(Revue Question De. No 25. Juillet-Août 1978)
Né en Inde il y a trente siècles, et davantage, le yoga apparaît d’abord comme une discipline spécifiquement individuelle. Son enseignement est fondé sur la communication directe entre maître (guru) et disciple (shishya). Ce dernier subit d’ailleurs concrètement les épreuves difficiles d’un long noviciat avant d’être concrètement adopté par son maître au cours d’une cérémonie initiatique (dîkshâ). C’est que l’initiation est contraignante : elle transforme l’individu et l’insère dans une lignée traditionnelle (vamsha) où il devient l’héritier de tout ce que les Anciens ont accumulé de connaissances théoriques et pratiques. Dès lors, on comprend que ni les maîtres ni les disciples ne peuvent songer à apporter quoi que ce soit de nouveau, du moins en ce qui concerne les principes fondamentaux du yoga. La science en est éternelle, permanente, unique, et il serait aberrant d’introduire la notion de progrès dans un tel domaine. Seules les pratiques peuvent être affinées, adaptées aux circonstances, voire développées ; mais cela même n’est pas accepté par tous les hindous : beaucoup préfèrent dire que chaque maître détient plus ou moins de savoir, selon la lignée à laquelle il appartient, selon aussi ses aptitudes personnelles. Aussi certains disciples exigeants vont-ils d’un maître à un autre, lorsqu’ils ont épuisé le fonds de connaissances du premier.
L’apprentissage du yoga est donc, en Inde, une entreprise où des exercices gradués sont enseignés, conjointement avec des éléments doctrinaux qui les justifient et les expliquent. Et si les premiers nécessitent la présence effective du maître, les seconds peuvent être appris dans la solitude, selon les prescriptions du guru et avec le commentaire préalable qui convient. Quelques-uns de ces textes nous sont accessibles en manuscrits et en éditions imprimées, et plusieurs ont même été traduits en français. En français, on peut citer : les Upanishads du yoga (Gallimard, 1972) et la Hatha-Yoga Pradîpikâ (Fayard, 1975). A titre d’exemple, nous donnons ci-après quelques courts fragments de l’Ishvara-Gîtâ, selon l’édition de P.E. Dumont (Baltimore, 1933). Il s’agit d’un texte important, d’environ trois mille vers, où la science du yoga est enseignée, entre autres choses, par Shiva lui-même. Le dieu souligne, d’une part, que cette science conduit au salut (la délivrance de la transmigration) et, d’autre part, que l’adepte n’atteindra son but qu’à la condition d’être un saint. Heureusement, Shiva veille sur ses fidèles et soutient l’entreprise de ceux qui ont le cœur pur et s’attachent dévotement au service du Seigneur. Tout naturellement, c’est la méditation qui est ici l’exercice le plus important : les postures ne sont, par exemple, qu’une simple mise en condition du méditant.
On remarquera que la technique proposée dans le passage ci-dessous consiste en la visualisation (intérieure) d’un mandala (voir à ce sujet J. Varenne: le Tantrisme. Paris, Retz, 1977), c’est-à-dire d’une structure imaginaire (ici, un lotus contenant une cachette secrète où niche le principe de toutes choses, qui n’est autre que Shiva lui-même). La construction de cette image, au cours de la méditation, déclenche le processus qui permet à l’individu de reconnaître que son âme (âtman : Soi) est identique à l’Ame cosmique, c’est-à-dire, en fait, au Seigneur. Lorsque cette identité est effectivement reconnue, « réalisée », comme disent les textes, l’activité mentale n’est plus nécessaire (elle « s’éteint » dit 1’Ishvara-Gîtâ) et la délivrance est obtenue.
Les quelques stances citées ci-après sont empruntées au XIe chapitre de l’œuvre.
Jean Varenne.
MEDITATION ET CONNAISSANCE SELON L’ISHVARA-GITA
I. Shiva parle
Je vais te dire le yoga,
technique difficile
grâce à laquelle le disciple connaîtra que son âme [Il s’agit ici de l’âtman, mot que l’on traduit aussi par « Soi »]
n’est pas autre que le Seigneur
qui resplendit en lui.
Et le feu du yoga
détruira son péché
comme on brise la cage
où le Mal nous tient prisonniers ;
alors le disciple atteindra
la Connaissance vraie
qui mène au Nirvâna.
Oui, par la Connaissance
on atteint le yoga ;
comme on obtient la Connaissance
par la pratique du yoga !
et le Seigneur Shiva
bénit également
qui recherche la Connaissance
et qui pratique le yoga.
II. Techniques de méditation
Pour méditer, l’adepte
rendra d’abord hommage
aux maîtres d’autrefois,
à leurs disciples,
au dieu Ganapati [Ganapati : fils de Shiva, ce dieu à tête d’éléphant est réputé écarter les obstacles intellectuels]
et à Moi-même, le Seigneur,
ainsi qu’à son propre guru.
Qu’il prenne ensuite la posture
qui lui convient le mieux,
et que, les yeux mi-clos,
il fixe son regard
sur le bout de son nez,
immobile, impassible,
et recueilli.
Alors l’Illusion se dissipe [Illusion: la mâyâ, puissance cosmique qui suscite l’attachement aux biens de ce monde]
et l’adepte perçoit
qu’en lui-même réside
le Suprême Seigneur !
Il lui faut concevoir
par la méditation
un lotus merveilleux
qu’il situera à douze pouces
au-dessus du chignon
de ses cheveux tressés ;
l’Ordre cosmique est la racine,
et la Connaissance est la tige
de ce lotus aux huit pétales
faits des pouvoirs merveilleux
que l’on acquiert par le yoga,
En son milieu est un coffret
où se cache un trésor
sur lequel on doit méditer,
car ce trésor est fait
de toutes les Puissances [Puissances : 1es shaktis, énergies divines conçues comme des déesses qui œuvrent sous les ordres des dieux]
qui s’activent dans l’univers.
C’est le Ciel impassible
c’est Om, le non-manifesté, [Om : le Verbe éternel, selon l’hindouisme ; on l’identifie ici au soleil, puis au feu, enfin à la Lumière divine]
la Lumière resplendissante
diffusant ses rayons,
la Lumière sans tache
lançant partout ses flammes,
a Lumière éternelle
sur laquelle il faut méditer.
On gagne alors la joie parfaite
à reconnaître de la sorte
que le Seigneur, Principe unique,
réside au cœur de ce trésor.
Ainsi par sa méditation
l’adepte parvient-il
à voir qu’il ne fait qu’un
avec l’Ame cosmique,
identique au Seigneur !
Devenue sans objet
que sa pensée s’éteigne alors ! [Au moment où la méditation atteint son but, la pensée (manas) se dissout, puisqu’elle n’a plus de raison d’être]
Ce savoir-là est très secret
qui permet à l’adepte
d’unir son âme propre
à l’Ame universelle [C’est-à-dire à Shiva puisque c’est celui-ci qui donne l’enseignement]
identique à Moi-même !
Par ce yoga
l’adepte est délivré
des liens du samsâra. [Samsâra : la transmigration]
Libres de tout désir,
de toute crainte et jalousie,
nombreux sont les adeptes
qu’a purifiés ce yoga
par lequel on gagne l’union
avec l’Etre Suprême.
III. Le vrai yogin
Il m’est cher,
l’adepte ami de tous,
qui, dépourvu de haine,
s’attache fermement à Moi,
de cœur et de pensée ;
il m’est cher,
celui que nul ne craint
et qui ne craint personne
parce qu’il est sans envie
sans impatience et sans angoisse ;
il m’est cher,
le yogin honnête,
au cœur pur, désintéressé,
parce qu’il a compris
que tout est vanité
et que seul compte mon amour.
Indifférent au blâme
autant qu’à la louange,
silencieux, équanime,
errant perpétuel, [Rappel de l’obligation faite au renonçant de ne posséder aucun domicile fixe]
il viendra jusqu’à Moi,
pourvu qu’il soit constant;
car Moi qui suis Lumière,
j’écarte l’obscure ignorance,
donnant la connaissance
à ceux qui méditent sur Moi,
et, par elle, la joie parfaite !