’lyeh Text (1995), relevant plus du pastiche pince-sans-rire qu’autre chose [7] Les deux romans que j’examine ici, Les Parasites de l’esprit et sa suite La pierre philosophale (1969), sont les chefs-d’œuvre de Wilson dans le genre. Dans ces romans, Wilson réussit à exprimer sous une forme fictive captivante l’essence de son « nouvel existentialisme » et l’intuition qui sous-tendrait son enquête de plusieurs décennies sur l’occulte et le paranormal, sa recherche de la « Faculté X », la capacité de l’esprit humain à se libérer des contraintes du temps et de l’espace et à occuper « d’autres lieux et d’autres époques ».
Wilson a écrit un autre roman de science-fiction, Les Vampires de l’espace (1976), qui reprend certaines idées lovecraftiennes — malheureusement, il en a été tiré l’épouvantable film Lifeforce (1984) — et sa dernière série épique Spider World (1987-2002) est sa tentative de fantasy tolkienesque. Pourtant, c’est dans Les Parasites de l’esprit et La pierre philosophale que Wilson a réussi à trouver, du moins à mon sens, l’équilibre parfait entre les idées et la narration pour les transmettre. Ces livres sont, en empruntant un titre à Alfred North Whitehead, des « adventures of ideas (aventures d’idées) ». Comme les derniers romans de H. G. Wells, que Wilson, contre l’avis de la critique, estimait beaucoup, ils sont captivants en raison de la capacité de Wilson à rendre les idées vivantes. Le critique qui a dit de son travail qu’il avait un « style narratif qui peut faire rendre la poursuite de n’importe quelle idée passionnante comme un travail de détective » savait de quoi il parlait.
Les Parasites de l’esprit commence en 1994 — le futur pour ses premiers lecteurs, le passé pour nous — lorsque l’archéologue Gilbert Austin apprend que son ami, le psychologue Karel Weissman, s’est suicidé. La mort, bien sûr, était suffisante pour le choquer. Mais le suicide ? « C’était impossible ». Weissman « n’avait pas un atome d’autodestruction dans sa composition ». Qu’est-ce qui avait pu le pousser à mettre fin à ses jours ? Il est vrai que le taux de suicide a considérablement augmenté au fil des ans. Mais Weissman était un adepte de la psychologie humaniste d’Abraham Maslow (qui partage l’affiche avec Husserl dans le nouvel existentialisme). C’était impensable. Qu’est-ce qui l’avait poussé à le faire ?
Austin soupçonne que la réponse à cette question pourrait se trouver dans la collection de documents que Weissman avait laissée derrière lui. Mais avant qu’Austin ne puisse s’en occuper, son propre travail l’emmène en Turquie où lui et ses collègues font une incroyable découverte. D’étranges figurines d’origine inconnue les amènent à des tunnels sous la surface pour découvrir un énorme bloc de soixante-dix pieds de long à deux kilomètres sous terre. Il s’agit des vestiges d’une cité cyclopéenne, une métropole construite par des géants il y a des siècles…
Ces allusions aux Grands Anciens et aux Dieux Anciens du mythe de Lovecraft ne sont pourtant qu’un leurre, car les véritables créatures maléfiques — que Wilson appelle les Tsathogguans par emprunt à Clark Ashton Smith — ne reposent pas, comme Cthulhu, dans la R’lyeh engloutie, attendant d’être réveillées, mais habitent un espace beaucoup plus intime : celui de l’esprit. Austin découvre pourquoi son ami s’est suicidé : il avait pris conscience des vampires psychiques qui saignent à blanc la conscience humaine depuis deux siècles, et ils s’étaient débarrassés de lui… Tout comme ils s’étaient débarrassés de la génération des génies créatifs, les romantiques, que Wilson considère comme le premier signe d’une nouvelle étape dans l’évolution de la conscience humaine.
L’Homme en dehors de Wilson cherchait à répondre à la question de savoir pourquoi tant d’individus créatifs du 19e et du début du 20e siècle sont morts jeunes, sont devenus fous, se sont suicidés ou ont connu une fin tragique. Nietzsche, Baudelaire, Ibsen, Keats, Shelley, Kleist, Novalis, Poe ; cette liste, prise au hasard, pourrait se poursuivre. Ces hommes et d’autres, moins connus, ont connu des éruptions d’imagination comme on n’en avait jamais vu auparavant. Les poètes de l’époque précédente disaient que « l’étude propre de l’homme, c’est l’homme ». Les romantiques n’étaient pas d’accord et cherchaient à embrasser l’univers tout entier. Les extases qu’ils vécurent les ont convaincus que les hommes étaient en réalité des dieux endormis. Mais lorsqu’ils reviennent sur terre après leurs excursions extatiques, ils sont frappés par la banalité du monde qu’ils sont contraints d’habiter et par leur incapacité de réveiller la vision de liberté intérieure et d’espace, la « vue à vol d’oiseau » sur l’espace et le temps. L’apitoiement, la dépression, la lassitude s’installent. Baudelaire compare le poète à l’albatros : quand il est en l’air, ses grandes ailes lui permettent de s’élever gracieusement, mais sur terre, elles l’encombrent et le font trébucher. Ce monde brutal n’était pas fait pour des créatures aussi nobles, et beaucoup d’entre elles ont succombé.
Les parasites de l’esprit de Wilson sont une allégorie de la façon dont l’esprit peut s’effondrer sur lui-même, de la facilité avec laquelle il peut glisser dans le désespoir existentiel et la folie qu’il produit lui-même. Dans L’Homme en dehors, Wilson relate plusieurs expériences de ce que Swedenborg appelait la « vastation », un vide total de tout sens, de toute réalité soutenant votre existence. Une nuit dans le désert, méditant sur la réalité de l’histoire et sur la connaissance de cette réalité logée dans son esprit, Gilbert Austin prend conscience qu’au sein de sa propre conscience, il existe un univers aussi étrange et inconnu que celui qu’il contemple dans les étoiles… l’essence même de la vision romantique. C’est alors qu’une chose étrange se produit. Austin entrevoit « une créature extraterrestre » dans son propre esprit. Il découvre alors que son ami Weissman a vécu la même expérience. Les recherches de Weissman sur l’augmentation du taux de suicide ont révélé un fait troublant : la race humaine est en train de perdre son pouvoir d’auto-renouvellement. « Depuis plus de deux siècles », rapporte Weissman, « l’esprit humain est constamment la proie de vampires énergétiques ».
Au tournant du XVIIIe siècle, une sorte de changement s’opère dans l’esprit occidental : à l’optimisme puissant des premiers romantiques — Beethoven, Goethe, Blake — succède un pessimisme morose, un désespoir dont se nourrissent les parasites de l’esprit. « Les artistes qui ont refusé de prêcher un évangile de pessimisme et de dévalorisation de la vie ont été détruits ». Certains individus, comme le marquis de Sade, étaient totalement sous l’emprise des vampires. Les pessimistes, comme Schopenhauer, ont vécu jusqu’à un âge avancé. Nietzsche, l’apôtre de la vie, sombre dans la folie. Les hommes sont peut-être vraiment des dieux, mais les parasites ont intérêt à ce qu’ils ne le découvrent jamais. Ceux qui le suggèrent sont rapidement éliminés…
Ayant pris conscience de l’existence des parasites, Weissman est une menace pour eux. Ils l’attaquent donc avec des vagues de dépression et de désespoir jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus et se tue. Lorsque les parasites découvrent qu’Austin est conscient de leur existence, ils tentent la même tactique. Mais entre-temps, il a pris connaissance des travaux de Husserl en phénoménologie et de l’idée centrale selon laquelle la conscience est intentionnelle. Dans l’une des scènes de combat les plus remarquables de toute la littérature, une campagne qui se déroule entièrement dans l’esprit, Austin repousse les vagues de vide suicidaire et de désespoir cosmique jusqu’à ce que ses pouvoirs accrus d’intentionnalité mettent les parasites en déroute [8].
Le reste du roman relate le rassemblement par Austin d’une équipe d’autres intellectuels — psychologues, historiens, scientifiques — qui deviennent l’avant-garde de la race humaine contre les parasites. En maîtrisant les techniques phénoménologiques de Husserl, ils apprennent à diriger leur intentionnalité comme s’il s’agissait d’un rayon laser de conscience. L’un des effets secondaires est qu’ils deviennent tous psychokinétiques, leur conscience étant capable d’atteindre et de « saisir » le monde d’une manière très littérale. Leurs pouvoirs psychokinétiques sont énormes. Pour tenter d’unir le monde contre les parasites, ils utilisent leurs énergies mentales combinées pour désintégrer le « bloc Kadath » en direct à la télévision, affirmant qu’il a été détruit par les parasites. Lorsqu’ils découvrent que les parasites ont une base sur la lune, ils décident que le seul moyen de débarrasser l’humanité de ces parasites mortels est de déplacer la lune de son orbite. L’utilisation par Wilson de la lune comme source des afflictions de l’humanité est un clin d’œil à Gurdjieff, qui considérait « l’humanité endormie » comme de la « nourriture pour la lune ». Il utilise également les théories de Hans Hörbiger, passionné d’Hitler, sur les différentes lunes que la Terre a eues dans le passé.
À la fin du roman, Austin et ses collègues se sont non seulement débarrassés de la lune, mais ils ont également évité une guerre raciale provoquée par les parasites, qui se nourrissent des énergies négatives qu’ils dégagent. La découverte de l’ancienne cité cyclopéenne qui a ouvert le livre est d’une importance relativement mineure par rapport aux révélations que l’équipe fait sur la conscience. À un moment donné de l’histoire, Austin prend conscience de l’existence d’autres intelligences, bienveillantes, dans l’espace, au-delà de l’orbite de Pluton. Lui et ses collègues partent, non pas au coucher du soleil, mais en direction de cette planète lointaine, leur vaisseau spatial propulsé par les pouvoirs de leur esprit… Ils sont impatients de rejoindre les autres « policiers de l’univers » et d’apprendre exactement quelle est la puissance d’une conscience débarrassée de ses parasites. Leur mystérieux voyage devient un mythe pour l’exploration future de l’immensité de l’existence, intérieure et extérieure.
Dans Les Parasites de l’esprit, Wilson explore les possibilités inhérentes à l’intentionnalité de Husserl. Dans La pierre philosophale, c’est un autre pouvoir de la conscience, la relationnalité, selon l’expression de Wilson, qui occupe le devant de la scène. Les lecteurs du petit livre de Wilson Poetry and Mysticism (1968), écrit à la demande du poète Lawrence Ferlinghetti pour sa maison d’édition City Lights, se souviendront que Wilson y parle de « conscience-duo » et de ce qu’il appelle le caractère « en toile » de la conscience, lorsque les pensées et les souvenirs s’étendent et se relient entre eux, formant une sorte de « filet » de conscience. Dans La pierre philosophale, le caractère relationnel de la conscience conduit à ce que Wilson appelle la « vision du temps », c’est-à-dire la capacité de regarder dans le passé comme à travers un télescope. Si, dans Les Parasites de l’esprit, les héros découvrent leurs pouvoirs psychokinétiques, dans La pierre philosophale, c’est la psychométrie, la capacité de connaître le passé d’un objet par le simple toucher, que les héros de Wilson découvrent qu’ils possèdent. C’est grâce à elle que les protagonistes prennent conscience de l’existence des Grands Anciens, qui ruminent dans une dimension extérieure à la nôtre, attendant l’occasion de revenir…
Mais là encore, il s’agit d’un leurre. Le véritable sujet du roman est une fois de plus la conscience ; cette fois, son potentiel à ralentir et même à arrêter le processus de vieillissement. Dans Retour à Mathusalem, Bernard Shaw soutenait que la vie humaine était trop courte pour en faire bon usage ; les humains devaient vivre jusqu’à au moins trois cents ans pour atteindre la maturité. Wilson a relevé le défi lancé par Shaw pour trouver un moyen d’y parvenir. Sa réponse : la fontaine de jouvence — ou du moins d’immortalité — se trouve dans les lobes préfrontaux du cerveau [9].
À la recherche d’un élixir de vie phénoménologique, le héros de Wilson, Howard Lester, découvre que les « expériences de valeur » du psychologue Aaron Marks (les « expériences de pointe » de Maslow) semblent capables de ralentir nos horloges biologiques. Il en arrive à cette conclusion après que ses recherches l’ont amené à constater que, statistiquement, les philosophes, les compositeurs, les scientifiques, les mathématiciens — tous ceux qui s’efforcent d’envisager la vie objectivement, et non à travers la toile de leurs émotions — vivent plus longtemps que les autres. Il découvre que la source des « EV » se trouve dans les lobes préfrontaux du cerveau, sa partie la plus avancée du point de vue de l’évolution.
Grâce à une série d’expériences introduisant une quantité infime d’« alliage de Neumann » dans leur propre lobe préfrontal, Lester et son collègue, tout comme Gilbert Austin et son équipe, découvrent des pouvoirs inconnus de la conscience. Leur « relationnalité », cette colle intuitive qui se répand dans la réalité comme les ondulations à la surface d’un étang profond et calme, augmente énormément, jusqu’à ce qu’ils soient capables d’utiliser leur imagination pour scruter le temps.
Wilson a une longue section dans laquelle Lester, sombrant dans un état d’« objectivité contemplative », se retrouve dans le Londres du XVIe siècle, un peu comme Charlotte Ann Moberly et Eleanor Jourdain, auteurs de An Adventure (1911), se sont retrouvées transportées dans le Versailles de Marie-Antoinette. Il s’agit d’un roman sur le voyage dans le temps avec un petit quelque chose en plus. Selon Wilson, le voyage dans le temps réel et physique, tel que l’a décrit son héros H. G. Wells dans La machine à explorer le temps, est une absurdité. Il n’existe pas de « temps » pour voyager à travers ; le « temps » est un mot que nous utilisons pour désigner un processus, et l’idée d’un « voyage dans le processus » est absurde. Mais l’esprit n’est pas limité par la logique qui contraint la réalité physique, comme l’a découvert J. W. Dunne, auteur de An Experiment With Time (1927), avec ses « rêves précognitifs ». Tout comme Dunne était capable de voir dans le futur, les alchimistes phénoménologiques de Wilson, à la recherche de leur propre pierre philosophale, peuvent tourner leur vision vers le passé. Selon Wilson, l’imagination est « la capacité de saisir des réalités qui ne sont pas immédiatement présentes ». Le passé n’est pas présent, mais c’est une réalité, et grâce à leurs pouvoirs accrus de relationnalité — la conscience de l’interconnexion de tout — les héros de Wilson peuvent l’appréhender de manière imaginative.
L’un des résultats de cette nouvelle faculté est la preuve que Francis Bacon est bien l’auteur des pièces de Shakespeare. Un autre est que K’tholo — le Cthulhu de Lovecraft — était l’un des fondateurs de la civilisation humaine. Un autre est que les Grands Anciens ne sont pas morts, mais seulement endormis, mais que leur influence est perceptible. Ils ont érigé des barrières à la vision temporelle des héros qui les empêchent de remonter suffisamment loin dans le passé pour résoudre le mystère de… mais ce serait révélateur. En chemin, le lecteur apprend la vérité sur Stonehenge, les Mayas, le Manuscrit de Voynich — un classique wilsonien qui refait surface à plusieurs endroits —, les poltergeists et bien d’autres choses encore.
Wilson disait que le but de son écriture était d’amener les gens à réfléchir. Ses romans sont davantage des fables ou des paraboles que le type d’analyse des personnages que l’on associe à la plupart des romans modernes, qui s’en tiennent de manière obsessionnelle à la conscience « quotidienne » et à ses préoccupations triviales. Ils partagent ce caractère avec les derniers romans de Wells, qui utilisent la structure la plus simple d’un roman à des fins didactiques. Les lecteurs qui trouvent les idées passionnantes trouveront les fictions didactiques de Wilson — et de Wells — à couper le souffle. (« Je m’excuse d’avoir l’air didactique », dit le héros de Wilson à un moment donné. « Il est impossible de dire quoi que ce soit qui ne soit pas banal sans paraître didactique ».)
Je les ai lus à plusieurs reprises et, à chaque fois, j’y découvre de nouvelles choses et j’en ressors exalté. Si, comme le dit Wilson, « la proximité nous prive de sens », ses fictions phénoménologiques sont des téléphériques vers les hauteurs, vers la « vue à vol d’oiseau » qui nous permet d’entrer dans cet univers intérieur à partir duquel nous pouvons regarder l’univers extérieur avec une « objectivité contemplative ». « La volonté se nourrit d’immenses panoramas », nous dit Wilson. « Privée de ces perspectives, elle s’effondre ». Dans Les parasites de l’esprit et La pierre philosophale, le lecteur trouvera des perspectives suffisamment vastes pour nourrir sa volonté à l’infini.
Texte original : https://www.gary-lachman.com/post/the-outsider-and-others-lovecraft-wilson-and-phenomenological-science-fiction
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1 L’Homme en dehors (1956), Le Rebelle face à la religion (1957), The Age of Defeat (L’âge de la défaite, paru aux États-Unis sous le titre The Stature of Man) (1959), The Strength to Dream (1962), Origins of the Sexual Impulse (1963), Beyond the Outsider (1965) et Introduction to the New Existentialism (1966).
2 Colin Wilson The Strength To Dream (Londres : Abacus, 1979) p. 1.
3 Colin Wilson et Pat Pitman Encyclopedia of Murder (Londres : Arthur Baker, 1961) pp. 326-335.
4 Colin Wilson, The Mind Parasites (Rhinebeck, NY : Monkfish Press, 2005), p. xvii.
5 Wilson admet avoir été inspiré par le film de science-fiction Planète interdite (1956), dans lequel Walter Pidgeon incarne Morbius, un scientifique qui a augmenté ses pouvoirs mentaux en entrant en contact avec la technologie d’une ancienne race plus évoluée. Il n’était pas conscient qu’il augmentait en même temps le pouvoir de son inconscient. C’est ainsi qu’il libère des « monstres du Ça ».
6 Récemment, le livre a fait l’objet d’un regain d’intérêt, les créatures allégoriques de Wilson étant considérées comme les agents possibles de notre malaise contemporain. Voir l’article de Paul Levy « Les Parasites de l’esprit de Colin Wilson : Fiction ou réalité ? »
7 Wilson a également contribué à deux œuvres plus courtes, Le Retour des Lloigors, in Légendes du mythe de Cthulhu (1969) et « The Tomb of the Old Ones » dans The Antarktos Cycle ed Robert M. Price (Oakland, CA : Chaosium Publications, 1999).
8 Je ne peux que mentionner ici que dans un autre roman, Black Room (1971), une histoire d’espionnage qui se déroule autour de la tentative de vaincre une chambre de privation sensorielle, Wilson développe les mêmes idées.
9 C’était avant que Wilson ne prenne conscience de l’importance de la psychologie du « cerveau divisé » concernant les hémisphères cérébraux gauche et droit, dont il parlera dans Frankenstein’s Castle (1981) et Access to Inner Worlds (1983).