George Magloire
L'unité de la vie

Le dynamisme qui soulève la matière est l’Amour. L’univers dès lors n’est pas une énormité angoissante. Il n’est pas absurde. Il est une montée vers l’esprit, une Noogenèse, une histoire qui possède un sens et nous dirons avec le chrétien Pierre Teilhard de Chardin, une histoire qui possède un visage et un cœur.

(Revue Teilhard de Chardin. No 73. Mars 1978)

Ces réflexions commencent par un vieux conte chinois.

Sentant venir la mort, un homme appelle ses trois fils et leur confie son bien, trois vallées.

Il meurt, chacun des fils va voir la vallée dont il a hérité.

Le premier regarde la sienne et décide qu’elle est une mauvaise terre, qu’il n’y a rien à en tirer. Il abandonne sa vallée. Dix ans plus tard, elle ne sera plus que boue et marécage.

Le deuxième fils examine la sienne et la trouve juste bonne à donner du riz. Il sème et il récolte du riz. Dix ans plus tard, sa vallée sera une honnête rizière.

Le troisième fils prend possession de sa terre. « Mon père me l’a donnée, dit-il, pour que je l’aime et la travaille ! » Chaque jour, il se rend à sa vallée. Il la bénit, il l’aime et il la travaille. Petit à petit, la vallée se couvre de plantes, d’arbres et d’oiseaux. Et elle monte, elle monte. Elle devient colline. Elle devient montagne. Elle touche le ciel.

Les hommes regardent s’élever la vallée. Au bout de dix ans, que voient-ils sur sa cime ? Dieu s’y promène!

Que signifie cette histoire?

Elle signifie que l’amour fait grandir. Mais pas seulement les vallées, les plantes et les arbres, l’homme lui-même. L’Amour fait que tout devienne meilleur.

Mais l’Amour qu’est-il sinon l’Unité de ce qui est, de tout ce qui se fait ?

Il faut aimer toutes les vallées du monde, les bénir, les travailler et faire en sorte qu’elles touchent le ciel!

Voici un autre conte, aussi beau. Il est arabe.

Ibrahim va à la chasse. Monté sur son cheval, il entre dans la forêt. Il avance. Soudain il rencontre une biche. Il ajuste son arc. Il va tirer. Mais une voix l’interpelle : « Ibrahim, éveille-toi avant que la mort ne t’éveille ! »

Le chasseur tend l’oreille. La forêt entière répète : « Ibrahim éveille-toi avant que la mort ne t’éveille ! » Chaque brin d’herbe, chaque feuille (car dans les contes arabes, même le brin d’herbe possède son ange gardien) murmure : « Ibrahim éveille-toi avant que la mort ne t’éveille ! » Ibrahim alors jette son arc. Il descend de cheval et il entre dans le désert. Le désert ? Pourquoi ? Parce que le désert est propice à l’éveil. Et pourquoi est-il propice à l’éveil? Parce que le désert pleure pour devenir prairie, pour être jardin, pour fleurir en verger; parce qu’il est tout entier un appel à l’amour, l’amour présent dans le grain de pollen comme dans les galaxies.

Plus que quiconque, le Père Teilhard a vu l’unité fondamentale de tout ce qui est, « réussite formidable dont il est étrange que nous soyons aussi longs à reconnaître la cause ». Tout se construit et tout se tient par l’Amour.

Dans ses branches majeures comme dans ses dérivations les plus délicates, la vie porte les traces évidentes d’une germination et d’une croissance.

Pour Pierre Teilhard de Chardin, dès le commencement de l’histoire de la vie, il y a eu l’Amour. Tout est pour toujours Amour. « Nous sommes les parties d’un Tout qui se cherche » disait-il, en Chine.

En effet, tout ne serait-il pas de l’espèce de l’Amour, mais d’un Amour tel qu’il demeure encore impensable?

Sous les formes périssables que l’Évolution a prises dans la nature, le Père Teilhard décèle une suprême et immuable réalité : l’Amour.

L’amour Alpha et Omega, depuis toujours et pour toujours : Omnia in omnibus.

Considéré dans sa pleine réalité biologique, l’Amour représente une propriété générale de la vie, de toute vie, et comme tel, il épouse en vérité et en degrés, toutes les formes prises par la matière organisée.

Pour Pierre Teilhard, l’explication de la vie est dans l’Amour, symbiose originale et éternelle, laquelle, dans son esprit est l’Être personnel suprême et l’acte ultime d’union.

L’Amour, à la base de tout ce qui est et de tout ce qui se fait (c’est-à-dire, de tout ce qui existe pour s’unir et de tout ce qui s’unit pour être) même lorsqu’il est imperceptible, se retrouve partout.

Obscur dans la matière inerte, il éclate avec l’apparition de l’homme.

« Tout est unité, parce que tout est fait de la même matière. Plus nous clivons la matière, plus se laisse voir à nous sa fondamentale unité, comme si l’étoffe de toute étoffe se ramenait à une simple et unique forme de substance. »

Attachant sa pensée au Phénomène Humain, le Père Teilhard ajoute : « Nous sommes unis, non pas seulement parce que nous sommes tissés de la même matière, non pas seulement parce que nous habitons la même planète et partageons la même vie, non pas seulement parce que nous sommes mus par la même pensée et animés par le même esprit, mais surtout parce que nous formons ensemble la conjonction d’où jaillira tout naturellement l’Ultra-Humain ».

Nous sommes les éléments d’un grand Tout, qui se réalise, les membres d’un corps qui se totalise puisqu’il s’agit d’une union convergente.

Dans le Cœur de la Matière, son autobiographie, Pierre Teilhard de Chardin écrit : « … que l’on juge de mon impression de libération lorsqu’à un de mes premiers pas dans un Univers évolutif, je constatai que le dualisme dans lequel on m’avait maintenu jusqu’alors se dissipait, comme brouillard au soleil »…

Unité de Tout.

Dans le même écrit, le Père Teilhard raconte comment très jeune, il a vu l’unité qui existe entre les trois éléments : le cosmique ou l’évolutif, l’humain et le christique.

Pour faire voir cette unité, Teilhard construira une synthèse géniale. Cette synthèse reposera sur l’énergie unique, laquelle a joué dans le monde depuis ses origines.

Mais comment pour Teilhard, la totalité du Réel trouve-t-elle son unité, ou plutôt comment cette totalité du Réel se saisit-elle dans son unité, lorsque ce Réel est pensé dans le temps ? Car une totalité en effet s’organise dans le temps.

Le thème de l’évolution occupe une grande place dans l’œuvre du Père Teilhard, cette évolution, dont la découverte a ouvert les immensités de la durée et celles de l’Espace-Temps.

« Nous sommes partis dans le passé, non pas en amateurs, mais en conquistadors, pour découvrir la solution du monde, cachée en ses origines. »

Pierre Teilhard de Chardin a découvert la loi, qui déjà porte son nom, la loi de la Complexité-Conscience. Après l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’infiniment complexe. L’infiniment complexe ou l’infiniment organisé.

Le Père Teilhard constate que, pour le monde avancer dans la durée, c’est progresser en concentration psychique ou encore que l’évolution est une conscience qui s’éveille graduellement. La vie monte, la matière monte vers du Psychique de plus en plus centré, de plus en plus intériorisé. Ainsi l’évolution se fait-elle de plus en plus amorisante.

A Pékin, le Père Teilhard expliquait : « l’évolution se fait sous la poussée en même temps que sous l’attraction des forces d’amour qui animent le monde ».

Et il ajoutait, avec cette pointe d’humour qui lui était propre : « Sans l’amour, rien! Même l’évolution ne saurait résister à l’ennui… »

Le dynamisme qui soulève la matière est l’Amour. L’univers dès lors n’est pas une énormité angoissante. Il n’est pas absurde.

Il est une montée vers l’esprit, une Noogenèse, une histoire qui possède un sens et nous dirons avec le chrétien Pierre Teilhard de Chardin, une histoire qui possède un visage et un cœur.

Quelles sont dans l’optique de l’unité de la vie les sources de l’optimisme humain? Comment l’humanité est et sera-t-elle de plus en plus consciente de former une unité ? Comment l’espèce humaine est-elle à la fois libre et responsable de son destin, comment aussi, est-elle appelée à vivre une aventure planétaire sans précédent, elle qui prend aujourd’hui particulièrement conscience d’être menacée comme espèce dans sa totalité?

Dans un essai rédigé à Pékin en 1939, Pierre Teilhard étudie les Unités humaines naturelles, cette hyper-cellule géante, l’humanité, tissée par la vie sur toute la surface de la terre.

Du tronc que constitue notre espèce zoologique « groupe étrange et exceptionnel », unique dans l’histoire de la vie, il voit jaillir des branches dont il dira qu’elles sont des familles.

« L’humanité, prise dans sa nature concrète, est réellement composée de rameaux différents. Il existe des races, mais sans que pour cela il y ait — de droit — un antagonisme et un problème de races »… « L’un a ceci, l’autre a cela. Sinon, pourquoi et comment parler d’une synthèse de tous ? Gardons-nous de renouveler par idéologie ou sentimentalité, en matière de race, l’erreur du féminisme ou des démocraties à leur début. La femme n’est pas l’homme : et c’est précisément pour cela que l’homme ne peut se passer de la femme. Le mécanicien n’est pas l’athlète, ni le peintre, ni le financier : c’est grâce à ces diversités que l’organisme national fonctionne. Pareillement, le Chinois n’est pas le Français, ni celui-ci le Cafre ou le Japonais. Et fort heureusement pour la richesse totale et l’avenir de l’homme, ces inégalités, qu’on cherche parfois à nier contre toute évidence, peuvent paraître blessantes aussi longtemps que les éléments sont regardés statiquement et isolément. Elles deviennent acceptables, honorables, et même aimables, si on les observe du point de vue de leur essentielle complémentarité. L’œil dira-t-il à la main qu’il la méprise ? ou le rouge qu’il ne veut ni du vert, ni du bleu sur le même tableau?

Cette diversité fonctionnelle des rameaux humains étant admise, il suit immédiatement deux choses : la première, c’est que chacun de ces rameaux a pour devoir, non point de conserver ou de retrouver dans le passé, je ne sais quelle indéfinissable pureté originelle, mais de s’achever dans la ligne correspondant à ses qualités et à son génie propres, en avant; la seconde, c’est que dans cet effort de personnalisation collective, il doit trouver chez tous les rameaux voisins, un appui d’autant plus attentif que ceux-ci ont la chance d’être plus vigoureux. »[1]

Dans ce même essai, Teilhard souligne l’interfécondité, la confluence et la complémentarité des familles humaines, non point supérieures ou inférieures les unes aux autres, mais différentes, ce qui est bien plus beau, conclut-il. Différents mais égaux : l’unité dans la diversité.

Au cours du temps, les rameaux humains ont, il est vrai, divergé. Ils commencent à converger. Un jour, sans doute, émergeront-ils. En effet, après une longue période d’expansions et de concentrations, d’écartements et de rapprochements, il se produira « une convergence humaine, telle que nous n’osons pas en souhaiter ».

La Noogenèse est encore à ses débuts. L’aventure de l’esprit ne fait que commencer. Elle sera cette aventure que Teilhard nomme planétisation, révélatrice de l’unité dans la diversité de l’espèce humaine. Car Teilhard ne voit pas une synthèse humaine uniformisante. La véritable union différencie.

Pour construire la cité humaine, il faut tous les matériaux. Sans le grain de sable, pas de cathédrale. Sous nos yeux déjà, l’humanité s’unit à une vitesse vertigineuse. Car n’est-ce pas commencer à s’unir que de regarder ensemble dans la même direction?

« … Le seul climat où l’homme puisse continuer à grandir est celui du dévouement et du renoncement dans un sentiment de fraternité. En vérité, à la vitesse où sa conscience et ses ambitions augmentent, le monde fera explosion s’il n’apprend à aimer. L’avenir de la terre pensante est organiquement lié au retournement des forces de haine en forces de charité. »[2]

Notre fraternité ne réside pas seulement dans le fait de notre unité d’espèce zoologique, « elle ne se trouve pas seulement en un père commun en arrière, mais elle est en avant de nous ».

« Au point où nous sommes parvenus, on empêcherait plutôt la terre de tourner, que l’humanité de se totaliser. »

L’humanité survivra si elle accepte et exalte l’originalité de chacun des éléments qui la composent. Chaque élément du cosmos est tissé de tous les autres. Pas moyen de vivre, ni de progresser si l’on reste seul, si l’on est isolé. Nous avons besoin les uns des autres. Nous sommes les autres.

L’homme est libre cependant et il est responsable. A lui le choix : s’unir aux autres ou périr.

Teilhard reste volontairement optimiste : il n’y a qu’une façon de vivre réellement, par la participation.

« Parce que nous aimons, pour aimer davantage, nous sommes appelés à participer à tous les efforts, à toutes les inquiétudes, à toutes les aspirations et aussi à toutes les affections de la terre, dans la mesure où toutes ces choses contiennent un principe d’ascension et de synthèse. »

La planétisation est appelée à se réaliser par et à travers l’amour. Ce n’est pas forcée du dehors, mais insérée du dedans, que l’unité humaine peut durer et grandir. La conscience d’une unité humaine biologique déjà ne suffit plus. L’homme a désormais besoin « d’une même mission et d’une même fin ».

La pensée de Pierre Teilhard de Chardin se complète, s’achève et s’exalte sur le Point Omega. Tout comme l’atome, l’homme ne vaut que par la part de lui-même qui passe dans l’univers. « Plus l’homme sera homme, plus il sentira la nécessité de se vouer à un plus grand que soi. » « Impossible d’aimer le prochain sans se rapprocher de Dieu et réciproquement du reste. »

Il y a vingt-trois ans, Pierre Teilhard de Chardin disparaissait, laissant derrière soi une ultime prière :

« Énergie de mon Seigneur,

Force irrésistible et vivante,

parce que de nous deux, Vous êtes le plus fort infiniment, c’est à Vous que de nous deux revient le rôle de me brûler dans l’union qui doit nous fondre ensemble.

Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle Vous prient tous vos fidèles.

Ce n’est point assez que je meure en communiant.

Apprenez-moi à communier en mourant ».


[1] La Vision du Passé, pp. 297-298.

[2] La Vision du Passé, p. 300.